Aventures surprenantes de Robinson Crusoé
Je lui demandai à quoi bon toutes ces fortifications. Il me répondit que j’en comprendrais assez la nécessité quand il m’aurait conté comment ils avaient passé leur temps depuis leur arrivée dans l’île, après qu’ils eurent eu le malheur de me trouver parti. Il me dit qu’il n’avait pu que participer de cœur à ma bonne fortune lorsqu’il avait appris que je m’en étais allé sur un bon navire, et tout à ma satisfaction, que maintes fois il avait été pris de la ferme persuasion qu’un jour ou l’autre il me reverrait; mais que jamais il ne lui était rien arrivé dans sa vie de plus consternant et de plus affligeant d’abord que le désappointement où il tomba quand, à son retour dans l’île, il ne me trouva plus.
Quant aux trois barbares,—comme il les appelait,—que nous avions laissés derrière nous et sur lesquels il avait une longue histoire à me conter, s’ils n’eussent été en si petit nombre, les Espagnols se seraient tous crus beaucoup mieux parmi les sauvages.—«Il y a longtemps que s’ils avaient été assez forts, nous serions tous en purgatoire, me dit-il en se signant sur la poitrine; mais, sir, j’espère que vous ne vous fâcherez point quand je vous déclarerai que, forcés par la nécessité, nous avons été obligés, pour notre propre conservation, de désarmer et de faire nos sujets ces hommes qui, ne se contentant point d’être avec modération nos maîtres, voulaient se faire nos meurtriers.»—Je lui répondis que j’avais profondément redouté cela en laissant ces hommes en ces lieux, et que rien ne m’avait plus affecté à mon départ de l’île que de ne pas les voir de retour, pour les mettre d’abord en possession de toutes choses, et laisser les autres dans un état de sujétion ainsi qu’ils le méritaient; mais que puisqu’ils les y avaient réduits j’en étais charmé, bien loin d’y trouver aucun mal; car je savais que c’étaient d’intraitables et d’ingouvernables coquins, propres à toute espèce de crime.
Comme j’achevais ces paroles, l’homme qu’il avait envoyé revint, suivi de onze autres. Dans le costume où ils étaient, il était impossible de deviner à quelle nation ils appartenaient; mais il posa clairement la question pour eux et pour moi, car il se tourna d’abord vers moi, et me dit en les montrant:—«Sir, ce sont quelques-uns des gentlemen qui vous sont redevables de la vie.»—Puis, se tournant vers eux et me désignant du doigt, il leur fit connaître qui j’étais. Là-dessus ils s’approchèrent tous un à un, non pas comme s’ils eussent été des marins et du petit monde et moi leur pareil, mais réellement comme s’ils eussent été des ambassadeurs ou de nobles hommes et moi un monarque ou un grand conquérant. Leur conduite fut au plus haut degré obligeante et courtoise, et cependant mêlée d’une mâle et majestueuse gravité qui leur seyait très bien. Bref, ils avaient tellement plus d’entregent que moi, qu’à peine savais-je comment recevoir leurs civilités, beaucoup moins encore comment leur rendre la réciproque.
L’histoire de leur venue et de leur conduite dans l’île après mon départ est si remarquable, elle est traversée de tant d’incidents que la première partie de ma relation aidera à comprendre, elle a tant de liaison, dans la plupart de ses détails, avec le récit que j’ai déjà donné, que je ne saurais me défendre de l’offrir avec grand plaisir à la lecture de ceux qui viendront après moi.
Je n’embrouillerai pas plus longtemps le fil de cette histoire par une narration à la première personne, ce qui me mettrait en dépense de dix mille dis-je, dit-il, et il me dit, et je lui dis, et autres choses semblables; mais je rassemblerai les faits historiquement, aussi exactement que me les représentera ma mémoire, suivant qu’ils me les ont contés, et que je les ai recueillis dans mes entretiens avec eux sur les lieux mêmes.
Pour faire cela succinctement et aussi intelligiblement que possible, il me faut retourner aux circonstances dans lesquelles j’abandonnai l’île et dans lesquelles se trouvaient les personnes dont j’ai à parler. D’abord il est nécessaire de répéter que j’avais envoyé le père de Vendredi et l’Espagnol, tous les deux sauvés, grâce à moi, des sauvages; que je les avais envoyés, dis-je, dans une grande pirogue à la terre ferme, comme je le croyais alors, pour chercher les compagnons de l’Espagnol, afin de les tirer du malheur où ils étaient, de les secourir pour le présent, et d’inventer ensemble par la suite, si faire se pouvait, quelques moyens de délivrance.
Quand je les envoyai, ma délivrance n’avait aucune probabilité, rien ne me donnait lieu de l’espérer, pas plus que vingt ans auparavant; bien moins encore avais-je quelque prescience de ce qui arriva par la suite, j’entends qu’un navire anglais aborderait là pour les emmener. Aussi, quand ils revinrent, quelle dut être leur surprise, non seulement de me trouver parti, mais de trouver trois étrangers abandonnés sur cette terre, en possession de tout ce que j’avais laissé derrière moi, et qui autrement leur serait échu!
La première chose dont toutefois je m’enquis,—pour reprendre où j’en suis resté,—fut ce qui leur était personnel, et je priai l’Espagnol de me faire un récit particulier de son voyage dans la pirogue à la recherche de ses compatriotes. Il me dit que cette portion de leurs aventures offrait peu de variété, car rien de remarquable ne leur était advenu en route: ils avaient eu un temps fort calme et une mer douce; quant à ses compatriotes, ils furent, à n’en pas douter, ravis de le voir.—A ce qu’il paraît, il était le principal d’entre eux, le capitaine du navire sur lequel ils avaient naufragé étant mort depuis quelque temps.—Ils furent d’autant plus surpris de le voir, qu’ils le savaient tombé entre les mains des sauvages, et le supposaient dévoré comme tous les autres prisonniers. Quand il leur conta l’histoire de sa délivrance et qu’il était à même de les emmener, ce fut comme un songe pour eux. Leur étonnement, selon leur propre expression, fut semblable à celui des frères de Joseph lorsqu’il se découvrit à eux et leur raconta l’histoire de son élévation à la cour de Pharaon. Mais quand il leur montra les armes, la poudre, les balles et les provisions qu’il avait apportées pour leur traversée, ils se remirent, ne se livrèrent qu’avec réserve à la joie de leur délivrance et immédiatement se préparèrent à le suivre.
Leur première affaire fut de se procurer des canots; et en ceci ils se virent obligés de faire violence à leur honneur, de tromper leurs amis les sauvages, et de leur emprunter deux grands canots ou pirogues, sous prétexte d’aller à la pêche ou en partie de plaisir.
Ils partirent dans ces embarcations le matin suivant. Il est clair qu’il ne leur fallut pas beaucoup de temps pour leurs préparatifs, n’ayant ni bagages, ni hardes, ni provisions, rien au monde que ce qu’ils avaient sur eux et quelques racines qui leur servaient à faire leur pain.