Aventures surprenantes de Robinson Crusoé
En peu de temps je commençai à lui parler et à lui apprendre à me parler. D’abord je lui fis savoir que son nom serait Vendredi; c’était le jour où je lui avais sauvé la vie, et je l’appelai ainsi en mémoire de ce jour. Je lui enseignai également à m’appeler maître, à dire oui et non, et je lui appris ce que ces mots signifiaient.—Je lui donnai ensuite du lait dans un pot de terre; j’en bus le premier, j’y trempai mon pain et lui donnai un gâteau pour qu’il fit de même: il s’en accommoda aussitôt et me fit signe qu’il trouvait cela fort bon.
Je demeurai là toute la nuit avec lui; mais dès que le jour parut, je lui fis comprendre qu’il fallait me suivre et que je lui donnerais des vêtements; il parut charmé de cela, car il était absolument nu. Comme nous passions par le lieu où il avait enterré les deux hommes, il me le désigna exactement et me montra les marques qu’il avait faites pour le reconnaître, en me faisant signe que nous devrions les déterrer et les manger. Là-dessus je parus fort en colère; je lui exprimai mon horreur en faisant comme si j’allais vomir à cette pensée, et je lui enjoignis de la main de passer outre, ce qu’il fit sur-le-champ avec une grande soumission. Je l’emmenai alors sur le sommet de la montagne, pour voir si les ennemis étaient partis; et, braquant ma longue-vue, je découvris parfaitement la place où ils avaient été, mais aucune apparence d’eux ni de leurs canots. Il était donc positif qu’ils étaient partis et qu’ils avaient laissé derrière eux leurs deux camarades sans faire aucune recherche.
Mais cette découverte ne me satisfaisait pas: ayant alors plus de courage et conséquemment plus de curiosité, je pris mon Vendredi avec moi, je lui mis une épée à la main, sur le dos l’arc et les flèches, dont je le trouvai très adroit à se servir; je lui donnai aussi à porter un fusil pour moi; j’en pris deux moi-même, et nous marchâmes vers le lieu où avaient été les sauvages, car je désirais en avoir de plus amples nouvelles. Quand j’y arrivai, mon sang se glaça dans mes veines, et mon cœur défaillit à un horrible spectacle. C’était vraiment chose terrible à voir, du moins pour moi, car cela ne fit rien à Vendredi. La place était couverte d’ossements humains, la terre teinte de sang; çà et là étaient des morceaux de chair à moitié mangés, déchirés et rôtis, en un mot toutes les traces d’un festin de triomphe qu’ils avaient fait là après une victoire sur leurs ennemis. Je vis trois crânes, cinq mains, les os de trois ou quatre jambes, des os de pieds et une foule d’autres parties du corps. Vendredi me fit entendre par ses signes que les sauvages avaient amené quatre prisonniers pour les manger, que trois l’avaient été, et que lui, en se désignant lui-même, était le quatrième; qu’il y avait eu une grande bataille entre eux et un roi leur voisin,—dont, ce semble, il était le sujet;—qu’un grand nombre de prisonniers avaient été faits, et conduits en différents lieux par ceux qui les avaient pris dans la déroute, pour être mangés, ainsi que l’avaient été ceux débarqués par ces misérables.
Je commandai à Vendredi de ramasser ces crânes, ces os, ces tronçons et tout ce qui restait, de les mettre en un monceau et de faire un grand feu dessus pour les réduire en cendres. Je m’aperçus que Vendredi avait encore un violent appétit pour cette chair, et que son naturel était encore cannibale; mais je lui montrai tant d’horreur à cette idée, à la moindre apparence de cet appétit, qu’il n’osa pas le découvrir: car je lui avais fait parfaitement comprendre que, s’il le manifestait, je le tuerais.
Lorsqu’il eut fait cela, nous nous en retournâmes à notre château, et là je me mis à travailler avec mon serviteur Vendredi. Avant tout je lui donnai une paire de caleçons de toile que j’avais tirée du coffre du pauvre canonnier dont il a été fait mention, et que j’avais trouvée dans le bâtiment naufragé; avec un léger changement, elle lui alla très bien. Je lui fabriquai ensuite une casaque de peau de chèvre aussi bien que le permit mon savoir, j’étais devenu alors un assez bon tailleur: puis je lui donnai un bonnet très commode et assez fashionable que j’avais fait avec une peau de lièvre. Il fut ainsi passablement habillé pour le moment, et on ne peut plus ravi de se voir presque aussi bien vêtu que son maître. A la vérité, il eut d’abord l’air fort empêché dans toutes ces choses: ses caleçons étaient portés gauchement, ses manches de casaque le gênaient aux épaules et sous les bras; mais, ayant élargi les endroits où il se plaignait qu’elles lui faisaient mal, et lui-même s’y accoutumant, il finit par s’en accommoder fort bien.
Le lendemain du jour où je vins avec lui à ma huche, je commençai à examiner où je pourrais le loger. Afin qu’il fût commodément pour lui et cependant très convenablement pour moi, je lui élevai une petite cabane dans l’espace vide entre mes deux fortifications, en dedans de la dernière et en dehors de la première. Comme il y avait là une ouverture donnant dans ma grotte, je façonnai une bonne huisserie et une porte de planches que je posai dans le passage, un peu en dedans de l’entrée. Cette porte était ajustée pour ouvrir à l’intérieur. La nuit je la barrais et retirais aussi mes deux échelles; de sorte que Vendredi n’aurait pu venir jusqu’à moi dans mon dernier retranchement sans faire, en grimpant, quelque bruit qui m’aurait immanquablement réveillé; car ce retranchement avait alors une toiture faite de longues perches couvrant toute ma tente, s’appuyant contre le rocher et entrelacées de branchages, en guise de lattes, chargées d’une couche très épaisse de paille de riz aussi forte que des roseaux. A la place ou au trou que j’avais laissé pour entrer ou sortir avec mon échelle, j’avais posé une sorte de trappe, qui, si elle eût été forcée à l’extérieur, ne se serait point ouverte, mais serait tombée avec un grand fracas. Quant aux armes, je les prenais toutes avec moi pendant la nuit.
Mais je n’avais pas besoin de tant de précautions, car jamais homme n’eut un serviteur plus sincère, plus aimant, plus fidèle que Vendredi. Sans passions, sans obstination, sans volonté, complaisant et affectueux, son attachement pour moi était celui d’un enfant pour son père. J’ose dire qu’il aurait sacrifié sa vie pour sauver la mienne en toute occasion. La quantité de preuves qu’il m’en donna mit cela hors de doute, et je fus bientôt convaincu que pour ma sûreté il n’était pas nécessaire d’user de précautions à son égard.
Ceci me donna souvent occasion d’observer, et avec étonnement, que si toutefois il avait plu à Dieu, dans sa sagesse et dans le gouvernement des œuvres de ses mains, de détacher un grand nombre de ses créatures du bon usage auquel sont applicables leurs facultés et les puissances de leur âme, il leur avait pourtant accordé les mêmes forces, la même raison, les mêmes affections, les mêmes sentiments d’amitié et d’obligeance, les mêmes passions, le même ressentiment pour les outrages, le même sens de gratitude, de sincérité, de fidélité, enfin toutes les capacités, pour faire et recevoir le bien, qui nous ont été données à nous-mêmes; et que, lorsqu’il plaît à Dieu de leur envoyer l’occasion d’exercer leurs facultés, ces créatures sont aussi disposées, même mieux disposées que nous à les appliquer au bon usage pour lequel elles leur ont été départies. Je devenais parfois très mélancolique lorsque je réfléchissais au médiocre emploi que généralement nous faisons de toutes ces facultés, quoique notre intelligence soit éclairée par le flambeau de l’instruction et l’esprit de Dieu, et que notre entendement soit agrandi par la connaissance de sa parole. Pourquoi, me demandais-je, plaît-il à Dieu de cacher cette connaissance salutaire à tant de millions d’âmes qui, à en juger par ce pauvre sauvage, en auraient fait un meilleur usage que nous?
De là j’étais quelquefois entraîné si loin que je m’attaquais à la souveraineté de la Providence, et que j’accusais en quelque sorte sa justice d’une disposition assez arbitraire pour cacher la lumière aux uns, la révéler aux autres, et cependant attendre de tous les mêmes devoirs. Mais aussitôt je coupais court à ces pensées et les réprimais par cette conclusion: que nous ignorons selon quelle lumière et quelle loi seront condamnées ces créatures; que Dieu étant par son essence infiniment saint et équitable, si elles étaient sentenciées, ce ne pourrait être pour ne l’avoir point connu, mais pour avoir péché contre cette lumière qui, comme dit l’Écriture, était une loi pour elles, et par des préceptes que leur propre conscience aurait reconnus être justes, bien que le principe n’en fût point manifeste pour nous; qu’enfin nous sommes tous comme l’argile entre les mains du potier, a qui nul vase n’a droit de dire: Pourquoi m’as-tu fait ainsi?
Mais retournons à mon nouveau compagnon. J’étais enchanté de lui, et je m’appliquais à lui enseigner à faire tout ce qui était propre à le rendre utile, adroit, entendu, mais surtout à me parler et à me comprendre, et je le trouvai le meilleur écolier qui fût jamais. Il était si gai, si constamment assidu et si content quand il pouvait m’entendre ou se faire entendre de moi, qu’il m’était vraiment agréable de causer avec lui. Alors ma vie commençait à être si douce que je me disais: Si je n’avais pas à redouter les sauvages, volontiers je demeurerais en ce lieu aussi longtemps que je vivrais.
Trois ou quatre jours après mon retour au château, je pensai que, pour détourner Vendredi de son horrible nourriture accoutumée et de son appétit cannibale, je devais lui faire goûter d’autre viande: je l’emmenai donc un matin dans les bois. J’y allais, au fait, dans l’intention de tuer un cabri de mon troupeau pour l’apporter et l’apprêter au logis; mais, chemin faisant, je vis une chèvre couchée à l’ombre, avec deux jeunes chevreaux à ses côtés. Là-dessus j’arrêtai Vendredi.—«Holà! ne bouge pas,» lui dis-je en lui faisant signe de ne pas remuer. Au même instant je mis mon fusil en joue, je tirai et je tuai un des chevreaux. Le pauvre diable, qui m’avait vu, il est vrai, tuer à une grande distance le sauvage son ennemi, mais qui n’avait pu imaginer comment cela s’était fait, fut jeté dans une étrange surprise. Il tremblait, il chancelait, et avait l’air si consterné que je pensai le voir tomber en défaillance. Il ne regarda pas le chevreau sur lequel j’avais fait feu ou ne s’aperçut pas que je l’avais tué, mais il arracha sa veste pour s’assurer s’il n’était point blessé lui-même. Il croyait sans doute que j’avais résolu de me défaire de lui; car il vint s’agenouiller devant moi, et, embrassant mes genoux, il me dit une multitude de choses où je n’entendis rien, sinon qu’il me suppliait de ne pas le tuer.
Je trouvai bientôt un moyen de le convaincre que je ne voulais point lui faire du mal: je le pris par la main et le relevai en souriant, et lui montrant du doigt le chevreau que j’avais atteint, je lui fis signe de l’aller quérir. Il obéit. Tandis qu’il s’émerveillait et cherchait à voir comment cet animal avait été tué, je rechargeai mon fusil, et au même instant j’aperçus, perché sur un arbre à portée de mousquet, un grand oiseau semblable à un faucon. Afin que Vendredi comprît un peu ce que j’allais faire, je le rappelai vers moi en lui montrant l’oiseau; c’était, au fait, un perroquet, bien que je l’eusse pris pour un faucon. Je lui désignai donc le perroquet, puis mon fusil, puis la terre au-dessous du perroquet, pour lui indiquer que je voulais l’abattre et lui donner à entendre que je voulais tirer sur cet oiseau et le tuer. En conséquence je fis feu; je lui ordonnai de regarder, et sur-le-champ il vit tomber le perroquet. Nonobstant tout ce que je lui avais dit, il demeura encore là comme un effaré. Je conjecturai qu’il était épouvanté ainsi parce qu’il ne m’avait rien vu mettre dans mon fusil, et qu’il pensait que c’était une source merveilleuse de mort et de destruction propre à tuer hommes, bêtes, oiseaux, ou quoi que ce fût, de près ou de loin.
Son étonnement fut tel, que de longtemps il n’en put revenir; et je crois que si je l’eusse laissé faire, il m’aurait adoré, moi et mon fusil. Quant au fusil lui-même, il n’osa pas y toucher de plusieurs jours; mais lorsqu’il en était près, il lui parlait et l’implorait comme s’il eut pu lui répondre. C’était, je l’appris dans la suite, pour le prier de ne pas le tuer.
Lorsque sa frayeur se fut un peu dissipée, je lui fis signe de courir chercher l’oiseau que j’avais frappé, ce qu’il fit; mais il fut assez longtemps absent, car le perroquet, n’étant pas tout à fait mort, s’était traîné à une grande distance de l’endroit où je l’avais abattu. Toutefois il le trouva, le ramassa et vint me l’apporter. Comme je m’étais aperçu de son ignorance à l’égard de mon fusil, je profitai de son éloignement pour le recharger sans qu’il pût me voir, afin d’être tout prêt s’il se présentait une autre occasion: mais plus rien ne s’offrit alors.—J’apportai donc le chevreau à la maison, et le même soir je l’écorchai et je le dépeçai de mon mieux. Comme j’avais un vase convenable, j’en mis bouillir ou consommer quelques morceaux, et je fis un excellent bouillon. Après que j’eus tâté de cette viande, j’en donnai à mon serviteur, qui en parut très content et trouva cela fort de son goût. Mais ce qui le surprit beaucoup, ce fut de me voir manger du sel avec la viande. Il me fit signe que le sel n’était pas bon à manger, et, en ayant mis un peu dans sa bouche, son cœur sembla se soulever, il le cracha et le recracha, puis se rinça la bouche avec de l’eau fraîche. A mon tour je pris une bouchée de viande sans sel, et je me mis à cracher et à crachoter aussi vite qu’il avait fait; mais cela ne le décida point, et il ne se soucia jamais de saler sa viande ou son bouillon, si ce n’est que fort longtemps après, et encore ce ne fut que très peu.
Après lui avoir fait ainsi goûter du bouilli et du bouillon, je résolus de le régaler le lendemain d’une pièce de chevreau rôti. Pour la faire cuire, je la suspendis à une ficelle devant le feu,—comme je l’avais vu pratiquer à beaucoup de gens en Angleterre,—en plantant deux pieux, un sur chaque côté du brasier, avec un troisième pieu posé en travers sur leur sommet, en attachant la ficelle à cette traverse, et en faisant tourner la viande continuellement. Vendredi s’émerveilla de cette invention; et quand il vint à manger de ce rôti, il s’y prit de tant de manières pour me faire savoir combien il le trouvait à son goût, que je n’eusse pu ne pas le comprendre. Enfin il me déclara que désormais il ne mangerait plus d’aucune chair humaine, ce dont je fus fort aise.
Le jour suivant, je l’occupai à piler du blé et à bluter, suivant la manière que je mentionnai autrefois. Il apprit promptement à faire cela aussi bien que moi, après surtout qu’il eut compris quel en était le but, et que c’était pour faire du pain, car ensuite je lui montrai à pétrir et à cuire au four. En peu de temps Vendredi devint capable d’exécuter toute ma besogne aussi bien que moi-même.
Je commençai alors à réfléchir qu’ayant deux bouches à nourrir au lieu d’une, je devais me pourvoir de plus de terrain pour ma maison et semer une plus grande quantité de grain que de coutume. Je choisis donc une plus grande pièce de terre, et me mis à l’enclore de la même façon que mes autres champs, ce à quoi Vendredi travailla non seulement volontiers et de tout cœur, mais très joyeusement. Je lui dis que c’était pour avoir du blé de quoi faire plus de pain, parce qu’il était maintenant avec moi et afin que je pusse en avoir assez pour lui et pour moi-même, il parut très sensible à cette attention, et me fit connaître qu’il pensait que je prenais beaucoup plus de peine pour lui que pour moi, et qu’il travaillerait plus rudement si je voulais lui dire ce qu’il fallait faire.
Cette année fut la plus agréable de toutes celles que je passai dans l’île. Vendredi commençait à parler assez bien et à entendre le nom de presque toutes les choses que j’avais occasion de nommer et de tous les lieux où j’avais à l’envoyer. Il jasait beaucoup, de sorte qu’en peu de temps je recouvrai l’usage de ma langue, qui auparavant m’était fort peu utile, du moins quant à la parole. Outre le plaisir que je puisais dans sa conversation, j’avais à me louer de lui-même tout particulièrement; sa simple et naïve candeur m’apparaissait de plus en plus chaque jour. Je commençais réellement à aimer cette créature, qui, de son côté, je crois, m’aimait plus que tout ce qu’il lui avait été possible d’aimer jusque-là.
Un jour j’eus envie de savoir s’il n’avait pas quelque penchant à retourner dans sa patrie; et, comme je lui avais si bien appris l’anglais qu’il pouvait répondre à la plupart de mes questions, je lui demandai si la nation à laquelle il appartenait ne vainquait jamais dans les batailles. A cela il se mit à sourire et me dit:—«Oui, oui, nous toujours se battre le meilleur;»—il voulait dire: nous avons toujours l’avantage dans le combat. Et ainsi nous commençâmes l’entretien suivant:—Vous toujours se battre le meilleur; d’où vient alors, Vendredi, que tu as été fait prisonnier?
Vendredi.—Ma nation battre beaucoup pour tout cela.
Le maître.—Comment battre? Si la nation les a battus, comment se fait-il que tu aies été pris?
Vendredi.—Eux plus que ma nation dans la place où moi étais; eux prendre un, deux, trois et moi. Ma nation battre eux tout à fait dans la place là-bas où moi n’être pas; là ma nation prendre un, deux, grand mille.
Le maître.—Mais pourquoi alors ne te reprit-elle pas des mains de l’ennemi?
Vendredi.—Eux emporter un, deux, trois et moi, et faire aller dans le canot; ma nation n’avoir pas canot cette fois.
Le maître.—Eh bien, Vendredi, que fait la nation des hommes qu’elle prend? Les emmène-t-elle et les mange-t-elle aussi?
Vendredi.—Oui, ma nation manger hommes aussi, manger tous.
Le maître.—Où les mène-t-elle?
Vendredi.—Aller à toute place où elle pense.
Le maître.—Vient-elle ici?
Vendredi.—Oui, oui; elle venir ici, venir autre place.
Le maître.—Es-tu venu ici avec vos gens?
Vendredi.—Oui, moi venir là.—Il montrait du doigt le côté nord-ouest de l’île qui, à ce qu’il paraît, était le côté qu’ils affectionnaient.
Par là je compris que mon serviteur Vendredi avait été jadis du nombre des sauvages qui avaient coutume de venir au rivage dans la partie la plus éloignée de l’île, pour manger de la chair humaine qu’ils y apportaient; et quelque temps après, lorsque je pris le courage d’aller avec lui de ce côté, qui était le même dont je fis mention autrefois, il reconnut l’endroit de prime abord, et me dit que là il était venu une fois, qu’on y avait mangé vingt hommes, deux femmes et un enfant. Il ne savait pas compter jusqu’à vingt en anglais; mais il mit autant de pierres sur un même rang et me pria de les compter.
J’ai narré ce fait parce qu’il est l’introduction de ce qui suit.—Après que j’eus eu cet entretien avec lui, je lui demandai combien il y avait de notre île au continent, et si les canots rarement périssaient. Il me répondit qu’il n’y avait point de danger, que jamais il ne se perdait un canot; qu’un peu plus avant en mer on trouvait dans la matinée toujours le même courant et le même vent, et dans l’après-midi un vent et un courant opposés.
Je m’imaginai d’abord que ce n’était autre chose que les mouvements de la marée, le jusant et le flot; mais je compris dans la suite que la cause de cela était le grand flux et reflux de la puissante rivière de l’Orénoque,—dans l’embouchure de laquelle, comme je le reconnus plus tard, notre île était située, et que la terre que je découvrais à l’ouest et au nord-ouest était la grande île de la Trinité, sise à la pointe septentrionale des bouches de ce fleuve. J’adressai à Vendredi mille questions touchant la contrée, les habitants, la mer, les côtes et les peuples qui en étaient voisins, et il me dit tout ce qu’il savait avec la plus grande ouverture de cœur imaginable. Je lui demandai aussi les noms de ces différentes nations; mais je ne pus obtenir pour toute réponse que Caribs, d’où je déduisis aisément que c’étaient les Caribes, que nos cartes placent dans cette partie de l’Amérique qui s’étend de l’embouchure du fleuve de l’Orénoque vers la Guyane et jusqu’à Sainte-Marthe. Il me raconta que bien loin par delà la lune, il voulait dire par delà le couchant de la lune, ce qui doit être à l’ouest de leur contrée, il y avait, me montrant du doigt mes grandes moustaches, dont autrefois je fis mention, des hommes blancs et barbus comme moi et qu’ils avaient tué beaucoup hommes, ce fut son expression. Je compris qu’il désignait par là les Espagnols, dont les cruautés en Amérique se sont étendues sur tous ces pays, cruautés dont chaque nation garde un souvenir qui se transmet de père en fils.
Je lui demandai encore s’il savait comment je pourrais aller de mon île jusqu’à ces hommes blancs. Il me répondit:—«Oui, oui, pouvoir y aller dans deux canots.»—Je n’imaginais pas ce qu’il voulait dire par deux canots. A la fin cependant je compris, non sans grande difficulté, qu’il fallait être dans un grand et large bateau aussi gros que deux pirogues.
Cette partie du discours de Vendredi me fit grand plaisir; et depuis lors je conçus quelque espérance de pouvoir trouver une fois ou autre l’occasion de m’échapper de ce lieu avec l’assistance que ce pauvre sauvage me prêterait.
Durant tout le temps que Vendredi avait passé avec moi, depuis qu’il avait commencé à me parler et à me comprendre, je n’avais pas négligé de jeter dans son âme le fondement des connaissances religieuses. Un jour, entre autres, je lui demandai qui l’avait fait. Le pauvre garçon ne me comprit pas du tout, et pensa que je lui demandais qui était son père. Je donnai donc un autre tour à ma question, et je lui demandai qui avait fait la mer, la terre où il marchait, et les montagnes et les bois. Il me répondit que c’était le vieillard Benamuckée, qui vivait au delà de tout. Il ne put rien ajouter sur ce grand personnage, sinon qu’il était très vieux; beaucoup plus vieux, disait-il, que la mer ou la terre, que la lune ou les étoiles. Je lui demandai alors, si ce vieux personnage avait fait toutes choses, pourquoi toutes choses ne l’adoraient pas. Il devint très sérieux, et avec un air parfait d’innocence il me repartit:—«Toute chose lui dit: O!»—«Mais, repris-je, les gens qui meurent dans ce pays s’en vont-ils quelque part?» —«Oui, répliqua-t-il, eux tous aller vers Benamuckée.»—Enfin je lui demandai si ceux qu’on mange y vont de même,—et il répondit: Oui.
Je pris de là occasion de l’instruire dans la connaissance du vrai Dieu. Je lui dis que le grand créateur de toutes choses vit là-haut, en lui désignant du doigt le ciel; qu’il gouverne le monde avec le même pouvoir et la même providence par lesquels il l’a créé; qu’il est tout-puissant et peut faire tout pour nous, nous donner tout, et nous ôter tout. Ainsi, par degrés, je lui ouvris les yeux. Il m’écoutait avec une grande attention, et recevait avec plaisir la notion de Jésus-Christ—envoyé pour nous racheter—et de notre manière de prier Dieu, qui peut nous entendre, même dans le ciel. Il me dit un jour que si notre Dieu pouvait nous entendre de par delà le soleil, il devait être un plus grand Dieu que leur Benamuckée, qui ne vivait pas si loin, et cependant ne pouvait les entendre, à moins qu’ils ne vinssent lui parler sur les grandes montagnes, où il faisait sa demeure.
Je lui demandai s’il était jamais allé lui parler. Il me répondit que non; que les jeunes gens n’y allaient jamais, que personne n’y allait que les vieillards, qu’il nommait leur Oowookakée, c’est-à-dire, je me le fis expliquer par lui, leurs religieux ou leur clergé, et que ces vieillards allaient lui dire: O!—c’est ainsi qu’il appelait faire des prières;—puisque, lorsqu’ils revenaient, ils leur rapportaient ce que Benamuckée avait dit.
Je fis mes efforts pour rendre sensible à mon serviteur Vendredi la supercherie de ces vieillards, en lui disant que leur prétention d’aller sur les montagnes pour dire O! à leur dieu Benamuckée était une imposture, que les paroles qu’ils lui attribuaient l’étaient bien plus encore, et que s’ils recevaient là quelques réponses et parlaient réellement avec quelqu’un, ce devait être avec un mauvais esprit. Alors, j’entrai en un long discours touchant le diable, son origine, sa rébellion contre Dieu, sa haine pour les hommes, la raison de cette haine, son penchant à se faire adorer dans les parties obscures du monde au lieu de Dieu et comme Dieu, et la foule de stratagèmes dont il use pour entraîner le genre humain à sa ruine; enfin, l’accès secret qu’il se ménage auprès de nos passions et de nos affections pour adapter ses pièges si bien à nos inclinations, qu’il nous rend nos propres tentateurs, et nous fait courir à notre perte par notre propre choix.
Je trouvai qu’il n’était pas aussi facile d’imprimer dans son esprit de justes notions sur le diable qu’il l’avait été de lui en donner sur l’existence d’un Dieu. La nature appuyait tous mes arguments pour lui démontrer même la nécessité d’une grande cause première, d’un suprême pouvoir dominateur, d’une secrète Providence directrice, et l’équité et la justice du tribut d’hommages que nous devons lui payer. Mais rien de tout cela ne se présentait dans la notion sur le malin esprit, sur son origine, son existence, sa nature, et principalement son inclination à faire le mal et à nous entraîner à le faire aussi. Le pauvre garçon m’embarrassa un jour tellement par une question purement naturelle et innocente, que je sus à peine que lui dire. Je lui avais parlé longuement du pouvoir de Dieu, de sa toute-puissance, de sa terrible détestation du péché, du feu dévorant qu’il a préparé pour les ouvriers d’iniquité; enfin, nous ayant tous créés, de son pouvoir de nous détruire, de détruire l’univers en un moment; et tout ce temps il m’avait écouté avec un grand sérieux.
Venant ensuite à lui conter que le démon était l’ennemi de Dieu dans le cœur de l’homme, et qu’il usait toute sa malice et son habileté à renverser les bons desseins de la Providence et à ruiner le royaume de Christ sur la terre:—«Eh bien! interrompit Vendredi, vous dire Dieu est si fort, si grand; est-il pas beaucoup plus fort, beaucoup plus puissance que le diable?» «—Oui, oui, dis-je, Vendredi; Dieu est plus fort que le diable, Dieu est au-dessus du diable, et c’est pourquoi nous prions Dieu de le mettre sous nos pieds, de nous rendre capables de résister à ses tentations et d’éteindre ses aiguillons de feu.»—«Mais, reprit-il, si Dieu, beaucoup plus fort, beaucoup plus puissance que le diable, pourquoi Dieu pas tuer le diable pour faire lui non plus méchant?»
Je fus étrangement surpris à cette question. Au fait, bien que je fusse alors un vieil homme, je n’étais pourtant qu’un jeune docteur, n’ayant guère les qualités requises d’un casuiste ou d’un résolveur de difficultés. D’abord, ne sachant que dire, je fis semblant de ne pas l’entendre, et lui demandai ce qu’il disait. Mais il tenait trop à une réponse pour oublier sa question, et il la répéta de même, dans son langage décousu. J’avais eu le temps de me remettre un peu; je lui dis:—«Dieu veut le punir sévèrement à la fin: il le réserve pour le jour du jugement, où il sera jeté dans l’abîme sans fond, pour demeurer dans le feu éternel.»—Ceci ne satisfit pas Vendredi; il revint à la charge en répétant mes paroles:—«Réservé à la fin! moi pas comprendre; mais pourquoi pas tuer le diable maintenant, pourquoi pas tuer grand auparavant?»—«Tu pourrais aussi bien me demander, repartis-je, pourquoi Dieu ne nous tue pas, toi et moi, quand nous faisons des choses méchantes qui l’offensent; il nous conserve pour que nous puissions nous repentir et puissions être pardonnés.» Après avoir réfléchi un moment à cela:—« Bien, bien, dit-il très affectueusement, cela est bien; ainsi, vous, moi, diable, tous méchants, tous préserver, tous repentir, Dieu pardonner tous.» —Je retombai donc encore dans une surprise extrême, et ceci fut une preuve pour moi que bien que les simples notions de la nature conduisent les créatures raisonnables à la connaissance de Dieu et de l’adoration ou hommage dû à son essence suprême comme la conséquence de notre nature, cependant la divine révélation seule peut amener à la connaissance de Jésus-Christ, et d’une rédemption opérée pour nous, d’un médiateur, d’une nouvelle alliance, et d’un intercesseur devant le trône de Dieu. Une révélation venant du ciel peut seule, dis-je, imprimer ces notions dans l’âme; par conséquent, l’Évangile de Notre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ—j’entends la parole divine,—et l’Esprit de Dieu promis à son peuple pour guide et sanctificateur, sont les instructeurs essentiels de l’âme des hommes dans la connaissance salutaire de Dieu et les voies du salut.
J’interrompis donc le présent entretien entre moi et mon serviteur en me levant à la hâte, comme si quelque affaire subite m’eût appelé dehors; et, l’envoyant alors bien loin, sous quelque prétexte, je me mis à prier Dieu ardemment de me rendre capable d’instruire salutairement cet infortuné sauvage en préparant par son Esprit le cœur de cette pauvre ignorante créature à recevoir la lumière de l’Évangile, en la réconciliant à lui, et de me rendre capable de l’entretenir si efficacement de la parole divine, que ses yeux pussent être ouverts, sa conscience convaincue et son âme sauvée. Quand il fut de retour, j’entrai avec lui dans une longue dissertation sur la rédemption des hommes par le Sauveur du monde, et sur la doctrine de l’Évangile annoncée de la part du ciel, c’est-à-dire la repentance envers Dieu et la foi en notre Sauveur Jésus. Je lui expliquai de mon mieux pourquoi notre divin Rédempteur n’avait pas revêtu la nature des anges, mais bien la race d’Abraham, et comment, pour cette raison, les anges tombés étaient exclus de la rédemption, venue seulement pour les brebis égarées de la maison d’Israël.
Il y avait, Dieu le sait, plus de sincérité que de science dans toutes les méthodes que je pris pour l’instruction de cette malheureuse créature, et je dois reconnaître ce que tout autre, je pense, éprouvera en pareil cas, qu’en lui exposant les choses d’une façon évidente, je m’instruisis moi-même en plusieurs choses que j’ignorais ou que je n’avais pas approfondies auparavant, mais qui se présentèrent naturellement à mon esprit, quand je me pris à les fouiller pour l’enseignement de ce pauvre sauvage. En cette occasion, je mis même à la recherche de ces choses plus de ferveur que je ne m’en étais senti de ma vie. Si bien que j’aie réussi ou non avec cet infortuné, je n’en avais pas moins de fortes raisons pour remercier le ciel de me l’avoir envoyé. Le chagrin glissait plus légèrement sur moi; mon habitation devenait excessivement confortable; et quand je réfléchissais que, dans cette vie solitaire à laquelle j’avais été condamné, je n’avais pas été seulement conduit à tourner mes regards vers le ciel et à chercher le bras qui m’avait exilé, mais que j’étais devenu un instrument de la Providence pour sauver la vie et sans doute l’âme d’un pauvre sauvage, et pour l’amener à la vraie science de la religion et de la doctrine chrétiennes, afin qu’il pût connaître le Christ Jésus, afin qu’il pût connaître celui qui est la vie éternelle; quand, dis-je, je réfléchissais sur toutes ces choses, une joie secrète s’épanouissait dans mon âme, et souvent même je me félicitais d’avoir été amené en ce lieu, ce que j’avais tant de fois regardé comme la plus terrible de toutes les afflictions qui eussent pu m’advenir.
Dans cet esprit de reconnaissance, j’achevai le reste de mon exil. Mes conversations avec Vendredi employaient si bien mes heures, que je passai les trois années que nous vécûmes là ensemble parfaitement et complètement heureux, si toutefois il est une condition sublunaire qui puisse être appelée bonheur parfait. Le sauvage était alors un bon chrétien, un bien meilleur chrétien que moi; quoique, Dieu en soit béni! j’aie quelque raison d’espérer que nous étions également pénitents, et des pénitents consolés et régénérés.—Nous avions la parole de Dieu à lire et son Esprit pour nous diriger, tout comme si nous eussions été en Angleterre.
Je m’appliquais constamment à lire l’Écriture et à lui expliquer de mon mieux le sens de ce que je lisais; et lui, à son tour, par ses examens et ses questions sérieuses, me rendait, comme je le disais tout à l’heure, un docteur bien plus habile dans la connaissance des deux Testaments que je ne l’aurais jamais été si j’eusse fait une lecture privée. Il est encore une chose, fruit de l’expérience de cette portion de ma vie solitaire, que je ne puis passer sous silence: oui, c’est un bonheur infini et inexprimable que la science de Dieu et la doctrine du salut par Jésus-Christ soient si clairement exposées dans les Testaments, et qu’elles soient si faciles à être reçues et entendues, que leur simple lecture pût me donner assez le sentiment de mon devoir pour me porter directement au grand œuvre de la repentance sincère de mes péchés, et pour me porter, en m’attachant à un sauveur, source de vie et de salut, à pratiquer une réforme et à me soumettre à tous les commandements de Dieu, et cela sans aucun maître ou précepteur, j’entends humain. Cette simple instruction se trouva de même suffisante pour éclairer mon pauvre sauvage et pour en faire un chrétien tel que de ma vie j’en ai peu connu qui le valussent.
Quant aux disputes, aux controverses, aux pointilleries, aux contestations qui furent soulevées dans le monde touchant la religion, soit subtilités de doctrine, soit projets de gouvernement ecclésiastique, elles étaient pour nous tout à fait chose vaine, comme, autant que j’en puis juger, elles l’ont été pour le reste du genre humain. Nous étions sûrement guidés vers le ciel par les Écritures; et nous étions éclairés par l’Esprit consolateur de Dieu, nous enseignant et nous instruisant par sa parole, nous conduisant à toute vérité et nous rendant l’un et l’autre soumis et obéissants aux enseignements de sa loi. Je ne vois pas que nous aurions pu faire le moindre usage de la connaissance la plus approfondie des points disputés en religion qui répandirent tant de troubles sur la terre, quand bien même nous eussions pu y parvenir.—Mais il me faut reprendre le fil de mon histoire, et suivre chaque chose dans son ordre.
Après que Vendredi et moi eûmes fait une plus intime connaissance, lorsqu’il put comprendre presque tout ce que je lui disais et parler couramment, quoique en mauvais anglais, je lui fis le récit de mes aventures ou de celles qui se rattachaient à ma venue dans l’île; comment j’y avais vécu et depuis combien de temps. Je l’initiai au mystère,—car c’en était un pour lui,—de la poudre et des balles, et je lui appris à tirer. Je lui donnai un couteau, ce qui lui fit un plaisir extrême; et je lui ajustai un ceinturon avec un fourreau suspendu, semblable à ceux où l’on porte en Angleterre les couteaux de chasse; mais dans la gaine, au lieu de coutelas, je mis une hachette, qui non seulement était une bonne arme en quelques occasions, mais une arme beaucoup plus utile dans une foule d’autres.
Je lui fis une description des contrées de l’Europe, et particulièrement de l’Angleterre, ma patrie. Je lui contai comment nous vivions, comment nous adorions Dieu, comment nous nous conduisions les uns envers les autres, et comment, dans des vaisseaux, nous trafiquions avec toutes les parties du monde. Je lui donnai une idée du bâtiment naufragé à bord duquel j’étais allé, et lui montrai d’aussi près que je pus la place où il avait échoué; mais depuis longtemps il avait été mis en pièces et avait entièrement disparu.
Je lui montrai aussi les débris de notre chaloupe, que nous perdîmes quand nous nous sauvâmes de notre bord, et qu’avec tous mes efforts, je n’avais jamais pu remuer; mais elle était alors presque entièrement délabrée. En apercevant cette embarcation, Vendredi demeura fort longtemps pensif et sans proférer un seul mot. Je lui demandai ce à quoi il songeait; enfin il me dit:—«Moi voir pareil bateau ainsi venir au lieu à ma nation.»
Je fus longtemps sans deviner ce que cela signifiait; mais à la fin, en y réfléchissant bien, je compris qu’une chaloupe pareille avait dérivé sur le rivage qu’il habitait, c’est-à-dire, comme il me l’expliqua, y avait été entraînée par une tempête. Aussitôt j’imaginai que quelque vaisseau européen devait avoir fait naufrage sur cette côte, et que sa chaloupe, s’étant sans doute détachée, avait été jetée à terre; mais je fus si stupide que je ne songeai pas une seule fois à des hommes s’échappant d’un naufrage, et ne m’informai pas d’où ces embarcations pouvaient venir. Tout ce que je demandai, ce fut la description de ce bateau.
Vendredi me le décrivit assez bien, mais il me mit beaucoup mieux à même de le comprendre lorsqu’il ajouta avec chaleur:—«Nous sauver hommes blancs de noyer.»—«Il y avait donc, lui dis-je, des hommes blancs dans le bateau?»—«Oui, répondit-il, le bateau plein d’hommes blancs.»—Je le questionnai sur leur nombre; il compta sur ses doigts jusqu’à dix-sept.—«Mais, repris-je alors, que sont-ils devenus?»—«Ils vivent, ils demeurent chez ma nation.»
Ce récit me mit en tête de nouvelles pensées: j’imaginai aussitôt que ce pouvaient être les hommes appartenant au vaisseau échoué en vue de mon île, comme je l’appelais alors; que ces gens, après que le bâtiment eut donné contre le rocher, le croyant inévitablement perdu, s’étaient jetés dans leur chaloupe et avaient abordé à cette terre barbare parmi les sauvages.
Sur ce, je m’enquis plus curieusement de ce que ces hommes étaient devenus. Il m’assura qu’ils vivaient encore, qu’il y avait quatre ans qu’ils étaient là, que les sauvages les laissaient tranquilles et leur donnaient de quoi manger. Je lui demandai comment il se faisait qu’ils n’eussent point été tués et mangés:—«Non, me dit-il, eux faire frère avec eux.»—C’est-à-dire, comme je le compris, qu’ils avaient fraternisé. Puis il ajouta:—«Eux manger non hommes que quand la guerre fait battre,»—c’est-à-dire qu’ils ne mangent aucun homme qui ne se soit battu contre eux et n’ait été fait prisonnier de guerre.
Il arriva, assez longtemps après ceci, que, se trouvant sur le sommet de la colline, à l’est de l’île, d’où, comme je l’ai narré, j’avais dans un jour serein découvert le continent de l’Amérique, il arriva, dis-je, que Vendredi, le temps étant fort clair, regarda fixement du côté de la terre ferme, puis, dans une sorte d’ébahissement, qu’il se prit à sauter, et à danser, et à m’appeler, car j’étais à quelque distance. Je lui en demandai le sujet:—«O joie! ô joyeux! s’écriait-il, là voir mon pays, là ma nation!»
Je remarquai un sentiment de plaisir extraordinaire épanoui sur sa face; ses yeux étincelaient, sa contenance trahissait une étrange passion, comme s’il eût eu un désir véhément de retourner dans sa patrie. Cet air, cette expression éveilla en moi une multitude de pensées qui me laissèrent moins tranquille que je ne l’étais auparavant sur le compte de mon nouveau serviteur Vendredi; et je ne mis pas en doute que, si jamais il pouvait retourner chez sa propre nation, non seulement il oublierait toute sa religion, mais toutes les obligations qu’il m’avait, et qu’il ne fût assez perfide pour donner des renseignements sur moi à ses compatriotes, et revenir peut-être, avec quelques centaines des siens, pour faire de moi un festin auquel il assisterait aussi joyeux qu’il avait eu pour habitude de l’être aux festins de ses ennemis faits prisonniers de guerre.
Mais je faisais une violente injustice à cette pauvre et honnête créature, ce dont je fus très chagrin par la suite. Cependant, comme ma défiance s’accrut et me posséda pendant quelques semaines, je devins plus circonspect, moins familier et moins affable avec lui; en quoi aussi j’eus assurément tort: l’honnête et agréable garçon n’avait pas une seule pensée qui ne découlât des meilleurs principes, tout à la fois comme un chrétien religieux et comme un ami reconnaissant, ainsi que plus tard je m’en convainquis, à ma grande satisfaction.
Tant que durèrent mes soupçons, on peut bien être sûr que chaque jour je le sondai pour voir si je ne découvrirais pas quelques-unes des nouvelles idées que je lui supposais; mais je trouvai dans tout ce qu’il disait tant de candeur et d’honnêteté que je ne pus nourrir longtemps ma défiance; et que, mettant de côté toute inquiétude, je m’abandonnai de nouveau entièrement à lui. Il ne s’était seulement pas aperçu de mon trouble; c’est pourquoi je ne saurais le soupçonner de fourberie.
Un jour que je me promenais sur la même colline et que le temps était brumeux en mer, de sorte qu’on ne pouvait apercevoir le continent, j’appelai Vendredi et lui dis:—«Ne désirerais-tu pas retourner dans ton pays, chez ta propre nation?»—«Oui, dit-il, moi être beaucoup O joyeux d’être dans ma propre nation.»—«Qu’y ferais-tu? repris-je: voudrais-tu redevenir barbare, manger de la chair humaine et retomber dans l’état sauvage où tu étais auparavant?»—Il prit un air chagrin, et, secouant la tête, il répondit:—«Non, non, Vendredi leur conter vivre bon, leur conter prier Dieu, leur conter manger pain de blé, chair de troupeau, lait; non plus manger hommes.»—«Alors ils te tueront.»—A ce mot, il devint sérieux, et répliqua:—« Non, eux pas tuer moi, eux volontiers aimer apprendre.»—Il entendait par là qu’ils étaient très portés à s’instruire. Puis il ajouta qu’ils avaient appris beaucoup de choses des hommes barbus qui étaient venus dans le bateau. Je lui demandai alors s’il voudrait s’en retourner; il sourit à cette question, et me dit qu’il ne pourrait pas nager si loin. Je lui promis de lui faire un canot. Il me dit alors qu’il irait si j’allais avec lui:—«Moi partir avec toi! m’écriai-je; mais ils me mangeront si j’y vais.»—«Non, non, moi faire eux non manger vous, moi faire eux beaucoup aimer vous.»—Il entendait par là qu’il leur raconterait comment j’avais tué ses ennemis et sauvé sa vie, et qu’il me gagnerait ainsi leur affection. Alors il me narra de son mieux combien ils avaient été bons envers les dix-sept hommes blancs ou barbus, comme il les appelait, qui avaient abordé à leur rivage dans la détresse.
Dès ce moment, je l’avoue, je conçus l’envie de m’aventurer en mer, pour tenter s’il m’était possible de joindre ces hommes barbus, qui devaient être, selon moi, des Espagnols et des Portugais, ne doutant pas, si je réussissais, qu’étant sur le continent et en nombreuse compagnie, je ne pusse trouver quelque moyen de m’échapper de là plutôt que d’une île éloignée de quarante milles de la côte, et où j’étais seul et sans secours. Quelques jours après je sondai de nouveau Vendredi, par manière de conversation, et je lui dis que je voulais lui donner un bateau pour retourner chez sa nation. Je le menai par conséquent vers ma petite frégate, amarrée de l’autre côté de l’île; puis, l’ayant vidée,—car je la tenais toujours enfoncée sous l’eau,—je la mis à flot, je la lui fis voir, et nous y entrâmes tous les deux.
Je vis que c’était un compagnon fort adroit à la manœuvre: il la faisait courir aussi rapidement et plus habilement que je ne l’eusse pu faire. Tandis que nous voguions, je lui dis:—«Eh bien! maintenant, Vendredi, irons-nous chez ta nation?»—A ces mots, il resta tout stupéfait, sans doute parce que cette embarcation lui paraissait trop petite pour aller si loin. Je lui dis alors que j’en avais une plus grande. Le lendemain donc je le conduisis au lieu où gisait la première pirogue que j’avais faite, mais que je n’avais pu mettre à la mer. Il la trouva suffisamment grande; mais, comme je n’en avais pris aucun soin, qu’elle était couchée là depuis vingt-deux ou vingt-trois ans, et que le soleil l’avait fendue et séchée, elle était pourrie en quelque sorte. Vendredi m’affirma qu’un bateau semblable ferait l’affaire, et transporterait—beaucoup assez vivres, boire, pain:—c’était là sa manière de parler.
En somme, je fus alors si affermi dans ma résolution de gagner avec lui le continent, que je lui dis qu’il fallait nous mettre à en faire une de cette grandeur-là pour qu’il pût s’en retourner chez lui. Il ne répliqua pas un mot, mais il devint sérieux et triste. Je lui demandai ce qu’il avait. Il me répondit ainsi:—«Pourquoi vous colère avec Vendredi? Quoi moi fait?»—Je le priai de s’expliquer et lui protestai que je n’étais point du tout en colère.—«Pas colère! pas colère! reprit-il en répétant ces mots plusieurs fois; pourquoi envoyer Vendredi loin chez ma nation?»—«Pourquoi?... Mais ne m’as-tu pas dit que tu souhaitais y retourner?»—«Oui, oui, s’écria-t-il, souhaiter être tous deux là: Vendredi là et pas maître là.»—En un mot, il ne pouvait se faire à l’idée de partir sans moi.—«Moi aller avec toi, Vendredi! m’écriai-je; mais que ferais-je là?»—Il me répliqua très vivement là-dessus:—«Vous faire grande quantité beaucoup bien, vous apprendre sauvages hommes être hommes bons, hommes sages, hommes apprivoisés; vous leur enseigner connaître Dieu, prier Dieu et vivre nouvelle vie.»—«Hélas! Vendredi, répondis-je, tu ne sais ce que tu dis, je ne suis moi-même qu’un ignorant.»—«Oui, oui, reprit-il, vous enseigna moi bien, vous enseigner eux bien.»—«Non, non, Vendredi, te dis-je, tu partiras sans moi; laisse-moi vivre ici tout seul comme autrefois.»—A ces paroles il retomba dans le trouble, et, courant à une des hachettes qu’il avait coutume de porter, il s’en saisit à la hâte et me la donna.—«Que faut-il que j’en fasse?» lui dis-je.—«Vous prendre, vous tuer Vendredi.»—«Moi te tuer! Et pourquoi?»—«Pourquoi, répliqua-t-il prestement, vous envoyer Vendredi loin?... Prendre, tuer Vendredi, pas renvoyer Vendredi loin.»—Il prononça ces paroles avec tant de componction, que je vis ses yeux se mouiller de larmes. En un mot, je découvris clairement en lui une si profonde affection pour moi et une si ferme résolution, que je lui dis alors, et souvent depuis, que je ne l’éloignerais jamais tant qu’il voudrait rester avec moi.
Somme toute, de même que par tous ses discours je découvris en lui une affection si solide pour moi, que rien ne pourrait l’en séparer, de même je découvris que tout son désir de retourner dans sa patrie avait sa source dans sa vive affection pour ses compatriotes, et dans son espérance que je les rendrais bons, chose que, vu mon peu de science, je n’avais pas le moindre désir, la moindre intention ou envie d’entreprendre. Mais je me sentais toujours fortement entraîné à faire une tentative de délivrance, comme précédemment, fondée sur la supposition déduite du premier entretien, c’est-à-dire qu’il y avait là dix-sept hommes barbus; et c’est pourquoi, sans plus de délai, je me mis en campagne avec Vendredi pour chercher un gros arbre propre à être abattu et à faire une grande pirogue ou canot pour l’exécution de mon projet. Il y avait dans l’île assez d’arbres pour construire une flottille, non seulement de pirogues ou de canots, mais même de bons gros vaisseaux. La principale condition à laquelle je tenais, c’était qu’il fût dans le voisinage de la mer, afin que nous puissions lancer notre embarcation quand elle serait faite, et éviter la bévue que j’avais commise la première fois.
A la fin Vendredi en choisit un, car il connaissait mieux que moi quelle sorte de bois était la plus convenable pour notre dessein; je ne saurais même aujourd’hui comment nommer l’arbre que nous abattîmes, je sais seulement qu’il ressemblait beaucoup à celui qu’on appelle Fustok, et qu’il était d’un genre intermédiaire entre celui-là et le bois de Nicaragua, duquel il tenait beaucoup pour la couleur et l’odeur. Vendredi se proposait de brûler l’intérieur de cet arbre pour en faire un bateau; mais je lui démontrai qu’il valait mieux le creuser avec des outils, ce qu’il fit très adroitement, après que je lui en eus enseigné la manière. Au bout d’un mois de rude travail, nous achevâmes notre pirogue, qui se trouva fort élégante, surtout lorsque avec nos haches, que je lui avais appris à manier, nous eûmes façonné et avivé son extérieur en forme d’esquif. Après ceci, toutefois, elle nous coûta encore près d’une quinzaine de jours pour l’amener jusqu’à l’eau, en quelque sorte pouce à pouce, au moyen de grands rouleaux de bois.—Elle aurait pu porter vingt hommes très aisément.
Lorsqu’elle fut mise à flot, je fus émerveillé de voir, malgré sa grandeur, avec quelle dextérité et quelle rapidité mon serviteur Vendredi savait la manier, la faire virer et avancer à la pagaie. Je lui demandai alors si elle pouvait aller, et si nous pouvions nous y aventurer.—«Oui, répondit-il, elle aventurer dedans très bien, quand même grand souffler vent.»—Cependant j’avais encore un projet qu’il ne connaissait point, c’était de faire un mât et une voile, et de garnir ma pirogue d’une ancre et d’un câble. Pour le mât, ce fut chose assez aisée. Je choisis un jeune cèdre fort droit que je trouvai près de là, car il y en avait une grande quantité dans l’île; je chargeai Vendredi de l’abattre et lui montrai comment s’y prendre pour le façonner et l’ajuster. Quant à la voile, ce fut mon affaire particulière. Je savais que je possédais pas mal de vieilles voiles ou plutôt de morceaux de vieilles voiles; mais, comme il y avait vingt-six ans que je les avais mises de côté, et que j’avais pris peu de soin pour leur conservation, n’imaginant pas que je pusse jamais avoir occasion de les employer à un semblable usage, je ne doutai pas qu’elles ne fussent toutes pourries, et au fait la plupart l’étaient. Pourtant j’en trouvai deux morceaux qui me parurent assez bons; je me mis à les travailler; et, après beaucoup de peines, cousant gauchement et lentement, comme on peut le croire, car je n’avais point d’aiguilles, je parvins enfin à faire une vilaine chose triangulaire ressemblant à ce qu’on appelle en Angleterre une voile en épaule de mouton, qui se dressait avec un gui au bas et un petit pic au sommet. Les chaloupes de nos navires cinglent d’ordinaire avec une voile pareille, et c’était celle dont je connaissais le mieux la manœuvre, parce que la barque dans laquelle je m’étais échappé de Barbarie en avait une, comme je l’ai relaté dans la première partie de mon histoire.
Je fus près de deux mois à terminer ce dernier ouvrage, c’est-à-dire à gréer et ajuster mon mât et mes voiles. Pour compléter ce gréement, j’établis un petit étai sur lequel j’adaptai une trinquette pour m’aider à pincer le vent, et, qui plus est, je fixai à la poupe un gouvernail. Quoique je fusse un détestable constructeur, cependant comme je sentais l’utilité et même la nécessité d’une telle chose, bravant la peine, j’y travaillai avec tant d’application qu’enfin j’en vins à bout; mais, en considérant la quantité des tristes inventions auxquelles j’eus recours et qui échouèrent, je suis porté à croire que ce gouvernail me coûta autant de labeur que le bateau tout entier.
Après que tout ceci fut achevé, j’eus à enseigner à mon serviteur Vendredi tout ce qui avait rapport à la navigation de mon esquif; car, bien qu’il sût parfaitement pagayer, il n’entendait rien à la manœuvre de la voile et du gouvernail, et il fut on ne peut plus émerveillé quand il me vit diriger et faire virer ma pirogue au moyen de la barre, et quand il vit ma voile trébucher et s’éventer, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, suivant que la direction de notre course changeait; alors, dis-je, il demeura là comme un étonné, comme un ébahi. Néanmoins en peu de temps je lui rendis toutes ces choses familières, et il devint un navigateur consommé, sauf l’usage de la boussole, que je ne pus lui faire comprendre que fort peu. Mais, comme dans ces climats il est rare d’avoir un temps couvert et que presque jamais il n’y a de brumes, la boussole n’y est pas de grande nécessité. Les étoiles sont toujours visibles pendant la nuit, et la terre pendant le jour, excepté dans les saisons pluvieuses; mais alors personne ne se soucie d’aller au loin ni sur terre, ni sur mer.
J’étais alors entré dans la vingt-septième année de ma captivité dans cette île, quoique les trois dernières années où j’avais eu avec moi mon serviteur Vendredi ne puissent guère faire partie de ce compte, ma vie d’alors étant totalement différente de ce qu’elle avait été durant tout le reste de mon séjour. Je célébrai l’anniversaire de mon arrivée en ce lieu toujours avec la même reconnaissance envers Dieu pour ses miséricordes; si jadis j’avais eu sujet d’être reconnaissant, j’avais encore beaucoup plus sujet de l’être, la Providence m’ayant donné tant de nouveaux témoignages de sollicitude, et envoyé l’espoir d’une prompte et sûre délivrance, car j’avais dans l’âme l’inébranlable persuasion que ma délivrance était proche et que je ne saurais être un an de plus dans l’île. Cependant je ne négligeai pas mes cultures; comme à l’ordinaire je bêchai, je semai, je fis des enclos; je recueillis et séchai mes raisins, et m’occupai de toutes choses nécessaires, de même qu’auparavant.
La saison des pluies, qui m’obligeait à garder la maison plus que de coutume, étant alors revenue, j’avais donc mis notre vaisseau aussi en sûreté que possible, en l’amenant dans la crique où, comme je l’ai dit au commencement, j’abordai avec mes radeaux. L’ayant halé sur le rivage pendant la marée haute, je fis creuser à mon serviteur Vendredi un petit bassin tout juste assez grand pour qu’il pût s’y tenir à flot; puis, à la marée basse, nous fîmes une forte écluse à l’extrémité pour empêcher l’eau d’y rentrer: ainsi notre vaisseau demeura à sec et à l’abri du retour de la marée. Pour le garantir de la pluie, nous le couvrîmes d’une couche de branches d’arbres si épaisse, qu’il était aussi bien qu’une maison sous son toit de chaume. Nous attendîmes ainsi les mois de novembre et de décembre, que j’avais désignés pour l’exécution de mon entreprise.
Quand la saison favorable s’approcha, comme la pensée de mon dessein renaissait avec le beau temps, je m’occupai journellement à préparer tout pour le voyage. La première chose que je fis, ce fut d’amasser une certaine quantité de provisions qui devaient nous être nécessaires. Je me proposais, dans une semaine ou deux, d’ouvrir le bassin et de lancer notre bateau, quand un matin que j’étais occupé à quelqu’un de ces apprêts, j’appelai Vendredi et lui dis d’aller au bord de la mer pour voir s’il ne trouverait pas quelque chélone ou tortue, chose que nous faisions habituellement une fois par semaine; nous étions aussi friands des œufs que de la chair de cet animal. Vendredi n’était parti que depuis peu de temps quand je le vis revenir en courant et franchir ma fortification extérieure comme si ses pieds ne touchaient pas la terre, et, avant que j’eusse eu le temps de lui parler, il me cria:—«O maître! ô maître! ô chagrin! ô mauvais!»—«Qu’y a-t-il, Vendredi?» lui dis-je.—«Oh! là-bas un, deux, trois canots! un, deux, trois!»—Je conclus, d’après sa manière de s’exprimer, qu’il y en avait six; mais, après que je m’en fus enquis, je n’en trouvai que trois.—Je le rassurai ainsi autant que je pus; néanmoins je m’aperçus que le pauvre garçon était tout à fait hors de lui-même: il s’était fourré en tête que les sauvages étaient venus tout exprès pour le chercher, le mettre en pièces et le dévorer. Il tremblait si fort que je ne savais que faire. Je le réconfortai de mon mieux, et lui dis que j’étais dans un aussi grand danger et qu’ils me mangeraient tout comme lui.—«Mais il faut, ajoutai-je, nous résoudre à les combattre; peux-tu combattre, Vendredi?»—«Moi tirer, dit-il, mais là venir beaucoup grand nombre.»—«Qu’importe! répondis-je, nos fusils épouvanteront ceux qu’ils ne tueront pas.»—Je lui demandai si, me déterminant à le défendre, il me défendrait aussi et voudrait se tenir auprès de moi et faire tout ce que je lui enjoindrais. Il répondit:—«Moi mourir quand vous commander mourir, maître.»—Là-dessus j’allai chercher une bonne goutte de rhum et la lui donnai, car j’avais si bien ménagé mon rhum que j’en avais encore pas mal en réserve. Quand il eut bu, je lui fis prendre les deux fusils de chasse que nous portions toujours, et je les chargeai de chevrotines aussi grosses que des petites balles de pistolet; je pris ensuite quatre mousquets, je les chargeai chacun de deux lingots et de cinq balles, puis chacun de mes deux pistolets d’une paire de balles seulement. Je pendis, comme à l’ordinaire, mon grand sabre nu à mon côté, et je donnai à Vendredi sa hachette.
Quand je me fus ainsi préparé, je pris ma lunette d’approche, et je gravis le versant de la montagne, pour voir ce que je pourrais découvrir; j’aperçus aussitôt par ma longue-vue qu’il y avait là vingt et un sauvages, trois prisonniers et trois pirogues, et que leur unique affaire semblait être de faire un banquet triomphal de ces trois corps humains, fête barbare, il est vrai, mais, comme je l’ai observé, qui n’avait rien parmi eux que d’ordinaire.
Je remarquai aussi qu’ils étaient débarqués non dans le même endroit d’où Vendredi s’était échappé, mais plus près de ma crique, où le rivage était bas et où un bois épais s’étendait presque jusqu’à la mer. Cette observation et l’horreur que m’inspirait l’œuvre atroce que ces misérables venaient consommer me remplirent de tant d’indignation que je retournai vers Vendredi, et lui dis que j’étais résolu à fondre sur eux et à les tuer tous. Puis je lui demandai s’il voulait combattre à mes côtés. Sa frayeur étant dissipée et ses esprits étant un peu animés par le rhum que je lui avais donné, il me parut plein de courage, et répéta comme auparavant qu’il mourrait quand je lui ordonnerais de mourir.
Dans cet accès de fureur, je pris et répartis entre nous les armes que je venais de charger. Je donnai à Vendredi un pistolet pour mettre à sa ceinture et trois mousquets pour porter sur l’épaule, je pris moi-même un pistolet et les trois autres mousquets, et dans cet équipage nous nous mîmes en marche. J’avais en outre garni ma poche d’une petite bouteille de rhum, et chargé Vendredi d’un grand sac de poudre et de balles. Quant à la consigne, je lui enjoignis de se tenir sur mes pas, de ne point bouger, de ne point tirer, de ne faire aucune chose que je ne lui eusse commandée, et en même temps de ne pas souffler mot. Je fis alors à ma droite un circuit de près d’un mille, pour éviter la crique et gagner le bois, afin de pouvoir arriver à portée de fusil des sauvages avant qu’ils me découvrissent, ce que, par ma longue-vue, j’avais reconnu chose facile à faire.
Pendant cette marche mes premières idées se réveillèrent et commencèrent à ébranler ma résolution. Je ne veux pas dire que j’eusse aucune peur de leur nombre; comme ils n’étaient que des misérables nus et sans armes, il est certain que je leur étais supérieur, et quand bien même j’aurais été seul. Mais quel motif, me disais-je, quelle circonstance, quelle nécessité m’oblige à tremper mes mains dans le sang, à attaquer des hommes qui ne m’ont jamais fait aucun tort et qui n’ont nulle intention de m’en faire, des hommes innocents à mon égard? Leur coutume barbare est leur propre malheur; c’est la preuve que Dieu les a abandonnés aussi bien que les autres nations de cette partie du monde à leur stupidité, à leur inhumanité, mais non pas qu’il m’appelle à être le juge de leurs actions, encore moins l’exécuteur de sa justice! Quand il le trouvera bon, il prendra leur cause dans ses mains, et par un châtiment national il les punira pour leur crime national; mais cela n’est point mon affaire.
Vendredi, il est vrai, peut justifier de cette action: il est leur ennemi, il est en état de guerre avec ces mêmes hommes, c’est loyal à lui de les attaquer; mais je n’en puis dire autant de moi.—Ces pensées firent une impression si forte sur mon esprit, que je résolus de me placer seulement près d’eux pour observer leur fête barbare, d’agir alors suivant que le ciel m’inspirerait, mais de ne point m’entremettre, à moins que quelque chose ne se présentât qui fût pour moi une injonction formelle.
Plein de cette résolution, j’entrai dans le bois, et avec toute la précaution et le silence possibles,—ayant Vendredi sur mes talons,—je marchai jusqu’à ce que j’eusse atteint la lisière du côté le plus proche des sauvages. Une pointe de bois restait seulement entre eux et moi. J’appelai doucement Vendredi, et, lui montrant un grand arbre qui était juste à l’angle du bois, je lui commandai d’y aller et de m’apporter réponse si de là il pouvait voir parfaitement ce qu’ils faisaient. Il obéit et revint immédiatement me dire que de ce lieu on les voyait très bien; qu’ils étaient tous autour d’un feu, mangeant la chair d’un de leurs prisonniers, et qu’à peu de distance de là il y en avait un autre gisant, garrotté sur le sable, qu’ils allaient tuer bientôt, affirmait-il, ce qui embrasa mon âme de colère. Il ajouta que ce n’était pas un prisonnier de leur nation, mais un des hommes barbus dont il m’avait parlé et qui étaient venus dans leur pays sur un bateau. Au seul mot d’un homme blanc et barbu, je fus rempli d’horreur; j’allai à l’arbre, et je distinguai parfaitement avec ma longue-vue un homme blanc couché sur la grève de la mer, pieds et mains liés avec des glaïeuls ou quelque chose de semblable à des joncs; je distinguai aussi qu’il était Européen et qu’il avait des vêtements.
Il y avait un autre arbre et au delà un petit hallier plus près d’eux que la place où j’étais d’environ cinquante verges. Je vis qu’en faisant un petit détour je pourrais y parvenir sans être découvert, et qu’alors je n’en serais plus qu’à demi-portée de fusil. Je retins donc ma colère, quoique vraiment je fusse outré au plus haut degré, et, rebroussant d’environ trente pas, je marchai derrière quelques buissons qui couvraient tout le chemin, jusqu’à ce que je fusse arrivé vers l’autre arbre. Là je montai sur un petit tertre d’où ma vue plongeait librement sur les sauvages à distance de quatre-vingts verges environ.
Il n’y avait pas alors un moment à perdre; car dix-neuf de ces atroces misérables étaient assis à terre tous pêle-mêle, et venaient justement d’envoyer deux d’entre eux pour égorger le pauvre chrétien et peut-être l’apporter membre à membre à leur feu: déjà même ils étaient baissés pour lui délier les pieds. Je me tournai vers Vendredi:—«Maintenant, lui dis-je, fais ce que je te commanderai.» Il me le promit.—«Alors, Vendredi, repris-je, fais exactement ce que tu me verras faire sans y manquer en rien.»—Je posai à terre un des mousquets et mon fusil de chasse, et Vendredi m’imita; puis avec mon autre mousquet je couchai en joue les sauvages, en lui ordonnant de faire de même.—«Es-tu prêt?» lui dis-je alors.—«Oui,» répondit-il.—«Allons, feu sur tout!»—Et au même instant je tirai aussi.
Vendredi avait tellement mieux visé que moi, qu’il en tua deux et en blessa trois, tandis que j’en tuai un et en blessai deux. Ce fut, soyez-en sûr, une terrible consternation: tous ceux qui n’étaient pas blessés se dressèrent subitement sur leurs pieds; mais ils ne savaient de quel côté fuir, quel chemin prendre, car ils ignoraient d’où leur venait la mort. Vendredi avait toujours les yeux attachés sur moi, afin, comme je le lui avais enjoint, de pouvoir suivre tous mes mouvements. Aussitôt après la première décharge je jetai mon arme et pris le fusil de chasse, et Vendredi fit de même. J’armai et couchai en joue, il arma et ajusta aussi.—«Es-tu prêt, Vendredi?» lui dis-je.—«Oui,» répondit-il.—«Feu donc, au nom de Dieu!» Et au même instant nous tirâmes tous deux sur ces misérables épouvantés. Comme nos armes n’étaient chargées que de ce que j’ai appelé chevrotines ou petites balles de pistolet, il n’en tomba que deux; mais il y en eut tant de frappés, que nous les vîmes courir çà et là tout couverts de sang, criant et hurlant comme des insensés et cruellement blessés pour la plupart. Bientôt après trois autres encore tombèrent, mais non pas tout à fait morts.
—«Maintenant, Vendredi, m’écriai-je en posant à terre les armes vides et en prenant le mousquet qui était encore chargé, suis-moi!»—Ce qu’il fit avec beaucoup de courage. Là-dessus je me précipitai hors du bois avec Vendredi sur mes talons, et je me découvris moi-même. Sitôt qu’ils m’eurent aperçu, je poussai un cri effroyable, j’enjoignis à Vendredi d’en faire autant; et, courant aussi vite que je pouvais, ce qui n’était guère, chargé d’armes comme je l’étais, j’allai droit à la pauvre victime qui gisait, comme je l’ai dit, sur la grève, entre la place du festin et la mer. Les deux bouchers qui allaient se mettre en besogne sur lui l’avaient abandonné de surprise à notre premier feu, et s’étaient enfuis, saisis d’épouvante, vers le rivage, où ils s’étaient jetés dans un canot, ainsi que trois de leurs compagnons. Je me tournai vers Vendredi, et je lui ordonnai d’avancer et de tirer dessus. Il me comprit aussitôt, et, courant environ la longueur de quarante verges pour s’approcher d’eux, il fit feu. Je crus d’abord qu’il les avait tous tués, car ils tombèrent en tas dans le canot; mais bientôt j’en vis deux se relever. Toutefois il en avait expédié deux et blessé un troisième, qui resta comme mort au fond du bateau.
Tandis que mon serviteur Vendredi tiraillait, je pris mon couteau et je coupai les glaïeuls qui liaient le pauvre prisonnier. Ayant débarrassé ses pieds et ses mains, je le relevai et lui demandai en portugais qui il était. Il répondit en latin: Christianus. Mais il était si faible et si languissant qu’il pouvait à peine se tenir ou parler. Je tirai ma bouteille de ma poche, et la lui présentai en lui faisant signe de boire, ce qu’il fit; puis je lui donnai un morceau de pain qu’il mangea. Alors je lui demandai de quel pays il était: il me répondit: Español. Et, se remettant un peu, il me fit connaître par tous les gestes possibles combien il m’était redevable pour sa délivrance.—«Señor, lui dis-je avec tout l’espagnol que je pus rassembler, nous parlerons plus tard; maintenant il nous faut combattre. S’il vous reste quelque force, prenez ce pistolet et ce sabre et vengez-vous.»—Il les prit avec gratitude, et n’eut pas plutôt ces armes dans les mains, que, comme si elles lui eussent communiqué une nouvelle énergie, il se rua sur ses meurtriers avec furie, et en tailla deux en pièces en un instant; mais il est vrai que tout ceci était si étrange pour eux, que les pauvres misérables, effrayés du bruit de nos mousquets, tombaient de pur étonnement et de peur, et étaient aussi incapables de chercher à s’enfuir que leur chair de résister à nos balles. Et c’était là juste le cas des cinq sur lesquels Vendredi avait tiré dans la pirogue; car si trois tombèrent des blessures qu’ils avaient reçues, deux tombèrent seulement d’effroi.
Je tenais toujours mon fusil à la main sans tirer, voulant garder mon coup tout prêt, parce que j’avais donné à l’Espagnol mon pistolet et mon sabre. J’appelai Vendredi et lui ordonnai de courir à l’arbre d’où nous avions fait feu d’abord, pour rapporter les armes déchargées que nous avions laissées là; ce qu’il fit avec une grande célérité. Alors je lui donnai mon mousquet, je m’assis pour recharger les autres armes, et recommandai à mes hommes de revenir vers moi quand ils en auraient besoin.
Tandis que j’étais à cette besogne, un rude combat s’engagea entre l’Espagnol et un des sauvages, qui lui portait des coups avec un de leurs grands sabres de bois, cette même arme qui devait servir à lui ôter la vie si je ne l’avais empêché. L’Espagnol était aussi hardi et aussi brave qu’on puisse l’imaginer: quoique faible, il combattait déjà cet Indien depuis longtemps et lui avait fait deux larges blessures à la tête; mais le sauvage, qui était un vaillant et un robuste compagnon, l’ayant l’étreint dans ses bras, l’avait renversé et s’efforçait de lui arracher mon sabre des mains. Alors l’Espagnol le lui abandonna sagement, et, prenant son pistolet à sa ceinture, lui tira au travers du corps et l’étendit mort sur la place avant que moi, qui accourais à son secours, j’eusse eu le temps de le joindre.
Vendredi, laissé à sa liberté, poursuivait les misérables fuyards sans autre arme au poing que sa hachette, avec laquelle il dépêcha premièrement ces trois qui, blessés d’abord, tombèrent ensuite, comme je l’ai dit plus haut, puis après tous ceux qu’il put attraper. L’Espagnol m’ayant demandé un mousquet, je lui donnai un des fusils de chasse, et il se mit à la poursuite de deux sauvages, qu’il blessa tous deux; mais, comme il ne pouvait courir, ils se réfugièrent dans le bois, où Vendredi les pourchassa, et en tua un: l’autre, trop agile pour lui, malgré ses blessures, plongea dans la mer et nagea de toutes ses forces vers ses camarades qui s’étaient sauvés dans le canot. Ces trois rembarqués, avec un autre, qui avait été blessé sans que nous pussions savoir s’il était mort ou vif, furent des vingt et un les seuls qui s’échappèrent de nos mains.
- 3 tués à notre première décharge partie de l’arbre.
- 2 tués à la décharge suivante.
- 2 tués par Vendredi dans le bateau.
- 2 tués par le même, de ceux qui avaient été blessés d’abord.
- 1 tué par le même dans les bois.
- 3 tués par l’Espagnol.
- 4 tués, qui tombèrent çà et là de leurs blessure ou à qui Vendredi donna la chasse.
- 4 sauvés dans le canot, parmi lesquels un blessé, sinon mort.
- —
- 21 en tout.
Ceux qui étaient dans le canot manœuvrèrent rudement pour se mettre hors de la portée du fusil; et, quoique Vendredi leur tirât deux ou trois coups encore, je ne vis pas qu’il en eût blessé aucun. Il désirait vivement que je prisse une de leurs pirogues et que je les poursuivisse; et, au fait, moi-même j’étais très inquiet de leur fuite; je redoutais qu’ils ne portassent de mes nouvelles dans leur pays, et ne revinssent peut-être avec deux ou trois cents pirogues pour nous accabler par leur nombre. Je consentis donc à leur donner la chasse en mer, et, courant à un de leurs canots, je m’y jetai et commandai à Vendredi de me suivre; mais, en y entrant, quelle fut ma surprise de trouver un pauvre sauvage, étendu pieds et poings liés, destiné à la mort comme l’avait été l’Espagnol, et presque expirant de peur, ne sachant pas ce qui se passait, car il n’avait pu regarder par-dessus le bord du bateau. Il était lié si fortement de la tête aux pieds et avait été garrotté si longtemps qu’il ne lui restait plus qu’un souffle de vie.
Je coupai aussitôt les glaïeuls ou les joncs tortillés qui l’attachaient, et je voulus l’aider à se lever; mais il ne pouvait ni se soutenir ni parler; seulement il gémissait très piteusement, croyant sans doute qu’on ne l’avait délié que pour le faire mourir.
Lorsque Vendredi se fut approché, je le priai de lui parler et de l’assurer de sa délivrance; puis, tirant ma bouteille, je fis donner une goutte de rum à ce pauvre malheureux; ce qui, avec la nouvelle de son salut, le ranima, et il s’assit dans le bateau. Mais quand Vendredi vint à l’entendre parler et à le regarder en face, ce fut un spectacle à attendrir jusqu’aux larmes, de le voir baiser, embrasser et étreindre ce sauvage; de le voir pleurer, rire, crier, sauter à l’entour, danser, chanter, puis pleurer encore, se tordre les mains, se frapper la tête et la face, puis chanter et sauter encore à l’entour comme un insensé. Il se passa un long temps avant que je pusse lui arracher une parole et lui faire dire ce dont il s’agissait; mais quand il fut un peu revenu à lui-même, il s’écria:—«C’est mon père!»
Il m’est difficile d’exprimer combien je fus ému des transports de joie et d’amour filial qui agitèrent ce pauvre sauvage à la vue de son père délivré de la mort. Je ne puis vraiment décrire la moitié de ses extravagances de tendresse. Il se jeta dans la pirogue et en ressortit je ne sais combien de fois. Quand il y entrait, il s’asseyait auprès de son père, il se découvrait la poitrine, et, pour le ranimer, il lui tenait la tête appuyée contre son sein des demi-heures entières; puis il prenait ses bras, ses jambes, engourdis et roidis par les liens, les réchauffait et les frottait avec ses mains, et moi, ayant vu cela, je lui donnai du rum de ma bouteille pour faire des frictions, qui eurent un excellent effet.
Cet événement nous empêcha de poursuivre le canot des sauvages, qui était déjà à peu près hors de vue; mais ce fut heureux pour nous, car au bout de deux heures, avant qu’ils eussent pu faire le quart de leur chemin, il s’éleva un vent impétueux, qui continua de souffler si violemment toute la nuit et de souffler nord-ouest, ce qui leur était contraire, que je ne pus supposer que leur embarcation eût résisté et qu’ils eussent regagné leur côte.
Mais, pour revenir à Vendredi, il était tellement occupé de son père, que de quelque temps je n’eus pas le cœur de l’arracher de là. Cependant, lorsque je pensai qu’il pouvait le quitter un instant, je l’appelai vers moi, et il vint sautant et riant et dans une joie extrême. Je lui demandai s’il avait donné du pain à son père. Il secoua la tête, et répondit:—«Non: moi, vilain chien, manger tout moi-même.»—Je lui donnai donc un gâteau de pain, que je tirai d’une petite poche que je portais à cet effet. Je lui donnai aussi une goutte de rum pour lui-même; mais il ne voulut pas y goûter et l’offrit à son père. J’avais encore dans ma pochette deux ou trois grappes de mes raisins, je lui en donnai de même une poignée pour son père. A peine la lui eut-il portée, que je le vis sortir de la pirogue et s’enfuir comme s’il eût été épouvanté. Il courait avec une telle vélocité,—car c’était le garçon le plus agile de ses pieds que j’aie jamais vu,—il courait avec une telle vélocité, dis-je, qu’en quelque sorte je le perdis de vue en un instant. J’eus beau l’appeler et crier après lui, ce fut inutile; il fila son chemin, et, un quart d’heure après, je le vis revenir, mais avec moins de vitesse qu’il ne s’en était allé. Quand il s’approcha, je m’aperçus qu’il avait ralenti son pas, parce qu’il portait quelque chose à la main.
Arrivé près de moi, je reconnus qu’il était allé à la maison chercher un pot de terre pour apporter de l’eau fraîche, et qu’il était chargé, en outre, de deux gâteaux ou galettes de pain. Il me donna le pain, mais il porta l’eau à son père. Cependant, comme j’étais moi-même très altéré, j’en humai quelque peu. Cette eau ranima le sauvage beaucoup mieux que le rum ou la liqueur forte que je lui avais donnée, car il se mourait de soif.
Quand il eut bu, j’appelai Vendredi pour savoir s’il restait encore un peu d’eau; il me répondit que oui. Je le priai donc de la donner au pauvre Espagnol, qui en avait tout autant besoin que son père. Je lui envoyai aussi un des gâteaux que Vendredi avait été chercher. Cet homme, qui était vraiment très affaibli, se reposait sur l’herbe à l’ombre d’un arbre; ses membres étaient roides et très enflés par les liens dont ils avaient été brutalement garrottés. Quand, à l’approche de Vendredi lui apportant de l’eau, je le vis se dresser sur son séant, boire, prendre le pain et se mettre à le manger, j’allai à lui et lui donnai une poignée de raisins. Il me regarda avec toutes les marques de gratitude et de reconnaissance qui peuvent se manifester sur un visage; mais, quoiqu’il se fût si bien montré dans le combat, il était si défaillant qu’il ne pouvait se tenir debout; il l’essaya deux ou trois fois, mais réellement en vain, tant ses chevilles étaient enflées et douloureuses. Je l’engageai donc à ne pas bouger, et priai Vendredi de les frotter et de les lui bassiner avec du rum, comme il avait fait à son père.
J’observai que, durant le temps que le pauvre et affectionné Vendredi fut retenu là, toutes les deux minutes, plus souvent même, il retournait la tête pour voir si son père était à la même place et dans la même posture où il l’avait laissé. Enfin, ne l’apercevant plus, il se leva sans dire mot et courut vers lui avec tant de vitesse, qu’il semblait que ses pieds ne touchaient pas la terre; mais en arrivant il trouva seulement qu’il s’était couché pour reposer ses membres. Il revint donc aussitôt, et je priai alors l’Espagnol de permettre que Vendredi l’aidât à se lever et le conduisît jusqu’au bateau, pour le mener à notre demeure, où je prendrais soin de lui. Mais Vendredi, qui était un jeune et robuste compagnon, le chargea sur ses épaules, le porta au canot et l’assit doucement sur un des côtés, les pieds tournés dans l’intérieur; puis, le soulevant encore, le plaça tout auprès de son père. Alors il ressortit de la pirogue, la mit à la mer, et quoiqu’il fit un vent assez violent, il pagaya le long du rivage plus vite que je ne pouvais marcher. Ainsi il les amena tous deux en sûreté dans notre crique, et, les laissant dans la barque, il courut chercher l’autre canot. Au moment où il passait près de moi, je lui parlai et lui demandai où il allait. Il me répondit:—«Vais chercher plus bateau»—Puis il repartit comme le vent; car assurément jamais homme ni cheval ne coururent comme lui, et il eut amené le second canot dans la crique presque aussitôt que j’y arrivai par terre. Alors il me fit passer sur l’autre rive et alla ensuite aider nos nouveaux hôtes à sortir du bateau. Mais, une fois dehors, ils ne purent marcher ni l’un ni l’autre: le pauvre Vendredi ne savait que faire.
Pour remédier à cela, je me pris à réfléchir, et je priai Vendredi de les inviter à s’asseoir sur le bord, tandis qu’il viendrait avec moi. J’eus bientôt fabriqué une sorte de civière où nous les plaçâmes, et sur laquelle, Vendredi et moi, nous les portâmes tous deux. Mais quand nous les eûmes apportés au pied extérieur de notre muraille ou fortification, nous retombâmes dans un pire embarras qu’auparavant; car il était impossible de les faire passer par-dessus et j’étais résolu à ne point l’abattre. Je me remis donc à l’ouvrage, et Vendredi et moi nous eûmes fait en deux heures de temps environ une très jolie tente avec de vieilles voiles, recouverte de branches d’arbres, et dressée dans l’esplanade, entre notre retranchement extérieur et le bocage que j’avais planté. Là nous leur fîmes deux lits de ce que je me trouvais avoir, c’est-à-dire de bonne paille de riz, avec des couvertures jetées dessus, l’une pour se coucher et l’autre pour se couvrir.
Mon île était alors peuplée, je me croyais très riche en sujets; et il me vint et je fis souvent l’agréable réflexion, que je ressemblais à un roi. Premièrement, tout le pays était ma propriété absolue, de sorte que j’avais un droit indubitable de domination; secondement, mon peuple était complètement soumis. J’étais souverain seigneur et législateur; tous me devaient la vie et tous étaient prêts à mourir pour moi si besoin était. Chose surtout remarquable: je n’avais que trois sujets, et ils étaient de trois religions différentes: mon homme Vendredi était protestant, son père était idolâtre et cannibale, et l’Espagnol était papiste. Toutefois, soit dit en passant, j’accordai la liberté de conscience dans toute l’étendue de mes États.
Sitôt que j’eus mis en lieu de sûreté mes deux pauvres prisonniers délivrés, que je leur eus donné un abri et une place pour se reposer, je songeai à faire quelques provisions pour eux. J’ordonnai d’abord à Vendredi de prendre dans mon troupeau particulier une bique ou un cabri d’un an pour le tuer. J’en coupai ensuite le quartier de derrière, que je mis en petits morceaux. Je chargeai Vendredi de le faire bouillir et étuver, et il leur prépara, je vous assure, un fort bon service de viande et de consommé. J’avais mis aussi un peu d’orge et de riz dans le bouillon. Comme j’avais fait cuire cela dehors,—car jamais je n’allumais de feu dans l’intérieur de mon retranchement,—je portai le tout dans la nouvelle tente; et là, ayant dressé une table pour mes hôtes, j’y pris place moi-même auprès d’eux et je partageai leur dîner. Je les encourageai et les réconfortai de mon mieux, Vendredi me servant d’interprète auprès de son père et même auprès de l’Espagnol, qui parlait assez bien la langue des sauvages.
Après que nous eûmes dîné ou plutôt soupé, j’ordonnai à Vendredi de prendre un des canots, et d’aller chercher nos mousquets et autres armes à feu, que, faute de temps, nous avions laissés sur le champ de bataille. Le lendemain, je lui donnai ordre d’aller ensevelir les cadavres des sauvages, qui, laissés au soleil, auraient bientôt répandu l’infection. Je lui enjoignis aussi d’enterrer les horribles restes de leur atroce festin, que je savais être en assez grande quantité. Je ne pouvais supporter la pensée de le faire moi-même: je n’aurais pu même en supporter la vue si je fusse allé par là. Il exécuta tous mes ordres ponctuellement et fit disparaître jusqu’à la moindre trace des sauvages; si bien qu’en y retournant, j’eus peine à reconnaître le lieu autrement que par le coin du bois qui saillait sur la place.
Je commençai dès lors à converser un peu avec mes deux nouveaux sujets. Je chargeai premièrement Vendredi de demander à son père ce qu’il pensait des sauvages échappés dans le canot, et si nous devions nous attendre à les voir revenir avec des forces trop supérieures pour que nous pussions y résister; sa première opinion fut qu’ils n’avaient pu surmonter la tempête qui avait soufflé toute la nuit de leur fuite; qu’ils avaient dû nécessairement être submergés ou entraînés au sud vers certains rivages, où il était aussi sûr qu’ils avaient été dévorés qu’il était sûr qu’ils avaient péri s’ils avaient fait naufrage. Mais quant à ce qu’ils feraient s’ils regagnaient sains et saufs leur rivage, il dit qu’il ne le savait pas; mais son opinion était qu’ils avaient été si effroyablement épouvantés de la manière dont nous les avions attaqués, du bruit et du feu de nos armes, qu’ils raconteraient à leur nation que leurs compagnons avaient tous été tués par le tonnerre et les éclairs, et non par la main des hommes, et que les deux êtres qui leur étaient apparus,—c’est-à-dire Vendredi et moi,—étaient deux esprits célestes ou deux furies descendues sur terre pour les détruire, mais non des hommes armés. Il était porté à croire cela, disait-il, parce qu’il les avait entendus se crier de l’un à l’autre, dans leur langage, qu’ils ne pouvaient pas concevoir qu’un homme pût darder feu, parler tonnerre et tuer à une grande distance sans lever seulement la main. Et ce vieux sauvage avait raison; car depuis lors, comme je l’appris ensuite et d’autre part, les sauvages de cette nation ne tentèrent plus de descendre dans l’île. Ils avaient été si épouvantés par les récits de ces quatre hommes, qui, à ce qu’il paraît, étaient échappés à la mer, qu’ils s’étaient persuadé que quiconque aborderait à cette île ensorcelée serait détruit par le feu des dieux.
Toutefois, ignorant cela, je fus pendant assez longtemps dans de continuelles appréhensions, et me tins sans cesse sur mes gardes, moi et toute mon armée; comme alors nous étions quatre, je me serais, en rase campagne, bravement aventuré contre une centaine de ces barbares.
Cependant, un certain laps de temps s’étant écoulé sans qu’aucun canot reparût, ma crainte de leur venue se dissipa, et je commençai à me remettre en tête mes premières idées de voyage à la terre ferme, le père de Vendredi m’assurant que je pouvais compter sur les bons traitements qu’à sa considération je recevrais de sa nation, si j’y allais.
Mais je différai un peu mon projet quand j’eus eu une conversation sérieuse avec l’Espagnol, et que j’eus acquis la certitude qu’il y avait encore seize de ses camarades, tant espagnols que portugais, qui, ayant fait naufrage et s’étant sauvés sur cette côte, y vivaient, à la vérité, en paix avec les sauvages, mais en fort mauvaise passe quant à leur nécessaire, et au fait quant à leur existence. Je lui demandai toutes les particularités de leur voyage, et j’appris qu’ils avaient appartenu à un vaisseau espagnol venant de Rio de la Plata et allant à la Havane, où il devait débarquer sa cargaison, qui consistait principalement en pelleterie et en argent, et d’où il devait rapporter toutes les marchandises européennes qu’il y pourrait trouver; qu’il y avait à bord cinq matelots portugais recueillis d’un naufrage; que, tout d’abord que le navire s’était perdu, cinq des leurs s’étaient noyés; que les autres, à travers des dangers et des hasards infinis, avaient abordé mourants de faim à cette côte cannibale, où à tout moment ils s’attendaient à être dévorés.
Il me dit qu’ils avaient quelques armes avec eux, mais qu’elles leur étaient tout à fait inutiles, faute de munitions, l’eau de la mer ayant gâté toute leur poudre, sauf une petite quantité qu’ils avaient usée dès leur débarquement pour se procurer quelque nourriture.
Je lui demandai ce qu’il pensait qu’ils deviendraient là, et s’ils n’avaient pas formé quelque dessein de fuite. Il me répondit qu’ils avaient eu plusieurs délibérations à ce sujet, mais que, n’ayant ni bâtiment, ni outils pour en construire un, ni provisions d’aucune sorte, leurs consultations s’étaient toujours terminées par les larmes et le désespoir.
Je lui demandai s’il pouvait présumer comment ils accueilleraient, venant de moi, une proposition qui tendrait à leur délivrance, et si, étant tous dans mon île, elle ne pourrait pas s’effectuer. Je lui avouai franchement que je redouterais beaucoup leur perfidie et leur trahison si je déposais ma vie entre leurs mains; car la reconnaissance n’est pas une vertu inhérente à la nature humaine: les hommes souvent mesurent moins leurs procédés aux bons offices qu’ils ont reçus qu’aux avantages qu’ils se promettent.—«Ce serait une chose bien dure pour moi, continuai-je, si j’étais l’instrument de leur délivrance, et qu’ils me fissent ensuite leur prisonnier dans la Nouvelle-Espagne, où un Anglais peut avoir l’assurance d’être sacrifié, quelle que soit la nécessité ou quel que soit l’accident qui l’y ait amené. J’aimerais mieux être livré aux sauvages et dévoré vivant que de tomber entre les griffes impitoyables des Familiers, et d’être traîné devant l’Inquisition.» J’ajoutai qu’à part cette appréhension, j’étais persuadé, s’ils étaient tous dans mon île, que nous pourrions, à l’aide de tant de bras, construire une embarcation assez grande pour nous transporter soit au Brésil du côté du sud, soit aux îles ou à la côte espagnole vers le nord; mais que si, en récompense, lorsque je leur aurais mis les armes à la main, ils m’emmenaient de force dans leur patrie, je serais mal payé de mes bontés pour eux, et j’aurais fait mon sort pire qu’il n’était auparavant.
Il répondit, avec beaucoup de candeur et de sincérité, que leur condition était si misérable et qu’ils en étaient si pénétrés, qu’assurément ils auraient en horreur la pensée d’en user mal avec un homme qui aurait contribué à leur délivrance; qu’après tout, si je voulais, il irait vers eux avec le vieux sauvage, s’entretiendrait de tout cela et reviendrait m’apporter leur réponse; mais qu’il n’entrerait en traité avec eux que sous le serment solennel qu’ils reconnaîtraient entièrement mon autorité comme chef et capitaine; et qu’il leur ferait jurer sur les saints sacrements et l’Évangile d’être loyaux avec moi, d’aller en tel pays chrétien qu’il me conviendrait, et nulle autre part, et d’être soumis totalement et absolument à mes ordres jusqu’à ce qu’ils eussent débarqué sains et saufs dans n’importe quelle contrée je voudrais; enfin, qu’à cet effet, il m’apporterait un contrat dressé par eux et signé de leur main.
Puis il me dit qu’il voulait d’abord jurer lui-même de ne jamais se séparer de moi tant qu’il vivrait, à moins que je ne lui en donnasse l’ordre, et de verser à mon côté jusqu’à la dernière goutte de son sang s’il arrivait que ses compatriotes violassent en rien leur foi.
Il m’assura qu’ils étaient tous des hommes très francs et très honnêtes, qu’ils étaient dans la plus grande détresse imaginable, dénués d’armes et d’habits, et n’ayant d’autre nourriture que celle qu’ils tenaient de la pitié et de la discrétion des sauvages; qu’ils avaient perdu tout espoir de retourner jamais dans leur patrie, et qu’il était sûr, si j’entreprenais de les secourir, qu’ils voudraient vivre et mourir pour moi.
Sur ces assurances, je résolus de tenter l’aventure et d’envoyer le vieux sauvage et l’Espagnol pour traiter avec eux. Mais quand il eut tout préparé pour son départ, l’Espagnol lui-même fit une objection qui décelait tant de prudence d’un côté et tant de sincérité de l’autre, que je ne pus en être que très satisfait; et, d’après son avis, je différai de six mois au moins la délivrance de ses camarades. Voici le fait:
Il y avait alors environ un mois qu’il était avec nous; et durant ce temps je lui avais montré de quelle manière j’avais pourvu à mes besoins, avec l’aide de la Providence. Il connaissait parfaitement ce que j’avais amassé de blé et de riz: c’était assez pour moi-même; mais ce n’était pas assez, du moins sans une grande économie, pour ma famille, composée alors de quatre personnes; et si ses compatriotes, qui étaient, disait-il, seize encore vivants, fussent survenus, cette provision aurait été plus qu’insuffisante, bien loin de pouvoir avitailler notre vaisseau si nous en construisions un afin de passer à l’une des colonies chrétiennes de l’Amérique. Il me dit donc qu’il croyait plus convenable que je permisse à lui et aux deux autres de défricher et de cultiver de nouvelles terres, d’y semer tout le grain que je pourrais épargner, et que nous attendissions cette moisson, afin d’avoir un surcroît de blé quand viendraient ses compatriotes; car la disette pourrait être pour eux une occasion de quereller, ou de ne point se croire délivrés, mais tombés d’une misère dans une autre.—«Vous le savez, dit-il, quoique les enfants d’Israël se réjouirent d’abord de leur sortie de l’Égypte, cependant ils se révoltèrent contre Dieu lui-même, qui les avait délivrés, quand ils vinrent à manquer de pain dans le désert.»
Sa prévoyance était si sage et son avis si bon, que je fus aussi charmé de sa proposition que satisfait de sa fidélité. Nous nous mîmes donc à labourer tous quatre du mieux que nous le permettaient les outils de bois dont nous étions pourvus; et dans l’espace d’un mois environ, au bout duquel venait le temps des semailles, nous eûmes défriché et préparé assez de terre pour semer vingt-deux boisseaux d’orge et seize jarres de riz, ce qui était, en un mot, tout ce que nous pouvions distraire de notre grain; au fait, à peine nous réservâmes-nous assez d’orge pour notre nourriture durant les six mois que nous avions à attendre notre récolte, j’entends six mois à partir du moment où nous eûmes mis à part notre grain destiné aux semailles; car on ne doit pas supposer qu’il demeure six mois en terre dans ce pays. Étant en assez nombreuse société pour ne point redouter les sauvages à moins qu’ils ne vinssent en foule, nous allions librement dans toute l’île, partout où nous en avions l’occasion; et, comme nous avions tous l’esprit préoccupé de notre fuite ou de notre délivrance, il était impossible, du moins à moi, de ne pas songer aux moyens de l’accomplir. Dans cette vue, je marquai plusieurs arbres qui me paraissaient propres à notre travail, je chargeai Vendredi et son père de les abattre, et je préposai à la surveillance et à la direction de leur besogne l’Espagnol, à qui j’avais communiqué mes projets sur cette affaire. Je leur montrai avec quelles peines infatigables j’avais réduit un gros arbre en simples planches, et je les priai d’en faire de même jusqu’à ce qu’ils eussent fabriqué environ une douzaine de fortes planches de bon chêne, de près de deux pieds de large sur trente-cinq pieds de long et de deux à quatre pouces d’épaisseur. Je laisse à penser quel prodigieux travail cela exigeait.
En même temps je projetai d’accroître autant que possible mon petit troupeau de chèvres apprivoisées, et, à cet effet, un jour j’envoyais à la chasse Vendredi et l’Espagnol, et le jour suivant j’y allais moi-même avec Vendredi, et ainsi tour à tour. De cette manière nous prîmes une vingtaine de jeunes chevreaux pour les élever avec les autres; car toutes les fois que nous tirions sur une mère, nous sauvions les cabris, et nous les joignions à notre troupeau. Mais la saison de sécher les raisins étant venue, j’en recueillis et suspendis au soleil une quantité tellement prodigieuse, que, si nous avions été à Alicante, où se préparent les passerilles, nous aurions pu, je crois, remplir soixante ou quatre-vingts barils. Ces raisins faisaient avec notre pain une grande partie de notre nourriture, et un fort bon aliment, je vous assure, excessivement succulent.
C’était alors la moisson, et notre récolte était en bon état. Ce ne fut pas la plus abondante que j’aie vue dans l’île, mais cependant elle l’était assez pour répondre à nos fins. J’avais semé vingt-deux boisseaux d’orge, nous engrangeâmes et battîmes environ deux cent vingt boisseaux, et le riz s’accrut dans la même proportion; ce qui était bien assez pour notre subsistance jusqu’à la moisson prochaine, quand bien même tous les seize Espagnols eussent été à terre avec moi; et, si nous eussions été prêts pour notre voyage, cela aurait abondamment avitaillé notre navire, pour nous transporter dans toutes les parties du monde, c’est-à-dire de l’Amérique. Quand nous eûmes engrangé et mis en sûreté notre provision de grain, nous nous mîmes à faire de la vannerie, j’entends de grandes corbeilles, dans lesquelles nous la conservâmes. L’Espagnol était très habile et très adroit à cela, et souvent il me blâmait de ce que je n’employais pas cette sorte d’ouvrage comme clôture; mais je n’en voyais pas la nécessité. Ayant alors un grand surcroît de vivres pour tous les hôtes que j’attendais, je permis à l’Espagnol de passer en terre ferme afin de voir ce qu’il pourrait négocier avec les compagnons qu’il y avait laissés derrière lui. Je lui donnai un ordre formel de ne ramener avec lui aucun homme qui n’eût d’abord juré en sa présence et en celle du vieux sauvage que jamais il n’offenserait, combattrait ou attaquerait la personne qu’il trouverait dans l’île, personne assez bonne pour envoyer vers eux travailler à leur délivrance; mais, bien loin de là! qu’il la soutiendrait et la défendrait contre tout attentat semblable, et que partout où elle irait il se soumettrait sans réserve à son commandement. Ceci devait être écrit et signé de leur main. Comment, sur ce point, pourrions-nous être satisfaits, quand je n’ignorais pas qu’il n’avait ni plume, ni encre? Ce fut une question que nous ne nous adressâmes jamais.
Muni de ces instructions, l’Espagnol et le vieux sauvage,—le père de Vendredi,—partirent dans un des canots sur lesquels on pourrait dire qu’ils étaient venus, ou mieux avaient été apportés quand ils arrivèrent comme prisonniers pour être dévorés par les sauvages.
Je leur donnai à chacun un mousquet à rouet et environ huit charges de poudre et de balles, en leur recommandant d’en être très ménagers et de n’en user que dans les occasions urgentes.
Tout ceci fut une agréable besogne, car c’étaient les premières mesures que je prenais en vue de ma délivrance depuis vingt-sept ans et quelques jours.—Je leur donnai une provision de pain et de raisins secs suffisante pour eux-mêmes pendant plusieurs jours et pour leurs compatriotes pendant une huitaine environ, puis je les laissai partir, leur souhaitant un bon voyage et convenant avec eux qu’à leur retour ils déploieraient certain signal par lequel, quand ils reviendraient, je les reconnaîtrais de loin, avant qu’ils n’atteignissent le rivage.