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Aventures surprenantes de Robinson Crusoé

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Excursion à travers l’île.—Second anniversaire.—Nouveaux travaux.—Maraudeurs.—Dernières opérations.—Robinson potier.—Construction d’un canot.—Reconnaissance.—Assortiment de hardes.—Essai de navigation.—Heureuse délivrance.—Robinson et sa cour.—Terreur.

Peu de temps après je m’aperçus que mon encre allait bientôt me manquer; je me contentai donc d’en user avec un extrême ménagement, et de noter seulement les événements les plus remarquables de ma vie, sans continuer un mémorial journalier de toutes choses.

La saison sèche et la saison pluvieuse commençaient déjà à me paraître régulières; je savais les diviser et me prémunir contre elles en conséquence. Mais j’achetai chèrement cette expérience, et ce que je vais rapporter est l’école la plus décourageante que j’aie faite de ma vie. J’ai raconté plus haut que j’avais mis en réserve le peu d’orge et de riz que j’avais cru poussés spontanément et merveilleusement; il pouvait bien y avoir trente tiges de riz et vingt d’orge. Les pluies étant passées et le soleil entrant en s’éloignant de moi dans sa position méridionale, je crus alors le temps propice pour faire mes semailles.

Je bêchai donc une pièce de terre du mieux que je pus avec ma pelle de bois, et, l’ayant divisée en deux portions, je me mis à semer mon grain. Mais, pendant cette opération, il me vint par hasard à la pensée que je ferais bien de ne pas tout semer en une seule fois, ne sachant point si alors le temps était favorable; je ne risquai donc que les deux tiers de mes grains, réservant à peu près une poignée de chaque sorte. Ce fut plus tard une grande satisfaction pour moi que j’eusse fait ainsi. De tous les grains que j’avais semés pas un seul ne leva; parce que, les mois suivants étant secs, et la terre ne recevant point de pluie, ils manquèrent d’humidité pour leur germination. Rien ne parut donc jusqu’au retour de la saison pluvieuse, où ils jetèrent des tiges comme s’ils venaient d’être nouvellement semés.

Voyant que mes premières semences ne croissaient point, et devinant facilement que la sécheresse en était cause, je cherchai un terrain plus humide pour faire un nouvel essai. Je bêchai donc une pièce de terre proche de ma nouvelle tonnelle, et je semai le reste de mon grain en février, un peu avant l’équinoxe du printemps. Ce grain, ayant pour l’humecter les mois pluvieux de mars et d’avril, poussa très agréablement et donna une fort bonne récolte. Mais, comme ce n’était seulement qu’une portion de blé que j’avais mis en réserve, n’ayant pas osé aventurer tout ce qui m’en restait encore, je n’eus en résultat qu’une très petite moisson, qui ne montait pas en tout à un demi-picotin de chaque sorte.

Toutefois cette expérience m’avait fait passer maître: je savais alors positivement quelle était la saison propre à ensemencer, et que je pouvais faire en une année deux semailles et deux moissons.

Tandis que mon blé croissait, je fis une petite découverte qui me fut très utile par la suite. Aussitôt que les pluies furent passées et que le temps commença à se rassurer, ce qui advint vers le mois de novembre, j’allai faire un tour à ma tonnelle, où, malgré une absence de quelques mois, je trouvai tout absolument comme je l’avais laissé. Le cercle ou la double haie que j’avais faite était non seulement ferme et entière, mais les pieux que j’avais coupés sur quelques arbres qui s’élevaient dans les environs, avaient tous bourgeonné et jeté de grandes branches, comme font ordinairement les saules, qui repoussent la première année après leur étêtement. Je ne saurais comment appeler les arbres qui m’avaient fourni ces pieux. Surpris et cependant enchanté de voir pousser ces jeunes plants, je les élaguai, je les amenai à croître aussi également que possible. On ne saurait croire la belle figure qu’ils firent au bout de trois ans. Ma haie formait un cercle d’environ trente-cinq verges de diamètre; cependant, ces arbres, car alors je pouvais les appeler ainsi, la couvrirent bientôt entièrement, et formèrent une salle d’ombrage assez touffue et assez épaisse pour loger dessous durant toute la saison sèche.

Ceci me détermina à couper encore d’autres pieux pour me faire, semblable à celle-ci, une haie en demi-cercle autour de ma muraille, j’entends celle de ma première demeure; j’exécutai donc ce projet, et je plantai un double rang de ces arbres ou de ces pieux à la distance de huit verges de mon ancienne palissade. Ils poussèrent aussitôt, et formèrent un beau couvert pour mon habitation; plus tard ils me servirent aussi de défense, comme je le dirai en son lieu.

J’avais reconnu alors que les saisons de l’année pouvaient en général se diviser, non en été et en hiver, comme en Europe, mais en temps de pluie et de sécheresse, qui généralement se succèdent ainsi:

Moitié de février, }

Pluie, le soleil étant dans ou proche l’équinoxe.

Mars,
Moitié d’avril.
Moitié d'avril, }

Sécheresse, le soleil étant alors au nord de la ligne.

Mai,
Juin,
Juillet,
Moitié d’août.
Moitié d’août, }

Pluie, le soleil étant revenu.

Septembre,
Moitié d’octobre.
Moitié d'octobre, }

Sécheresse, le soleil étant au sud de la ligne.

Novembre,
Décembre,
Janvier,
Moitié de février.

La saison pluvieuse durait plus ou moins longtemps, selon les vents qui venaient à souffler; mais c’était une observation générale que j’avais faite. Comme j’avais appris à mes dépens combien il était dangereux de se trouver dehors par les pluies, j’avais le soin de faire mes provisions à l’avance, pour n’être point obligé de sortir; et je restais à la maison autant que possible durant les mois pluvieux.

Pendant ce temps je ne manquais pas de travaux,—même très convenables à cette situation,—car j’avais grand besoin de bien des choses, dont je ne pouvais me fournir que par un rude labeur et une constante application. Par exemple, j’essayai de plusieurs manières à me tresser un panier; mais les baguettes que je me procurais pour cela étaient si cassantes, que je n’en pouvais rien faire. Ce fut alors d’un très grand avantage pour moi, que, tout enfant, je me fusse plu à m’arrêter chez un vannier de la ville où mon père résidait, et à le regarder faire ses ouvrages d’osier. Officieux, comme le sont ordinairement les petits garçons, et grand observateur de sa manière d’exécuter ses ouvrages, quelquefois je lui prêtais la main; j’avais donc acquis par ce moyen une connaissance parfaite des procédés du métier; il ne me manquait que des matériaux. Je réfléchis enfin que les rameaux de l’arbre sur lequel j’avais coupé mes pieux, qui avaient drageonné, pourraient bien être aussi flexibles que le saule, le marsault et l’osier d’Angleterre, et je résolus de m’en assurer.

Conséquemment, le lendemain j’allai à ma maison de campagne, comme je l’appelais, et, ayant coupé quelques petites branches, je les trouvai aussi convenables que je pouvais le désirer. Muni d’une hache, je revins dans les jours suivants, pour en abattre une bonne quantité que je trouvai sans peine, car il y en avait là en grande abondance. Je les mis en dedans de mon enceinte ou de mes haies pour les faire sécher, et dès qu’elles furent propres à être employées, je les portai dans ma grotte, où, durant la saison suivante, je m’occupai à fabriquer,—aussi bien qu’il était possible,—un grand nombre de corbeilles pour porter de la terre, ou pour transporter ou conserver divers objets dont j’avais besoin. Quoique je ne les eusse pas faites très élégamment, elles me furent pourtant suffisamment utiles; aussi, depuis lors, j’eus l’intention de ne jamais m’en laisser manquer; et, à mesure que ma vannerie dépérissait, j’en refaisais de nouvelle. Je fabriquai surtout des mannes fortes et profondes, pour y serrer mon grain au lieu de l’ensacher, quand je viendrais à faire une bonne moisson.

Cette difficulté étant surmontée, ce qui me prit un temps infini, je me tourmentai l’esprit pour voir s’il ne serait pas possible que je suppléasse à deux autres besoins. Pour tous vaisseaux qui pussent contenir des liquides, je n’avais que deux barils encore presque pleins de rhum, quelques bouteilles de verre de médiocre grandeur, et quelques flacons carrés contenant des eaux et des spiritueux. Je n’avais pas seulement un pot pour faire bouillir dedans quoi que ce fût, excepté une chaudière que j’avais sauvée du navire, mais qui était trop grande pour faire du bouillon ou faire étuver un morceau de viande pour moi seul. La seconde chose que j’aurais bien désiré avoir, c’était une pipe à tabac; mais il m’était impossible d’en fabriquer une. Cependant, à la fin, je trouvai aussi une assez bonne invention pour cela.

Je m’étais occupé tout l’été ou toute la saison sèche à planter mes seconds rangs de palis ou de pieux, quand une autre affaire vint me prendre plus de temps que je n’en avais réservé pour mes loisirs.

J’ai dit plus haut que j’avais une grande envie d’explorer toute l’île, que j’avais poussé ma course jusqu’au ruisseau, puis jusqu’au lieu où j’avais construit ma tonnelle, et d’où j’avais une belle percée jusqu’à la mer, sur l’autre côté de l’île. Je résolus donc d’aller par la traverse jusqu’à ce rivage; et, prenant mon mousquet, ma hache, mon chien, une plus grande provision de poudre que de coutume, et garnissant mon havresac de deux biscuits et d’une grosse grappe de raisin, je commençai mon voyage. Quand j’eus traversé la vallée où se trouvait située ma tonnelle dont j’ai parlé plus haut, je découvris la mer à l’ouest, et, comme il faisait un temps fort clair, je distinguai parfaitement une terre: était-ce une île ou le continent, je ne pouvais le dire; elle était très haute et s’étendait fort loin de l’ouest à l’ouest-sud-ouest, et me paraissait ne pas être éloignée de moins de quinze ou vingt lieues.

Mais quelle contrée du monde était-ce? Tout ce qu’il m’était permis de savoir, c’est qu’elle devait nécessairement faire partie de l’Amérique. D’après toutes mes observations, je conclus qu’elle confinait aux possessions espagnoles, qu’elle était sans doute toute habitée par des sauvages, et que si j’y eusse abordé, j’aurais eu à subir un sort pire que n’était le mien. J’acquiesçai donc aux dispositions de la Providence, qui, je commençais à le reconnaître et à le croire, ordonne chaque chose pour le mieux. C’est ainsi que je tranquillisai mon esprit, bien loin de me tourmenter du vain désir d’aller en ce pays.

En outre, après que j’eus bien réfléchi sur cette découverte, je pensai que si cette terre faisait partie du littoral espagnol, je verrais infailliblement, une fois ou une autre, passer et repasser quelques vaisseaux; et que, si le cas contraire échéait, ce serait une preuve que cette côte faisait partie de celle qui s’étend entre le pays espagnol et le Brésil; côte habitée par la pire espèce des sauvages, car ils sont cannibales ou mangeurs d’hommes, et ne manquent jamais de massacrer et de dévorer tous ceux qui tombent entre leurs mains.

En faisant ces réflexions, je marchais en avant tout à loisir. Ce côté de l’île me parut beaucoup plus agréable que le mien; les savanes étaient douces, verdoyantes, émaillées de fleurs et semées de bosquets charmants. Je vis une multitude de perroquets, et il me prit envie d’en attraper un s’il était possible, pour le garder, l’apprivoiser et lui apprendre à causer avec moi. Après m’être donné assez de peine, j’en surpris un jeune, je l’abattis d’un coup de bâton, et, l’ayant relevé, je l’emportai à la maison. Plusieurs années s’écoulèrent avant que je pusse le faire parler; mais enfin je lui appris à m’appeler familièrement par mon nom. L’aventure qui en résulta, quoique ce ne soit qu’une bagatelle, pourra fort bien être, en son lieu, très divertissante.

Ce voyage me fut excessivement agréable: je trouvai dans les basses terres des animaux que je crus être des lièvres et des renards: mais ils étaient très différents de toutes les autres espèces que j’avais vues jusqu’alors. Bien que j’en eusse tué plusieurs, je ne satisfis point mon envie d’en manger. A quoi bon m’aventurer? je ne manquais pas d’aliments, et de très bons, surtout de trois sortes: des chèvres, des pigeons et des chélones ou tortues. Ajoutez à cela mes raisins, et le marché de Leadenhall n’aurait pu fournir une table mieux que moi, à proportion des convives. Malgré ma situation, en somme assez déplorable, j’avais pourtant grand sujet d’être reconnaissant; car, bien loin d’être entraîné à aucune extrémité pour ma subsistance, je jouissais d’une abondance poussée même jusqu’à la délicatesse.

Dans ce voyage je ne marchais jamais plus de deux milles ou environ par jour; mais je prenais tant de tours et de détours pour voir si je ne ferais point quelque découverte, que j’arrivais assez fatigué au lieu où je décidais de m’établir pour la nuit. Alors j’allais me loger dans un arbre, ou bien je m’entourais de pieux plantés en terre depuis un arbre jusqu’à un autre, pour que les bêtes farouches ne pussent venir à moi sans m’éveiller. En atteignant à la rive de la mer, je fus surpris de voir que le plus mauvais côté de l’île m’était échu: celle-ci était couverte de tortues, tandis que sur mon côté je n’en avais trouvé que trois en un an et demi. Il y avait aussi une foule d’oiseaux de différentes espèces dont quelques-unes m’étaient déjà connues, et pour la plupart fort bons à manger; mais parmi ceux-là je n’en connaissais aucun de nom, excepté ceux qu’on appelle PINGOUINS.

J’en aurais pu tuer tout autant qu’il m’aurait plu, mais j’étais très ménager de ma poudre et de mon plomb; j’eusse bien préféré tuer une chèvre s’il eût été possible, parce qu’il y aurait eu davantage à manger. Cependant, quoique les boucs fussent en plus grande abondance dans cette portion de l’île que dans l’autre, il était néanmoins beaucoup plus difficile de les approcher, parce que la campagne étant plate et rase, ils m’apercevaient de bien plus loin que lorsque j’étais sur les collines.

J’avoue que ce canton était infiniment plus agréable que le mien, et pourtant il ne me vint pas le moindre désir de déménager. J’étais fixé à mon habitation, je commençais à m’y faire, et tout le temps que je demeurai par là, il me semblait que j’étais en voyage loin de ma patrie. Toutefois, je marchai le long de la côte vers l’est pendant environ douze milles; puis alors je plantai une grande perche sur le rivage pour me servir de point de repère, et je me déterminai à retourner au logis. A mon voyage suivant je pris à l’est de ma demeure, afin de gagner le côté opposé de l’île, et je tournai jusqu’à ce que je parvinsse à mon jalon. Je dirai cela en temps et place.

Je pris, pour m’en retourner, un autre chemin que celui par où j’étais venu, pensant que je pourrais aisément me reconnaître dans toute l’île, et que je ne pourrais manquer de retrouver ma première demeure en explorant le pays; mais je m’abusais; car, lorsque j’eus fait deux ou trois milles, je me trouvai descendu dans une immense vallée environnée de collines si boisées, que rien ne pouvait me diriger dans ma route, le soleil excepté; encore eût-il fallu au moins que je connusse très bien la position de cet astre à cette heure du jour.

Il arriva que pour surcroît d’infortune, tandis que j’étais dans cette vallée, le temps se couvrit de brumes pour trois ou quatre jours. Comme il ne m’était pas possible de voir le soleil, je rôdai très malencontreusement, et je fus enfin obligé de regagner le bord de la mer, de chercher mon jalon et de reprendre la route par laquelle j’étais venu. Alors je retournai chez moi, mais à petites journées, le soleil étant excessivement chaud, et mon fusil, mes munitions, ma hache et tout mon équipement extrêmement lourds.

Mon chien, dans ce trajet, surprit un jeune chevreau et le saisit. J’accourus aussitôt, je m’en emparai et je le sauvai vivant de sa gueule. J’avais un très grand désir de l’amener à la maison s’il était possible; souvent j’avais songé aux moyens de prendre un cabri ou deux pour former une race de boucs domestiques, qui pourraient fournir à ma nourriture quand ma poudre et mon plomb seraient consommés.

Je fis un collier pour cette petite créature, et, avec un cordon que je tressai avec du fil de caret, que je portais toujours avec moi, je le menai en laisse, non sans difficulté, jusqu’à ce que je fusse arrivé à ma tonnelle où je l’enfermai et le laissai; j’étais si impatient de rentrer chez moi après un mois d’absence!

Je ne saurais comment exprimer quelle satisfaction ce fut pour moi de me retrouver dans ma vieille huche[16], et de me coucher dans mon hamac. Ce petit voyage à l’aventure, sans retraite assurée, m’avait été si désagréable, que ma propre maison me semblait un établissement parfait en comparaison; et cela me fit si bien sentir le confortable de tout ce qui m’environnait, que je résolus de ne plus m’en éloigner pour un temps aussi long, tant que mon sort me retiendrait sur cette île.

Je me reposai une semaine pour me restaurer et me régaler après mon long pèlerinage. La majeure partie de ce temps fut absorbée par une affaire importante, la fabrication d’une cage pour mon Poll, qui commençait alors à être quelqu’un de la maison et à se familiariser parfaitement avec moi. Je me ressouvins enfin de mon pauvre biquet que j’avais parqué dans mon petit enclos, et je résolus d’aller le chercher et de lui porter quelque nourriture. Je m’y rendis donc, et je le trouvai où je l’avais laissé:—au fait il ne pouvait sortir,—mais il était presque mourant de faim. J’allai couper quelques rameaux aux arbres et quelques branches aux arbrisseaux que je pus trouver, et je les lui jetai. Quand il les eut broutés, je le liai comme j’avais fait auparavant et je l’emmenai; mais il était si maté par l’inanition, que je n’aurais pas même eu besoin de le tenir en laisse: il me suivit comme un chien. Comme je continuai de le nourrir, il devint si aimant, si gentil, si doux, qu’il fut dès lors un de mes serviteurs, et que depuis il ne voulut jamais m’abandonner.

La saison pluvieuse de l’équinoxe automnal était revenue. J’observai l’anniversaire du 30 SEPTEMBRE, jour de mon débarquement dans l’île, avec la même solennité que la première fois. Il y avait alors deux ans que j’étais là, et je n’entrevoyais pas plus ma délivrance que le premier jour de mon arrivée. Je passai cette journée entière à remercier humblement le ciel de toutes les faveurs merveilleuses dont il avait comblé ma vie solitaire, et sans lesquelles j’aurais été infiniment plus misérable. J’adressai à Dieu d’humbles et sincères actions de grâce de ce qu’il lui avait plu de me découvrir que même, dans cette solitude, je pouvais être plus heureux que je ne l’eusse été au sein de la société et de tous les plaisirs du monde; je le bénis encore de ce qu’il remplissait les vides de mon isolement et la privation de toute compagnie humaine par sa présence et par la communication de sa grâce, assistant, réconfortant et encourageant mon âme à se reposer ici-bas sur sa providence, et à espérer jouir de sa présence éternelle dans l’autre vie.

Ce fut alors que je commençai à sentir profondément combien la vie que je menais, même avec toutes ces circonstances pénibles, était plus heureuse que la maudite et détestable vie que j’avais faite durant toute la portion écoulée de mes jours. Mes chagrins et mes joies étaient changés, mes désirs étaient autres, mes affections n’avaient plus le même penchant, et mes jouissances étaient totalement différentes de ce qu’elles étaient dans les premiers temps de mon séjour, ou au fait pendant les deux années passées.

Autrefois, lorsque je sortais, soit pour chasser, soit pour visiter la campagne, l’angoisse que mon âme ressentait de ma condition se réveillait tout à coup, et mon cœur défaillait en ma poitrine, à la seule pensée que j’étais en ces bois, ces montagnes, ces solitudes, et que j’étais un prisonnier sans rançon, enfermé dans un morne désert par l’éternelle barrière de l’Océan. Au milieu de mes plus grands calmes d’esprit, cette pensée fondait sur moi comme un orage et me faisait tordre mes mains et pleurer comme un enfant. Quelquefois elle me surprenait au fort de mon travail, je m’asseyais aussitôt, je soupirais, et durant une heure ou deux, les yeux fichés en terre, je restais là. Mon mal n’en devenait que plus cuisant. Si j’avais pu débonder en larmes, éclater en paroles, il se serait dissipé, et la douleur, après m’avoir épuisé, se serait elle-même abattue.

Mais alors je commençais à me repaître de nouvelles pensées. Je lisais chaque jour la parole de Dieu, et j’en appliquais toutes les consolations à mon état présent. Un matin que j’étais fort triste, j’ouvris la Bible à ce passage:—«Jamais, jamais, je ne te délaisserai; je ne t’abandonnerai jamais!»—Immédiatement il me sembla que ces mots s’adressaient à moi; pourquoi autrement m’auraient-ils été envoyés juste au moment où je me désolais sur ma situation, comme un être abandonné de Dieu et des hommes?—«Eh bien! me dis-je, si Dieu ne me délaisse point, que n’importe que tout le monde me délaisse! puisque, au contraire, si j’avais le monde entier, et que je perdisse la faveur et les bénédictions de Dieu, rien ne pourrait contre-balancer cette perte.»

Dès ce moment-là j’arrêtai en mon esprit qu’il m’était possible d’être plus heureux dans cette condition solitaire que je ne l’eusse jamais été dans le monde en toute autre position. Entraîné par cette pensée, j’allais remercier le Seigneur de m’avoir relégué en ce lieu.

Mais à cette pensée quelque chose, je ne sais ce que ce fut, me frappa l’esprit et m’arrêta.—«Comment peux-tu être assez hypocrite, m’écriai-je, pour te prétendre reconnaissant d’une condition dont tu t’efforces de te satisfaire, bien qu’au fond du cœur tu prierais plutôt pour en être délivré?»—Ainsi j’en restai là. Mais quoique je n’eusse pu remercier Dieu de mon exil, toutefois je lui rendis grâce sincèrement de m’avoir ouvert les yeux par des afflictions providentielles, afin que je pusse reconnaître ma vie passée, pleurer sur mes fautes et me repentir. Je n’ouvrais jamais la Bible ni ne la fermais sans qu’intérieurement mon âme ne bénît Dieu d’avoir inspiré la pensée à mon ami d’Angleterre d’emballer, sans aucun avis de moi, ce saint livre parmi mes marchandises, et d’avoir permis que plus tard je le sauvasse des débris du navire.

Ce fut dans cette disposition d’esprit que je commençai ma troisième année; et, quoique je ne veuille point fatiguer le lecteur d’une relation aussi circonstanciée de mes travaux de cette année que de ceux de la première, cependant il est bon qu’il soit en général remarqué que je demeurais très rarement oisif. Je répartissais régulièrement mon temps entre toutes les occupations quotidiennes que je m’étais imposées. Tels étaient premièrement mes devoirs envers Dieu et la lecture des Saintes Écritures, auxquels je vaquais sans faute, quelquefois même jusqu’à trois fois par jour; secondement ma promenade avec mon mousquet à la recherche de ma nourriture, ce qui me prenait généralement trois heures de la matinée quand il ne pleuvait pas; troisièmement l’arrangement, l’apprêt, la conservation et la cuisson de ce que j’avais tué pour ma subsistance. Tout ceci employait en grande partie ma journée. En outre, il doit être considéré que dans le milieu du jour, lorsque le soleil était à son zénith, la chaleur était trop accablante pour agir; en sorte qu’on doit supposer que dans l’après-midi tout mon temps de travail n’était que de quatre heures environ; avec cette variante que parfois je changeais mes heures de travail et de chasse, c’est-à-dire que je travaillais dans la matinée et sortais avec mon mousquet sur le soir.

A cette brièveté du temps fixé pour le travail, veuillez ajouter l’excessive difficulté de ma besogne, et toutes les heures que, par manque d’outils, par manque d’aide et par manque d’habileté, chaque chose que j’entreprenais me faisait perdre. Par exemple je fus quarante-deux jours entiers à me façonner une planche de tablette dont j’avais besoin dans ma grotte, tandis que deux scieurs avec leurs outils et leurs tréteaux, en une demi-journée, en auraient tiré six d’un seul arbre.

Voici comment je m’y pris: j’abattis un gros arbre de la largeur que ma planche devait avoir. Il me fallut trois jours pour le couper et deux pour l’ébrancher et en faire une pièce de charpente. A force de hacher et de tailler, je réduisis les deux côtés en copeaux, jusqu’à ce qu’elle fût assez légère pour être remuée. Alors je la tournai et je corroyai une de ses faces, comme une planche, d’un bout à l’autre; puis je tournai ce côté dessous et je la bûchai sur l’autre face jusqu’à ce qu’elle fût réduite à un madrier de trois pouces d’épaisseur environ. Il n’y a personne qui ne puisse juger quelle rude besogne c’était pour mes mains; mais le travail et la patience m’en faisaient venir à bout comme de bien d’autres choses; j’ai seulement cité cette particularité pour montrer comment une si grande portion de mon temps s’écoulait à faire si peu d’ouvrage; c’est-à-dire que telle besogne, qui pourrait n’être rien quand on a de l’aide et des outils, devient un énorme travail, et demande un temps prodigieux pour l’exécuter seulement avec ses mains.

Mais, nonobstant, avec de la persévérance et de la peine, j’achevai bien des choses, et, au fait, toutes les choses que ma position exigeait que je fisse, comme il apparaîtra par ce qui suit.

J’étais alors dans les mois de novembre et de décembre, attendant ma récolte d’orge et de riz. Le terrain que j’avais labouré ou bêché n’était pas grand; car, ainsi que je l’ai fait observer, mes semailles de chaque espèce n’équivalaient pas à un demi-picotin, parce que j’avais perdu toute une moisson pour avoir ensemencé dans la saison sèche. Toutefois, la moisson promettait d’être belle, quand je m’aperçus tout à coup que j’étais en danger de la voir détruite entièrement par divers ennemis dont il était à peine possible de se garder: d’abord par les boucs, et ces animaux sauvages que j’ai nommés lièvres, qui, ayant tâté du goût exquis du blé, s’y tapissaient nuit et jour, et le broutaient à mesure qu’il poussait, et si près du pied qu’il n’aurait pas eu le temps de monter en épis.

Je ne vis d’autre remède à ce mal que d’entourer mon blé d’une haie, qui me coûta beaucoup de peines, et d’autant plus que cela requérait célérité, car les animaux ne cessaient point de faire du ravage. Néanmoins, comme ma terre en labour était petite en raison de ma semaille, en trois semaines environ je parvins à la clore totalement. Pendant le jour je faisais feu sur ces maraudeurs, et la nuit je leur opposais mon chien, que j’attachais dehors à un poteau, et qui ne cessait d’aboyer. En peu de temps les ennemis abandonnèrent donc la place, et ma moisson crût belle et bien, et commença bientôt à mûrir.

Mais si les bêtes avaient ravagé mon blé en herbe, les oiseaux me menacèrent d’une nouvelle ruine quand il fut monté en épis. Un jour que je longeais mon champ pour voir comment cela allait, j’aperçus une multitude d’oiseaux, je ne sais pas de combien de sortes, qui entouraient ma petite moisson et qui semblaient épier l’instant où je partirais. Je fis aussitôt une décharge sur eux,—car je sortais toujours avec mon mousquet.—A peine eus-je tiré, qu’une nuée d’oiseaux que je n’avais point vus s’éleva du milieu même des blés.

Je fus profondément navré: je prévis qu’en peu de jours ils détruiraient toutes mes espérances, que je tomberais dans la disette, et que je ne pourrais jamais amener à bien une moisson. Et je ne savais que faire à cela! Je résolus pourtant de sauver mon grain s’il était possible, quand bien même je devrais faire sentinelle jour et nuit. Avant tout j’entrai dans la pièce pour reconnaître le dommage existant, et je vis qu’ils en avaient gâté une bonne partie, mais que cependant, comme il était encore trop vert pour eux, la perte n’était pas extrême, et que le reste donnerait une bonne moisson, si je pouvais le préserver.

Je m’arrêtai un instant pour recharger mon mousquet, puis, m’avançant un peu, je pus voir aisément mes larrons branchés sur tous les arbres d’alentour semblant attendre mon départ, ce que l’événement confirma; car, m’écartant de quelques pas comme si je m’en allais, je ne fus pas plutôt hors de leur vue qu’ils s’abattirent de nouveau un à un dans les blés. J’étais si vexé, que je n’eus pas la patience d’attendre qu’ils fussent tous descendus; je sentais que chaque grain était pour ainsi dire une miche qu’ils me dévoraient. Je me rapprochai de la haie, je fis feu de nouveau et j’en tuai trois. C’était justement ce que je souhaitais; je les ramassai, et je fis d’eux comme on fait des insignes voleurs en Angleterre, je les pendis à un gibet pour la terreur des autres. On n’imaginerait pas quel bon effet cela produisit: non seulement les oiseaux ne revinrent plus dans les blés, mais ils émigrèrent de toute cette partie de l’île, et je n’en vis jamais un seul aux environs tout le temps que pendirent mes épouvantails.

Je fus extrêmement content de cela, comme on peut en avoir l’assurance; et sur la fin de décembre, qui est le temps de la seconde moisson de l’année, je fis la récolte de mon blé.

J’étais pitoyablement outillé pour cela; je n’avais ni faux ni faucille pour le couper; tout ce que je pus faire, ce fut d’en fabriquer une de mon mieux avec un des braquemarts ou coutelas que j’avais sauvés du bâtiment parmi d’autres armes. Mais, comme ma moisson était petite, je n’eus pas grande difficulté à la recueillir. Bref, je la fis à ma manière: car je sciai les épis, je les emportai dans une grande corbeille que j’avais tressée, et je les égrenai entre mes mains. A la fin de toute ma récolte, je trouvai que le demi-picotin que j’avais semé m’avait produit près de deux boisseaux de riz et environ deux boisseaux et demi d’orge, autant que je pus en juger, puisque je n’avais alors aucune mesure.

Ceci fut pour moi un grand sujet d’encouragement; je pressentis qu’à l’avenir il plairait à Dieu que je ne manquasse pas de pain. Toutefois je n’étais pas encore hors d’embarras: je ne savais comment moudre ou comment faire de la farine de mon grain, comment le vanner et le bluter; ni même, si je parvenais à le mettre en farine, comment je pourrais en faire du pain; et enfin, si je parvenais à en faire du pain, comment je pourrais le faire cuire. Toutes ces difficultés, jointes au désir que j’avais d’avoir une grande quantité de provisions, et de m’assurer constamment ma subsistance, me firent prendre la résolution de ne point toucher à cette récolte, de la conserver tout entière pour les semailles de la saison prochaine, et, à cette époque, de consacrer toute mon application et toutes mes heures de travail à accomplir le grand œuvre de me pourvoir de blé et de pain.

C’est alors que je pouvais dire avec vérité que je travaillais pour mon pain. N’est-ce pas chose étonnante, et à laquelle peu de personnes réfléchissent, l’énorme multitude d’objets nécessaires pour entreprendre, produire, soigner, préparer, faire et achever une parcelle de pain.

Moi, qui étais réduit à l’état de pure nature, je sentais que c’était là mon découragement de chaque jour, et d’heure en heure cela m’était devenu plus évident, dès lors même que j’eus recueilli la poignée de blé qui, comme je l’ai dit, avait crû d’une façon si inattendue et si émerveillante.

Premièrement je n’avais point de charrue pour labourer la terre, ni de bêche ou de pelle pour la fouir. Il est vrai que je suppléai à cela en fabriquant une pelle de bois dont j’ai parlé plus haut, mais elle faisait ma besogne grossièrement; et, quoiqu’elle m’eût coûté un grand nombre de jours, comme le tour n’en était point garni de fer, non seulement elle s’usa plus tôt, mais elle rendait mon travail plus pénible et très imparfait.

Mais, résigné à tout, je travaillais avec patience, et l’insuccès ne me rebutait point. Quand mon blé fut semé, je n’avais point de herse, je fus obligé de passer dessus moi-même et de traîner une grande et lourde branche derrière moi, avec laquelle, pour ainsi dire, j’égratignais la terre plutôt que je ne la hersais ou ratissais.

Quand il fut en herbe ou monté en épis, comme je l’ai déjà fait observer, de combien de choses n’eus-je pas besoin pour l’enclore, le préserver, le faucher, le moissonner, le transporter au logis, le battre, le vanner et le serrer? Ensuite il me fallut un moulin pour le moudre, des sas pour bluter la farine, du levain et du sel pour pétrir; et enfin un four pour faire cuire le pain, ainsi qu’on pourra le voir dans la suite. Je fus réduit à faire toutes ces choses sans aucun de ces instruments, et cependant mon blé fut pour moi une source de bien-être et de consolation. Ce manque d’instruments, je le répète, me rendait toute opération lente et pénible, mais il n’y avait à cela point de remède. D’ailleurs, mon temps étant divisé, je ne pouvais le perdre entièrement. Une portion de chaque jour était donc affectée à ces ouvrages; et, comme j’avais résolu de ne point faire du pain de mon blé jusqu’à ce que j’en eusse une grande provision, j’avais les six mois prochains pour appliquer tout mon travail et toute mon industrie à me fournir d’ustensiles nécessaires à la manutention des grains que je recueillerais pour mon usage.

Il me fallut d’abord préparer un terrain plus grand; j’avais déjà assez de grains pour ensemencer un acre de terre; mais avant que d’entreprendre ceci, je passai au moins une semaine à me fabriquer une bêche, une triste bêche en vérité, et si pesante que mon ouvrage en était une fois plus pénible.

Néanmoins je passai outre, et j’emblavai deux pièces de terre plates et unies aussi proche de ma maison que je le jugeai convenable, et je les entourai d’une bonne clôture dont les pieux étaient faits du même bois que j’avais déjà planté, et qui drageonnait. Je savais qu’au bout d’une année j’aurais une haie vive qui n’exigerait que peu d’entretien. Cet ouvrage ne m’occupa guère moins de trois mois, parce qu’une grande partie de ce temps se trouva dans la saison pluvieuse, qui ne me permettait pas de sortir.

C’est au logis, tandis qu’il pleuvait et que je ne pouvais mettre le pied dehors, que je m’occupai de la matière qui va suivre, observant toutefois que pendant que j’étais à l’ouvrage je m’amusais à causer avec mon perroquet, et à lui enseigner à parler. Je lui appris promptement à connaître son nom, et à dire assez distinctement Poll, qui fut le premier mot que j’entendis prononcer dans l’île par une autre bouche que la mienne. Ce n’était point là mon travail, mais cela m’aidait beaucoup à le supporter[17]. Alors, comme je l’ai dit, j’avais une grande affaire sur les bras. J’avais songé depuis longtemps à n’importe quel moyen de me façonner quelques vases de terre dont j’avais un besoin extrême; mais je ne savais pas comment y parvenir. Néanmoins, considérant la chaleur du climat, je ne doutais pas que si je pouvais découvrir de l’argile, je n’arrivasse à fabriquer un pot qui, séché au soleil, serait assez dur et assez fort pour être manié et contenir des choses sèches qui demandent à être gardées ainsi; et, comme il me fallait des vaisseaux pour la préparation du blé et de la farine que j’allais avoir, je résolus d’en faire quelques-uns aussi grands que je pourrais, et propres à contenir, comme des jarres, tout ce qu’on voudrait y renfermer.

Je ferais pitié au lecteur, ou plutôt je le ferais rire, si je disais de combien de façons maladroites je m’y pris pour modeler cette glaise; combien je fis de vases difformes, bizarres et ridicules; combien il s’en affaissa, combien il s’en renversa, l’argile n’étant pas assez ferme pour supporter son propre poids; combien, pour les avoir exposés trop tôt, se fêlèrent à l’ardeur du soleil; combien tombèrent en pièces seulement en les bougeant soit avant comme soit après qu’ils furent secs; en un mot, comment après que j’eus travaillé si rudement pour trouver de la glaise, pour l’extraire, l’accommoder, la transporter chez moi, et la modeler, je ne pus fabriquer, en deux mois environ, que deux grandes machines de terre grotesques, que je n’ose appeler jarres.

Toutefois, le soleil les ayant bien cuites et bien durcies, je les soulevai très doucement et je les plaçai dans deux grands paniers d’osier que j’avais faits exprès pour qu’elles ne pussent être brisées; et, comme entre le pot et le panier il y avait du vide, je le remplis avec de la paille de riz et d’orge. Je comptais, si ces jarres restaient toujours sèches, y serrer mes grains et peut-être même ma farine, quand ils seraient égrugés.

Bien que pour mes grands vases je me fusse mécompté grossièrement, je fis néanmoins beaucoup de plus petites choses avec assez de succès, telles que des pots ronds, des assiettes plates, des cruches et des jattes, que ma main modelait et que la chaleur du soleil cuisait et durcissait étonnamment.

Mais tout cela ne répondait point encore à mes fins, qui étaient d’avoir un pot pour contenir un liquide et aller au feu, ce qu’aucun de ceux que j’avais n’aurait pu faire. Au bout de quelque temps il arriva que, ayant fait un assez grand feu pour rôtir de la viande, au moment où je la retirais étant cuite, je trouvai dans le foyer un tesson d’un de mes pots de terre cuit dur comme une pierre et rouge comme une tuile. Je fus agréablement surpris de voir cela, et je me dis qu’assurément ma poterie pourrait se faire cuire en son entier, puisqu’elle cuisait bien en morceaux.

Cette découverte fit que je m’appliquai à rechercher comment je pourrais disposer mon feu pour y cuire quelques pots. Je n’avais aucune idée du four dont les potiers se servent, ni de leurs vernis, et j’avais pourtant du plomb pour en faire. Je plaçai donc trois grandes cruches et deux ou trois autres pots, en pile les uns sur les autres, sur un gros tas de cendres chaudes, et j’allumai un feu de bois tout à l’entour. J’entretins le feu sur tous les côtés et sur le sommet, jusqu’à ce que j’eusse vu mes pots rouges de part en part et remarqué qu’ils n’étaient point fendus. Je les maintins à ce degré pendant cinq ou six heures environ, au bout desquelles j’en aperçus un qui, sans être fêlé, commençait à fondre et à couler. Le sable, mêlé à la glaise, se liquéfiait par la violence de la chaleur, et se serait vitrifié si j’eusse poursuivi. Je diminuai donc mon brasier graduellement, jusqu’à ce que mes pots perdissent leur couleur rouge. Ayant veillé toute la nuit pour que le feu ne s’abattît point trop promptement, au point du jour je me vis possesseur de trois excellentes, je n’ose pas dire cruches, et deux autres pots aussi bien cuits que je pouvais le désirer. Un d’entre eux avait été parfaitement verni par la fonte du gravier.

Après cette épreuve, il n’est pas nécessaire de dire que je ne manquai plus d’aucun vase pour mon usage; mais je dois avouer que leur forme était fort insignifiante, comme on peut le supposer. Je les modelais absolument comme les enfants qui font des boulettes de terre grasse, ou comme une femme qui voudrait faire des pâtés sans avoir jamais appris à pâtisser.

Jamais joie pour une chose si minime n’égala celle que je ressentis en voyant que j’avais fait un pot qui pourrait supporter le feu; et à peine eus-je la patience d’attendre qu’il fût tout à fait refroidi pour le remettre sur le feu avec un peu d’eau dedans pour faire bouillir de la viande, ce qui me réussit admirablement bien. Je fis un excellent bouillon avec un morceau de chevreau; cependant je manquais de gruau et de plusieurs autres ingrédients nécessaires pour le rendre aussi bon que j’aurais pu l’avoir.

J’eus un nouvel embarras pour me procurer un mortier de pierre où je pusse piler ou écraser mon grain; quant à un moulin, il n’y avait pas lieu de penser qu’avec le seul secours de mes mains je parvinsse jamais à ce degré d’industrie. Pour suppléer à ce besoin, j’étais vraiment très embarrassé, car de tous les métiers du monde, le métier de tailleur de pierre était celui pour lequel j’avais le moins de dispositions; d’ailleurs je n’avais point d’outils pour l’entreprendre. Je passai plusieurs jours à chercher une grande pierre assez épaisse pour la creuser et faire un mortier; mais je n’en trouvai pas, si ce n’est dans de solides rochers, et que je ne pouvais ni tailler ni extraire. Au fait, il n’y avait point de roches dans l’île d’une suffisante dureté, elles étaient toutes d’une nature sablonneuse et friable, qui n’aurait pu résister aux coups d’un pilon pesant, et le blé n’aurait pu s’y broyer sans qu’il s’y mêlât du sable. Après avoir perdu ainsi beaucoup de temps à la recherche d’une pierre, je renonçai, et je me déterminai à chercher un grand billot de bois dur, que je trouvai beaucoup plus aisément. J’en choisis un si gros qu’à peine pouvais-je le remuer, je l’arrondis et je le façonnai à l’extérieur avec ma hache et mon herminette; ensuite, avec une peine infinie, j’y pratiquai un trou, au moyen du feu, comme font les sauvages du Brésil pour creuser leurs pirogues. Je fis enfin une hie ou grand pilon avec de ce bois appelé bois de fer, et je mis de côté ces instruments en attendant ma prochaine récolte, après laquelle je me proposai de moudre mon grain, ou plutôt de l’égruger, pour faire du pain.

Ma difficulté suivante fut celle de faire un sas ou blutoir pour passer ma farine et la séparer du son et de la balle, sans quoi je ne voyais pas possibilité que je pusse avoir du pain; cette difficulté était si grande que je ne voulais pas même y songer, assuré que j’étais de n’avoir rien de ce qu’il faut pour faire un tamis; j’entends ni canevas fin et clair, ni étoffe à bluter la farine à travers. J’en restai là pendant plusieurs mois; je ne savais vraiment que faire. Le linge qui me restait était en haillons; j’avais bien du poil de chèvre, mais je ne savais ni filer ni tisser; et, quand même je l’eusse su, il me manquait les instruments nécessaires. Je ne trouvai aucun remède à cela. Seulement je me ressouvins qu’il y avait parmi les hardes de matelots que j’avais emportées du navire quelques cravates de calicot ou de mousseline. J’en pris plusieurs morceaux, et je fis trois petits sas, assez propres à leur usage. Je fus ainsi pourvu pour quelques années. On verra en son lieu ce que j’y substituai plus tard.

J’avais ensuite à songer à la boulangerie, et comment je pourrais faire le pain quand je viendrais à avoir du blé; car d’abord je n’avais point de levain. Comme rien ne pouvait suppléer à cette absence, je ne m’en embarrassai pas beaucoup. Quant au four, j’étais vraiment en grande peine.

A la fin, je trouvai l’expédient que voici: je fis quelques vases de terre très larges et peu profonds, c’est-à-dire qui avaient environ deux pieds de diamètre et neuf pouces seulement de profondeur; je les cuisis dans le feu, comme j’avais fait des autres, et je les mis ensuite à part. Quand j’avais besoin de cuire, j’allumais d’abord un grand feu sur mon âtre, qui était pavé de briques carrées de ma propre fabrique; je n’affirmerais pas toutefois qu’elles fussent parfaitement carrées.

Quand le feu de bois était à peu près tombé en cendres et en charbons ardents, je les éparpillais sur l’âtre, de façon à le couvrir entièrement, et je les y laissais jusqu’à ce qu’il fût très chaud. Alors j’en balayais toutes les cendres, je posais ma miche ou mes miches que je couvrais d’une jatte de terre, autour de laquelle je relevais les cendres pour conserver et augmenter la chaleur. De cette manière, aussi bien que dans le meilleur four du monde, je cuisais mes pains d’orge, et devins en très peu de temps un vrai pâtissier; car je fis des gâteaux de riz et des poudings. Toutefois je n’allai point jusqu’aux pâtés: je n’aurais rien eu à y mettre, supposant que j’en eusse fait, si ce n’est de la chair d’oiseaux et de la viande de chèvre.

On ne s’étonnera point de ce que toutes ces choses me prirent une grande partie de la troisième année de mon séjour dans l’île, si l’on considère que dans l’intervalle j’eus à faire mon labourage et une nouvelle moisson. En effet, je récoltai mon blé dans sa saison, je le transportai au logis du mieux que je pus, et je le conservai en épis dans une grande manne jusqu’à ce que j’eusse le temps de l’égrainer, puisque je n’avais ni aire ni fléau pour le battre.

L’accroissement de mes récoltes me força réellement alors à agrandir ma grange. Je manquais d’emplacement pour les serrer; car mes semailles m’avaient rapporté au moins vingt boisseaux d’orge et tout au moins autant de riz; si bien que dès lors je résolus de commencer à en user à discrétion: mon biscuit depuis longtemps était achevé. Je résolus aussi de m’assurer de la quantité qu’il me fallait pour toute mon année, et si je ne pourrais pas ne faire qu’une seule semaille.

Somme toute, je reconnus que quarante boisseaux d’orge et de riz étaient plus que je n’en pouvais consommer dans un an. Je me déterminai donc à semer chaque année juste la même quantité que la dernière fois, dans l’espérance qu’elle pourrait largement me pourvoir de pain.

Tandis que toutes ces choses se faisaient, mes pensées, comme on peut le croire, se reportèrent plusieurs fois sur la découverte de la terre que j’avais aperçue de l’autre côté de l’île. Je n’étais pas sans quelques désirs secrets d’aller sur ce rivage, imaginant que je voyais la terre ferme, et une contrée habitée d’où je pourrais d’une façon ou d’une autre me transporter plus loin, et peut-être trouver enfin quelques moyens de salut.

Mais dans tout ce raisonnement je ne tenais aucun compte des dangers d’une telle entreprise dans le cas où je viendrais à tomber entre les mains des sauvages, qui pouvaient être, comme j’aurais eu raison de le penser, plus féroces que les lions et les tigres de l’Afrique. Une fois en leur pouvoir, il y avait mille chances à courir contre une qu’ils me tueraient et sans doute me mangeraient. J’avais ouï dire que les peuples de la côte des Caraïbes étaient cannibales ou mangeurs d’hommes, et je jugeais par la latitude que je ne devais pas être fort éloigné de cette côte. Supposant que ces nations ne fussent point cannibales, elles auraient pu néanmoins me tuer, comme cela était advenu à d’autres Européens qui avaient été pris, quoiqu’ils fussent au nombre de dix et même de vingt, et elles l’auraient pu d’autant plus facilement que j’étais seul, et ne pouvais opposer que peu ou point de résistance. Toutes ces choses, dis-je, que j’aurais dû mûrement considérer et qui plus tard se présentèrent à mon esprit, ne me donnèrent premièrement aucune appréhension, ma tête ne roulait que la pensée d’aborder à ce rivage.

C’est ici que je regrettai mon garçon Xury, et mon long bateau avec sa voile d’épaule-de-mouton, sur lequel j’avais navigué plus de neuf cents milles le long de la côte d’Afrique; mais c’était un regret superflu. Je m’avisai alors d’aller visiter la chaloupe de notre navire, qui, comme je l’ai dit, avait été lancée au loin sur la rive durant la tempête, lors de notre naufrage. Elle se trouvait encore à peu de chose près dans la même situation: renversée par la force des vagues et des vents, elle était presque sens dessus dessous sur l’éminence d’une longue dune de gros sable, mais elle n’était point entourée d’eau comme auparavant.

Si j’avais eu quelque aide pour le radouber et le lancer à la mer, ce bateau m’aurait suffi, et j’aurais pu retourner au Brésil assez aisément; mais j’eusse dû prévoir qu’il ne me serait pas plus possible de le retourner et de le remettre sur son fond que de remuer l’île. J’allai néanmoins dans les bois, et je coupai des leviers et des rouleaux, que j’apportai près de la chaloupe, déterminé à essayer ce que je pourrais faire, et persuadé que si je parvenais à la redresser, il me serait facile de réparer le dommage qu’elle avait reçu, et d’en faire une excellente embarcation, dans laquelle je pourrais sans crainte aller à la mer.

Au fait, je n’épargnai point mes peines dans cette infructueuse besogne, et j’y employai, je pense, trois ou quatre semaines environ. Enfin, reconnaissant qu’il était impossible à mes faibles forces de la soulever, je me mis à creuser le sable en dessous pour la dégager et la faire tomber; et je plaçai des pièces de bois pour la retenir et la guider convenablement dans sa chute.

Mais quand j’eus fait cette fouille, je fus encore hors d’état de l’ébranler et de pénétrer en dessous, bien loin de pouvoir la pousser jusqu’à l’eau. Je fus donc forcé de l’abandonner; et cependant, bien que je désespérasse de cette chaloupe, mon désir de m’aventurer sur mer pour gagner le continent augmentait plutôt qu’il ne décroissait, au fur et à mesure que la chose m’apparaissait plus impraticable.

Cela m’amena enfin à penser s’il ne serait pas possible de me construire, seul et sans outils, avec le tronc d’un grand arbre, une pirogue toute semblable à celles que font les naturels de ces climats. Je reconnus que c’était non seulement faisable, mais aisé. Ce projet me souriait infiniment, avec l’idée surtout que j’avais en main plus de ressources pour l’exécuter qu’aucun nègre ou Indien; mais je ne considérais nullement les inconvénients particuliers qui me plaçaient au-dessous d’eux; par exemple, le manque d’aide pour mettre ma pirogue à la mer quand elle serait achevée, obstacle beaucoup plus difficile à surmonter pour moi que toutes les conséquences du manque d’outils ne pouvaient l’être pour les Indiens. Effectivement, que devait me servir d’avoir choisi un gros arbre dans les bois, d’avoir pu à grande peine le jeter bas, si après l’avoir façonné avec mes outils, si après lui avoir donné la forme extérieure d’un canot, l’avoir brûlé ou taillé en dedans pour le creuser, pour en faire une embarcation, si après tout cela, dis-je, il me fallait l’abandonner dans l’endroit même où je l’aurais trouvé, incapable de le mettre à la mer.

Il est croyable que si j’eusse fait la moindre réflexion sur ma situation, tandis que je construisais ma pirogue, j’aurais immédiatement songé au moyen de la lancer à l’eau; mais j’étais si préoccupé de mon voyage, que je ne considérai pas une seule fois comment je la transporterais; et vraiment elle était de nature à ce qu’il fût pour moi plus facile de lui faire franchir en mer quarante-cinq milles, que du lieu où elle était, quarante-cinq brasses, pour la mettre à flot.

J’entrepris ce bateau plus follement que ne fit jamais homme ayant ses sens éveillés. Je me complaisais dans ce dessein, sans déterminer si j’étais capable de le conduire à bonne fin, non pas que la difficulté de le lancer ne me vint souvent en tête; mais je tranchais court à tout examen par cette réponse insensée que je m’adressais:—«Allons, faisons-le d’abord; à coup sûr je trouverai moyen d’une façon ou d’une autre de le mettre à flot quand il sera fait.»

C’était bien la plus absurde méthode, mais mon idée opiniâtre prévalait: je me mis à l’œuvre et j’abattis un cèdre. Je doute beaucoup que Salomon en ait eu jamais un pareil pour la construction du temple de Jérusalem. Il avait cinq pieds dix pouces de diamètre près de la souche et quatre pieds onze pouces à la distance de vingt-deux pieds, après quoi il diminuait un peu et se partageait en branches. Ce ne fut pas sans un travail infini que je jetai par terre cet arbre; car je fus vingt jours à le hacher et le tailler au pied, et, avec une peine indicible, quatorze jours à séparer à coups de hache sa tête vaste et touffue. Je passai un mois à le façonner, à le mettre en proportion et à lui faire une espèce de carène semblable à celle d’un bateau, afin qu’il pût flotter droit sur sa quille et convenablement. Il me fallut ensuite près de trois mois pour évider l’intérieur et le travailler de façon à en faire une parfaite embarcation. En vérité, je vins à bout de cette opération sans employer le feu, seulement avec un maillet et un ciseau et l’ardeur d’un rude travail qui ne me quitta pas, jusqu’à ce que j’en eusse fait une belle pirogue assez grande pour recevoir vingt-six hommes, et par conséquent bien assez grande pour me transporter moi et toute ma cargaison.

Quand j’eus achevé cet ouvrage, j’en ressentis une joie extrême: au fait, c’était la plus grande pirogue d’une seule pièce que j’eusse vue de ma vie. Mais, vous le savez, que de rudes coups ne m’avait-elle pas coûtés! Il ne me restait plus qu’à la lancer à la mer; et, si j’y fusse parvenu, je ne fais pas de doute que je n’eusse commencé le voyage le plus insensé et le plus aventureux qui fût jamais entrepris.

Mais tous mes expédients pour l’amener jusqu’à l’eau avortèrent, bien qu’ils m’eussent aussi coûté un travail infini, et qu’elle ne fût éloignée de la mer que de cent verges tout au plus. Comme premier inconvénient, elle était sur une éminence à pic du côté de la baie. Nonobstant, pour aplanir cet obstacle, je résolus de creuser la surface du terrain en pente douce. Je me mis donc à l’œuvre. Que de sueurs cela me coûta! Mais compte-t-on ses peines quand on a sa liberté en vue? Cette besogne achevée et cette difficulté vaincue, une plus grande existait encore, car il ne m’était pas plus possible de remuer cette pirogue qu’il ne me l’avait été de remuer la chaloupe.

Alors je mesurai la longueur du terrain, et je me déterminai à ouvrir une darse ou canal pour amener la mer jusqu’à la pirogue, puisque je ne pouvais pas amener ma pirogue jusqu’à la mer. Soit! Je me mis donc à la besogne; et quand j’eus commencé et calculé la profondeur et la longueur qu’il fallait que je lui donnasse, et de quelle manière j’enlèverais les déblais, je reconnus que, n’ayant de ressources qu’en mes bras et en moi-même, il me faudrait dix ou douze années pour en venir à bout; car le rivage était si élevé, que l’extrémité supérieure de mon bassin aurait dû être profonde de vingt-deux pieds tout au moins. Enfin, quoique à regret, j’abandonnai donc aussi ce dessein.

J’en fus vraiment navré, et je compris alors, mais trop tard, quelle folie c’était d’entreprendre un ouvrage avant d’en avoir calculé les frais et d’avoir bien jugé si nos propres forces pourraient le mener à bonne fin.

Au milieu de cette besogne je finis ma quatrième année dans l’île, et j’en célébrai l’anniversaire avec la même dévotion et tout autant de satisfaction que les années précédentes; car, par une étude constante et une sérieuse application de la parole de Dieu et par le secours de sa grâce, j’acquérais une science bien différente de celle que je possédais autrefois, et j’appréciais tout autrement les choses; je considérais alors le monde comme une terre lointaine où je n’avais rien à souhaiter, rien à désirer; d’où je n’avais rien à attendre, en un mot avec laquelle je n’avais rien et vraisemblablement ne devais plus rien avoir à faire. Je pense que je le regardais comme peut-être le regarderons-nous après cette vie, je veux dire ainsi qu’un lieu où j’avais vécu, mais d’où j’étais sorti; et je pouvais bien dire, comme notre père Abraham au mauvais riche:—«Entre toi et moi il y a un abîme profond.»

Là, j’étais éloigné de la perversité du monde: je n’avais ni concupiscence de la chair, ni concupiscence des yeux, ni faste de la vie. Je ne convoitais rien, car j’avais alors tout ce dont j’étais capable de jouir; j’étais seigneur de tout le manoir: je pouvais, s’il me plaisait, m’appeler roi ou empereur de toute cette contrée rangée sous ma puissance; je n’avais point de rivaux, je n’avais point de compétiteur, personne qui disputât avec moi le commandement et la souveraineté. J’aurais pu récolter du blé de quoi charger des navires; mais, n’en ayant que faire, je n’en semais que suivant mon besoin. J’avais à foison des chélones ou tortues de mer, mais une de temps en temps, c’était tout ce que je pouvais consommer; j’avais assez de bois de charpente pour construire une flotte de vaisseaux, et quand elle aurait été construite, j’aurais pu faire d’assez abondantes vendanges pour la charger de passerilles et de vin.

Mais ce dont je pouvais faire usage était seul précieux pour moi. J’avais de quoi manger et de quoi subvenir à mes besoins, que m’importait tout le reste! Si j’avais tué du gibier au delà de ma consommation, il m’aurait fallu l’abandonner au chien ou aux vers. Si j’avais semé plus de blé qu’il ne convenait pour mon usage, il se serait gâté. Les arbres que j’avais abattus restaient à pourrir sur la terre; je ne pouvais les employer qu’au chauffage, et je n’avais besoin de feu que pour préparer mes aliments.

En un mot, la nature et l’expérience m’apprirent, après mûre réflexion, que toutes les bonnes choses de l’univers ne sont bonnes pour nous que suivant l’usage que nous en faisons, et qu’on n’en jouit qu’autant qu’on s’en sert ou qu’on les amasse pour les donner aux autres, et pas plus. Le ladre le plus rapace de ce monde aurait été guéri de son vice de convoitise, s’il se fût trouvé à ma place; car je possédais infiniment plus qu’il ne m’était loisible de dépenser. Je n’avais rien à désirer si ce n’est quelques babioles qui me manquaient et qui pourtant m’auraient été d’une grande utilité. J’avais, comme je l’ai déjà consigné, une petite somme de monnaie, tant en or qu’en argent, environ trente-six livres sterling: hélas! cette triste vilenie restait là inutile; je n’en avais que faire, et je pensais souvent en moi-même que j’en donnerais volontiers une poignée pour quelques pipes à tabac ou un moulin à bras pour moudre mon blé; voire même que je donnerais le tout pour six PENCE de semence de navet et de carotte d’Angleterre ou pour une poignée de pois et de fèves et une bouteille d’encre. En ma situation, je n’en pouvais tirer ni avantage ni bénéfice: cela restait là dans un tiroir, cela pendant la saison pluvieuse se moisissait à l’humidité de ma grotte. J’aurais eu ce tiroir plein de diamants, que c’eût été la même chose, et ils n’auraient pas eu plus de valeur pour moi, à cause de leur inutilité.

J’avais alors amené mon état de vie à être en soi beaucoup plus heureux qu’il ne l’avait été premièrement, et beaucoup plus heureux pour mon esprit et pour mon corps. Souvent je m’asseyais pour mon repas avec reconnaissance, et j’admirais la main de la divine Providence qui m’avait ainsi dressé une table dans le désert. Je m’étudiais à regarder plutôt le côté brillant de ma condition que le côté sombre, et à considérer ce dont je jouissais plutôt que ce dont je manquais. Cela me donnait quelquefois de secrètes consolations ineffables. J’appuie ici sur ce fait pour le bien inculquer dans l’esprit de ces gens mécontents qui ne peuvent jouir confortablement des biens que Dieu leur a donnés, parce qu’ils tournent leurs regards et leur convoitise vers des choses qu’il ne leur a point départies. Tous nos tourments sur ce qui nous manque me semblent procéder du défaut de gratitude pour ce que nous avons.

Une autre réflexion m’était d’un grand usage et sans doute serait de même pour quiconque tomberait dans une détresse semblable à la mienne: je comparais ma condition présente à celle à laquelle je m’étais premièrement attendu, voire même avec ce qu’elle aurait nécessairement été, si la bonne providence de Dieu n’avait merveilleusement ordonné que le navire échouât près du rivage, d’où non seulement j’avais pu l’atteindre, mais où j’avais pu transporter tout ce que j’en avais tiré pour mon soulagement et mon bien-être; et sans quoi j’aurais manqué d’outils pour travailler, d’armes pour ma défense et de poudre et de plomb pour me procurer ma nourriture.

Je passais des heures entières, je pourrais dire des jours entiers à me représenter sous la plus vive couleur ce qu’il aurait fallu que je fisse, si je n’avais rien sauvé du navire; à me représenter que j’aurais pu ne rien attraper pour subsistance, si ce n’est quelques poissons et quelques tortues; et toutefois, comme il s’était écoulé un temps assez long avant que j’en eusse rencontré, que nécessairement j’aurais dû périr tout d’abord; ou que si je n’avais pas péri, j’aurais dû vivre comme un vrai sauvage; enfin à me représenter que, si j’avais tué une chèvre ou un oiseau par quelque stratagème, je n’aurais pu le dépecer ou l’ouvrir, l’écorcher, le vider ou le découper, mais qu’il m’aurait fallu le ronger avec mes dents et le déchirer avec mes griffes, comme une bête.

Ces réflexions me rendaient très sensible à la bonté de la Providence envers moi et très reconnaissant de ma condition présente, malgré toutes ses misères et toutes ses disgrâces. Je dois aussi recommander ce passage aux réflexions de ceux qui sont sujets à dire dans leur infortune:—«Est-il une affliction semblable a la mienne?»—Qu’ils considèrent combien est pire le sort de tant de gens, et combien le leur aurait pu être pire si la Providence l’avait jugé convenable.

Je faisais encore une autre réflexion qui m’aidait aussi à repaître mon âme d’espérances; je comparais ma condition présente avec celle que j’avais méritée et que j’avais droit d’attendre de la justice divine. J’avais mené une vie mauvaise, entièrement dépouillée de toute connaissance et de toute crainte de Dieu. J’avais été bien éduqué par mon père et ma mère; ni l’un ni l’autre n’avaient manqué de m’inspirer de bonne heure un religieux respect de Dieu, le sentiment de mes devoirs et de ce que la nature et ma fin demandaient de moi; mais, hélas! tombé bientôt dans la vie de marin, de toutes les vies la plus dénuée de la crainte de Dieu, quoiqu’elle soit souvent face à face avec ses terreurs; tombé, dis-je, de bonne heure dans la vie et dans la société de marins, tout le peu de religion que j’avais conservé avait été étouffé par les dérisions de mes camarades, par un endurcissement et un mépris des dangers, par la vue de la mort devenue habituelle pour moi, par mon absence de toute occasion de m’entretenir si ce n’était avec mes pareils, ou d’entendre quelque chose qui fût profitable ou qui tendît au bien.

J’étais alors si dépourvu de tout ce qui est bien, du moindre sentiment de ce que j’étais ou devais être, que dans les plus grandes faveurs dont j’avais joui.—telle que ma fuite de Sallé, l’accueil du capitaine portugais, le succès de ma plantation au Brésil, la réception de ma cargaison d’Angleterre,—je n’avais pas eu une seule fois ces mots: «Merci, ô mon Dieu!» ni dans le cœur ni à la bouche. Dans mes plus grandes détresses je n’avais seulement jamais songé à l’implorer ou à lui dire: «Seigneur, ayez pitié de moi!» Je ne prononçais le nom de Dieu que pour jurer et blasphémer.

J’eus en mon esprit de terribles réflexions durant quelques mois, comme je l’ai déjà remarqué, sur l’endurcissement et l’impiété de ma vie passée; et, quand je songeais à moi, et considérais quelle providence particulière avait pris soin de moi depuis mon arrivée dans l’île, et combien Dieu m’avait traité généreusement, non seulement en me punissant moins que ne le méritait mon iniquité, mais encore en pourvoyant si abondamment à ma subsistance, je concevais alors l’espoir que mon repentir était accepté et que je n’avais pas encore lassé la miséricorde de Dieu.

J’accoutumais mon esprit non seulement à la résignation aux volontés de Dieu dans la disposition des circonstances présentes, mais encore à une sincère gratitude de mon sort, par ces sérieuses réflexions que, moi, qui étais encore vivant, je ne devais pas me plaindre, puisque je n’avais pas reçu le juste châtiment de mes péchés; que je jouissais de bien des faveurs que je n’aurais pu raisonnablement espérer en ce lieu; que, bien loin de murmurer contre ma condition, je devais en être fort aise, et rendre grâce chaque jour du pain quotidien qui n’avait pu m’être envoyé que par une suite de prodiges; que je devais considérer que j’avais été nourri par un miracle aussi grand que celui d’Élie nourri par les corbeaux; voire même par une longue série de miracles! enfin, que je pourrais à peine dans les parties inhabitées du monde nommer un lieu où j’eusse pu être jeté plus à mon avantage; une place où, comme dans celle-ci, j’eusse été privé de toute société, ce qui d’un côté faisait mon affliction, mais où aussi je n’eusse trouvé ni bêtes féroces, ni loups, ni tigres furieux pour menacer ma vie; ni venimeuses, ni vénéneuses créatures dont j’eusse pu manger pour ma perte, ni sauvages pour me massacrer et me dévorer.

En un mot, si d’un côté ma vie était une vie d’affliction, de l’autre c’était une vie de miséricorde; et il ne me manquait, pour en faire une vie de bien-être, que le sentiment de la bonté de Dieu et du soin qu’il prenait en cette solitude d’être ma consolation de chaque jour. Puis ensuite je faisais une juste récapitulation de toutes ces choses, je secouais mon âme, et je n’étais plus mélancolique.

Il y avait déjà si longtemps que j’étais dans l’île, que bien des choses que j’y avais apportées pour mon soulagement étaient ou entièrement finies ou très usées et près d’être consommées.

Mon encre, comme je l’ai dit plus haut, tirait à sa fin depuis quelque temps; il ne m’en restait que très peu, que de temps à autre j’augmentais avec de l’eau, jusqu’à ce qu’elle devint si pâle qu’à peine laissait-elle quelque apparence de noir sur le papier. Tant qu’elle dura, j’en fis usage pour noter les jours du mois où quelque chose de remarquable m’arrivait. Ce mémorial du temps passé me faisait ressouvenir qu’il y avait un étrange rapport de dates entre les divers événements qui m’étaient advenus, et que si j’avais eu quelque penchant superstitieux à observer des jours heureux et malheureux, j’aurais eu lieu de le considérer avec un grand sentiment de curiosité.

D’abord,—je l’avais remarqué,—le même jour où je rompis avec mon père et mes parents et m’enfuis à Hull pour m’embarquer, ce même jour, dans la suite, je fus pris par le corsaire de Sallé et fait esclave.

Le même jour de l’année où j’échappai du naufrage dans la rade de Yarmouth, ce même jour, dans la suite, je m’échappai de Sallé dans un bateau.

Le même jour que je naquis, c’est-à-dire le 20 septembre, le même jour ma vie fut sauvée vingt-six ans après, lorsque je fus jeté sur mon île. Ainsi ma vie coupable et ma vie solitaire ont commencé toutes deux le même jour.

La première chose consommée après mon encre fut le pain, je veux dire le biscuit que j’avais tiré du navire. Je l’avais ménagé avec une extrême réserve, ne m’allouant qu’une seule galette par jour durant à peu près une année. Néanmoins je fus un an entier sans pain avant que d’avoir du blé de mon cru. Et grande raison j’avais d’être reconnaissant d’en avoir, sa venue étant, comme on l’a vu, presque miraculeuse.

Mes habits aussi commençaient à s’user; quant au linge, je n’en avais plus depuis longtemps, excepté quelques chemises rayées que j’avais trouvées dans les coffres des matelots, et que je conservais soigneusement, parce que souvent je ne pouvais endurer d’autres vêtements qu’une chemise. Ce fut une excellente chose pour moi que j’en eusse environ trois douzaines parmi les hardes des marins du navire, où se trouvaient aussi quelques grosses houppelandes de matelots, que je laissais en réserve parce qu’elles étaient trop chaudes pour les porter. Bien qu’il est vrai les chaleurs fussent si violentes que je n’avais pas besoin d’habits, cependant je ne pouvais aller entièrement nu et quand bien même je l’eusse voulu, ce qui n’était pas. Quoique je fusse tout seul, je n’en pouvais seulement supporter la pensée.

La raison pour laquelle je ne pouvais aller tout à fait nu, c’est que l’ardeur du soleil m’était plus insupportable quand j’étais ainsi que lorsque j’avais quelques vêtements. La grande chaleur me faisait même souvent venir des ampoules sur la peau; mais quand je portais une chemise, le vent l’agitait et soufflait par-dessous, et je me trouvais doublement au frais. Je ne pus pas davantage m’accoutumer à aller au soleil sans un bonnet ou un chapeau: ses rayons dardent si violemment dans ces climats, qu’en tombant d’aplomb sur ma tête, ils me donnaient immédiatement des migraines, qui se dissipaient aussitôt que je m’étais couvert.

A ces fins je commençai de songer à mettre un peu d’ordre dans les quelques haillons que j’appelais des vêtements. J’avais usé toutes mes vestes: il me fallait alors essayer à me fabriquer des jaquettes avec de grandes houppelandes et les autres effets semblables que je pouvais avoir. Je me mis donc à faire le métier de tailleur, ou plutôt de ravaudeur, car je faisais de la piteuse besogne. Néanmoins je vins à bout de bâtir deux ou trois casaques, dont j’espérais me servir longtemps. Quant aux caleçons ou hauts-de-chausses, je les fis d’une façon vraiment pitoyable.

J’ai noté que je conservais les peaux de tous les animaux que je tuais, des bêtes à quatre pieds, veux-je dire. Comme je les étendais au soleil sur des bâtons, quelques-unes étaient devenues si sèches et si dures qu’elles n’étaient bonnes à rien; mais d’autres me furent réellement très profitables. La première chose que je fis de ces peaux fut un grand bonnet, avec le poil tourné en dehors pour rejeter la pluie; et je m’en acquittai si bien qu’aussitôt après j’entrepris un habillement tout entier, c’est-à-dire une casaque et des hauts-de-chausses ouverts aux genoux, le tout fort lâche, car ces vêtements devaient me servir plutôt contre la chaleur que contre le froid. Je dois avouer qu’ils étaient très méchamment faits; si j’étais mauvais charpentier, j’étais encore plus mauvais tailleur. Néanmoins ils me furent d’un fort bon usage; et quand j’étais en course, s’il venait à pleuvoir, le poil de ma casaque et de mon bonnet étant extérieur, j’étais parfaitement garanti.

J’employai ensuite beaucoup de temps et de peines à me fabriquer un parasol, dont véritablement j’avais grand besoin et grande envie. J’en avais vu faire au Brésil, où ils sont d’une très grande utilité dans les chaleurs excessives qui s’y font sentir, et celles que je ressentais en mon île étaient pour le moins tout aussi fortes, puisqu’elle est plus proche de l’équateur. En somme, fort souvent obligé d’aller au loin, c’était pour moi une excellente chose par les pluies comme par les chaleurs. Je pris une peine infinie, et je fus extrêmement longtemps sans rien pouvoir faire qui y ressemblât. Après même que j’eus pensé avoir atteint mon but, j’en gâtai deux ou trois avant d’en trouver à ma fantaisie. Enfin j’en façonnai un qui y répondait assez bien. La principale difficulté fut de le rendre fermant; car si j’eusse pu l’étendre et n’eusse pu le ployer, il m’aurait toujours fallu le porter au-dessus de ma tête, ce qui eût été impraticable. Enfin, ainsi que je le disais, j’en fis un qui m’agréait assez; je le couvris de peau, le poil en dehors, de sorte qu’il rejetait la pluie comme un auvent, et repoussait si bien le soleil, que je pouvais marcher dans le temps le plus chaud avec plus d’agrément que je ne le faisais auparavant dans le temps le plus frais. Quand je n’en avais pas besoin, je le fermais et le portais sous mon bras.

Je vivais ainsi très confortablement; mon esprit s’était calmé en se résignant à la volonté de Dieu, et je m’abandonnais entièrement aux dispositions de sa providence. Cela rendait même ma vie meilleure que la vie sociale; car lorsque je venais à regretter le manque de conversation, je me disais: «Converser ainsi mutuellement avec mes propres pensées et avec mon Créateur lui-même par mes élancements et mes prières, n’est-ce pas bien préférable à la plus grande jouissance de la société des hommes?»

Je ne saurais dire qu’après ceci, durant cinq années, rien d’extraordinaire me soit advenu. Ma vie suivit le même cours dans la même situation et dans les mêmes lieux qu’auparavant. Outre la culture annuelle de mon orge et de mon riz et la récolte de mes raisins,—je gardais de l’un et de l’autre toujours assez pour avoir devant moi une provision d’un an;—outre ce travail annuel, dis-je, et mes sorties journalières avec mon fusil, j’eus une occupation principale, la construction d’une pirogue qu’enfin je terminai, et que, par un canal que je creusai, large de six pieds et profond de quatre, j’amenai dans la crique, éloignée d’un demi-mille environ. Pour la première, si démesurément grande, que j’avais entreprise sans considérer d’abord, comme je l’eusse dû faire, si je pourrais la mettre à flot, me trouvant toujours dans l’impossibilité de l’amener jusqu’à l’eau ou d’amener l’eau jusqu’à elle, je fus obligé de la laisser où elle était, comme un commémoratif pour m’enseigner à être plus sage la prochaine fois. Au fait, cette prochaine fois, bien que je n’eusse pu trouver un arbre convenable, bien qu’il fût dans un lieu où je ne pouvais conduire l’eau, et, comme je l’ai dit, à une distance d’environ un demi-mille, ne voyant point la chose impraticable, je ne voulus point l’abandonner. Je fus à peu près deux ans à ce travail, dont je ne me plaignis jamais, soutenu par l’espérance d’avoir une barque et de pouvoir enfin gagner la haute mer.

Cependant, quand ma petite pirogue fut terminée, sa dimension ne répondit point du tout au dessein que j’avais eu en vue en entreprenant la première, c’est-à-dire de gagner la terre ferme, éloignée d’environ quarante milles. La petitesse de mon embarcation mit donc fin à ce projet, et je n’y pensai plus; mais je résolus de faire le tour de l’île. J’étais allé sur un seul point de l’autre côté, en prenant la traverse dans les terres, ainsi que je l’ai déjà narré, et les découvertes que j’avais faites en ce voyage m’avaient rendu très curieux de voir les autres parties des côtes. Comme alors rien ne s’y opposait, je ne songeai plus qu’à faire cette reconnaissance.

Dans ce dessein, et pour que je pusse opérer plus sûrement et plus régulièrement, j’adaptai un petit mât à ma pirogue, et je fis une voile de quelques pièces de celles du navire mises en magasin et que j’avais en grande quantité par devers moi.

Ayant ajusté mon mât et ma voile, je fis l’essai de ma barque, et je trouvai qu’elle cinglait très bien. A ses deux extrémités je construisis alors de petits équipets et de petits coffres pour enfermer mes provisions, mes munitions, et les garantir de la pluie et des éclaboussures de la mer; puis je creusai une longue cachette où pouvait tenir mon mousquet, et je la recouvris d’un abattant pour le garantir de toute humidité.

A la poupe je plaçais mon parasol, fiché dans une carlingue comme un mât, pour me défendre de l’ardeur du soleil et me servir de tendelet; équipé de la sorte, je faisais de temps en temps une promenade sur mer, mais je n’allais pas loin et ne m’éloignais pas de la crique. Enfin, impatient de connaître la circonférence de mon petit royaume, je me décidai à faire ce voyage, et j’avitaillai ma pirogue en conséquence. J’y embarquai deux douzaines de mes pains d’orge,—que je devrais plutôt appeler des gâteaux,—un pot de terre empli de riz sec, dont je faisais une grande consommation, une petite bouteille de rhum, une moitié de chèvre, de la poudre et du plomb pour m’en procurer davantage, et deux grandes houppelandes, de celles dont j’ai déjà fait mention et que j’avais trouvées dans les coffres des matelots. Je les pris, l’une pour me coucher dessus et l’autre pour me couvrir pendant la nuit.

Ce fut le 6 novembre, l’an sixième de mon règne ou de ma captivité, comme il vous plaira, que je me mis en route pour ce voyage, qui fut beaucoup plus long que je ne m’y étais attendu; car, bien que l’île elle-même ne fût pas très large, quand je parvins à sa côte orientale, je trouvai un grand récif de rochers s’étendant à deux lieues en mer, les uns au-dessus, les autres en dessous l’eau, et par delà un banc de sable à sec qui se prolongeait à plus d’une demi-lieue; de sorte que je fus obligé de faire un grand détour pour doubler cette pointe.

Quand je découvris ce récif, je fus sur le point de renoncer à mon entreprise et de rebrousser chemin, ne sachant pas de combien il faudrait m’avancer au large, et par-dessus tout comment je pourrais revenir. Je jetai donc l’ancre, car je m’en étais fait une avec un morceau de grappin brisé que j’avais tiré du navire.

Ayant mis en sûreté ma pirogue, je pris mon mousquet, j’allai à terre, et je gravis une colline qui semblait commander ce cap. Là, j’en découvris toute l’étendue, et je résolus de m’aventurer.

En examinant la mer du haut de cette éminence, j’aperçus un rapide, je dirai même un furieux courant qui portait à l’est et qui serrait la pointe. J’en pris une ample connaissance, parce qu’il me semblait y avoir quelque péril, et qu’y étant une fois tombé, entraîné par sa violence, je ne pourrais plus regagner mon île. Vraiment, si je n’eusse pas eu la précaution de monter sur cette colline, je crois que les choses se seraient ainsi passées; car le même courant régnait de l’autre côté de l’île, seulement il s’en tenait à une plus grande distance. Je reconnus aussi qu’il y avait un violent remous sous la terre. Je n’avais donc rien autre à faire qu’à éviter le premier courant, pour me trouver aussitôt dans un remous.

Je séjournai cependant deux jours sur cette colline, parce que le vent, qui soufflait assez fort est-sud-est, contrariait le courant et formait de violents brisants contre le cap. Il n’était donc sûr pour moi ni de côtoyer le rivage à cause du ressac, ni de gagner le large à cause du courant.

Le troisième jour, au matin, le vent s’étant abattu durant la nuit, la mer étant calme, je m’aventurai. Que ceci soit une leçon pour les pilotes ignorants et téméraires! A peine eus-je atteint le cap,—je n’étais pas éloigné de la terre de la longueur de mon embarcation,—que je me trouvai dans des eaux profondes et dans un courant rapide comme l’écluse d’un moulin. Il drossa ma pirogue avec une telle violence, que tout ce que je pus faire ne put la retenir près du rivage, et de plus en plus il m’emporta loin du remous, que je laissai à ma gauche. Comme il n’y avait point de vent pour me seconder, tout ce que je faisais avec mes pagaies ne signifiait rien. Alors je commençai à me croire perdu; car, les courants régnant des deux côtés de l’île, je n’ignorais pas qu’à la distance de quelques lieues ils devaient se rejoindre, et que là ce serait irrévocablement fait de moi. N’entrevoyant aucune possibilité d’en réchapper, je n’avais devant moi que l’image de la mort, et l’espoir, non d’être submergé, car la mer était assez calme, mais de périr de faim. J’avais trouvé, il est vrai, sur le rivage, une grosse tortue dont j’avais presque ma charge, et que j’avais embarquée; j’avais une grande jarre d’eau douce, une jarre, c’est-à-dire un de mes pots de terre; mais qu’était tout cela si je venais à être drossé au milieu du vaste Océan, où j’avais l’assurance de ne point rencontrer de terres, ni continent ni île, avant mille lieues tout au moins?

Je compris alors combien il est facile à la providence de Dieu de rendre pire la plus misérable condition de l’humanité. Je me représentais alors mon île solitaire et désolée comme le lieu le plus séduisant du monde, et l’unique bonheur que souhaitât mon cœur était d’y rentrer. Plein de ce brûlant désir, je tendais mes bras vers elle:—«Heureux désert, m’écriais-je, je ne te verrai donc plus! O misérable créature! où vas-tu?»

Alors je me reprochai mon esprit ingrat. Combien de fois avais-je murmuré contre ma condition solitaire! Que n’aurais-je pas donné à cette heure pour être sur la plage? Ainsi nous ne voyons jamais le véritable état de notre position avant qu’il n’ait été rendu évident par des fortunes contraires, et nous n’apprécions nos jouissances qu’après que nous les avons perdues. Il serait à peine possible d’imaginer quelle était ma consternation en me voyant loin de mon île bien-aimée,—telle elle m’apparaissait alors,—emporté au milieu du vaste Océan. J’en étais éloigné de plus de deux lieues, et je désespérais à tout jamais de la revoir. Cependant je travaillai toujours rudement, jusqu’à ce que mes forces fussent à peu près épuisées, dirigeant du mieux que je pouvais ma pirogue vers le nord, c’est-à-dire au côté nord du courant où se trouvait le remous. Dans le milieu de la journée, lorsque le soleil passa au méridien, je crus sentir sur mon visage une brise légère venant du sud-sud-est. Cela me remit un peu de courage au cœur, surtout quand au bout d’une demi-heure environ il s’éleva un joli frais. En ce moment j’étais à une distance effroyable de mon île, et si le moindre nuage ou la moindre brume fût survenue, je me serais égaré dans ma route; car, n’ayant point à bord de compas de mer, je n’aurais su comment gouverner sur mon île si je l’avais une fois perdue de vue. Mais le temps continuant à être beau, je redressai mon mât, je dépliai ma voile et portai le cap au nord autant que possible pour sortir du courant.

A peine avais-je dressé mon mât et ma voile, à peine la pirogue commençait-elle à forcer au plus près, que je m’aperçus à la limpidité de l’eau que quelque changement allait survenir dans le courant, car l’eau était trouble dans les endroits les plus violents. En remarquant la clarté de l’eau, je sentis le courant qui s’affaiblissait, et au même instant je vis à l’est, à un demi-mille environ, la mer qui déferlait contre des roches. Ces roches partageaient le courant en deux parties. La plus grande courait encore au sud, laissant les roches au nord-est, tandis que l’autre, repoussée par l’écueil, formait un remous rapide qui portait avec force vers le nord-ouest.

Ceux qui savent ce que c’est que de recevoir sa grâce sur l’échelle, d’être sauvé de la main des brigands juste au moment d’être égorgé, ou qui se sont trouvés en d’équivalentes extrémités, ceux-là seulement peuvent concevoir ce que fut alors ma surprise joyeuse, avec quel empressement je plaçai ma pirogue dans la direction de ce remous, avec quelle hâte, la brise fraîchissant, je lui tendis ma voile, et courus allègrement vent arrière, drossé par un reflux impétueux.

Ce remous me ramena d’une lieue dans mon chemin, directement vers mon île, mais à deux lieues plus au nord que le courant qui m’avait d’abord drossé. De sorte qu’en approchant de l’île je me trouvai vers sa côte septentrionale, c’est-à-dire à son extrémité opposée à celle d’où j’étais parti.

Quand j’eus fait un peu plus d’une lieue à l’aide de ce courant ou de ce remous, je sentis qu’il était passé et qu’il ne me portait plus. Je trouvai toutefois qu’étant entre deux courants, celui au sud qui m’avait entraîné, et celui au nord qui s’éloignait du premier de deux lieues environ sur l’autre côté, je trouvai, dis-je, à l’ouest de l’île, l’eau tout à fait calme et dormante. La brise m’étant toujours favorable, je continuai donc à gouverner directement sur l’île, mais je ne faisais plus un grand sillage comme auparavant.

Vers quatre heures du soir, étant à une lieue environ de mon île, je trouvai que la pointe de rochers cause de tout ce malencontre, s’avançant vers le sud, comme il est décrit plus haut, et rejetant le courant plus au midi, avait formé d’elle-même un autre remous vers le nord. Ce remous me parut très fort et porter directement dans le chemin de ma course, qui était ouest mais presque plein nord. A la faveur d’un bon frais, je cinglai à travers ce remous, obliquement au nord-ouest, et en une heure j’arrivai à un mille de la côte. L’eau était calme: j’eus bientôt gagné le rivage.

Dès que je fus à terre, je tombai à genoux, je remerciai Dieu de ma délivrance, résolu à abandonner toutes pensées de fuite sur ma pirogue; et, après m’être rafraîchi avec ce que j’avais de provisions, je la halai tout contre le bord, dans une petite anse que j’avais découverte sous quelques arbres, et me mis à sommeiller, épuisé par le travail et la fatigue du voyage.

J’étais fort embarrassé de savoir comment revenir à la maison avec ma pirogue. J’avais couru trop de dangers, je connaissais trop bien le cas, pour penser tenter mon retour par le chemin que j’avais pris en venant; et ce que pouvait être l’autre côté,—l’ouest, veux-je dire,—je l’ignorais et ne voulais plus courir de nouveaux hasards. Je me déterminai donc, mais seulement dans la matinée, à longer le rivage du côté du couchant, pour chercher une crique où je pourrais mettre ma frégate en sûreté, afin de la retrouver si je venais à en avoir besoin. Ayant côtoyé la terre pendant trois milles ou environ, je découvris une très bonne baie, profonde d’un mille et allant en se rétrécissant jusqu’à l’embouchure d’un petit ruisseau. Là, je trouvai pour mon embarcation un excellent port, où elle était comme dans une darse qui eût été faite tout exprès pour elle. Je l’y plaçai, et l’ayant parfaitement abritée, je mis pied à terre pour regarder autour de moi et voir où j’étais.

Je reconnus bientôt que j’avais quelque peu dépassé le lieu où j’étais allé lors de mon voyage à pied sur ce rivage; et, ne retirant de ma pirogue que mon mousquet et mon parasol, car il faisait excessivement chaud, je me mis en marche. La route était assez agréable, après le trajet que je venais de faire, et j’atteignis sur le soir mon ancienne tonnelle, où je trouvai chaque chose comme je l’avais laissée; je la maintenais toujours en bon ordre: car c’était, ainsi que je l’ai déjà dit, ma maison de campagne.

Je passai par-dessus la palissade, et je me couchai à l’ombre pour reposer mes membres. J’étais harassé, je m’endormis bientôt. Mais jugez si vous le pouvez, vous qui lisez mon histoire, quelle dut être ma surprise quand je fus arraché à mon sommeil par une voix qui m’appela plusieurs fois par mon nom:—«Robin, Robin, Robin Crusoé, pauvre Robin Crusoé! Où êtes-vous, Robin Crusoé? Où êtes-vous? Où êtes-vous allé?»

J’étais si profondément endormi, fatigué d’avoir ramé, ou pagayé, comme cela s’appelle, toute la première partie du jour et marché durant toute l’autre, que je ne me réveillai pas entièrement. Je flottais entre le sommeil et le réveil, je croyais songer que quelqu’un me parlait. Comme la voix continuait de répéter: «Robin Crusoé, Robin Crusoé»,—je m’éveillai enfin tout à fait, horriblement épouvanté et dans la plus grande consternation. Mais à peine eus-je ouvert les yeux que je vis mon Poll perché sur la cime de la haie, et reconnus aussitôt que c’était lui qui me parlait. Car c’était justement le langage lamentable que j’avais coutume de lui tenir et de lui apprendre; et lui l’avait si bien retenu, qu’il venait se poser sur mon doigt, approcher son bec de mon visage, et crier:—«Pauvre Robin Crusoé, où êtes-vous? où êtes-vous allé? Comment êtes-vous venu ici?»—et autres choses semblables que je lui avais enseignées.

Cependant, bien que j’eusse reconnu que c’était le perroquet, et qu’au fait ce ne pouvait être personne autre, je fus assez longtemps à me remettre. J’étais étonné que cet animal fût venu là, et je cherchais quand et comment il y était venu, plutôt qu’ailleurs. Lorsque je fus bien assuré que ce n’était personne autre que mon fidèle Poll, je lui tendis la main, je l’appelai par son nom, Poll; et l’aimable oiseau vint à moi, se posa sur mon pouce, comme il avait l’habitude de le faire, et continua de me dire:—«Pauvre Robin Crusoé, comment êtes-vous venu là, où êtes-vous allé?»—juste comme s’il eût été enchanté de me revoir; et je l’emportai ainsi avec moi au logis.

J’avais alors pour quelque temps tout mon content de courses sur mer; j’en avais bien assez pour demeurer tranquille quelques jours et réfléchir sur les dangers que j’avais courus. J’aurais été fort aise d’avoir ma pirogue sur mon côté de l’île, mais je ne voyais pas qu’il fût possible de l’y amener. Quant à la côte orientale que j’avais parcourue, j’étais payé pour ne plus m’y aventurer; rien que d’y penser, mon cœur se serrait et mon sang se glaçait dans mes veines; et pour l’autre côté de l’île, j’ignorais ce qu’il pouvait être; mais en supposant que le courant portât contre le rivage avec la même force qu’à l’est, je pouvais courir le même risque d’être drossé, et emporté loin de l’île ainsi que je l’avais été déjà. Toutes ces raisons firent que je me résignai à me passer de ma pirogue, quoiqu’elle fût le produit de tant de mois de travail pour la faire et de tant de mois pour la lancer.

Dans cette sagesse d’esprit je vécus près d’un an, d’une vie retirée et sédentaire, comme on peut bien se l’imaginer. Mes pensées étant parfaitement accommodées à ma condition, et m’étant tout à fait consolé en m’abandonnant aux dispensations de la Providence, sauf l’absence de société, je pensais mener une vie réellement heureuse en tous points.

Durant cet intervalle je me perfectionnai dans tous les travaux mécaniques auxquels mes besoins me forçaient de m’appliquer, et je serais porté à croire, considérant surtout combien j’avais peu d’outils, que j’aurais pu faire un très bon charpentier.

J’arrivai en outre à une perfection inespérée en poterie de terre, et j’imaginai assez bien de la fabriquer avec une roue, ce que je trouvais infiniment mieux et plus commode, parce que je donnais une forme ronde et bien proportionnée aux mêmes choses que je faisais auparavant hideuses à voir. Mais jamais je ne fus plus glorieux, je pense, de mon propre ouvrage, plus joyeux de quelque découverte, que lorsque je parvins à me façonner une pipe. Quoique fort laide, fort grossière et en terre cuite rouge comme mes autres poteries, elle était cependant ferme et dure, et aspirait très bien, ce dont j’éprouvai une excessive satisfaction, car j’avais toujours eu l’habitude de fumer. A bord de notre navire il se trouvait bien des pipes, mais j’avais premièrement négligé de les prendre, ne sachant pas qu’il y eût du tabac dans l’île; et plus tard, quand je refouillai le bâtiment, je ne pus mettre la main sur aucune.

Je fis aussi de grands progrès en vannerie; je tressai, aussi bien que mon invention me le permettait, une multitude de corbeilles nécessaires, qui, bien qu’elles ne fussent pas fort élégantes, ne laissaient pas de m’être fort commodes pour entreposer bien des choses et en transporter d’autres à la maison. Par exemple, si je tuais au loin une chèvre, je la suspendais à un arbre, je l’écorchais, je l’habillais, et je la coupais en morceaux, que j’apportais au logis dans une corbeille; de même pour une tortue: je l’ouvrais, je prenais ses œufs et une pièce ou deux de sa chair, ce qui était bien suffisant pour moi, je les emportais dans un panier, et j’abandonnais tout le reste. De grandes et profondes corbeilles me servaient de granges pour mon blé que j’égrainais et vannais toujours aussitôt qu’il était sec, et de grandes mannes me servaient de grainiers.

Je commençai alors à m’apercevoir que ma poudre diminuait considérablement: c’était une perte à laquelle il m’était impossible de suppléer; je me mis à songer sérieusement à ce qu’il faudrait que je fisse quand je n’en aurais plus, c’est-à-dire à ce qu’il faudrait que je fisse pour tuer des chèvres. J’avais bien, comme je l’ai rapporté, dans la troisième année de mon séjour, pris une petite bique, que j’avais apprivoisée, dans l’espoir d’attraper un biquet, mais je n’y pus parvenir par aucun moyen avant que ma bique fut devenue une vieille chèvre. Mon cœur répugna toujours à la tuer; elle mourut de vieillesse.

J’étais alors dans la onzième année de ma résidence, et, comme je l’ai dit, mes munitions commençaient à baisser: je m’appliquai à inventer quelque stratagème pour traquer et empiéger des chèvres, et pour voir si je ne pourrais pas en attraper quelques-unes vivantes. J’avais besoin par-dessus tout d’une grande bique avec son cabri.

À cet effet, je fis des traquenards pour les happer: elles s’y prirent plus d’une fois sans doute; mais, comme les garnitures n’en étaient pas bonnes,—je n’avais point de fil d’archal,—je les trouvai toujours rompues et mes amorces mangées.

Je résolus d’essayer à les prendre au moyen d’une trappe. Je creusai donc dans la terre plusieurs grandes fosses dans les endroits où elles avaient coutume de paître, et sur ces fosses je plaçai des claies de ma façon, chargées d’un poids énorme. Plusieurs fois j’y semai des épis d’orge et du riz sec sans y pratiquer de bascule, et je reconnus aisément par l’empreinte de leurs pieds que les chèvres y étaient venues. Finalement, une nuit, je dressai trois trappes, et le lendemain matin je les retrouvai toutes tendues, bien que les amorces fussent mangées. C’était vraiment décourageant. Néanmoins je changeai mon système de trappe; et, pour ne point vous fatiguer par trop de détails, un matin, allant visiter mes pièges, je trouvai dans l’un d’eux un vieux bouc énorme, et dans un autre trois chevreaux, un mâle et deux femelles.

Quant au vieux bouc, je n’en savais que faire: il était si farouche que je n’osais descendre dans sa fosse pour tâcher de l’emmener en vie, ce que pourtant je désirais beaucoup. J’aurais pu le tuer, mais cela n’était point mon affaire et ne répondait point à mes vues. Je le tirai donc à moitié dehors, et il s’enfuit comme s’il eût été fou d’épouvante. Je ne savais pas alors, ce que j’appris plus tard, que la faim peut apprivoiser même un lion. Si je l’avais laissé là trois ou quatre jours sans nourriture, et qu’ensuite je lui eusse apporté un peu d’eau à boire et quelque peu de blé, il se serait privé comme un des biquets, car ces animaux sont pleins d’intelligence et de docilité quand on en use bien avec eux.

Quoi qu’il en soit, je le laissai partir, n’en sachant pas alors davantage. Puis j’allai aux trois chevreaux, et, les prenant un à un, je les attachai ensemble avec des cordons et les amenai au logis, non sans beaucoup de peine.

Il se passa un temps assez long avant qu’ils voulussent manger; mais le bon grain que je leur jetais les tenta, et ils commencèrent à se familiariser. Je reconnus alors que, pour me nourrir de la viande de chèvre, quand je n’aurais plus ni poudre ni plomb, il me fallait faire multiplier des chèvres apprivoisées, et que par ce moyen je pourrais en avoir un troupeau autour de ma maison.

Mais il me vint incontinent à la pensée que si je ne tenais point mes chevreaux hors de l’atteinte des boucs étrangers, ils redeviendraient sauvages en grandissant, et que, pour les préserver de ce contact, il me fallait avoir un terrain bien défendu par une haie ou palissade, que ceux du dedans ne pourraient franchir et que ceux du dehors ne pourraient forcer.

L’entreprise était grande pour un seul homme, mais une nécessité absolue m’enjoignait de l’exécuter. Mon premier soin fut de chercher une pièce de terre convenable, c’est-à-dire où il y eût de l’herbage pour leur pâture, de l’eau pour les abreuver et de l’ombre pour les garder du soleil.

Ceux qui s’entendent à faire ces sortes d’enclos trouveront que ce fut une maladresse de choisir pour place convenable, dans une prairie ou savane,—comme on dit dans nos colonies occidentales,—un lieu plat et ouvert, ombragé à l’une de ses extrémités, et où serpentaient deux ou trois filets d’eau; ils ne pourront, dis-je, s’empêcher de sourire de ma prévoyance quand je leur dirai que je commençai la clôture de ce terrain de telle manière que ma haie ou ma palissade aurait eu au moins deux milles de circonférence. Ce n’était pas en la dimension de cette palissade que gisait l’extravagance de mon projet, car elle aurait eu dix milles que j’avais assez de temps pour la faire, mais en ce que je n’avais pas considéré que mes chèvres seraient tout aussi sauvages dans un si vaste enclos, que si elles eussent été en liberté dans l’île, et que dans un si grand espace je ne pourrais les attraper.

Ma haie était commencée, et il y en avait bien cinquante verges d’achevées lorsque cette pensée me vint. Je m’arrêtai aussitôt, et je résolus de n’enclore que cent cinquante verges en longueur et cent verges en largeur, espace suffisant pour contenir tout autant de chèvres que je pourrais en avoir pendant un temps raisonnable, étant toujours à même d’agrandir mon parc suivant que mon troupeau s’accroîtrait.

C’était agir avec prudence, et je me mis à l’œuvre avec courage. Je fus trois mois environ à entourer cette première pièce. Jusqu’à ce que ce fût achevé, je fis paître les trois chevreaux, avec des entraves aux pieds, dans le meilleur pacage et aussi près de moi que possible, pour les rendre familiers. Très souvent je leur portais quelques épis d’orge et une poignée de riz, qu’ils mangeaient dans ma main. Si bien qu’après l’achèvement de mon enclos, lorsque je les eus débarrassés de leurs liens, ils me suivaient partout, bêlant après moi pour avoir une poignée de grains.

Ceci répondit à mon dessein, et au bout d’un an et demi environ j’eus un troupeau de douze têtes: boucs, chèvres et chevreaux; et deux ans après j’en eus quarante-trois, quoique j’en eusse pris et tué plusieurs pour ma nourriture. J’entourai ensuite cinq autres pièces de terre à leur usage, y pratiquant de petits parcs où je les faisais entrer pour les prendre quand j’en avais besoin, et des portes pour communiquer d’un enclos à l’autre.

Ce ne fut pas tout; car alors j’eus à manger quand bon me semblait, non seulement la viande de mes chèvres, mais leur lait, chose à laquelle je n’avais pas songé dans le commencement, et qui, lorsqu’elle me vint à l’esprit, me causa une joie vraiment inopinée. J’établis aussitôt ma laiterie, et quelquefois en une journée j’obtins jusqu’à deux gallons de lait. La nature, qui donne aux créatures les aliments qui leur sont nécessaires, leur suggère en même temps les moyens d’en faire usage. Ainsi, moi, qui n’avais jamais trait une vache, encore moins une chèvre, qui n’avais jamais vu faire ni beurre ni fromage, je parvins, après, il est vrai, beaucoup d’essais infructueux, à faire très promptement et très adroitement et du beurre et du fromage, et depuis je n’en eus jamais faute.

Que notre sublime Créateur peut traiter miséricordieusement ses créatures, même dans ces conditions où elles semblent être plongées dans la désolation! Qu’il sait adoucir nos plus grandes amertumes, et nous donner occasion de le glorifier du fond même de nos cachots! Quelle table il m’avait dressée dans le désert, où je n’avais d’abord entrevu que la faim et la mort!

Un stoïcien eût souri de me voir assis à dîner au milieu de ma petite famille. Là, régnait ma Majesté le Prince et Seigneur de toute l’île:—j’avais droit de vie et de mort sur tous mes sujets; je pouvais les pendre, les dépecer leur donner et leur reprendre leur liberté. Point de rebelles parmi mes peuples!

Seul, ainsi qu’un roi, je dînais entouré de mes courtisans! Poll, comme s’il eût été mon favori, avait seul la permission de me parler; mon chien, qui était alors devenu vieux et infirme, et qui n’avait point trouvé de compagne de son espèce pour multiplier sa race, était toujours assis à ma droite; mes deux chats étaient sur la table, l’un d’un côté et l’autre de l’autre, attendant le morceau que de temps en temps ma main leur donnait comme une marque de faveur spéciale.

Ces deux chats n’étaient pas ceux que j’avais apportés du navire: ils étaient morts et avaient été enterrés de mes propres mains proche de mon habitation; mais l’un deux ayant eu des petits de je ne sais quelle espèce d’animal, j’avais apprivoisé et conservé ces deux-là, tandis que les autres couraient sauvages dans les bois et par la suite me devinrent fort incommodes. Ils s’introduisaient souvent chez moi et me pillaient tellement, que je fus obligé de tirer sur eux et d’en exterminer un grand nombre. Enfin ils m’abandonnèrent, moi et ma cour, au milieu de laquelle je vivais de cette manière somptueuse, ne désirant rien qu’un peu plus de société: peu de temps après ceci, je fus sur le point d’en avoir beaucoup trop.

J’étais assez impatient, comme je l’ai déjà fait observer, d’avoir ma pirogue à mon service, mais je ne me souciais pas de courir de nouveau le hasard; c’est pour cela que quelquefois je m’ingéniais pour trouver moyen de lui faire faire le tour de l’île, et que d’autres fois je me résignais assez bien à m’en passer. Mais j’avais une étrange envie d’aller à la pointe où, dans ma dernière course, j’avais gravi une colline, pour reconnaître la côte et la direction du courant, afin de voir ce que j’avais à faire. Ce désir augmentait de jour en jour; je résolus enfin de m’y rendre par terre en suivant le long du rivage: ce que je fis.—Si quelqu’un venait à rencontrer en Angleterre un homme tel que j’étais, il serait épouvanté ou il se pâmerait de rire. Souvent je m’arrêtais pour me contempler moi-même, et je ne pouvais m’empêcher de sourire à la pensée de traverser le Yorkshire dans un pareil équipage. Par l’esquisse suivante on peut se former une idée de ma figure.

J’avais un bonnet grand, haut, informe et fait de peau de chèvre, avec une basque tombant derrière pour me garantir du soleil et empêcher la pluie de me ruisseler dans le cou. Rien n’est plus dangereux en ces climats que de laisser pénétrer la pluie entre sa chair et ses vêtements.

J’avais une jaquette courte, également de peau de chèvre, dont les pans descendaient à mi-cuisse, et une paire de hauts-de-chausses ouverts aux genoux. Ces hauts-de-chausses étaient faits de la peau d’un vieux bouc dont le poil pendait si bas de tous côtés, qu’ils me venaient, comme un pantalon, jusqu’à mi-jambe. De bas et de souliers je n’en avais point; mais je m’étais fait une paire de quelque chose, je sais à peine quel nom lui donner, assez semblable à des brodequins, collant à mes jambes et se laçant sur le côté comme des guêtres: c’était, de même que tout le reste de mes vêtements, d’une forme vraiment barbare.

J’avais un large ceinturon de peau de chèvre desséchée, qui s’attachait avec deux courroies au lieu de boucles; en guise d’épée et de dague j’y appendais d’un côté une petite scie et de l’autre côté une hache. J’avais en outre un baudrier qui s’attachait de la même manière et passait par-dessus mon épaule. A son extrémité, sous mon bras gauche, pendaient deux poches faites aussi de peau de chèvre: dans l’une je mettais ma poudre et dans l’autre mon plomb. Sur mon dos je portais une corbeille, sur mon épaule un mousquet, et sur ma tête mon grand vilain parasol de peau de bouc, qui pourtant, après mon fusil, était la chose la plus nécessaire de mon équipage.

Quant à mon visage, son teint n’était vraiment pas aussi hâlé qu’on l’aurait pu croire d’un homme qui n’en prenait aucun soin et qui vivait à neuf ou dix degrés de l’équateur. J’avais d’abord laissé croître ma barbe jusqu’à la longueur d’un quart d’aune; mais, comme j’avais des ciseaux et des rasoirs, je la coupais alors assez courte, excepté celle qui poussait sur ma lèvre supérieure, et que j’avais arrangée en manière de grosses moustaches à la mahométane, telles qu’à Sallé j’en avais vu à quelques Turcs; car, bien que les Turcs en aient, les Maures n’en portent point. Je ne dirai pas que ces moustaches ou ces crocs étaient assez longs pour y suspendre mon chapeau, mais ils étaient d’une longueur et d’une forme assez monstrueuses pour qu’en Angleterre ils eussent paru effroyables.

Mais que tout ceci soit dit en passant, car ma tenue devait être si peu remarquée, qu’elle n’était pas pour moi une chose importante: je n’y reviendrai plus. Dans cet accoutrement, je partis donc pour mon nouveau voyage, qui me retint absent cinq ou six jours. Je marchai d’abord le long du rivage de la mer, droit vers le lieu où la première fois j’avais mis ma pirogue à l’ancre pour grimper sur les roches. N’ayant pas, comme alors, de barque à mettre en sûreté, je me rendis par le plus court chemin sur la même colline; d’où, jetant mes regards vers la pointe de rochers que j’avais eue à doubler avec ma pirogue, comme je l’ai narré plus haut, je fus surpris de voir la mer tout à fait calme et douce; là comme en toute autre place point de clapotage, point de mouvement, point de courant.

J’étais étrangement embarrassé pour m’expliquer ce changement, et je résolus de demeurer quelque temps en observation pour voir s’il n’était point occasionné par la marée. Je ne tardai pas à être au fait, c’est-à-dire à reconnaître que le reflux, partant de l’ouest et se joignant au cours des eaux de quelque grand fleuve, devait être la cause de ce courant; et que, selon la force du vent qui soufflait de l’ouest ou du nord, il s’approchait ou s’éloignait du rivage. Je restai aux aguets jusqu’au soir, et lorsque le reflux arriva, du haut des rochers je revis le courant comme la première fois, mais il se tenait à une demi-lieue de la pointe; tandis qu’en ma mésaventure il s’était tellement approché du bord qu’il m’avait entraîné avec lui, ce qu’en ce moment il n’aurait pu faire.

Je conclus de cette observation qu’en remarquant le temps du flot et du jusant de la marée, il me serait très aisé de ramener mon embarcation. Mais quand je voulus entamer ce dessein, mon esprit fut pris de terreur au souvenir du péril que j’avais essuyé, et je ne pus me décider à l’entreprendre. Bien au contraire, je pris la résolution, plus sûre mais plus laborieuse, de me construire ou plutôt de me creuser une autre pirogue, et d’en avoir ainsi une pour chaque côté de l’île.

Vous n’ignorez pas que j’avais alors, si je puis m’exprimer ainsi, deux plantations dans l’île: l’une était ma petite forteresse ou ma tente, entourée de sa muraille au pied du rocher, avec son arrière-grotte, que j’avais en ce temps-là agrandie de plusieurs chambres donnant l’une dans l’autre. Dans l’une d’elles, celle qui était la moins humide et la plus grande, et qui avait une porte en dehors de mon retranchement, c’est-à-dire un peu au delà de l’endroit où il rejoignait le rocher, je tenais les grands pots de terre dont j’ai parlé avec détail, et quatorze ou quinze grandes corbeilles de la contenance de cinq ou six boisseaux, où je conservais mes provisions, surtout mon blé, soit égrainé, soit en épis séparés de la paille.

Pour ce qui est de mon enceinte, les longs pieux ou palis dont elle avait été faite autrefois avaient crû comme des arbres et étaient devenus si gros et si touffus qu’il eût été impossible de s’apercevoir qu’ils masquaient une habitation.

Près de cette demeure, mais un peu plus avant dans le pays et dans un terrain moins élevé, j’avais deux pièces à blé, que je cultivais et ensemençais régulièrement, et qui me rendaient exactement leur moisson en saison opportune. Si j’avais eu besoin d’une plus grande quantité de grains, j’avais d’autres terres adjacentes propres à être emblavées.

Outre cela, j’avais ma maison de campagne qui pour lors était une assez belle plantation. Là se trouvait ma tonnelle, que j’entretenais avec soin, c’est-à-dire que je tenais la haie qui l’entourait constamment émondée à la même hauteur, et son échelle toujours postée en son lieu, sur le côté intérieur de l’enceinte. Pour les arbres, qui d’abord n’avaient été que des pieux, mais qui étaient devenus hauts et forts, je les entretenais et les élaguais de manière à ce qu’ils pussent s’étendre, croître épais et touffus, et former un agréable ombrage, ce qu’ils faisaient tout à fait à mon gré. Au milieu de cette tonnelle, ma tente demeurait toujours dressée; c’était une pièce de voile tendue sur des perches plantées tout exprès, et qui n’avaient jamais besoin d’être réparées ou renouvelées. Sous cette tente je m’étais fait un lit de repos avec les peaux de tous les animaux que j’avais tués, et avec d’autres choses molles sur lesquelles j’avais étendu une couverture provenant des strapontins que j’avais sauvés du vaisseau, et une grande houppelande qui servait à me couvrir. Voilà donc la maison de campagne où je me rendais toutes les fois que j’avais occasion de m’absenter de mon principal manoir.

Adjacent à ceci j’avais mon parc pour mon bétail, c’est-à-dire pour mes chèvres. Comme j’avais pris une peine inconcevable pour l’enceindre et le protéger, désireux de voir sa clôture parfaite, je ne m’étais arrêté qu’après avoir garni le côté extérieur de la haie de tant de petits pieux plantés si près l’un de l’autre, que c’était plus une palissade qu’une haie, et qu’à peine y pouvait-on passer la main. Ces pieux, ayant poussé dès la saison pluvieuse qui suivit, avaient rendu avec le temps cette clôture aussi forte, plus forte même que la meilleure muraille.

Ces travaux témoignent que je n’étais pas oisif et que je n’épargnais pas mes peines pour accomplir tout ce qui semblait nécessaire à mon bien-être; car je considérais que l’entretien d’une race d’animaux domestiques à ma disposition m’assurerait un magasin vivant, de viande, de lait, de beurre et de fromage pour tout le temps que je serais en ce lieu, dussé-je y vivre pendant quarante ans, et que la conservation de cette race dépendait entièrement de la perfection de mes clôtures, qui, somme toute, me réussirent si bien, que dès la première pousse des petits pieux je fus obligé, tant ils étaient plantés dru, d’en arracher quelques-uns.

Dans ce canton croissaient aussi les vignes d’où je tirais pour l’hiver ma principale provision de raisins, que je conservais toujours avec beaucoup de soin, comme le meilleur et le plus délicat de tous mes aliments. C’était un manger non seulement agréable, mais sain, médicinal, nutritif et rafraîchissant au plus haut degré.

Comme d’ailleurs cet endroit se trouvait à mi-chemin de mon autre habitation et du lieu où j’avais laissé ma pirogue, je m’y arrêtais habituellement, et j’y couchais dans mes courses de l’un à l’autre; car je visitais fréquemment mon embarcation, dont je prenais le plus grand soin, ainsi que de tout ce qui en dépendait. Quelquefois je la montais et je voguais pour me divertir, mais je ne faisais plus de voyages aventureux; à peine allais-je à plus d’un ou deux jets de pierre du rivage, tant je redoutais d’être entraîné de nouveau par des courants, le vent ou quelque autre malencontre.—Mais me voici arrivée une nouvelle scène de ma vie.

Il advint qu’un jour, vers midi, comme j’allais à ma pirogue, je fus excessivement surpris en découvrant le vestige humain d’un pied nu parfaitement empreint sur le sable. Je m’arrêtai court, comme frappé de la foudre, ou comme si j’eusse entrevu un fantôme. J’écoutai, je regardai autour de moi, mais je n’entendis rien ni ne vis rien. Je montai sur un tertre pour jeter au loin mes regards, puis je revins sur le rivage et descendis jusqu’à la rive. Elle était solitaire, et je ne pus rencontrer aucun autre vestige que celui-là. J’y retournai encore pour m’assurer s’il n’y en avait pas quelque autre, ou si ce n’était point une illusion; mais non, le doute n’était point possible: car c’était bien l’empreinte d’un pied, l’orteil, le talon, enfin toutes les parties d’un pied. Comment cela était-il venu là? je ne le savais ni ne pouvais l’imaginer. Après mille pensées désordonnées, comme un homme confondu, égaré, je m’enfuis à ma forteresse, ne sentant pas, comme on dit, la terre où je marchais. Horriblement épouvanté, je regardais derrière moi tous les deux ou trois pas, me méprenant à chaque arbre, à chaque buisson, et transformant en homme chaque tronc dans l’éloignement.—Il n’est pas possible de décrire les formes diverses dont une imagination frappée revêt tous les objets. Combien d’idées extravagantes me vinrent à la tête! Que d’étranges et d’absurdes bizarreries assaillirent mon esprit durant le chemin!

Quand j’arrivai à mon château, car c’est ainsi que je le nommai toujours depuis lors, je m’y jetai comme un homme poursuivi. Y rentrai-je d’emblée par l’échelle ou par l’ouverture dans le roc que j’appelais une porte, je ne puis me le remémorer, car jamais lièvre effrayé ne se cacha, car jamais renard ne se terra avec plus d’effroi que moi dans cette retraite.

Je ne pus dormir de la nuit. A mesure que je m’éloignais de la cause de ma terreur, mes craintes augmentaient, contrairement à toute loi des choses et surtout à la marche ordinaire de la peur chez les animaux. J’étais toujours si troublé de mes propres imaginations que je n’entrevoyais rien que de sinistre. Quelquefois je me figurais qu’il fallait que ce fût le diable, et j’appuyais cette supposition sur ce raisonnement: Comment quelque autre chose ayant forme humaine aurait-elle pu parvenir en cet endroit? Où était le vaisseau qui l’aurait amenée? Quelle trace y avait-il de quelque autre pas? et comment était-il possible qu’un homme fût venu là? Mais d’un autre côté je retombais dans le même embarras quand je me demandais pourquoi Satan se serait incarné en un semblable lieu, sans autre but que celui de laisser une empreinte de son pied, ce qui même n’était pas un but, car il ne pouvait avoir l’assurance que je la rencontrerais. Je considérai d’ailleurs que le diable aurait eu pour m’épouvanter bien d’autres moyens que la simple marque de son pied; et que, lorsque je vivais tout à fait de l’autre côté de l’île, il n’aurait pas été assez simple pour laisser un vestige dans un lieu où il y avait dix mille à parier contre un que je ne le verrais pas, et, qui plus est, sur du sable où la première vague de la mer et la première rafale pouvaient l’effacer totalement. En un mot, tout cela me semblait contradictoire en soi, et avec toutes les idées communément admises sur la subtilité du démon.

Quantité de raisons semblables détournèrent mon esprit de toute appréhension du diable, et je conclus que ce devaient être de plus dangereuses créatures, c’est-à-dire des sauvages de la terre ferme située à l’opposite, qui, rôdant en mer dans leurs pirogues, avaient été entraînés par les courants ou les vents contraires, et jetés sur mon île; d’où, après être descendus au rivage, ils étaient repartis, ne se souciant sans doute pas plus de rester sur cette île déserte que je ne me serais soucié moi-même de les y avoir.


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