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Aventures surprenantes de Robinson Crusoé

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Précautions.—Horrible découverte.—Plan contre les sauvages.—Terrassé par la peur.—La caverne.—Nouvelles transes.—Le fanal.—Visite au vaisseau naufragé.—Nouveaux projets.—Le guet.—Combat avec les sauvages.

Pendant que ces réflexions roulaient en mon esprit, je rendais grâce au ciel de ce que j’avais été assez heureux pour ne pas me trouver alors dans ces environs, et pour qu’ils n’eussent pas aperçu mon embarcation; car ils en auraient certainement conclu qu’il y avait des habitants en cette place, ce qui peut-être aurait pu les porter à pousser leurs recherches jusqu’à moi.—Puis de terribles pensées assaillaient mon esprit: j’imaginais qu’ayant découvert mon bateau et reconnu par là que l’île était habitée, ils reviendraient assurément en plus grand nombre, et me dévoreraient; que, s’il advenait que je pusse me garer d’eux, toutefois ils trouveraient mon enclos, détruiraient tout mon blé, emmèneraient tout mon troupeau de chèvres: ce qui me condamnerait à mourir de faim.

La crainte bannissait ainsi de mon âme tout mon religieux espoir, toute ma première confiance en Dieu, fondée sur la merveilleuse expérience que j’avais faite de sa bonté; comme si Celui qui, jusqu’à cette heure, m’avait nourri miraculeusement n’avait pas la puissance de me conserver les biens que sa libéralité avait amassés pour moi. Dans cette inquiétude, je me reprochai de n’avoir semé du blé que pour un an, que juste ce dont j’avais besoin jusqu’à la saison prochaine, comme s’il ne pouvait point arriver un accident qui détruisît ma moisson en herbe; et je trouvai ce reproche si mérité que je résolus d’avoir à l’avenir deux ou trois années de blé devant moi, pour n’être pas, quoiqu’il pût advenir, réduit à périr faute de pain.

Quelle œuvre étrange et bizarre de la Providence que la vie de l’homme! Par combien de voies secrètes et contraires les circonstances diverses ne précipitent-elles pas nos affections! Aujourd’hui nous aimons ce que demain nous haïrons; aujourd’hui nous recherchons ce que nous fuirons demain; aujourd’hui nous désirons ce qui demain nous fera peur, je dirai même trembler à la seule appréhension! J’étais alors un vivant et manifeste exemple de cette vérité; car moi, dont la seule affliction était de me voir banni de la société humaine, seul, entouré par le vaste Océan, retranché de l’humanité et condamné à ce que j’appelais une vie silencieuse; moi qui étais un homme que le ciel jugeait indigne d’être compté parmi les vivants et de figurer parmi le reste de ses créatures; moi pour qui la vue d’un être de mon espèce aurait semblé un retour de la mort à la vie, et la plus grande bénédiction qu’après ma félicité éternelle le ciel lui-même pût m’accorder; moi, dis-je, je tremblais à la seule idée de voir un homme, et j’étais près de m’enfoncer sous terre à cette ombre, à cette apparence muette qu’un homme avait mis le pied dans l’île!

Voilà les vicissitudes de la vie humaine, voilà ce qui me donna de nombreux et de curieux sujets de méditation quand je fus un peu revenu de ma première stupeur.—Je considérai alors que c’était l’infiniment sage et bonne providence de Dieu qui m’avait condamné à cet état de vie; qu’incapable de pénétrer les desseins de la sagesse divine à mon égard, je ne pouvais pas décliner la souveraineté d’un Être qui, comme mon Créateur, avait le droit incontestable et absolu de disposer de moi à son bon plaisir, et qui pareillement avait le pouvoir judiciaire de me condamner, moi, sa créature, qui l’avais offensé, au châtiment qu’il jugeait convenable; et que je devais me résigner à supporter sa colère, puisque j’avais péché contre lui.

Puis je fis réflexion que Dieu, non seulement équitable, mais tout-puissant, pouvait me délivrer de même qu’il m’avait puni et affligé quand il l’avait jugé convenable, et que, s’il ne jugeait pas utile de le faire, mon devoir était de me résigner entièrement et absolument à sa volonté. D’ailleurs, il était aussi de mon devoir d’espérer en lui, de l’implorer, et de me laisser aller tranquillement aux mouvements et aux inspirations de sa providence de chaque jour.

Ces pensées m’occupèrent des heures, des jours, je puis dire même des semaines et des mois, et je n’en saurais omettre cet effet particulier: un matin, de très bonne heure, étant couché dans mon lit, l’âme préoccupée de la dangereuse apparition des sauvages, je me trouvais dans un profond abattement, quand tout à coup me revinrent en l’esprit ces paroles de la Sainte Écriture:—«Invoque-moi au jour de ton affliction, et je te délivrerai, et tu me glorifieras.»

Là-dessus je me levai, non seulement le cœur empli de joie et de courage, mais porté à prier Dieu avec ferveur pour ma délivrance. Lorsque j’eus achevé ma prière, je pris ma Bible, et, en l’ouvrant, le premier passage qui s’offrit à ma vue fut celui-ci:—«Sers le Seigneur, et aie bon courage, et il fortifiera ton cœur; sers, dis-je, le Seigneur.»—Il serait impossible d’exprimer combien ces paroles me réconfortèrent. Plein de reconnaissance, je posai le livre, et je ne fus plus triste au moins à ce sujet.

Au milieu de ces pensées, de ces appréhensions et de ces méditations, il me vint un jour en l’esprit que je m’étais créé des chimères, et que le vestige de ce pas pouvait bien être une empreinte faite sur le rivage par mon propre pied en me rendant à ma pirogue. Cette idée contribua aussi à me ranimer: je commençai à me persuader que ce n’était qu’une illusion, et que ce pas était réellement le mien. N’avais-je pas pu prendre ce chemin, soit en allant à ma pirogue, soit en revenant? D’ailleurs je reconnus qu’il me serait impossible de me rappeler si cette route était ou n’était pas celle que j’avais prise; et je compris que, si cette marque était bien celle de mon pied, j’avais joué le rôle de ces fous qui s’évertuent à faire des histoires de spectres et d’apparitions dont ils finissent eux-mêmes par être plus effrayés que tout autre.

Je repris donc courage, et je regardai dehors en tapinois. N’étant pas sorti de mon château depuis trois jours et trois nuits, je commençais à languir de besoin: je n’avais plus chez moi que quelques biscuits d’orge et de l’eau. Je songeai alors que mes chèvres avaient grand besoin d’être traites,—ce qui était ordinairement ma récréation du soir,—et que les pauvres bêtes devaient avoir bien souffert de cet abandon. Au fait, quelques-unes s’en trouvèrent fort incommodées: leur lait avait tari.

Raffermi par la croyance que ce n’était rien que le vestige de l’un de mes propres pieds,—je pouvais donc dire avec vérité que j’avais eu peur de mon ombre,—je me risquai à sortir et j’allai à ma maison des champs pour traire mon troupeau; mais, à voir avec quelle peur j’avançais, regardant souvent derrière moi, prêt à chaque instant à laisser là ma corbeille et à m’enfuir pour sauver ma vie, on m’aurait pris pour un homme troublé par une mauvaise conscience, ou sous le coup d’un horrible effroi: ce qui, au fait, était vrai.

Toutefois, ayant fait ainsi cette course pendant deux ou trois jours, je m’enhardis et me confirmai dans le sentiment que j’avais été dupe de mon imagination. Je ne pouvais cependant me le persuader complètement avant de retourner au rivage, avant de revoir l’empreinte de ce pas, de le mesurer avec le mien, de m’assurer s’il avait quelque similitude ou quelque conformité, afin que je pusse être convaincu que c’était bien là mon pied. Mais quand j’arrivai au lieu même, je reconnus qu’évidemment, lorsque j’avais abrité ma pirogue, je n’avais pu passer par là ni aux environs. Bien plus, lorsque j’en vins à mesurer la marque, je trouvai qu’elle était de beaucoup plus large que mon pied. Ce double désappointement remplit ma tête de nouvelles imaginations et mon cœur de la plus profonde mélancolie. Un frisson me saisit comme si j’eusse eu la fièvre, et je m’en retournai chez moi, plein de l’idée qu’un homme ou des hommes étaient descendus sur ce rivage, ou que l’île était habitée, et que je pouvais être pris à l’improviste. Mais que faire pour ma sécurité? Je ne savais.

Oh! quelles absurdes résolutions prend un homme quand il est possédé de la peur! Elle lui ôte l’usage des moyens de salut que lui offre la raison. La première chose que je me proposai fut de jeter à bas mes clôtures, de rendre à la vie sauvage des bois mon bétail apprivoisé, de peur que l’ennemi, venant à le découvrir, ne se prît à fréquenter l’île, dans l’espoir de trouver un semblable butin. Il va sans dire qu’après cela je devais bouleverser mes deux champs de blé, pour qu’il ne fût point attiré par cet appât, et démolir ma tonnelle et ma tente afin qu’il ne pût trouver nul vestige de mon habitation qui l’eût excité à pousser ses recherches, dans l’espoir de rencontrer les habitants de l’île.

Ce fut là le sujet de mes réflexions pendant la nuit qui suivit mon retour à la maison, quand les appréhensions qui s’étaient emparées de mon esprit étaient encore dans toute leur force, ainsi que les vapeurs de mon cerveau. La crainte du danger est dix mille fois plus effrayante que le danger lui-même, et nous trouvons le poids de l’anxiété plus lourd de beaucoup que le mal que nous redoutons. Mais le pire dans tout cela, c’est que dans mon trouble je ne tirais plus aucun secours de la résignation. J’étais semblable à Saül, qui se plaignait non seulement de ce que les Philistins étaient sur lui, mais que Dieu l’avait abandonné; je n’employais plus les moyens propres à rasséréner mon âme en criant à Dieu dans ma détresse, et en me reposant pour ma défense et mon salut sur sa providence, comme j’avais fait auparavant. Si je l’avais fait, j’aurais au moins supporté plus courageusement cette nouvelle alarme, et peut-être l’aurais-je bravée avec plus de résolution.

Ce trouble de mes pensées me tint éveillé toute la nuit, mais je m’endormis dans la matinée. La fatigue de mon âme et l’épuisement de mes esprits me procurèrent un sommeil très profond, et je me réveillai beaucoup plus calme. Je commençai alors à raisonner de sens rassis, et, après un long débat avec moi-même, je conclus que cette île, si agréable, si fertile et si proche de la terre ferme que j’avais vue, n’était pas aussi abandonnée que je l’avais cru; qu’à la vérité il n’y avait point d’habitants fixes qui vécussent sur ce rivage, mais qu’assurément des embarcations y venaient quelquefois du continent, soit avec dessein, soit poussées par les vents contraires.

Ayant vécu quinze années dans ce lieu, et n’ayant point encore rencontré l’ombre d’une créature humaine, il était donc probable que si quelquefois on relâchait à cette île, on se rembarquait aussitôt que possible, puisqu’on ne l’avait point jugée propre à s’y établir jusqu’alors.

Le plus grand danger que j’avais à redouter, c’était donc une semblable descente accidentelle des gens de la terre ferme, qui, selon toute apparence, abordant à cette île contre leur gré, s’en éloignaient avec toute la hâte possible, et n’y passaient que rarement la nuit pour attendre le retour du jour et de la marée. Ainsi je n’avais rien autre à faire qu’à me ménager une retraite sûre pour le cas où je verrais prendre terre à des sauvages.

Je commençai alors à me repentir d’avoir creusé ma grotte et de lui avoir donné une issue qui aboutissait, comme je l’ai dit, au delà de l’endroit où ma fortification joignait le rocher. Après mûre délibération, je résolus de me faire un second retranchement en demi-cercle, à quelque distance de ma muraille, juste où douze ans auparavant j’avais planté le double rang d’arbres dont il a été fait mention. Ces arbres avaient été placés si près les uns des autres, qu’il n’était besoin que d’enfoncer entre eux quelques poteaux pour en faire aussitôt une muraille épaisse et forte.

De cette manière j’eus un double rempart: celui du dehors était renforcé de pièces de charpente, de vieux câbles, et de tout ce que j’avais jugé propre à le consolider, et percé de sept meurtrières assez larges pour passer le bras. Du côté extérieur je l’épaissis de dix pieds, en y amoncelant toute la terre que j’extrayais de ma grotte, et en piétinant dessus. Dans les sept meurtrières j’imaginai de placer les mousquets que j’ai dit avoir sauvés du navire au nombre de sept, et de les monter en guise de canons sur des espèces d’affûts; de sorte que je pouvais en deux minutes faire feu de toute mon artillerie. Je fus plusieurs grands mois à achever ce rempart, et cependant je ne me crus point en sûreté qu’il ne fût fini.

Cet ouvrage terminé, pour le masquer je fichai dans tout le terrain environnant des bâtons ou des pieux de ce bois semblable à l’osier qui croissait si facilement. Je crois que j’en plantai bien près de vingt mille, tout en réservant entre eux et mon rempart une assez grande esplanade pour découvrir l’ennemi et pour qu’il ne pût, à la faveur de ces jeunes arbres, si toutefois il le tentait, se glisser jusqu’au pied de ma muraille extérieure.

Au bout de deux ans j’eus un fourré épais, et au bout de cinq ou six ans j’eus devant ma demeure un bocage qui avait crû si prodigieusement dru et fort, qu’il était vraiment impénétrable. Âme qui vive ne se serait jamais imaginé qu’il y eût quelque chose par derrière, et surtout une habitation. Comme je ne m’étais point réservé d’avenue, je me servais, pour entrer et sortir, de deux échelles: avec la première je montais à un endroit peu élevé du rocher, où il y avait place pour poser la seconde; et quand je les avais retirées toutes les deux, il était de toute impossibilité à un homme de venir à moi sans se blesser; et quand même il eût pu y parvenir, il se serait encore trouvé au delà de ma muraille extérieure.

C’est ainsi que je pris pour ma propre conservation toutes les mesures que la prudence humaine pouvait me suggérer, et l’on verra par la suite qu’elles n’étaient pas entièrement dénuées de justes raisons. Je ne prévoyais rien alors cependant qui ne me fût soufflé par la peur.

Durant ces travaux je n’étais pas tout à fait insouciant de mes autres affaires; je m’intéressais surtout à mon petit troupeau de chèvres, qui non seulement suppléait à mes besoins présents et commençait à me suffire, sans aucune dépense de poudre et de plomb, mais encore m’exemptait des fatigues de la chasse. Je ne me souciais nullement de perdre de pareils avantages et de rassembler un troupeau sur de nouveaux frais.

Après de longues considérations à ce sujet, je ne pus trouver que deux moyens de le préserver: le premier était de chercher quelque autre emplacement convenable pour creuser une caverne sous terre, où je l’enfermerais toutes les nuits, et le second d’enclore deux ou trois petits terrains éloignés les uns des autres et aussi cachés que possible, dans chacun desquels je pusse parquer une demi-douzaine de chèvres, afin que, s’il advenait quelque désastre au troupeau principal, je pusse le rétablir en peu de temps et avec peu de peine. Quoique ce dernier dessein demandât beaucoup de temps et de travail, il me parut le plus raisonnable.

En conséquence, j’employai quelques jours à parcourir les parties les plus retirées de l’île, et je fis choix d’un lieu aussi caché que je le désirais. C’était un petit terrain humide au milieu de ces bois épais et profonds où, comme je l’ai dit, j’avais failli me perdre autrefois en essayant de les traverser pour revenir de la côte orientale de l’île. Il y avait là une clairière de près de trois acres, si bien entourée de bois que c’était presque un enclos naturel, qui, pour son achèvement, n’exigeait donc pas autant de travail que les premiers, que j’avais faits si péniblement.

Je me mis aussitôt à l’ouvrage, et en moins d’un mois j’eus si bien enfermé cette pièce de terre, que mon troupeau ou ma harde, appelez-le comme il vous plaira, qui dès lors n’était plus sauvage, pouvait s’y trouver aussi bien en sûreté. J’y conduisis sans plus de délai dix chèvres et deux boucs; après quoi je continuai à perfectionner cette clôture jusqu’à ce qu’elle fût aussi solide que l’autre. Toutefois, comme je la fis plus à loisir, elle me prit beaucoup plus de temps.

La seule rencontre d’un vestige de pied d’homme me coûta tout ce travail: je n’avais point encore aperçu de créature humaine; et voici que depuis deux ans je vivais dans des transes qui rendaient ma vie beaucoup moins confortable qu’auparavant, et que peuvent seuls imaginer ceux qui savent ce que c’est que d’être perpétuellement dans les réseaux de la peur. Je remarquerai ici avec chagrin que les troubles de mon esprit influaient extrêmement sur mes soins religieux car la crainte et la frayeur de tomber entre les mains des sauvages et des cannibales accablaient tellement mon cœur, que je me trouvais rarement en état de m’adresser à mon Créateur, au moins avec ce calme rassis et cette résignation d’âme qui m’avaient été habituels. Je ne priais Dieu que dans un grand abattement et dans une douloureuse oppression, j’étais plein de l’imminence du péril, je m’attendais chaque soir à être massacré et dévoré avant la fin de la nuit. Je puis affirmer par ma propre expérience qu’un cœur rempli de paix, de reconnaissance, d’amour et d’affection, est beaucoup plus propre à la prière qu’un cœur plein de terreur et de confusion; et que, sous la crainte d’un malheur prochain, un homme n’est pas plus capable d’accomplir ses devoirs envers Dieu qu’il n’est capable de repentance sur le lit de mort. Les troubles affectant l’esprit comme les souffrances affectent le corps, ils doivent être nécessairement un aussi grand empêchement que les maladies: prier Dieu est purement un acte de l’esprit.

Mais poursuivons.—Après avoir mis en sûreté une partie de ma petite provision vivante, je parcourus toute l’île pour chercher un autre lieu secret propre à recevoir un pareil dépôt. Un jour, m’avançant vers la pointe occidentale de l’île plus que je ne l’avais jamais fait et promenant mes regards sur la mer, je crus apercevoir une embarcation qui voguait à une grande distance. J’avais trouvé une ou deux lunettes d’approche dans un des coffres de matelots que j’avais sauvés de notre navire, mais je ne les avais point sur moi, et l’objet était si éloigné que je ne pus le distinguer, quoique j’y tinsse mes yeux attachés jusqu’à ce qu’ils fussent incapables de regarder plus longtemps. Était-ce ou n’était-ce pas un bateau? je ne sais; mais en descendant de la colline où j’étais monté, je perdis l’objet de vue et n’y songeai plus; seulement je pris la résolution de ne plus sortir sans une lunette dans ma poche.

Quand je fus arrivé au bas de la colline, à l’extrémité de l’île, où vraiment je n’étais jamais allé, je fus tout aussitôt convaincu qu’un vestige de pied d’homme n’était pas une chose aussi étrange en ce lieu que je l’imaginais.—Si par une providence spéciale je n’avais pas été jeté sur le côté de l’île où les sauvages ne venaient jamais, il m’aurait été facile de savoir que rien n’était plus ordinaire aux canots du continent, quand il leur advenait de s’éloigner un peu trop en haute mer, de relâcher à cette portion de mon île; en outre, que souvent ces sauvages se rencontraient dans leurs pirogues, se livraient des combats, et que les vainqueurs menaient leurs prisonniers sur ce rivage, où, suivant l’horrible coutume cannibale, ils les tuaient et s’en repaissaient, ainsi qu’on le verra plus tard.

Quand je fus descendu de la colline, à la pointe sud-ouest de l’île, comme je le disais tout à l’heure, je fus profondément atterré. Il me serait impossible d’exprimer l’horreur qui s’empara de mon âme à l’aspect du rivage, jonché de crânes, de mains, de pieds et autres ossements. Je remarquai surtout une place où l’on avait fait du feu, et un banc creusé en rond dans la terre, comme l’arène d’un combat de coqs, où sans doute ces misérables sauvages s’étaient placés pour leur atroce festin de chair humaine.

Je fus si stupéfié à cette vue qu’elle suspendit pour quelque temps l’idée de mes propres dangers: toutes mes appréhensions étaient étouffées sous les impressions que me donnaient un tel abîme d’infernale brutalité et l’horreur d’une telle dégradation de la nature humaine. J’avais bien souvent entendu parler de cela, mais jusque-là je n’avais jamais été si près de cet horrible spectacle. J’en détournai la face, mon cœur se souleva, et je serais tombé en faiblesse si la nature ne m’avait soulagé aussitôt par un violent vomissement. Revenu à moi-même, je ne pus rester plus longtemps en ce lieu; je remontai en toute hâte sur la colline, et je me dirigeai vers ma demeure.

Quand je me fus un peu éloigné de cette partie de l’île, je m’arrêtai tout court comme anéanti. En recouvrant mes sens, dans toute l’affection de mon âme, je levai au ciel mes yeux pleins de larmes, et je remerciai Dieu de ce qu’il m’avait fait naître dans une partie du monde étrangère à d’aussi abominables créatures, et de ce que dans ma condition, que j’avais estimée si misérable, il m’avait donné tant de consolations; que je devais plutôt l’en remercier que m’en plaindre; et par-dessus tout de ce que dans mon infortune même j’avais été réconforté par sa connaissance et par l’espoir de ses bénédictions: félicité qui compensait et au delà toutes les misères que j’avais souffertes et que je pouvais souffrir encore.

Plein de ces sentiments de gratitude, je revins à mon château, et je commençai à être beaucoup plus tranquille sur ma position que je ne l’avais jamais été; car je remarquai que ces misérables ne venaient jamais dans l’île à la recherche de quelque butin, n’ayant ni besoin ni souci de ce qu’elle pouvait renfermer, et ne s’attendant pas à y trouver quelque chose, après avoir plusieurs fois, sans doute, exploré la partie couverte et boisée sans y rien découvrir à leur convenance.—J’avais été plus de dix-huit ans sans rencontrer le moindre vestige d’une créature humaine. Retiré comme je l’étais alors, je pouvais bien encore en passer dix-huit autres, si je ne me trahissais moi-même, ce que je pouvais facilement éviter. Ma seule affaire était donc de me tenir toujours parfaitement caché où j’étais, à moins que je ne vinsse à trouver des hommes meilleurs que l’espèce cannibale, des hommes auxquels je pourrais me faire connaître.

Toutefois je conçus une telle horreur de ces exécrables sauvages et de leur atroce coutume de se manger les uns les autres, de s’entre-dévorer, que je restai sombre et pensif, et me séquestrai dans mon propre district durant au moins deux ans. Quand je dis mon propre district, j’entends par cela mes trois plantations: mon château, ma maison de campagne, que j’appelais ma tonnelle, et mes parcs dans les bois, où je n’allais absolument que pour mes chèvres; car l’aversion que la nature me donnait pour ces abominables sauvages était telle que je redoutais leur vue autant que celle du diable. Je ne visitai pas une seule fois ma pirogue pendant tout ce temps, mais je commençai de songer à m’en faire une autre; car je n’aurais pas voulu tenter de naviguer autour de l’île pour ramener cette embarcation dans mes parages, de peur d’être rencontré en mer par quelques sauvages: je savais trop bien quel aurait été mon sort si j’eusse eu le malheur de tomber entre leurs mains.

Le temps néanmoins et l’assurance où j’étais de ne courir aucun risque d’être découvert dissipèrent mon anxiété, et je recommençai à vivre tranquillement, avec cette différence que j’usais de plus de précautions, que j’avais l’œil plus au guet, et que j’évitais de tirer mon mousquet, de peur d’être entendu des sauvages s’il s’en trouvait dans l’île.

C’était donc une chose fort heureuse pour moi que je me fusse pourvu d’une race de chèvres domestiques, afin de ne pas être dans la nécessité de chasser au tir dans les bois. Si par la suite j’attrapai encore quelques chèvres, ce ne fut qu’au moyen de trappes et de traquenards; car je restai bien deux ans sans tirer une seule fois mon mousquet, quoique je ne sortisse jamais sans cette arme. Des trois pistolets que j’avais sauvés du navire, j’en portais toujours au moins deux à ma ceinture de peau de chèvre. J’avais fourbi un de mes grands coutelas que j’avais aussi tirés du vaisseau, et je m’étais fait un ceinturon pour le mettre. J’étais vraiment formidable à voir dans mes sorties, si l’on ajoute à la première description que j’ai faite de moi-même les deux pistolets et le grand sabre qui sans fourreau pendait à mon côté.

Les choses se gouvernèrent ainsi quelque temps. Sauf ces précautions, j’avais repris mon premier genre de vie calme et paisible. Je fus de plus en plus amené à reconnaître combien ma condition était loin d’être misérable au prix de quelques autres, même de beaucoup d’autres qui, s’il eût plu à Dieu, auraient pu être aussi mon sort; et je fis cette réflexion, qu’il y aurait peu de murmures parmi les hommes, quelle que soit leur situation, s’ils se portaient à la reconnaissance en comparant leur existence avec celles qui sont pires, plutôt que de nourrir leurs plaintes en jetant sans cesse les regards sur de plus heureuses positions.

Comme peu de chose alors me faisait réellement faute, je pense que les frayeurs où m’avaient plongé ces méchants sauvages et le soin que j’avais pris de ma propre conservation avaient émoussé mon esprit imaginatif dans la recherche de mon bien-être. J’avais même négligé un excellent projet qui m’avait autrefois occupé: celui d’essayer à faire de la drêche avec une partie de mon orge et de brasser de la bière. C’était vraiment un dessein bizarre, dont je me reprochais souvent la naïveté; car je voyais parfaitement qu’il me manquerait pour son exécution bien des choses nécessaires auxquelles il me serait impossible de suppléer: d’abord je n’avais point de tonneaux pour conserver ma bière; et, comme je l’ai déjà fait observer, j’avais employé plusieurs jours, plusieurs semaines, voire même plusieurs mois, à essayer d’en construire, mais tout à fait en vain. En second lieu, je n’avais ni houblon pour la rendre de bonne garde, ni levure pour la faire fermenter, ni chaudron ni chaudière pour la faire bouillir; et cependant, sans l’appréhension des sauvages, j’aurais entrepris ce travail, et peut-être en serais-je venu à bout; car j’abandonnais rarement une chose avant de l’avoir accomplie, quand une fois elle m’était entrée dans la tête assez obstinément pour m’y faire mettre la main.

Mais alors mon imagination s’était tournée d’un tout autre côté: je ne faisais nuit et jour que songer aux moyens de tuer quelques-uns de ces monstres au milieu de leurs fêtes sanguinaires, et, s’il était possible, de sauver les victimes qu’ils venaient égorger sur le rivage. Je remplirais un volume plus gros que ne le sera celui-ci tout entier, si je consignais tous les stratagèmes que je combinai, ou plutôt que je couvai en mon esprit pour détruire ces créatures ou au moins les effrayer et les dégoûter à jamais de revenir dans l’île; mais tout avortait, mais, livré à mes propres ressources, rien ne pouvait s’effectuer. Que pouvait faire un seul homme contre vingt ou trente sauvages armés de zagaies ou d’arcs et de flèches, dont ils se servaient aussi à coup sûr que je pouvais faire de mon mousquet?

Quelquefois je songeais à creuser un trou sous l’endroit qui leur servait d’âtre, pour y placer cinq ou six livres de poudre à canon, qui, venant à s’enflammer lorsqu’ils allumeraient leur feu, feraient sauter tout ce qui serait à l’entour. Mais il me fâchait de prodiguer tant de poudre, ma provision n’étant plus alors que d’un baril, sans avoir la certitude que l’explosion se ferait en temps donné pour les surprendre: elle pouvait fort bien ne leur griller que les oreilles et les effrayer, ce qui n’eût pas été suffisant pour leur faire évacuer la place. Je renonçai donc à ce projet, et je me proposai alors de me poster en embuscade, en un lieu convenable, avec mes trois mousquets chargés à deux balles, et de faire feu au beau milieu de leur sanglante cérémonie quand je serais sûr d’en tuer ou d’en blesser deux ou trois peut-être à chaque coup. Fondant ensuite sur eux avec mes trois pistolets et mon sabre, je ne doute pas, fussent-ils vingt, de les tuer tous. Cette idée me sourit pendant quelques semaines, et j’en étais si plein que j’en rêvais souvent, et que dans mon sommeil je me voyais quelquefois juste au moment de faire feu sur les sauvages.

J’allai si loin dans mon indignation, que j’employai plusieurs jours à chercher un lieu propre à me mettre en embuscade pour les épier, et que même je me rendis fréquemment à l’endroit de leurs festins, avec lequel je commençai à me familiariser, surtout dans ces moments où j’étais rempli de sentiments de vengeance, et de l’idée d’en passer vingt ou trente au fil de l’épée; mais mon animosité reculait devant l’horreur que je ressentais à cette place et à l’aspect des traces de ces misérables barbares s’entre-dévorant.

Enfin je trouvai un lieu favorable sur le versant de la colline, où je pouvais guetter en sûreté l’arrivée de leurs pirogues, puis, avant même qu’ils n’aient abordé au rivage, me glisser inaperçu dans un massif d’arbres dont un avait un creux assez grand pour me cacher tout entier. Là je pouvais me poster et observer toutes leurs abominables actions, et les viser à la tête quand ils se trouveraient tous ensemble, et si serrés, qu’il me serait presque impossible de manquer mon coup et de ne pas en blesser trois ou quatre à la première décharge.

Résolu d’accomplir en ce lieu mon dessein, je préparai en conséquence deux mousquets et mon fusil de chasse ordinaire: je chargeai les deux mousquets avec chacun deux lingots et quatre ou cinq balles de calibre de pistolet, mon fusil de chasse d’une poignée de grosses chevrotines et mes pistolets de chacun quatre balles. Dans cet état, bien pourvu de munitions pour une seconde et une troisième charge, je me disposai à me mettre en campagne.

Une fois que j’eus ainsi arrêté le plan de mon expédition et qu’en imagination je l’eus mis en pratique, je me rendis régulièrement chaque matin sur le sommet de la colline éloignée de mon château d’environ trois milles au plus, pour voir si je ne découvrirais pas en mer quelques bateaux abordant à l’île ou faisant route de son côté. Mais après deux ou trois mois de faction assidue, je commençai à me lasser de cette fatigue, m’en retournant toujours sans avoir fait aucune découverte. Durant tout ce temps je n’entrevis pas la moindre chose, non seulement sur ou près le rivage, mais sur la surface de l’Océan, aussi loin que ma vue ou mes lunettes d’approche pouvaient s’étendre de toutes parts.

Aussi longtemps que je fis ma tournée journalière à la colline, mon dessein subsista dans toute sa vigueur, et mon esprit me parut toujours être en disposition convenable pour exécuter le perfide massacre d’une trentaine de sauvages sans défense, et cela pour un crime dont la discussion ne m’était pas même entrée dans l’esprit, ma colère s’étant tout d’abord enflammée par l’horreur que j’avais conçue de la monstrueuse coutume des peuples de cette contrée à qui, ce semble, la Providence avait permis, en sa sage disposition du monde, de n’avoir d’autre guide que leurs propres passions perverses et abominables, et qui par conséquent étaient livrés peut-être depuis plusieurs siècles à cette horrible coutume, qu’ils recevaient par tradition, et où rien ne pouvait les porter, qu’une nature entièrement abandonnée du ciel et entraînée par une infernale dépravation.—Mais lorsque je commençai à me lasser, comme je l’ai dit, de cette infructueuse excursion que je faisais chaque matin si loin et depuis si longtemps, mon opinion elle-même commença aussi à changer, et je considérai avec plus de calme et de sang-froid la mêlée où j’allais m’engager. Quelle autorité, quelle mission avais-je pour me prétendre juge et bourreau de ces hommes criminels lorsque Dieu avait jugé convenable de les laisser impunis durant plusieurs siècles, pour qu’ils fussent en quelque sorte les exécuteurs réciproques de ses jugements? Ces peuples étaient loin de m’avoir offensé, de quel droit m’immiscer à la querelle de sang qu’ils vidaient entre eux? Fort souvent s’élevait en moi ce débat: «Comment puis-je savoir ce que Dieu lui-même juge en ce cas tout particulier?» Il est certain que ces peuples ne considèrent pas ceci comme un crime; ce n’est point réprouvé par leur conscience, leurs lumières ne le leur reprochent point. Ils ignorent que c’est mal, et ne le commettent point pour braver la justice divine, comme nous faisons dans presque tous les péchés dont nous nous rendons coupables. Ils ne pensent pas plus que ce soit un crime de tuer un prisonnier de guerre que nous de tuer un bœuf, et de manger de la chair humaine que nous de manger du mouton.

De ces réflexions il s’ensuivit nécessairement que j’étais injuste, et que ces peuples n’étaient pas plus des meurtriers dans le sens où je les avais d’abord condamnés en mon esprit, que ces chrétiens qui souvent mettent à mort les prisonniers faits dans le combat, ou qui plus souvent passent sans quartier des armées entières au fil de l’épée, quoiqu’elles aient mis bas les armes et se soient soumises.

Tout brutal et inhumain que pouvait être l’usage de s’entre-dévorer, il me vint ensuite à l’esprit que cela réellement ne me regardait en rien: ces peuples ne m’avaient point offensé; s’ils attentaient à ma vie ou si je voyais que pour ma propre conservation il me fallût tomber sur eux, il n’y aurait rien à redire à cela; mais étant hors de leur pouvoir, mais ces gens n’ayant aucune connaissance de moi, et par conséquent aucun projet sur moi, il n’était pas juste de les assaillir: c’eût été justifier la conduite des Espagnols et toutes les atrocités qu’ils pratiquèrent en Amérique, où ils ont détruit des millions de ces peuples, qui, bien qu’ils fussent idolâtres et barbares, et qu’ils observassent quelques rites sanglants, tels que de faire des sacrifices humains, n’étaient pas moins de fort innocentes gens par rapport aux Espagnols. Aussi, aujourd’hui, les Espagnols eux-mêmes et toutes les autres nations chrétiennes de l’Europe parlent-ils de cette extermination avec la plus profonde horreur et la plus profonde exécration, et comme d’une boucherie et d’une œuvre monstrueuse de cruauté et de sang, injustifiable devant Dieu et devant les hommes! Par là le nom d’Espagnol est devenu odieux et terrible pour toute âme pleine d’humanité ou de compassion chrétienne; comme si l’Espagne était seule vouée à la production d’une race d’hommes sans entrailles pour les malheureux, et sans principes de cette tolérance marque avérée des cœurs magnanimes.

Ces considérations m’arrêtèrent. Je fis une sorte de halte, et je commençai petit à petit à me détourner de mon dessein et à conclure que c’était une chose injuste que ma résolution d’attaquer les sauvages; que mon affaire n’était point d’en venir aux mains avec eux, à moins qu’ils ne m’assaillissent les premiers, ce qu’il me fallait prévenir autant que possible. Je savais d’ailleurs quel était mon devoir s’ils venaient à me découvrir et à m’attaquer.

D’un autre côté, je reconnus que ce projet serait le sûr moyen non d’arriver à ma délivrance, mais à ma ruine totale et à ma perte, à moins que je ne fusse assuré de tuer non seulement tous ceux qui seraient alors à terre, mais encore tous ceux qui pourraient y venir plus tard; car si un seul m’échappait pour aller dire à ses compatriotes ce qui était advenu, ils reviendraient par milliers venger la mort de leurs compagnons, et je n’aurais donc fait qu’attirer sur moi une destruction certaine, dont je n’étais point menacé.

Somme toute, je conclus que ni en morale ni en politique, je ne devais en aucune façon m’entremettre dans ce démêlé; que mon unique affaire était par tous les moyens possibles de me tenir caché, et de ne pas laisser la moindre trace qui pût faire conjecturer qu’il y avait dans l’île quelque créature vivante, j’entends de forme humaine.

La religion se joignant à la prudence, j’acquis alors la conviction que j’étais tout à fait sorti de mes devoirs en concertant des plans sanguinaires pour la destruction d’innocentes créatures, j’entends innocentes par rapport à moi. Quant à leurs crimes, ils s’en rendaient coupables les uns envers les autres, je n’avais rien à y faire. Pour les offenses nationales il est des punitions nationales, et c’est à Dieu qu’il appartient d’infliger des châtiments publics à ceux qui l’ont publiquement offensé.

Tout cela me parut si évident, que ce fut une grande satisfaction pour moi d’avoir été préservé de commettre une action qui eût été, je le voyais alors avec raison, tout aussi criminelle qu’un meurtre volontaire. A deux genoux je rendis grâce à Dieu de ce qu’il avait ainsi détourné de moi cette tache de sang, en le suppliant de m’accorder la protection de sa providence, afin que je ne tombasse pas entre les mains des barbares, ou que je ne portasse pas mes mains sur eux à moins d’avoir reçu du ciel la mission manifeste de le faire pour la défense de ma vie.

Je restai près d’une année entière dans cette disposition. J’étais si éloigné de rechercher l’occasion de tomber sur les sauvages, que durant tout ce temps je ne montai pas une fois sur la colline pour voir si je n’en découvrirais pas, pour savoir s’ils étaient ou n’étaient pas venus sur le rivage, de peur de réveiller mes projets contre eux ou d’être tenté de les assaillir par quelque occasion avantageuse qui se présenterait. Je ramenai seulement mon canot, qui était sur l’autre côté de l’île, et le conduisis à l’extrémité orientale. Là, je le halai dans une petite anse que je trouvai au pied de quelques roches élevées, où je savais qu’en raison des courants les sauvages n’oseraient pas ou au moins ne voudraient pas venir avec leurs pirogues pour quelque raison que ce fût.

J’emportai avec mon canot tout ce qui en dépendait, et que j’avais laissé là, c’est-à-dire un mât, une voile, et cette chose en manière d’ancre, mais qu’au fait je ne saurais appeler ni ancre ni grappin: c’était pourtant ce que j’avais pu faire de mieux. Je transportai toutes ces choses, pour que rien ne pût provoquer une découverte et pour ne laisser aucun indice d’embarcation ou d’habitation dans l’île.

Hors cela je me tins, comme je l’ai dit, plus retiré que jamais, ne sortant guère de ma cellule que pour mes occupations habituelles, c’est-à-dire pour traire mes chèvres et soigner mon petit troupeau dans les bois, qui, parqué tout à fait de l’autre côté de l’île, était à couvert de tout danger; car il est positif que les sauvages qui hantaient l’île n’y venaient jamais dans le but d’y trouver quelque chose, et par conséquent ne s’écartaient jamais de la côte; et je ne doute pas qu’après que mes appréhensions m’eurent rendu si précautionneux, ils ne soient descendus à terre plusieurs fois tout aussi bien qu’auparavant. Je ne pouvais réfléchir sans horreur à ce qu’eût été mon sort si je les eusse rencontrés et si j’eusse été découvert autrefois, quand, nu et désarmé, n’ayant pour ma défense qu’un fusil qui souvent n’était chargé que de petit plomb, je parcourais toute mon île, guignant et furetant pour voir si je n’attraperais rien. Quelle eût été alors ma terreur si, au lieu de découvrir l’empreinte d’un pied d’homme, j’eusse aperçu quinze ou vingt sauvages qui m’eussent donné la chasse, et si je n’eusse pu échapper à la vitesse de leur course?

Quelquefois ces pensées oppressaient mon âme, et affaissaient tellement mon esprit, que je ne pouvais de longtemps recouvrer assez de calme pour songer à ce que j’eusse fait. Non seulement je n’aurais pu opposer quelque résistance, mais je n’aurais même pas eu assez de présence d’esprit pour m’aider des moyens qui auraient été en mon pouvoir, moyens bien inférieurs à ceux que je possédais à cette heure, après tant de considérations et de préparations. Quand ces idées m’avaient sérieusement occupé, je tombais dans une grande mélancolie qui parfois durait fort longtemps, mais qui se résolvait enfin en sentiments de gratitude envers la Providence, qui m’avait délivré de tant de périls invisibles, et préservé de tant de malheurs dont j’aurais été incapable de m’affranchir moi-même, car je n’avais pas le moindre soupçon de leur imminence ou de leur possibilité.

Tout ceci renouvela une réflexion qui m’était souvent venue en l’esprit lorsque je commençai à comprendre les bénignes dispositions du ciel à l’égard des dangers que nous traversons dans cette vie. Que de fois nous sommes merveilleusement délivrés sans en rien savoir! que de fois, quand nous sommes en suspens,—comme on dit,—dans le doute ou l’hésitation du chemin que nous avons à prendre, un vent secret nous pousse vers une autre route que celle où nous tendions, où nous appelaient nos sens, notre inclination et peut-être même nos devoirs! Nous ressentons une étrange impression de l’ignorance où nous sommes des causes et du pouvoir qui nous entraînent; mais nous découvrons ensuite que, si nous avions suivi la route que nous voulions prendre et que notre imagination nous faisait une obligation de prendre, nous aurions couru à notre ruine et à notre perte.—Par ces réflexions et par quelques autres semblables je fus amené à me faire une règle d’obéir à cette inspiration secrète toutes les fois que mon esprit serait dans l’incertitude de faire ou de ne pas faire une chose, de suivre ou de ne pas suivre un chemin, sans en avoir d’autre raison que le sentiment ou l’impression même pesant sur mon âme. Je pourrais donner plusieurs exemples du succès de cette conduite dans tout le cours de ma vie, et surtout dans la dernière partie de mon séjour dans cette île infortunée, sans compter quelques autres occasions que j’aurais probablement observées si j’eusse vu alors de même œil que je vois aujourd’hui. Mais il n’est jamais trop tard pour être sage, et je ne puis que conseiller à tout homme judicieux, dont la vie est exposée à des événements extraordinaires comme le fut la mienne, ou même à de moindres événements, de ne jamais mépriser de pareils avertissements intimes de la Providence, ou de n’importe quelle intelligence invisible il voudra. Je ne discuterai pas là-dessus; peut-être ne saurais-je en rendre compte, mais certainement c’est une preuve du commerce et de la mystérieuse communication entre les esprits unis à des corps et ceux immatériels, preuve incontestable que j’aurai occasion de confirmer dans le reste de ma résidence solitaire sur cette terre fatale.

Le lecteur, je pense, ne trouvera pas étrange si j’avoue que ces anxiétés, ces dangers dans lesquels je passais ma vie, avaient mis fin à mon industrie et à toutes les améliorations que j’avais projetées pour mon bien-être. J’étais alors plus occupé du soin de ma sûreté que du soin de ma nourriture. De peur que le bruit que je pourrais faire ne s’entendit, je ne me souciais plus alors d’enfoncer un clou, de couper un morceau de bois, et, pour la même raison, encore moins de tirer mon mousquet. Ce n’était qu’avec la plus grande inquiétude que je faisais du feu, à cause de la fumée, qui, dans le jour, étant visible à une grande distance, aurait pu me trahir; et c’était pour cela que j’avais transporté la fabrication de cette partie de mes objets qui demandaient l’emploi du feu, comme la cuisson de mes pots et de mes pipes, dans ma nouvelle habitation des bois, où, après être allé quelque temps, je découvris à mon grand ravissement une caverne naturelle, où j’ose dire que jamais sauvage ni quelque homme que ce soit qui serait parvenu à son ouverture n’aurait été assez hardi pour pénétrer, à moins qu’il n’eût eu comme moi un besoin absolu d’une retraite assurée.

L’entrée de cette caverne était au fond d’un grand rocher, où, par un pur hasard,—dirais-je si je n’avais mille raisons d’attribuer toutes ces choses à la Providence,—je coupais de grosses branches d’arbre pour faire du charbon. Avant de poursuivre, je dois faire savoir pourquoi je faisais ce charbon, ce que voici:

Je craignais de faire de la fumée autour de mon habitation, comme je l’ai dit tantôt; cependant, comme je ne pouvais vivre sans faire cuire mon pain et ma viande, j’avais donc imaginé de faire brûler du bois sous des mottes de gazon, comme je l’avais vu pratiquer en Angleterre. Quand il était près d’être consumé, j’éteignais le brasier et je conservais le charbon, pour l’emporter chez moi et l’employer sans risque de fumée à tout ce qui réclamait l’usage du feu.

Mais que cela soit dit en passant. Tandis que là j’abattais du bois, j’avais donc aperçu derrière l’épais branchage d’un hallier une espèce de cavité, dont je fus curieux de voir l’intérieur. Parvenu, non sans difficulté, à son embouchure, je trouvai qu’il était assez spacieux, c’est-à-dire assez pour que je pusse m’y tenir debout, moi et peut-être une seconde personne; mais je dois avouer que je me retirai avec plus de hâte que je n’étais entré, lorsque, portant mes regards vers le fond de cet antre, qui était entièrement obscur, j’y vis deux grands yeux brillants. Étaient-ils de diable ou d’homme, je ne savais; mais la sombre lueur de l’embouchure de la caverne s’y réfléchissant, ils étincelaient comme deux étoiles.

Toutefois, après une courte pause, je revins à moi, me traitant mille fois de fou, et me disant que ce n’était pas à celui qui avait vécu vingt ans tout seul dans cette île à s’effrayer du diable, et que je devais croire qu’il n’y avait rien dans cet antre de plus effroyable que moi-même. Là-dessus, reprenant courage, je saisis un tison enflammé et me précipitai dans la caverne avec ce brandon à la main. Je n’y eus pas fait trois pas que je fus presque aussi effrayé qu’auparavant; car j’entendis un profond soupir pareil à celui d’une âme en peine, puis un bruit entrecoupé comme des paroles à demi articulées, puis encore un profond soupir. Je reculai tellement stupéfié, qu’une sueur froide me saisit, et que si j’eusse eu mon chapeau sur ma tête, assurément mes cheveux l’auraient jeté à terre. Mais, rassemblant encore mes esprits du mieux qu’il me fut possible, et ranimant un peu mon courage en songeant que le pouvoir et la présence de Dieu règnent partout et partout pouvaient me protéger, je m’avançai de nouveau, et à la lueur de ma torche, que je tenais au-dessus de ma tête, je vis, gisant sur la terre, un vieux, un monstrueux et épouvantable bouc, semblant, comme on dit, lutter avec la mort: il se mourait de vieillesse.

Je le poussai un peu pour voir s’il serait possible de le faire sortir; il essaya de se lever, mais en vain. Alors je pensai qu’il pouvait fort bien rester là, car de même qu’il m’avait effrayé, il pourrait, tant qu’il aurait un souffle de vie, effrayer les sauvages s’il s’en trouvait d’assez hardis pour pénétrer en ce repaire.

Revenu alors de mon trouble, je commençai à regarder autour de moi et je trouvai cette caverne fort petite: elle pouvait avoir environ douze pieds; mais elle était sans figure régulière, ni ronde ni carrée, car la main de la nature y avait seule travaillé. Je remarquai aussi sur le côté le plus profond une ouverture qui s’enfonçait plus avant, mais si basse, que je fus obligé de me traîner sur les mains et sur les genoux pour y passer. Où aboutissait-elle, je l’ignorais. N’ayant point de flambeau, je remis la partie à une autre fois, et je résolus de revenir le lendemain pourvu de chandelles et d’un briquet que j’avais fait avec une batterie de mousquet, dans le bassinet de laquelle je mettais une pièce d’artifice.

En conséquence, le jour suivant je revins muni de six grosses chandelles de ma façon,—car alors je m’en fabriquais de très bonnes avec du suif de chèvre;—j’allai à l’ouverture étroite, et je fus obligé de ramper à quatre pieds, comme je l’ai dit, à peu près l’espace de dix verges: ce qui, je pense, était une tentative assez téméraire, puisque je ne savais pas jusqu’où ce souterrain pouvait aller, ni ce qu’il y avait au bout. Quand j’eus passé ce défilé, je me trouvai sous une voûte d’environ vingt pieds de hauteur. Je puis affirmer que, dans toute l’île, il n’y avait pas un spectacle plus magnifique à voir que les parois et le berceau de cette voûte ou de cette caverne. Ils réfléchissaient mes deux chandelles de cent mille manières. Qu’y avait-il dans le roc? Étaient-ce des diamants ou d’autres pierreries, ou de l’or,—ce que je suppose plus volontiers?—je l’ignorais.

Bien que tout à fait sombre, c’était la plus délicieuse grotte qu’on puisse se figurer. L’aire en était unie et sèche et couverte d’une sorte de gravier fin et mouvant. On n’y voyait point d’animaux immondes, et il n’y avait ni eau ni humidité sur les parois de la voûte. La seule difficulté, c’était l’entrée; difficulté que toutefois je considérais comme un avantage, puisqu’elle en faisait une place forte, un abri sûr dont j’avais besoin. Je fus vraiment ravi de ma découverte, et je résolus de transporter sans délai dans cette retraite tout ce dont la conservation m’importait le plus, surtout ma poudre et toutes mes armes de réserve, c’est-à-dire deux de mes trois fusils de chasse et trois de mes mousquets: j’en avais huit. A mon château, je n’en laissai donc que cinq, qui sur ma redoute extérieure demeuraient toujours braqués comme des pièces de canon, et que je pouvais également prendre en cas d’expédition.

Pour ce transport de mes munitions, je fus obligé d’ouvrir le baril de poudre que j’avais retiré de la mer et qui avait été mouillé. Je trouvai que l’eau avait pénétré de tous côtés à la profondeur de trois ou quatre pouces, et que la poudre détrempée avait, en se séchant, formé une croûte qui avait conservé l’intérieur comme un fruit dans sa coque; de sorte qu’il y avait bien au centre du tonneau soixante livres de bonne poudre: ce fut une agréable découverte pour moi en ce moment. Je l’emportai toute à ma caverne, sauf deux ou trois livres que je gardai dans mon château, de peur de n’importe quelle surprise. J’y portai aussi tout le plomb que j’avais réservé pour me faire des balles.

Je me croyais alors semblable à ces anciens géants qui vivaient, dit-on, dans des cavernes et des trous de rocher inaccessibles; car j’étais persuadé que, réfugié en ce lieu, je ne pourrais être dépisté par les sauvages, fussent-ils cinq cents à me pourchasser; ou que, s’ils le faisaient, ils ne voudraient point se hasarder à m’y donner l’attaque.

Le vieux bouc que j’avais trouvé expirant mourut à l’entrée de la caverne le lendemain du jour où j’en fis la découverte. Il me parut plus commode, au lieu de le tirer dehors, de creuser un grand trou, de l’y jeter et de le recouvrir de terre. Je l’enterrai ainsi pour me préserver de toute odeur infecte.

J’étais alors dans la vingt-troisième année de ma résidence dans cette île, et si accoutumé à ce séjour et à mon genre de vie, que si j’eusse eu l’assurance que les sauvages ne viendraient point me troubler, j’aurais volontiers signé la capitulation de passer là le reste de mes jours jusqu’au dernier moment, jusqu’à ce que je fusse gisant, et que je mourusse comme le vieux bouc dans la caverne. Je m’étais ménagé quelques distractions et quelques amusements qui faisaient passer le temps plus vite et plus agréablement qu’autrefois. J’avais, comme je l’ai déjà dit, appris à parler à mon Poll; et il le faisait si familièrement, et il articulait si distinctement, si pleinement, que c’était pour moi un grand plaisir de l’entendre. Il vécut avec moi pas moins de vingt-six ans: combien vécut-il ensuite? je l’ignore. On prétend au Brésil que ces animaux peuvent vivre cent ans. Peut-être quelques-uns de mes perroquets existent-ils encore et appellent-ils encore en ce moment le pauvre Robin Crusoé. Je ne souhaite pas qu’un Anglais ait le malheur d’aborder mon île et de les y entendre jaser; mais si cela advenait, assurément il croirait que c’est le diable. Mon chien me fut un très agréable et fidèle compagnon pendant seize ans: il mourut de pure vieillesse. Quant à mes chats, ils multiplièrent, comme je l’ai dit, et à un tel point que je fus d’abord obligé d’en tuer plusieurs pour les empêcher de me dévorer moi et tout ce que j’avais. Mais enfin, après la mort des deux vieux que j’avais apportés du navire, les ayant pendant quelque temps continuellement chassés et laissés sans nourriture, ils s’enfuirent tous dans les bois et devinrent sauvages, excepté deux ou trois favoris que je gardai auprès de moi. Ils faisaient partie de ma famille; mais j’eus toujours grand soin, quand ils mettaient bas, de noyer tous leurs petits. En outre, je gardai toujours autour de moi deux ou trois chevreaux domestiques que j’avais accoutumés à manger dans ma main, et deux autres perroquets qui jasaient assez bien pour dire Robin Crusoé, pas aussi bien toutefois que le premier: à la vérité, pour eux je ne m’étais pas donné autant de peine. J’avais aussi quelques oiseaux de mer apprivoisés dont je ne sais pas les noms; je les avais attrapés sur le rivage et leur avais coupé les ailes. Les petits pieux que j’avais plantés en avant de la muraille de mon château étant devenus un bocage épais et touffu, ces oiseaux y nichaient et y pondaient parmi les arbrisseaux, ce qui était fort agréable pour moi. En résumé, comme je le disais tantôt, j’aurais été fort content de la vie que je menais si elle n’avait point été troublée par la crainte des sauvages.

Mais il en était ordonné autrement. Pour tous ceux qui liront mon histoire il ne saurait être hors de propos de faire cette juste observation. Que de fois n’arrive-t-il pas, dans le cours de notre vie, que le mal que nous cherchons le plus à éviter, et qui nous paraît le plus terrible quand nous y sommes tombés, soit la porte de notre délivrance, l’unique moyen de sortir de notre affliction! Je pourrais en trouver beaucoup d’exemples dans le cours de mon étrange vie; mais jamais cela n’a été plus remarquable que dans les dernières années de ma résidence solitaire dans cette île.

Ce fut au mois de décembre de la vingt-troisième année de mon séjour, comme je l’ai dit, à l’époque du solstice méridional,—car je ne puis l’appeler solstice d’hiver,—temps particulier de ma moisson, qui m’appelait presque toujours aux champs, qu’un matin, sortant de très bonne heure, avant même le point du jour, je fus surpris de voir la lueur d’un feu sur le rivage, à la distance d’environ deux milles, vers l’extrémité de l’île où j’avais déjà observé que les sauvages étaient venus; mais ce n’était point cette fois sur l’autre côté, mais bien, à ma grande affliction, sur le côté que j’habitais.

A cette vue, horriblement effrayé, je m’arrêtai court, et n’osai pas sortir de mon bocage, de peur d’être surpris; encore n’y étais-je pas tranquille: car j’étais plein de l’appréhension que, si les sauvages, en rôdant, venaient à trouver ma moisson pendante ou coupée, ou n’importe quels travaux et quelles cultures, ils en concluraient immédiatement que l’île était habitée et ne s’arrêteraient point qu’ils ne m’eussent découvert. Dans cette angoisse, je retournai droit à mon château; et, ayant donné à toutes les choses extérieures un aspect aussi sauvage, aussi naturel que possible, je retirai mon échelle après moi.

Alors je m’armai et me mis en état de défense. Je chargeai toute mon artillerie, comme je l’appelais, c’est-à-dire mes mousquets montés sur mon nouveau retranchement, et tous mes pistolets, bien résolu à combattre jusqu’au dernier soupir. Je n’oubliai pas de me recommander avec ferveur à la protection divine et de supplier Dieu de me délivrer des mains des barbares. Dans cette situation, ayant attendu deux heures, je commençai à être fort impatient de savoir ce qui se passait au dehors: je n’avais point d’espion à envoyer à la découverte.

Après être demeuré là encore quelque temps, et après avoir songé à ce que j’avais à faire en cette occasion, il me fut impossible de supporter davantage l’ignorance où j’étais. Appliquant donc mon échelle sur le flanc du rocher où se trouvait une plate-forme, puis la retirant après moi et la replaçant de nouveau, je parvins au sommet de la colline. Là, couché à plat ventre sur la terre, je pris ma longue-vue, que j’avais apportée à dessein, et je la braquai. Je vis aussitôt qu’il n’y avait pas moins de neuf sauvages assis en rond autour d’un petit feu, non pour se chauffer, car la chaleur était extrême, mais, comme je le supposai, pour apprêter quelque atroce mets de chair humaine qu’ils avaient apportée avec eux, ou morte ou vive, c’est ce que je ne pus savoir.

Ils avaient avec eux deux pirogues halées sur le rivage; et, comme c’était alors le temps du jusant, ils me semblèrent attendre le retour du flot pour s’en retourner. Il n’est pas facile de se figurer le trouble où me jeta ce spectacle, et surtout leur venue si proche de moi et sur mon côté de l’île. Mais quand je considérai que leur débarquement devait toujours avoir lieu au jusant, je commençai à retrouver un peu de calme, certain de pouvoir sortir en toute sûreté pendant le temps du flot, si personne n’avait abordé au rivage auparavant. Cette observation faite, je me remis à travailler à ma moisson avec plus de tranquillité.

La chose arriva comme je l’avais prévu; car aussitôt que la marée porta à l’ouest, je les vis tous monter dans leurs pirogues et tous ramer ou pagayer, comme cela s’appelle. J’aurais dû faire remarquer qu’une heure environ avant de partir ils s’étaient mis à danser, et qu’à l’aide de ma longue-vue j’avais pu apercevoir leurs postures et leurs gesticulations. Je reconnus, par la plus minutieuse observation, qu’ils étaient entièrement nus, sans le moindre vêtement sur le corps; mais étaient-ce des hommes ou des femmes? il me fut impossible de le distinguer.

Sitôt qu’ils furent embarqués et partis, je sortis avec deux mousquets sur mes épaules, deux pistolets à ma ceinture, mon grand sabre sans fourreau à mon côté, et avec toute la diligence dont j’étais capable, je me rendis à la colline où j’avais découvert la première de toutes les traces. Dès que j’y fus arrivé, ce qui ne fut qu’au bout de deux heures,—car je ne pouvais aller vite chargé d’armes comme je l’étais,—je vis qu’il y avait eu, en ce lieu, trois autres pirogues de sauvages; et, regardant au loin, je les aperçus toutes ensemble faisant route pour le continent.

Ce fut surtout pour moi un terrible spectacle quand, en descendant au rivage, je vis les traces de leur affreux festin, du sang, des os, des tronçons de chair humaine qu’ils avaient mangée et dévorée avec joie. Je fus si rempli d’indignation à cette vue, que je recommençai à méditer le massacre des premiers que je rencontrerais, quels qu’ils pussent être et quelque nombreux qu’ils fussent.

Il me paraît évident que leurs visites dans l’île devaient être assez rares, car il se passa plus de quinze mois avant qu’ils ne revinssent, c’est-à-dire que durant tout ce temps je n’en revis ni trace ni vestige. Dans la saison des pluies, il était sûr qu’ils ne pouvaient sortir de chez eux, du moins pour aller si loin. Cependant, durant cet intervalle, je vivais misérablement: l’appréhension d’être pris à l’improviste m’assiégeait sans relâche; d’où je déduis que l’expectative du mal est plus amère que le mal lui-même, quand surtout on ne peut se défaire de cette attente ou de ces appréhensions.

Pendant tout ce temps-là mon humeur meurtrière ne m’abandonna pas, et j’employais la plupart des heures du jour, qui auraient pu être beaucoup mieux dépensées, à imaginer comment je les circonviendrais et les assaillirais à la première rencontre, surtout s’ils étaient divisés en deux parties comme la première fois. Je ne considérais nullement que si j’en tuais une bande, je suppose de dix ou douze, et que le lendemain, la semaine ou le mois suivant, j’en tuasse encore d’autres, et ainsi de suite à l’infini, je deviendrais aussi meurtrier qu’ils étaient mangeurs d’hommes, et peut-être plus encore.

J’usais ma vie dans une grande perplexité et une grande anxiété d’esprit; je m’attendais à tomber un jour ou l’autre entre les mains de ces impitoyables créatures. Si je me hasardais quelquefois dehors, ce n’était qu’en promenant mes regards inquiets autour de moi et avec tout le soin, toute la précaution imaginable. Je sentis alors, à ma grande consolation, combien c’était chose heureuse pour moi que je me fusse pourvu d’un troupeau ou d’une harde de chèvres; car je n’osais en aucune occasion tirer mon fusil, surtout du côté de l’île fréquenté par les sauvages, de peur de leur donner une alerte. Peut-être se seraient-ils enfuis d’abord; mais bien certainement ils seraient revenus au bout de quelques jours avec deux ou trois cents pirogues: je savais ce à quoi je devais m’attendre alors.

Néanmoins je fus un an et trois mois avant d’en revoir aucun; mais comment en revis-je? c’est ce dont il sera parlé bientôt. Il est possible que durant cet intervalle ils soient revenus deux ou trois fois, mais ils ne séjournèrent pas, ou au moins n’en eus-je point connaissance. Ce fut donc, d’après mon plus exact calcul, au mois de mai et dans la vingt-quatrième année de mon isolement que j’eus avec eux l’étrange rencontre dont il sera discouru en son lieu.

La perturbation de mon âme fut très grande pendant ces quinze ou seize mois. J’avais le sommeil inquiet, je faisais des songes effrayants, et souvent je me réveillais en sursaut. Le jour, des troubles violents accablaient mon esprit; la nuit, je rêvais fréquemment que je tuais des sauvages, et je pesais les raisons qui pouvaient me justifier de cet acte.—Mais laissons tout cela pour quelque temps. C’était vers le milieu de mai, le seizième jour, je pense, autant que je pus m’en rapporter à mon pauvre calendrier de bois où je faisais toujours mes marques; c’était, dis-je, le seize mai: un violent ouragan souffla tout le jour, accompagné de quantité d’éclairs et de coups de tonnerre. La nuit suivante fut épouvantable. Je ne sais plus quel en était le motif particulier, mais je lisais la Bible, et faisais de sérieuses réflexions sur ma situation, quand je fus surpris par un bruit semblable à un coup de canon tiré en mer.

Ce fut pour moi une surprise d’une autre nature entièrement différente de toutes celles que j’avais eues jusqu’alors, car elle éveilla en mon esprit de tout autres idées. Je me levai avec toute la hâte imaginable, et en un tour de main j’appliquai mon échelle contre le rocher; je montai à mi-hauteur, puis je la retirai après moi, je la replaçai et j’escaladai jusqu’au sommet. Au même instant, une flamme me prépara à entendre un second coup de canon, qui en effet au bout d’une demi-minute frappa mon oreille. Je reconnus par le son qu’il devait être dans cette partie de la mer où ma pirogue avait été drossée par les courants.

Je songeai aussitôt que ce devait être un vaisseau en péril, qui, allant de conserve avec quelque autre navire, tirait son canon en signal de détresse pour en obtenir du secours, et j’eus sur-le-champ la présence d’esprit de penser que bien que je ne pusse l’assister, peut-être lui m’assisterait-il. Je rassemblai donc tout le bois sec qui se trouvait aux environs, et j’en fis un assez beau monceau que j’allumai sur la colline. Le bois étant sec, il s’enflamma facilement, et malgré la violence du vent il flamba à merveille: j’eus alors la certitude que, si toutefois c’était un navire, ce feu serait immanquablement aperçu; et il le fut sans aucun doute, car à peine mon bois se fut-il embrasé que j’entendis un troisième coup de canon, qui fut suivi de plusieurs autres, venant tous du même point. J’entretins mon feu toute la nuit jusqu’à l’aube, et quand il fit grand jour et que l’air se fut éclairci, je vis quelque chose en mer, tout à fait à l’est de l’île. Était-ce un navire ou des débris de navire? je ne pus le distinguer, voire même avec mes lunettes d’approche, la distance étant trop grande et le temps encore trop brumeux, du moins en mer.

Durant tout le jour je regardai fréquemment cet objet: je m’aperçus bientôt qu’il ne se mouvait pas, et j’en conclus que ce devait être un navire à l’ancre. Brûlant de m’en assurer, comme on peut bien le croire, je pris mon fusil à la main, et je courus vers la partie méridionale de l’île, vers les rochers où j’avais été autrefois entraîné par les courants; je grimpai à leur sommet, et, le temps étant alors parfaitement clair, je vis distinctement, mais à mon grand chagrin, la carcasse d’un vaisseau échoué pendant la nuit sur les roches à fleur d’eau que j’avais trouvées en me mettant en mer avec ma chaloupe, et qui, résistant à la violence du courant, faisaient cette espèce de contre-courant ou remous par lequel j’avais été délivré de la position la plus désespérée et la plus désespérante où je me sois trouvé de ma vie.

C’est ainsi que ce qui est le salut de l’un fait la perte de l’autre; car il est probable que ce navire, quel qu’il fût, n’ayant aucune connaissance de ces roches entièrement cachées sous l’eau, y avait été poussé durant la nuit par un vent violent soufflant de l’est et de l’est-nord-est. Si l’équipage avait découvert l’île, ce que je ne puis supposer, il aurait nécessairement tenté de se sauver à terre dans la chaloupe.—Les coups de canon qu’il avait tirés, surtout en voyant mon feu, comme je l’imaginais, me remplirent la tête d’une foule de conjectures: tantôt je pensais qu’apercevant mon fanal il s’était jeté dans la chaloupe pour tâcher de gagner le rivage, mais que la lame étant très forte, il avait été emporté; tantôt je m’imaginais qu’il avait commencé par perdre sa chaloupe, ce qui arrive souvent lorsque les flots, se brisant sur un navire, forcent les matelots à défoncer et à mettre en pièces leur embarcation ou à la jeter par-dessus le bord. D’autres fois je me figurais que le vaisseau ou les vaisseaux qui allaient de conserve avec celui-ci, avertis par les signaux de détresse, avaient recueilli et emmené cet équipage. Enfin, dans d’autres moments je pensais que tous les hommes du bord étaient descendus dans leur chaloupe, et que, drossés par le courant qui m’avait autrefois entraîné, ils avaient été emportés dans le grand Océan où ils ne trouveraient rien que la misère et la mort, où peut-être ils seraient réduits par la faim à se manger les uns les autres.

Mais, comme cela n’était que des conjectures, je ne pouvais, en ma position, que considérer l’infortune de ces pauvres gens et m’apitoyer. Ce qui eut sur moi la bonne influence de me rendre de plus en plus reconnaissant envers Dieu, dont la providence avait pris dans mon malheur un soin si généreux de moi, que, de deux équipages perdus sur ces côtes, moi seul avais été préservé. J’appris de là encore qu’il est rare que Dieu nous plonge dans une condition si basse, dans une misère si grande, que nous ne puissions trouver quelque sujet de gratitude, et trouver de nos semblables jetés dans des circonstances pires que les nôtres.

Tel était le sort de cet équipage, dont il n’était pas probable qu’aucun homme eût échappé,—rien ne pouvant faire croire qu’il n’avait pas péri tout entier,—à moins de supposer qu’il eût été sauvé par quelque autre bâtiment allant avec lui de conserve; mais ce n’était qu’une pure possibilité; car je n’avais vu aucun signe, aucune apparence de rien de semblable.

Je ne puis trouver d’assez énergiques paroles pour exprimer l’ardent désir, l’étrange envie que ce naufrage éveilla en mon âme et qui souvent s’en exhalait ainsi:—«Oh! si une ou deux, une seule âme avait pu être sauvée du navire, avait pu en réchapper, afin que je pusse avoir un compagnon, un semblable, pour parler et pour vivre avec moi!»—Dans tout le cours de ma vie solitaire je ne désirai jamais si ardemment la société des hommes, et je n’éprouvai jamais un plus profond regret d’en être séparé.

Il y a dans nos passions certaines sources secrètes qui, lorsqu’elles sont vivifiées par des objets présents ou absents, mais rendus présents à notre esprit par la puissance de notre imagination, entraînent notre âme avec tant d’impétuosité vers les objets de ses désirs, que la non-possession en devient vraiment insupportable.

Telle était l’ardeur de mes souhaits pour la conservation d’un seul homme, que je répétai, je crois, mille fois ces mots:—«Oh! qu’un homme ait été sauvé, oh! qu’un seul homme ait été sauvé!»—J’étais si violemment irrité par ce désir en prononçant ces paroles, que mes mains se saisissaient, que mes doigts pressaient la paume de mes mains et avec tant de rage que si j’eusse tenu quelque chose de fragile je l’eusse brisé involontairement; mes dents claquaient dans ma bouche et se serraient si fortement que je fus quelque temps avant de pouvoir les séparer.

Que les naturalistes expliquent ces choses, leur raison et leur nature; quant à moi, je ne puis que consigner ce fait, qui me parut toujours surprenant et dont je ne pus jamais me rendre compte. C’était sans doute l’effet de la fougue de mon désir et de l’énergie de mes idées me représentant toute la consolation que j’aurais puisée dans la société d’un chrétien comme moi.

Mais cela ne devait pas être: leur destinée ou la mienne ou toutes deux peut-être l’interdisaient; car jusqu’à la dernière année de mon séjour dans l’île j’ai ignoré si quelqu’un s’était ou ne s’était pas sauvé du naufrage; j’eus seulement, quelques jours après, l’affliction de voir le corps d’un jeune garçon noyé jeté sur le rivage, à l’extrémité de l’île, à peu de distance du vaisseau naufragé. Il n’avait pour tout vêtement qu’une veste de matelot, un caleçon de toile ouvert aux genoux et une chemise bleue. Rien ne put me faire deviner quelle était sa nation: il n’avait dans ses poches que deux pièces de huit et une pipe à tabac qui avait dix fois plus de valeur pour moi.

La mer était calme alors, et j’avais grande envie de m’aventurer dans ma pirogue jusqu’au navire. Je ne doutais nullement que je pusse trouver à bord quelque chose pour mon utilité; mais ce n’était pas là le motif qui m’y portait le plus: j’y étais entraîné par la pensée que je trouverais peut-être quelque créature dont je pourrais sauver la vie, et par là réconforter la mienne au plus haut degré. Cette pensée me tenait tellement au cœur, que je n’avais de repos ni jour ni nuit, et qu’il fallut que je me risquasse à aller à bord de ce vaisseau. Je m’abandonnai donc à la providence de Dieu, persuadé que j’étais qu’une impulsion si forte, à laquelle je ne pouvais résister, devait venir d’une invisible direction, et que je serais coupable envers moi si je ne le faisais point.

Sous le coup de cette impression, je regagnai à grands pas mon château, afin de préparer tout pour mon voyage. Je pris une bonne quantité de pain, un grand pot d’eau fraîche, une boussole pour me gouverner, une bouteille de rhum,—j’en avais encore beaucoup en réserve,—et une pleine corbeille de raisins. Chargé ainsi, je retournai à ma pirogue, je vidai l’eau qui s’y trouvait, je la mis à flot, et j’y déposai toute ma cargaison. Je revins ensuite chez moi prendre une seconde charge, composée d’un grand sac de riz, de mon parasol—pour placer au-dessus de ma tête et me donner de l’ombre,—d’un second pot d’eau fraîche, de deux douzaines environ de mes petits pains ou gâteaux d’orge, d’une bouteille de lait de chèvre et d’un fromage. Je portai tout cela à mon embarcation, non sans beaucoup de peine et de sueur. Ayant prié Dieu de diriger mon voyage, je me mis en route, et, ramant ou pagayant le long du rivage, je parvins enfin à l’extrême pointe de l’île sur le côté nord-est. Là, il s’agissait de se lancer dans l’Océan, de s’aventurer ou de ne pas s’aventurer. Je regardai les courants rapides qui à quelque distance régnaient des deux côtés de l’île. Le souvenir des dangers que j’avais courus me rendit ce spectacle bien terrible, et le cœur commença à me manquer; car je pressentis que si un de ces courants m’entraînait, je serais emporté en haute mer, peut-être hors de la vue de mon île; et qu’alors, comme ma pirogue était fort légère, pour peu qu’un joli frais s’élevât, j’étais inévitablement perdu.

Ces pensées oppressèrent tellement mon âme, que je commençai à abandonner mon entreprise: je halai ma barque dans une crique du rivage, je gagnai un petit tertre et je m’y assis inquiet et pensif, flottant entre la crainte et le désir de faire mon voyage. Tandis que j’étais à réfléchir, je m’aperçus que la marée avait changé et que le flot montait, ce qui rendait pour quelque temps mon départ impraticable. Il me vint alors à l’esprit de monter sur la butte la plus haute que je pourrais trouver, et d’observer les mouvements de la marée pendant le flux, afin de juger si, entraîné par l’un de ces courants, je ne pourrais pas être ramené par l’autre avec la même rapidité. Cela ne me fut pas plus tôt entré dans la tête, que je jetai mes regards sur un monticule qui dominait suffisamment les deux côtes, et d’où je vis clairement la direction de la marée et la route que j’avais à suivre pour mon retour: le courant du jusant sortait du côté de la pointe sud de l’île, le courant du flot rentrait du côté du nord. Tout ce que j’avais à faire pour opérer mon retour était donc de serrer la pointe septentrionale de l’île.

Enhardi par cette observation, je résolus de partir le lendemain matin avec le commencement de la marée, ce que je fis en effet après avoir reposé la nuit dans mon canot sous la grande houppelande dont j’ai fait mention. Je gouvernai premièrement plein nord, jusqu’à ce que je me sentisse soulevé par le courant qui portait à l’est, et qui m’entraîna à une grande distance, sans cependant me désorienter, ainsi que l’avait fait autrefois le courant sur le côté sud, et sans m’ôter toute la direction de ma pirogue. Comme je faisais un bon sillage avec ma pagaie, j’allai droit au navire échoué, et en moins de deux heures je l’atteignis.

C’était un triste spectacle à voir! Le bâtiment, qui me parut espagnol par sa construction, était fiché et enclavé entre deux roches; la poupe et la hanche avaient été mises en pièces par la mer; et, comme le gaillard d’avant avait donné contre les rochers avec une violence extrême, le grand mât et le mât de misaine s’étaient brisés au ras du pied; mais le beaupré était resté en bon état, et l’avant et l’éperon paraissaient fermes.—Lorsque je me fus approché, un chien parut sur le tillac: me voyant venir, il se mit à japper et à aboyer. Aussitôt que je l’appelai, il sauta à la mer pour venir à moi, et je le pris dans ma barque. Le trouvant à moitié mort de faim et de soif, je lui donnai un de mes pains qu’il engloutit comme un loup vorace ayant jeûné quinze jours dans la neige; ensuite je donnai de l’eau fraîche à cette pauvre bête, qui, si je l’avais laissée faire, aurait bu jusqu’à en crever.

Après cela, j’allai à bord. La première chose que j’y rencontrai ce fut, dans la cuisine, sur le gaillard d’avant, deux hommes noyés et qui se tenaient embrassés. J’en conclus, cela est au fait probable, qu’au moment où, durant la tempête, le navire avait touché, les lames brisaient si haut et avec tant de rapidité, que ces pauvres gens n’avaient pu s’en défendre, et avaient été étouffés par la continuelle chute des vagues, comme s’ils eussent été sous l’eau.—Outre le chien, il n’y avait rien à bord qui fût en vie, et toutes les marchandises que je pus voir étaient avariées. Je trouvai cependant, arrimés dans la cale, quelques tonneaux de liqueurs. Était-ce du vin ou de l’eau-de-vie, je ne sais. L’eau, en se retirant, les avait laissés à découvert, mais ils étaient trop gros pour que je pusse m’en saisir. Je trouvai aussi plusieurs coffres qui me parurent avoir appartenu à des matelots, et j’en portai deux dans ma barque sans examiner ce qu’ils contenaient.

Si la poupe avait été garantie et que la proue eût été brisée, je suis persuadé que j’aurais fait un bon voyage; car, à en juger par ce que je trouvai dans les coffres, il devait y avoir à bord beaucoup de richesses. Je présume, par la route qu’il tenait, qu’il devait venir de Buenos-Ayres ou de Rio de la Plata, dans l’Amérique méridionale, en delà du Brésil, et devait aller à la Havane, dans le golfe du Mexique, et de là peut-être en Espagne. Assurément ce navire recélait un grand trésor, mais perdu à jamais pour tout le monde. Et qu’était devenu le reste de son équipage, je ne le sus pas alors.

Outre ces coffres, j’y trouvai un petit tonneau plein d’environ vingt gallons de liqueur, que je transportai dans ma pirogue, non sans beaucoup de difficulté. Dans une cabine je découvris plusieurs mousquets et une grande poire à poudre en contenant environ quatre livres. Quant aux mousquets, je n’en avais pas besoin: je les laissai donc, mais je pris le cornet à poudre. Je pris aussi une pelle et des pincettes, qui me faisaient extrêmement faute, deux chaudrons de cuivre, un gril et une chocolatière. Avec cette cargaison et le chien, je me mis en route quand la marée commença à porter vers mon île, que le même soir, à une heure de la nuit environ, j’atteignis, harassé, épuisé de fatigue.

Je reposai cette nuit dans ma pirogue, et le matin je résolus de ne point porter mes acquisitions dans mon château, mais dans ma nouvelle caverne.

Après m’être restauré, je débarquai ma cargaison et je me mis à en faire l’inventaire. Le tonneau de liqueur contenait une sorte de rhum, mais non pas de la qualité de celui qu’on boit au Brésil: en un mot, détestable. Quand j’en vins à ouvrir les coffres, je découvris plusieurs choses dont j’avais besoin: par exemple, dans l’un je trouvai un beau coffret renfermant des flacons de forme extraordinaire et remplis d’eaux cordiales fines et très bonnes. Les flacons, de la contenance de trois pintes, étaient tout garnis d’argent. Je trouvai deux pots d’excellentes confitures si bien bouchés que l’eau n’avait pu y pénétrer, et deux autres qu’elle avait tout à fait gâtés. Je trouvai en outre de fort bonnes chemises qui furent les bienvenues, et environ une douzaine et demie de mouchoirs de toile blanche et de cravates de couleur. Les mouchoirs furent aussi les bien reçus, rien n’étant plus rafraîchissant pour m’essuyer le visage dans les jours de chaleur. Enfin, lorsque j’arrivai au fond du coffre, je trouvai trois grands sacs de pièces de huit, qui contenaient environ onze cents pièces en tout, et dans l’un de ces sacs six doublons d’or enveloppés dans un papier, et quelques petites barres ou lingots d’or qui, je le suppose, pesaient à peu près une livre.

Dans l’autre coffre il y avait quelques vêtements, mais de peu de valeur. Je fus porté à croire que celui-ci avait appartenu au maître canonnier, par cette raison qu’il ne s’y trouvait point de poudre, mais environ deux livres de pulvérin dans trois flasques, mises en réserve, je suppose, pour charger des armes de chasse dans l’occasion. Somme toute, par ce voyage, j’acquis peu de chose qui me fût d’un grand usage; car pour l’argent je n’en avais que faire: il était pour moi comme la boue sous mes pieds; je l’aurais donné pour trois ou quatre paires de bas et de souliers anglais, dont j’avais grand besoin. Depuis bien des années j’étais réduit à m’en passer. J’avais alors, il est vrai, deux paires de souliers que j’avais pris aux pieds des deux hommes noyés que j’avais découverts à bord, et deux autres paires que je trouvai dans l’un des coffres, ce qui me fut fort agréable; mais ils ne valaient pas nos souliers anglais, ni pour la commodité ni pour le service, étant plutôt ce que nous appelons des escarpins que des souliers. Enfin je tirai du second coffre environ cinquante pièces de huit en réaux, mais point d’or. Il est à croire qu’il avait appartenu à un marin plus pauvre que le premier, qui doit avoir eu quelque officier pour maître.

Je portai néanmoins cet argent dans ma caverne, et je l’y serrai comme le premier que j’avais sauvé de notre bâtiment. Ce fut vraiment grand dommage, comme je le disais tantôt, que l’autre partie du navire n’eût pas été accessible, je suis certain que j’aurais pu en tirer de l’argent de quoi charger plusieurs fois ma pirogue; argent qui, si je fusse jamais parvenu à m’échapper et à m’enfuir en Angleterre, aurait pu rester en sûreté dans ma caverne jusqu’à ce que je revinsse le chercher.

Après avoir tout débarqué et tout mis en lieu sûr, je retournai à mon embarcation. En ramant ou pagayant le long du rivage, je la ramenai dans sa rade ordinaire, et je revins en hâte à ma demeure, où je retrouvai tout dans la paix et dans l’ordre. Je me remis donc à vivre selon mon ancienne manière, et à prendre soin de mes affaires domestiques. Pendant un certain temps mon existence fut assez agréable, seulement j’étais encore plus vigilant que de coutume; je faisais le guet plus souvent et ne mettais plus aussi fréquemment le pied dehors. Si parfois je sortais avec quelque liberté, c’était toujours dans la partie orientale de l’île, où j’avais la presque certitude que les sauvages ne venaient pas, et où je pouvais aller sans tant de précautions, sans ce fardeau d’armes et de munitions que je portais toujours avec moi lorsque j’allais de l’autre côté.

Je vécus près de deux ans encore dans cette situation; mais ma malheureuse tête, qui semblait faite pour rendre mon corps misérable, fut durant ces deux années toujours emplie de projets et de desseins pour tenter de m’enfuir de mon île. Quelquefois je voulais faire une nouvelle visite au navire échoué, quoique ma raison me criât qu’il n’y restait rien qui valût les dangers du voyage; d’autres fois je songeais à aller çà et là, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre; et je crois vraiment que si j’avais eu la chaloupe sur laquelle je m’étais échappé de Sallé, je me serais aventuré en mer pour aller n’importe en quel lieu, pour aller je ne sais où.

J’ai été dans toutes les circonstances de ma vie un exemple vivant de ceux qui sont atteints de cette plaie générale de l’humanité, d’où découle gratuitement la moitié de leurs misères: j’entends la plaie de n’être point satisfaits de la position où Dieu et la nature les ont placés. Car, sans parler de mon état primitif et de mon opposition aux excellents conseils de mon père, opposition qui fut, si je puis l’appeler ainsi, mon péché originel, n’était-ce pas un égarement de même nature qui avait été l’occasion de ma chute dans cette misérable condition? Si cette Providence qui m’avait si heureusement établi au Brésil comme planteur, eût limité mes désirs, si je m’étais contenté d’avancer pas à pas, j’aurais pu être alors, j’entends au bout du temps que je passai dans mon île, un des plus grands colons du Brésil; car je suis persuadé, par les progrès que j’avais faits dans le peu d’années que j’y vécus et ceux que j’aurais probablement faits si j’y fusse demeuré, que je serais devenu riche à cent mille moidores.

J’avais bien affaire en vérité de laisser là une fortune assise, une plantation bien pourvue, s’améliorant et prospérant, pour m’en aller comme subrécargue chercher des nègres en Guinée, tandis qu’avec de la patience et du temps, mon capital s’étant accru, j’en aurais pu acheter au seuil de ma porte, à ces gens dont le trafic des noirs était le seul négoce! Il est vrai qu’ils m’auraient coûté quelque chose de plus, mais cette différence de prix pouvait-elle compenser de si grands hasards?

La folie est ordinairement le lot des jeunes têtes, et la réflexion sur les folies passées est ordinairement l’exercice d’un âge plus mûr ou d’une expérience payée cher. J’en étais là alors, et cependant l’extravagance avait jeté de si profondes racines dans mon cœur, que je ne pouvais me satisfaire de ma situation, et que j’avais l’esprit appliqué sans cesse à rechercher les moyens et la possibilité de m’échapper de ce lieu.—Pour que je puisse, avec le plus grand agrément du lecteur, entamer le reste de mon histoire, il est bon que je donne quelques détails sur la conception de mes absurdes projets de fuite, et que je fasse voir comment et sur quelles fondations j’édifiais.

Qu’on suppose maintenant que je suis retiré dans mon château, après mon dernier voyage au bâtiment naufragé, que ma frégate est désarmée et amarrée sous l’eau comme de coutume, et que ma condition est rendue à ce qu’elle était auparavant. J’ai, il est vrai, plus d’opulence; mais je n’en suis pas plus riche, car je ne fais pas plus d’usage de mon or que les Indiens du Pérou avant l’arrivée des Espagnols.

Par une nuit de la saison pluvieuse de mars, dans la vingt-quatrième année de ma vie solitaire, j’étais couché dans mon lit ou hamac sans pouvoir dormir, mais en parfaite santé; je n’avais de plus qu’à l’ordinaire ni peine, ni indisposition, ni trouble de corps, ni trouble d’esprit; cependant il m’était impossible de fermer l’œil, du moins pour sommeiller. De toute la nuit je ne m’assoupis pas autrement que comme il suit.

Il serait aussi impossible que superflu de narrer la multitude innombrable de pensées qui durant cette nuit me passèrent par la mémoire, ce grand chemin du cerveau. Je me représentai toute l’histoire de ma vie en miniature ou en raccourci, pour ainsi dire, avant et après ma venue dans l’île. Dans mes réflexions sur ce qu’était ma condition depuis que j’avais abordé cette terre, j’en vins à comparer l’état heureux de mes affaires pendant les premières années de mon exil, à cet état d’anxiété, de crainte et de précautions dans lequel je vivais depuis que j’avais vu l’empreinte d’un pied d’homme sur le sable. Il n’est pas croyable que les sauvages n’eussent pas fréquenté l’île avant cette époque: peut-être y étaient-ils descendus au rivage par centaines; mais, comme je n’en avais jamais rien su et n’avais pu en concevoir aucune appréhension, ma sécurité était parfaite, bien que le péril fût le même. J’étais aussi heureux en ne connaissant point les dangers qui m’entouraient que si je n’y eusse réellement point été exposé.—Cette vérité fit naître en mon esprit beaucoup de réflexions profitables, et particulièrement celle-ci: Combien est infiniment bonne cette Providence, qui, dans sa sagesse, a posé des bornes étroites à la vue et à la science de l’homme! Quoiqu’il marche au milieu de mille dangers dont le spectacle, s’ils se découvraient à lui, troublerait son âme et terrasserait son courage, il garde son calme et sa sérénité, parce que l’issue des choses est cachée à ses regards, parce qu’il ne sait rien des dangers qui l’environnent.

Après que ces pensées m’eurent distrait quelque temps, je vins à réfléchir sérieusement sur les dangers réels que j’avais courus durant tant d’années dans cette île même où je me promenais dans la plus grande sécurité, avec toute la tranquillité possible, quand peut-être il n’y avait que la pointe d’une colline, un arbre, ou les premières ombres de la nuit, entre moi et le plus affreux de tous les sorts, celui de tomber entre les mains des sauvages, des cannibales, qui se seraient saisis de moi dans le même but que je le faisais d’une chèvre ou d’une tortue, et n’auraient pas plus pensé faire un crime en me tuant et en me dévorant que moi en mangeant un pigeon ou un courlis. Je serais injustement mon propre détracteur, si je disais que je ne rendis pas sincèrement grâce à mon divin Conservateur pour toutes les délivrances inconnues qu’avec la plus grande humilité je confessais devoir à sa toute particulière protection, sans laquelle je serais inévitablement tombé entre ces mains impitoyables.

Ces considérations m’amenèrent à faire des réflexions sur la nature de ces sauvages, et à examiner comment il se faisait qu’en ce monde le sage Dispensateur de toutes choses eût abandonné quelques-unes de ses créatures à une telle inhumanité, au-dessous de la brutalité même, qu’elles vont jusqu’à se dévorer dans leur propre espèce. Mais comme cela n’aboutissait qu’à de vaines spéculations, je me pris à rechercher dans quel endroit du monde ces malheureux vivaient; à quelle distance était la côte d’où ils venaient; pourquoi ils s’aventuraient si loin de chez eux; quelle sorte de bateaux ils avaient, et pourquoi je ne pourrais pas en ordonner de moi et de mes affaires de façon à être à même d’aller à eux aussi bien qu’ils venaient à moi.

Je ne me mis nullement en peine de ce que je ferais de moi quand j’en serais arrivé là, de ce que je deviendrais si je tombais entre les mains des sauvages; comment je leur échapperais s’ils me pourchassaient, comment il me serait possible d’aborder à la côte sans être attaqué par quelqu’un d’eux de manière à ne pouvoir me délivrer moi-même. Enfin, s’il advenait que je ne tombasse point en leur pouvoir, comment je me procurerais des provisions et vers quel lieu je dirigerais ma course. Aucune de ces pensées, dis-je, ne se présenta à mon esprit: mon idée de gagner la terre ferme dans ma pirogue l’absorbait, je regardais ma position d’alors comme la plus misérable qui pût être, et je ne voyais pas que je pusse rencontrer rien de pire, sauf la mort. Ne pouvais-je pas trouver du secours en atteignant le continent, ou ne pouvais-je le côtoyer, comme le rivage d’Afrique, jusqu’à ce que je parvinsse à quelque pays habité où l’on me prêterait assistance? Après tout, n’était-il pas possible que je rencontrasse un bâtiment chrétien qui me prendrait à son bord? et enfin, le pire du pire advenant, je ne pouvais que mourir, ce qui tout d’un coup mettait fin à toutes mes misères.—Notez, je vous prie, que tout ceci était le fruit du désordre de mon âme et de mon esprit véhément, exaspéré, en quelque sorte, par la continuité de mes souffrances et par le désappointement que j’avais eu à bord du vaisseau naufragé, où j’avais été si près d’obtenir ce dont j’étais ardemment désireux, c’est-à-dire quelqu’un à qui parler, quelqu’un qui pût me donner la moindre connaissance du lieu où j’étais, et m’enseigner des moyens probables de délivrance. J’étais donc, dis-je, totalement bouleversé par ces pensées. Le calme de mon esprit, puisé dans ma résignation à la Providence et ma soumission aux volontés du ciel, semblait être suspendu; et je n’avais pas en quelque sorte la force de détourner ma pensée de ce projet de voyage, qui m’assiégeait de désirs si impétueux qu’il m’était impossible d’y résister.

Après que cette passion m’eut agité pendant deux heures et plus, avec une telle violence que mon sang bouillonnait et que mon pouls battait comme si la ferveur extraordinaire de mes désirs m’eût donné la fièvre, la nature fatiguée, épuisée, me jeta dans un profond sommeil.—On pourrait croire que mes songes roulèrent sur le même projet, mais non pas, ni sur rien qui s’y rapportât. Je rêvai que, sortant un matin de mon château comme de coutume, je voyais sur le rivage deux canots et onze sauvages débarquant et apportant avec eux un autre sauvage pour le tuer et le manger. Tout à coup, comme ils s’apprêtaient à égorger ce sauvage, il bondit au loin et se prit à fuir pour sauver sa vie. Alors je crus voir dans mon rêve que, pour se cacher, il accourait vers le bocage épais masquant mes fortifications; puis, que, m’apercevant qu’il était seul et que les autres ne le cherchaient point par ce chemin, je me découvrais à lui en souriant et l’encourageant, et qu’il s’agenouillait devant moi et semblait implorer mon assistance. Sur ce, je lui montrais mon échelle, je l’y faisais monter et je l’introduisais dans ma grotte, et il devenait mon serviteur. Sitôt que je me fus acquis cet homme, je me dis: «Maintenant je puis certainement me risquer à gagner le continent, car ce compagnon me servira de pilote, me dira ce qu’il faut faire, me dira où aller aux provisions, où ne pas aller de peur d’être dévoré; bref, les lieux à aborder et ceux à fuir.» Je me réveillai avec cette idée; j’étais encore sous l’inexprimable impression de joie qu’en rêve j’avais ressentie à l’aspect de ma délivrance; mais en revenant à moi et en trouvant que ce n’était qu’un songe, je ressentis un désappointement non moins étrange et qui me jeta dans un grand abattement d’esprit.

J’en tirai toutefois cette conclusion, que le seul moyen d’effectuer quelque tentative de fuite, c’était de m’acquérir un sauvage, surtout, si c’était possible, quelque prisonnier condamné à être mangé et amené à terre pour être égorgé. Mais une difficulté s’élevait encore, il était impossible d’exécuter ce dessein sans assaillir et massacrer toute une caravane: vrai coup de désespoir qui pouvait si facilement manquer! D’un autre côté, j’avais de grands scrupules sur la légitimité de cet acte, et mon cœur bondissait à la seule pensée de verser tant de sang, bien que ce fût pour ma délivrance. Il n’est pas besoin de répéter ici les arguments qui venaient plaider contre ce bon sentiment: ce sont les mêmes que ceux dont il a été déjà fait mention; mais, quoique j’eusse encore d’autres raisons à exposer alors, c’est-à-dire que ces hommes étaient mes ennemis et me dévoreraient s’il leur était possible; que c’était réellement pour ma propre conservation que je devais me délivrer de cette mort dans la vie, et que j’agissais pour ma propre défense tout aussi bien que s’ils m’attaquaient; quoique, dis-je, toutes ces raisons militassent pour moi, cependant la pensée de verser du sang humain pour ma délivrance m’était si terrible, que j’eus beau faire, je ne pus de longtemps me concilier avec elle.

Néanmoins, enfin, après beaucoup de délibérations intimes, après de grandes perplexités,—car tous ces arguments pour et contre s’agitèrent longtemps dans ma tête,—mon véhément désir prévalut et étouffa tout le reste, et je me déterminai, coûte que coûte, à m’emparer de quelqu’un de ces sauvages. La question était alors de savoir comment m’y prendre, et c’était chose difficile à résoudre; mais, comme aucun moyen probable ne se présentait à mon choix, je résolus donc de faire seulement sentinelle pour guetter quand ils débarqueraient, de n’arrêter mes mesures que dans l’occasion, de m’abandonner à l’événement, de le laisser être ce qu’il voudrait.

Plein de cette résolution, je me mis en vedette aussi souvent que possible, si souvent même que je m’en fatiguai profondément; car pendant un an et demi je fis le guet et allai une grande partie de ce temps au moins une fois par jour à l’extrémité ouest et sud-ouest de l’île pour découvrir des canots, mais sans que j’aperçusse rien. C’était vraiment décourageant, et je commençai à m’inquiéter beaucoup, bien que je ne puisse dire qu’en ce cas mes désirs se soient émoussés comme autrefois. Ma passion croissait avec l’attente. En un mot, je n’avais pas été d’abord plus soigneux de fuir la vue des sauvages et d’éviter d’être aperçu par eux, que j’étais alors désireux de leur courir sus.

Alors, je me figurais même que si je m’emparais de deux ou trois sauvages, j’étais capable de les gouverner de façon à m’en faire des esclaves, à me les assujettir complètement et à leur ôter à jamais tout moyen de me nuire. Je me complaisais dans cette idée, mais toujours rien ne se présentait: toutes mes volontés, tous mes plans n’aboutissaient à rien, car il ne venait point de sauvages.

Un an et demi environ après que j’eus conçu ces idées, et que par une longue réflexion j’eus en quelque manière décidé qu’elles demeureraient sans résultat faute d’occasion, je fus surpris un matin, de très bonne heure, en ne voyant pas moins de cinq canots tous ensemble au rivage sur mon côté de l’île. Les sauvages à qui ils appartenaient étaient déjà à terre et hors de ma vue. Le nombre de ces canots rompait toutes mes mesures; car, n’ignorant pas qu’ils venaient toujours quatre ou six, quelquefois plus, dans chaque embarcation, je ne savais que penser de cela, ni quel plan dresser pour attaquer moi seul vingt ou trente hommes. Aussi demeurai-je dans mon château embarrassé et abattu. Cependant, dans la même attitude que j’avais prise autrefois, je me préparai à repousser une attaque; j’étais tout prêt à agir si quelque chose se fût présenté. Ayant attendu longtemps et longtemps prêté l’oreille pour écouter s’il se faisait quelque bruit, je m’impatientai enfin; et, laissant mes deux fusils au pied de mon échelle, je montai jusqu’au sommet du rocher, en deux escalades, comme d’ordinaire. Là, posté de façon que ma tête ne parût point au-dessus de la cime, pour qu’en aucune manière on ne pût m’apercevoir, j’observai, à l’aide de mes lunettes d’approche, qu’ils étaient au moins au nombre de trente, qu’ils avaient allumé un feu et préparé leur nourriture: quel aliment était-ce et comment l’accommodaient-ils, c’est ce que je ne pus savoir; mais je les vis tous danser autour du feu, et, suivant leur coutume, avec je ne sais combien de figures et de gesticulations barbares.

Tandis que je regardais ainsi, j’aperçus par ma longue-vue deux misérables qu’on tirait des pirogues, où sans doute ils avaient été mis en réserve, et qu’alors on faisait sortir pour être massacrés. J’en vis aussitôt tomber un assommé, je pense, avec un casse-tête ou un sabre de bois, selon l’usage de ces nations. Deux ou trois de ces meurtriers se mirent incontinent à l’œuvre et le dépecèrent pour leur cuisine, pendant que l’autre victime demeurait là en attendant qu’ils fussent prêts pour elle. En ce moment même la nature inspira à ce pauvre malheureux, qui se voyait un peu en liberté, quelque espoir de sauver sa vie; il s’élança, et se prit à courir avec une incroyable vitesse, le long des sables, droit vers moi, j’entends vers la partie de la côte où était mon habitation.

Je fus horriblement effrayé,—il faut que je l’avoue,—quand je le vis enfiler ce chemin, surtout quand je m’imaginai le voir poursuivi par toute la troupe. Je crus alors qu’une partie de mon rêve allait se vérifier, et qu’à coup sûr il se réfugierait dans mon bocage; mais je ne comptais pas du tout que le dénouement serait le même, c’est-à-dire que les autres sauvages ne l’y pourchasseraient pas et ne l’y trouveraient point. Je demeurai toutefois à mon poste, et bientôt je recouvrai quelque peu mes esprits lorsque je reconnus qu’ils n’étaient que trois hommes à sa poursuite. Je retrouvai surtout du courage en voyant qu’il les surpassait excessivement à la course et gagnait du terrain sur eux, de manière que s’il pouvait aller de ce train une demi-heure encore, il était indubitable qu’il leur échapperait.

Il y avait entre eux et mon château la crique dont j’ai souvent parlé dans la première partie de mon histoire, quand je fis le sauvetage du navire, et je prévis qu’il faudrait nécessairement que le pauvre infortuné la passât à la nage ou qu’il fût pris. Mais lorsque le sauvage échappé eut atteint jusque-là, il ne fit ni une ni deux, malgré la marée haute, il s’y plongea; il gagna l’autre rive en une trentaine de brassées ou environ, et se reprit à courir avec une force et une vitesse sans pareilles. Quand ses trois ennemis arrivèrent à la crique, je vis qu’il n’y en avait que deux qui sussent nager. Le troisième s’arrêta sur le bord, regarda l’autre côté et n’alla pas plus loin. Au bout de quelques instants il s’en retourna pas à pas; et, d’après ce qui advint, ce fut très heureux pour lui.

Toutefois, j’observai que les deux qui savaient nager mirent à passer la crique deux fois plus de temps que n’en avait mis le malheureux qui les fuyait.—Mon esprit conçut alors avec feu, et irrésistiblement, que l’heure était venue de m’acquérir un serviteur, peut-être un camarade ou un ami, et que j’étais manifestement appelé par la Providence à sauver la vie de cette pauvre créature. Aussitôt, je descendis en toute hâte par mes échelles, je pris deux fusils que j’y avais laissés au pied, comme je l’ai dit tantôt, et, remontant avec la même précipitation, je m’avançai vers la mer. Ayant coupé par le plus court au bas de la montagne, je me précipitai entre les poursuivants et le poursuivi, et j’appelai le fuyard. Il se retourna et fut peut-être d’abord tout aussi effrayé de moi que moi je l’étais d’eux; mais je lui fis signe de la main de revenir, et en même temps je m’avançai lentement vers les deux qui accouraient. Tout à coup je me jetai sur le premier, et je l’assommai avec la crosse de mon fusil. Je ne me souciais pas de faire feu, de peur que l’explosion ne fût entendue des autres, quoique à cette distance cela ne se pût guère; d’ailleurs, comme ils n’auraient pu apercevoir la fumée, ils n’auraient pu aisément savoir d’où cela provenait. Ayant donc assommé celui-ci, l’autre qui le suivait s’arrêta comme s’il eût été effrayé. J’allai à grands pas vers lui; mais quand je m’en fus approché, je le vis armé d’un arc, et prêt à décocher une flèche contre moi. Placé ainsi dans la nécessité de tirer le premier, je le fis et je le tuai du coup. Le pauvre sauvage échappé avait fait halte; mais, bien qu’il vit ses deux ennemis mordre la poussière, il était pourtant si épouvanté du feu et du bruit de mon arme, qu’il demeura pétrifié, n’osant aller ni en avant ni en arrière. Il me parut cependant plutôt disposé à s’enfuir encore qu’à s’approcher. Je l’appelai de nouveau et lui fis signe de venir, ce qu’il comprit facilement. Il fit alors quelques pas et s’arrêta, puis s’avança un peu plus et s’arrêta encore; et je m’aperçus qu’il tremblait comme s’il eût été fait prisonnier et sur le point d’être tué comme ses deux ennemis. Je lui fis signe encore de venir à moi, et je lui donnai toutes les marques d’encouragement que je pus imaginer. De plus en plus près il se risqua, s’agenouillant à chaque dix ou douze pas pour me témoigner sa reconnaissance de lui avoir sauvé la vie. Je lui souriais, je le regardais aimablement et l’invitais toujours à s’avancer. Enfin, il s’approcha de moi; puis, s’agenouillant encore, baisa la terre, y appuya sa tête, prit mon pied et le mit sur sa tête: ce fut, il me semble, un serment juré d’être à jamais mon esclave. Je le relevai, je lui fis des caresses et le rassurai par tout ce que je pus. Mais la besogne n’était pas achevée; car je m’aperçus alors que le sauvage que j’avais assommé n’était pas tué, mais seulement étourdi, et qu’il commençait à se remettre. Je le montrai du doigt à mon sauvage, en lui faisant remarquer qu’il n’était pas mort. Sur ce, il me dit quelques mots, qui, bien que je ne les comprisse pas, me furent bien doux à entendre; car c’était le premier son de voix humaine, la mienne exceptée, que j’eusse ouï depuis vingt-cinq ans. Mais l’heure de m’abandonner à de pareilles réflexions n’était pas venue: le sauvage abasourdi avait recouvré assez de force pour se mettre sur son séant, et je m’apercevais que le mien commençait à s’en effrayer. Quand je vis cela, je pris mon second fusil et couchai en joue notre homme, comme si j’eusse voulu tirer sur lui. Là-dessus, mon sauvage, car dès lors je pouvais l’appeler ainsi, me demanda que je lui prêtasse mon sabre qui pendait nu à mon côté; je le lui donnai: il ne l’eut pas plus tôt, qu’il courut à son ennemi et d’un seul coup lui trancha la tête si adroitement qu’il n’y a pas en Allemagne un bourreau qui l’eût fait ni plus vite ni mieux. Je trouvai cela étrange pour un sauvage, que je supposais avec raison n’avoir jamais vu auparavant d’autres sabres que les sabres de bois de sa nation. Toutefois il paraît, comme je l’appris plus tard, que ces sabres sont si affilés, sont si pesants et d’un bois si dur, qu’ils peuvent d’un seul coup abattre une tête ou un bras. Après cet exploit, il revint à moi, riant en signe de triomphe, et, avec une foule de gestes que je ne compris pas, il déposa à mes pieds mon sabre et la tête du sauvage.

Mais ce qui l’intrigua beaucoup, ce fut de savoir comment de si loin j’avais pu tuer l’autre Indien, et, me le montrant du doigt, il me fit des signes pour que je l’y laissasse aller. Je lui répondis donc du mieux que je pus que je le lui permettais. Quand il s’en fut approché, il le regarda et demeura là comme un ébahi; puis, le tournant tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, il examina la blessure. La balle avait frappé juste dans la poitrine et avait fait un trou d’où peu de sang avait coulé: sans doute, il s’était épanché intérieurement, car il était bien mort. Enfin, il lui prit son arc et ses flèches et s’en revint. Je me mis alors en devoir de partir et je l’invitai à me suivre, en lui donnant à entendre qu’il en pourrait survenir d’autres en plus grand nombre.

Sur ce, il me fit signe qu’il voulait enterrer les deux cadavres, pour que les autres, s’ils accouraient, ne pussent les voir. Je le lui permis, et il se mit à l’ouvrage. En un instant, il eut creusé avec ses mains un trou dans le sable assez grand pour y ensevelir le premier, qu’il y traîna et qu’il recouvrit; il en fit de même pour l’autre. Je pense qu’il ne mit pas plus d’un quart d’heure à les enterrer tous les deux. Je le rappelai alors, et l’emmenai, non dans mon château, mais dans la caverne que j’avais plus avant dans l’île. Je fis ainsi mentir cette partie de mon rêve qui lui donnait mon bocage pour abri.

Là je lui offris du pain, une grappe de raisin et de l’eau, dont je vis qu’il avait vraiment grand besoin à cause de sa course. Lorsqu’il se fut restauré, je lui fis signe d’aller se coucher et de dormir, en lui montrant un tas de paille de riz avec une couverture dessus, qui me servait de lit quelquefois à moi-même. La pauvre créature se coucha donc et s’endormit.

C’était un grand beau garçon, svelte et bien tourné, et à mon estime d’environ vingt-six ans. Il avait un bon maintien, l’aspect ni arrogant ni farouche et quelque chose de très mâle dans la face; cependant il avait aussi toute l’expression douce et molle d’un Européen, surtout quand il souriait. Sa chevelure était longue et noire, et non pas crépue comme de la laine. Son front était haut et large, ses yeux vifs et pleins de feu. Son teint n’était pas noir, mais très basané, sans rien avoir cependant de ce ton jaunâtre, cuivré et nauséabond des Brésiliens, des Virginiens et autres naturels de l’Amérique; il approchait plutôt d’une légère couleur d’olive foncé, plus agréable en soi que facile à décrire. Il avait le visage rond et potelé, le nez petit et non pas aplati comme ceux des nègres, la bouche belle, les lèvres minces, les dents fines, bien rangées et blanches comme ivoire.—Après avoir sommeillé plutôt que dormi environ une demi-heure, il s’éveilla et sortit de la caverne pour me rejoindre; car j’étais allé traire mes chèvres, parquées dans l’enclos près de là. Quand il m’aperçut, il vint à moi en courant, et se jeta à terre avec toutes les marques possibles d’une humble reconnaissance, qu’il manifestait par une foule de grotesques gesticulations. Puis il posa sa tête à plat sur la terre, prit l’un de mes pieds et le posa sur sa tête, comme il avait déjà fait; puis il m’adressa tous les signes imaginables d’assujettissement, de servitude et de soumission, pour me donner à connaître combien était grand son désir de s’attacher à moi pour la vie. Je le comprenais en beaucoup de choses, et je lui témoignais que j’étais fort content de lui.


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