Aventures surprenantes de Robinson Crusoé
Quand j’arrivai en Angleterre, j’étais parfaitement étranger à tout le monde, comme si je n’y eusse jamais été connu. Ma bienfaitrice, ma fidèle intendante à qui j’avais laissé en dépôt mon argent, vivait encore, mais elle avait essuyé de grandes infortunes dans le monde; et, devenue veuve pour la seconde fois, elle vivait chétivement. Je la mis à l’aise quant à ce qu’elle me devait, en lui donnant l’assurance que je ne la chagrinerais point. Bien au contraire, en reconnaissance de ses premiers soins et de sa fidélité envers moi, je l’assistai autant que le comportait mon petit avoir, qui pour lors, il est vrai, ne me permit pas de faire beaucoup pour elle. Mais je lui jurai que je garderais toujours souvenance de son ancienne amitié pour moi. Et vraiment je ne l’oubliai pas lorsque je fus en position de la secourir, comme on pourra le voir en son lieu.
Je m’en allai ensuite dans le Yorkshire. Mon père et ma mère étaient morts et toute ma famille éteinte, hormis deux sœurs et deux enfants de l’un de mes frères. Comme depuis longtemps je passais pour mort, on ne m’avait rien réservé dans le partage. Bref, je ne trouvai ni appui ni secours, et le petit capital que j’avais n’était pas suffisant pour fonder mon établissement dans le monde.
A la vérité, je reçus une marque de gratitude à laquelle je ne m’attendais pas: le capitaine que j’avais si heureusement délivré avec son navire et sa cargaison, ayant fait à ses armateurs un beau récit de la manière dont j’avais sauvé le bâtiment et l’équipage, ils m’invitèrent avec quelques autres marchands intéressés à les venir voir, et tous ensemble ils m’honorèrent d’un fort gracieux compliment à ce sujet et d’un présent d’environ deux cents livres sterling.
Après beaucoup de réflexions sur ma position, et sur le peu de moyens que j’avais de m’établir dans le monde, je résolus de m’en aller à Lisbonne, pour voir si je ne pourrais pas obtenir quelques informations sur l’état de ma plantation au Brésil, et sur ce qu’était devenu mon partner, qui, j’avais tout lieu de le supposer, avait dû depuis bien des années me mettre au rang des morts.
Dans cette vue, je m’embarquai pour Lisbonne, où j’arrivai au mois d’avril suivant. Mon serviteur Vendredi m’accompagna avec beaucoup de dévouement dans toutes ces courses, et se montra le garçon le plus fidèle en toute occasion.
Quand j’eus mis pied à terre à Lisbonne, je trouvai après quelques recherches, et à ma toute particulière satisfaction, mon ancien ami le capitaine qui jadis m’avait accueilli en mer à la côte d’Afrique. Vieux alors, il avait abandonné la mer, après avoir laissé son navire à son fils, qui n’était plus un jeune homme, et qui continuait de commercer avec le Brésil. Le vieillard ne me reconnut pas, et de fait je le reconnaissais à peine; mais je me rétablis dans son souvenir aussitôt que je lui eus dit qui j’étais.
Après avoir échangé quelques expressions affectueuses de notre ancienne connaissance, je m’informai, comme on peut le croire, de ma plantation et de mon partner. Le vieillard me dit:—«Je ne suis pas allé au Brésil depuis environ neuf ans; je puis néanmoins vous assurer que, lors de mon dernier voyage, votre partner vivait encore, mais les curateurs que vous lui aviez adjoints pour avoir l’œil sur votre portion étaient morts tous les deux.
—Je crois cependant que vous pourriez avoir un compte très exact du rapport de votre plantation; parce que, sur la croyance générale qu’ayant fait naufrage vous aviez été noyé, vos curateurs ont versé le produit de votre part de la plantation dans les mains du procureur fiscal, qui en a assigné,—en cas que vous ne revinssiez jamais le réclamer,—un tiers au roi et deux tiers au monastère de Saint-Augustin, pour être employés au soulagement des pauvres, et à la conversion des Indiens à la foi catholique.—Nonobstant, si vous vous présentiez, ou quelqu’un fondé de vos pouvoirs, pour réclamer cet héritage, il vous serait restitué, excepté le revenu ou produit annuel, qui, ayant été affecté à des œuvres charitables, ne peut être remboursé. Je vous assure que l’intendant du roi et le proveedor, ou majordome du monastère, ont toujours eu grand soin que le bénéficiaire, c’est-à-dire votre partner, leur rendît chaque année un compte fidèle du revenu total, dont ils ont dûment perçu votre moitié.»
Je lui demandai s’il savait quel accroissement avait pris ma plantation; s’il pensait qu’elle valût la peine de s’en occuper, ou si, allant sur les lieux, je ne rencontrerais pas d’obstacle pour rentrer dans mes droits à la moitié.
Il me répondit:—«Je ne puis vous dire exactement à quel point votre plantation s’est améliorée, mais je sais que votre partner est devenu excessivement riche par la seule jouissance de sa portion. Ce dont j’ai meilleure souvenance, c’est d’avoir ouï dire que le tiers de votre portion, dévolu au roi, et qui, ce me semble, a été octroyé à quelque monastère ou maison religieuse, montait à plus de 200 moidores par an. Quant à être rétabli en paisible possession de votre bien, cela ne fait pas de doute, votre partner vivant encore pour témoigner de vos droits, et votre nom étant enregistré sur le cadastre du pays.»—Il me dit aussi:—«Les survivants de vos deux curateurs sont de très probes et de très honnêtes gens, fort riches, et je pense que non seulement vous aurez leur assistance pour rentrer en possession, mais que vous trouverez entre leurs mains pour votre compte une somme très considérable. C’est le produit de la plantation pendant que leurs pères en avaient la curatelle, et avant qu’ils s’en fussent dessaisis, comme je vous le disais tout à l’heure, ce qui eut lieu, autant que je me le rappelle, il y a environ douze ans.»
A ce récit je montrai un peu de tristesse et d’inquiétude, et je demandai au vieux capitaine comment il était advenu que mes curateurs eussent ainsi disposé de mes biens, quand il n’ignorait pas que j’avais fait mon testament, et que je l’avais institué, lui, le capitaine portugais, mon légataire universel.
—«Cela est vrai, me répondit-il; mais, comme il n’y avait point de preuves de votre mort, je ne pouvais agir comme exécuteur testamentaire jusqu’à ce que j’en eusse acquis quelque certitude. En outre, je ne me sentais pas porté à m’entremettre dans une affaire si lointaine. Toutefois j’ai fait enregistrer votre testament, et je l’ai revendiqué; et, si j’eusse pu constater que vous étiez mort ou vivant, j’aurais agi par procuration, et pris possession de l’engenho,—c’est ainsi que les Portugais nomment une sucrerie,—et j’aurais donné ordre de le faire à mon fils, qui était alors au Brésil.
—«Mais, poursuivit le vieillard, j’ai une autre nouvelle à vous donner, qui peut-être ne vous sera pas si agréable que les autres: c’est que, vous croyant perdu, et tout le monde le croyant aussi, votre partner et vos curateurs m’ont offert de s’accommoder avec moi, en votre nom, pour le revenu des six ou huit premières années, lequel j’ai reçu. Cependant de grandes dépenses ayant été faites alors pour augmenter la plantation, pour bâtir un engenho et acheter des esclaves, ce produit ne s’est pas élevé à beaucoup près aussi haut que par la suite. Néanmoins je vous rendrai un compte exact de tout ce que j’ai reçu et de la manière dont j’en ai disposé.»
Après quelques jours de nouvelles conférences avec ce vieil ami, il me remit un compte du revenu des six premières années de ma plantation, signé par mon partner et mes deux curateurs, et qui lui avait toujours été livré en marchandises telles que du tabac en rouleau, et du sucre en caisse, sans parler du rum, de la mélasphærule, produit obligé d’une sucrerie. Je reconnus par ce compte que le revenu s’accroissait considérablement chaque année: mais, comme il a été dit précédemment, les dépenses ayant été grandes, le boni fut petit d’abord. Cependant, le vieillard me fit voir qu’il était mon débiteur pour 470 moidores; outre, 60 caisses de sucre et 15 doubles rouleaux de tabac, qui s’étaient perdus dans son navire, ayant fait naufrage en revenant à Lisbonne, environ onze ans après mon départ du Brésil.
Cet homme de bien se prit alors à se plaindre de ses malheurs, qui l’avaient contraint à faire usage de mon argent pour recouvrer ses pertes et acheter une part dans un autre navire.—«Quoi qu’il en soit, mon vieil ami, ajouta-t-il, vous ne manquerez pas de secours dans votre nécessité, et aussitôt que mon fils sera de retour, vous serez pleinement satisfait.»
Là-dessus il tira une vieille escarcelle, et me donna 160 moidores portugais en or. Ensuite, me présentant les titres de ses droits sur le bâtiment avec lequel son fils était allé au Brésil, et dans lequel il était intéressé pour un quart et son fils pour un autre, il me les remit tous entre les mains en nantissement du reste.
J’étais beaucoup trop touché de la probité et de la candeur de ce pauvre homme pour accepter cela; et, me remémorant tout ce qu’il avait fait pour moi, comment il m’avait accueilli en mer, combien il en avait usé généreusement à mon égard en toute occasion, et combien surtout il se montrait en ce moment ami sincère, je fus sur le point de pleurer quand il m’adressait ces paroles. Aussi lui demandai-je d’abord si sa situation lui permettait de se dépouiller de tant d’argent à la fois, et si cela ne le gênerait point. Il me répondit qu’à la vérité cela pourrait le gêner un peu, mais que ce n’en était pas moins mon argent, et que j’en avais peut-être plus besoin que lui.
Tout ce que me disait ce galant homme était si affectueux que je pouvais à peine retenir mes larmes. Bref, je pris une centaine de moidores, et lui demandai une plume et de l’encre pour lui en faire un reçu; puis je lui rendis le reste, et lui dis:—«Si jamais je rentre en possession de ma plantation, je vous remettrai toute la somme,—comme effectivement je fis plus tard;—quant au titre de propriété de votre part sur le navire de votre fils, je ne veux en aucune façon l’accepter; si je venais à avoir besoin d’argent, je vous tiens assez honnête pour me payer; si au contraire je viens à rentrer dans celui que vous me faites espérer, je ne recevrai plus jamais un penny de vous.»
Quand ceci fut entendu, le vieillard me demanda s’il ne pourrait pas me servir en quelque chose dans la réclamation de ma plantation. Je lui dis que je pensais aller moi-même sur les lieux.—«Vous pouvez faire ainsi, reprit-il, si cela vous plaît; mais, dans le cas contraire, il y a bien des moyens d’assurer vos droits et de recouvrer immédiatement la jouissance de vos revenus.»—Et, comme il se trouvait dans la rivière de Lisbonne des vaisseaux prêts à partir pour le Brésil, il me fit inscrire mon nom dans un registre public, avec une attestation de sa part, affirmant, sous serment, que j’étais en vie, et que j’étais bien la même personne qui avait entrepris autrefois le défrichement et la culture de ladite plantation.
A cette déposition régulièrement légalisée par un notaire, il me conseilla d’annexer une procuration, et de l’envoyer avec une lettre de sa main à un marchand de sa connaissance qui était sur les lieux. Puis il me proposa de demeurer avec lui jusqu’à ce que j’eusse obtenu une réponse.
Il ne fut jamais rien de plus honorable que les procédés dont ma procuration fut suivie: car en moins de sept mois il m’arriva de la part des survivants de mes curateurs, les marchands pour le compte desquels je m’étais embarqué, un gros paquet contenant les lettres et papiers suivants:
1o Il y avait un compte courant du produit de ma ferme ou plantation durant dix années, depuis que leurs pères avaient réglé avec mon vieux capitaine de Portugal; la balance semblait être en ma faveur de 1.174 moidores.
2o Il y avait un compte de quatre années en sus, où les immeubles étaient restés entre leurs mains avant que le gouvernement en eût réclamé l’administration comme étant les biens d’une personne ne se retrouvant point, ce qui constitue mort civile. La balance de celui-ci, vu l’accroissement de la plantation, montait en cruzades à la valeur de 3.241 moidores.
3o Il y avait le compte du prieur des Augustins, qui, ayant perçu mes revenus pendant plus de quatorze ans, et ne devant pas me rembourser ce dont il avait disposé en faveur de l’hôpital, déclarait très honnêtement qu’il avait encore entre les mains 872 moidores et reconnaissait me les devoir.—Quant à la part du roi, je n’en tirai rien.
Il y avait aussi une lettre de mon partner me félicitant très affectueusement de ce que j’étais encore de ce monde, et me donnant des détails sur l’amélioration de ma plantation, sur ce qu’elle produisait par an, sur la quantité d’acres qu’elle contenait, sur sa culture et sur le nombre d’esclaves qui l’exploitaient. Puis, faisant vingt-deux croix en signe de bénédiction, il m’assurait qu’il avait dit autant d’Ave Maria pour remercier la très sainte Vierge de ce que je jouissais encore de la vie, et m’engageait fortement à venir moi-même prendre possession de ma propriété, ou à lui faire savoir en quelles mains il devait remettre mes biens, si je ne venais pas moi-même. Il finissait par de tendres et cordiales protestations de son amitié et de celle de sa famille, et m’adressait en présent sept belles peaux de léopards, qu’il avait sans doute reçues d’Afrique par quelque autre navire qu’il y avait envoyé, et qui apparemment avaient fait un plus heureux voyage que moi. Il m’adressait aussi cinq caisses d’excellentes confitures, et une centaine de pièces d’or non monnayées, pas tout à fait si grandes que des moidores.
Par la même flotte mes curateurs m’expédièrent 1.200 caisses de sucre, 800 rouleaux de tabac, et le solde de leur compte en or.
Je pouvais bien dire alors avec vérité que la fin de Job était meilleure que le commencement. Il serait impossible d’exprimer les agitations de mon cœur à la lecture de ces lettres, et surtout quand je me vis entouré de tous mes biens; car les navires du Brésil venant toujours en flotte, les mêmes vaisseaux qui avaient apporté mes lettres avaient aussi apporté mes richesses, et mes marchandises étaient en sûreté dans le Tage avant que j’eusse la missive entre les mains. Bref, je devins si pâle et le cœur me tourna tellement que si le bon vieillard n’était accouru et ne m’avait apporté un cordial, je crois que ma joie soudaine aurait excédé ma nature, et que je serais mort sur la place.
Malgré cela, je continuai à aller fort mal pendant quelques heures, jusqu’à ce qu’on eût appelé un médecin, qui, apprenant la cause réelle de mon indisposition, ordonna de me faire saigner, après quoi je me sentis mieux et je me remis. Mais je crois véritablement que, si je n’avais été soulagé par l’air que de cette manière on donna pour ainsi dire à mes esprits, j’aurais succombé.
J’étais alors tout d’un coup maître de plus de 50.000 livres sterling en espèces, et au Brésil d’un domaine, je peux bien l’appeler ainsi, d’environ 1.000 livres sterling de revenu annuel, et aussi sûr que peut l’être une propriété en Angleterre. En un mot, j’étais dans une situation que je pouvais à peine concevoir, et je ne savais quelles dispositions prendre pour en jouir.
Avant toutes choses, ce que je fis, ce fut de récompenser mon premier bienfaiteur, mon bon vieux capitaine, qui tout d’abord avait eu pour moi de la charité dans ma détresse, de la bonté au commencement de notre liaison et de la probité sur la fin. Je lui montrai ce qu’on m’envoyait, et lui dis qu’après la Providence céleste, qui dispose de toutes choses, c’était à lui que j’en étais redevable, et qu’il me restait à le récompenser, ce que je ferais au centuple. Je lui rendis donc premièrement les 100 moidores que j’avais reçus de lui; puis j’envoyai chercher un tabellion et je le priai de dresser en bonne et due forme une quittance générale ou décharge des 470 moidores qu’il avait reconnu me devoir. Ensuite je lui demandai de me rédiger une procuration, l’investissant receveur des revenus annuels de ma plantation, et prescrivant à mon partner de compter avec lui, et de lui faire en mon nom ses remises par les flottes ordinaires. Une clause finale lui assurait un don annuel de 100 moidores sa vie durant, et à son fils, après sa mort, une rente viagère de 50 moidores. C’est ainsi que je m’acquittai envers ce bon vieillard.
Je me pris alors à considérer quelle voie je suivrais dorénavant, et ce que je ferais du domaine que la Providence avait ainsi replacé entre mes mains. En vérité, j’avais plus de soucis en tête que je n’en avais eu pendant ma vie silencieuse dans l’île, où je n’avais besoin que de ce que j’avais, où je n’avais que ce dont j’avais besoin; tandis qu’à cette heure j’étais sous le poids d’un grand fardeau que je ne savais comment mettre à l’abri. Je n’avais plus de caverne pour y cacher mon trésor, ni de lieu où il pût loger sans serrure et sans clef, et se ternir et se moisir avant que personne mît la main dessus. Bien au contraire, je ne savais où l’héberger, ni à qui le confier. Mon vieux patron, le capitaine, était, il est vrai, un homme intègre: ce fut lui mon seul refuge.
Secondement, mon intérêt semblait m’appeler au Brésil; mais je ne pouvais songer à y aller avant d’avoir arrangé mes affaires, et laissé derrière moi ma fortune en mains sûres. Je pensai d’abord à ma vieille amie la veuve, que je savais honnête et ne pouvoir qu’être loyale envers moi; mais alors elle était âgée, pauvre, et, selon toute apparence, peut-être endettée. Bref, je n’avais ainsi d’autre parti à prendre que de m’en retourner en Angleterre et d’emporter mes richesses avec moi.
Quelques mois pourtant s’écoulèrent avant que je me déterminasse à cela; et c’est pourquoi, lorsque je me fus parfaitement acquitté envers mon vieux capitaine, mon premier bienfaiteur, je pensai aussi à ma pauvre veuve, dont le mari avait été mon plus ancien patron, et elle-même, tant qu’elle l’avait pu, ma fidèle intendante et ma directrice. Mon premier soin fut de charger un marchand de Lisbonne d’écrire à son correspondant à Londres, non pas seulement de lui payer un billet, mais d’aller la trouver et de lui remettre de ma part 100 livres sterling en espèces, de causer avec elle, de la consoler dans sa pauvreté, en lui donnant l’assurance que, si Dieu me prêtait vie, elle aurait de nouveaux secours. En même temps j’envoyai dans leur province 100 livres sterling à chacune de mes sœurs, qui, bien qu’elles ne fussent pas dans le besoin, ne se trouvaient pas dans de très heureuses conditions, l’une étant veuve, et l’autre ayant un mari qui n’était pas aussi bon pour elle qu’il l’aurait dû.
Mais parmi tous mes parents ou connaissances, je ne pouvais faire choix de personne à qui j’osasse confier le gros de mon capital, afin que je pusse aller au Brésil et le laisser en sûreté derrière moi. Cela me jeta dans une grande perplexité.
J’eus un moment l’envie d’aller au Brésil et de m’y établir, car j’étais pour ainsi dire naturalisé dans cette contrée; mais il s’éveilla en mon esprit quelques petits scrupules religieux qui insensiblement me détournèrent de ce dessein, dont il sera reparlé tout à l’heure. Toutefois ce n’était pas la dévotion qui pour lors me retenait; comme je ne m’étais fait aucun scrupule de professer publiquement la religion du pays tout le temps que j’y avais séjourné, pourquoi ne l’eussé-je pas fait encore?
Non, comme je l’ai dit, ce n’était point là la principale cause qui s’opposât à mon départ pour le Brésil, c’était réellement parce que je ne savais à qui laisser mon avoir. Je me déterminai donc enfin à me rendre avec ma fortune en Angleterre, où, si j’y parvenais, je me promettais de faire quelque connaissance ou de trouver quelque parent qui ne serait point infidèle envers moi. En conséquence, je me préparai à partir pour l’Angleterre avec toutes mes richesses.
A dessein de tout disposer pour mon retour dans ma patrie,—la flotte du Brésil étant sur le point de faire voile,—je résolus d’abord de répondre convenablement aux comptes justes et fidèles que j’avais reçus. J’écrivis premièrement au prieur de Saint-Augustin une lettre de remerciement pour ses procédés sincères, et je le priai de vouloir bien accepter les 872 moidores dont il n’avait point disposé; d’en affecter 500 au monastère et 372 aux pauvres, comme bon lui semblerait. Enfin je me recommandai aux prières du révérend Père, et autres choses semblables.
J’écrivis ensuite une lettre d’action de grâces à mes deux curateurs, avec toute la reconnaissance que tant de droiture et de probité requérait. Quant à leur adresser un présent, ils étaient pour cela trop au-dessus de toutes nécessités.
Finalement j’écrivis à mon partner, pour le féliciter de son industrie dans l’amélioration de la plantation et de son intégrité dans l’accroissement de la somme des productions. Je lui donnai mes instructions sur le gouvernement futur de ma part, conformément aux pouvoirs que j’avais laissés à mon vieux patron, à qui je le priai d’envoyer ce qui me reviendrait, jusqu’à ce qu’il eût plus particulièrement de mes nouvelles; l’assurant que mon intention était non seulement d’aller le visiter, mais encore de m’établir au Brésil pour le reste de ma vie. A cela j’ajoutai pour sa femme et ses filles,—le fils du capitaine m’en avait parlé,—le fort galant cadeau de quelques soieries d’Italie, de deux pièces de drap fin anglais, le meilleur que je pus trouver dans Lisbonne, de cinq pièces de frise noire et de quelques dentelles de Flandre de grand prix.
Ayant ainsi mis ordre à mes affaires, vendu ma cargaison et converti tout mon avoir en bonnes lettres de change, mon nouvel embarras fut le choix de la route à prendre pour passer en Angleterre. J’étais assez accoutumé à la mer, et pourtant je me sentais alors une étrange aversion pour ce mode de voyage; et, quoique je n’en eusse pu donner la raison, cette répugnance s’accrut tellement, que je changeai d’avis, et fis rapporter mon bagage embarqué pour le départ, non seulement une fois, mais deux ou trois fois.
Il est vrai que mes malheurs sur mer pouvaient bien être une des raisons de ces appréhensions; mais qu’en pareille circonstance nul homme ne méprise les fortes impulsions de ses pensées intimes. Deux des vaisseaux que j’avais choisis pour mon embarquement, j’entends plus particulièrement choisis qu’aucun autre, car dans l’un j’avais fait porter toutes mes valises, et, quant à l’autre, j’avais fait marché avec le capitaine; deux de ces vaisseaux, dis-je, furent perdus: le premier fut pris par les Algériens, le second fit naufrage vers le Start, près de Torbay, et, trois hommes exceptés, tout l’équipage se noya. Ainsi, dans l’un ou l’autre de ces vaisseaux, j’eusse trouvé le malheur. Et dans lequel le plus grand? il est difficile de le dire.
Mon esprit étant ainsi harassé par ces perplexités, mon vieux pilote, à qui je ne celais rien, me pria instamment de ne point aller sur mer, mais de me rendre par terre jusqu’à la Corogne, de traverser le golfe de Biscaye pour atteindre La Rochelle, d’où il était aisé de voyager sûrement par terre jusqu’à Paris, et de là de gagner Calais et Douvres, ou bien d’aller à Madrid et de traverser toute la France.
Bref, j’avais une telle appréhension de la mer, que, sauf de Calais à Douvres, je résolus de faire toute la route par terre; comme je n’étais point pressé et que peu m’importait la dépense, c’était bien le plus agréable chemin. Pour qu’il le fût plus encore, mon vieux capitaine m’amena un Anglais, un gentleman, fils d’un négociant de Lisbonne, qui était désireux d’entreprendre ce voyage avec moi. Nous recueillîmes en outre deux marchands anglais et deux jeunes gentilshommes portugais: ces derniers n’allaient que jusqu’à Paris seulement. Nous étions en tout six maîtres et cinq serviteurs, les deux marchands et les deux Portugais se contentant d’un valet pour deux, afin d’épargner la dépense. Quant à moi, pour le voyage je m’étais attaché un matelot anglais comme domestique, outre Vendredi, qui était trop étranger pour m’en tenir lieu durant la route.
Nous partîmes ainsi de Lisbonne. Notre compagnie étant toute bien montée et bien armée, nous formions une petite troupe dont on me fit l’honneur de me nommer capitaine, parce que j’étais le plus âgé, que j’avais deux serviteurs, et qu’au fait j’étais la cause première du voyage.
Comme je ne vous ai point ennuyé de mes journaux de mer, je ne vous fatiguerai point de mes journaux de terre; toutefois, durant ce long et difficile voyage, quelques aventures nous advinrent que je ne puis omettre.
Quand nous arrivâmes à Madrid, étant tous étrangers à l’Espagne, la fantaisie nous vint de nous y arrêter quelque temps pour voir la cour et tout ce qui était digne d’observation; mais, comme nous étions sur la fin de l’été, nous nous hâtâmes, et quittâmes Madrid environ au milieu d’octobre. En atteignant les frontières de la Navarre, nous fûmes alarmés en apprenant dans quelques villes le long du chemin que tant de neige était tombée sur le côté français des montagnes, que plusieurs voyageurs avaient été obligés de retourner à Pampelune, après avoir à grands risques tenté le passage.
Arrivés à Pampelune, nous trouvâmes qu’on avait dit vrai; et pour moi, qui avais toujours vécu sous un climat chaud, dans des contrées où je pouvais à peine endurer des vêtements, le froid fut insupportable. Au fait, il n’était pas moins surprenant que pénible d’avoir quitté dix jours auparavant la Vieille-Castille, où le temps était non seulement chaud mais brûlant, et de sentir immédiatement le vent des Pyrénées si vif et si rude qu’il était insoutenable, et mettait nos doigts et nos orteils en danger d’être engourdis et gelés. C’était vraiment étrange.
Le pauvre Vendredi fut réellement effrayé quand il vit ces montagnes toutes couvertes de neige et qu’il sentit le froid de l’air, choses qu’il n’avait jamais ni vues ni ressenties de sa vie.
Pour couper court, après que nous eûmes atteint Pampelune, il continua à neiger avec tant de violence et si longtemps, qu’on disait que l’hiver était venu avant son temps. Les routes, qui étaient déjà difficiles, furent alors tout à fait impraticables. En un mot, la neige se trouvait en quelques endroits trop épaisse pour qu’on pût voyager, et, n’étant point durcie par la gelée, comme dans les pays septentrionaux, on courait risque d’être enseveli vivant à chaque pas. Nous ne nous arrêtâmes pas moins de vingt jours à Pampelune; mais, voyant que l’hiver s’approchait sans apparence d’adoucissement,—ce fut par toute l’Europe l’hiver le plus rigoureux qu’il y eût eu depuis nombre d’années,—je proposai d’aller à Fontarabie, et là de nous embarquer pour Bordeaux, ce qui n’était qu’un très petit voyage.
Tandis que nous étions à délibérer là-dessus, il arriva quatre gentilshommes français, qui, ayant été arrêtés sur le côté français des passages comme nous sur le côté espagnol, avaient trouvé un guide qui, traversant le pays près de la pointe du Languedoc, leur avait fait passer les montagnes par de tels chemins, que la neige les avait peu incommodés, et où, quand il y en avait en quantité, nous dirent-ils, elle était assez durcie par la gelée pour les porter eux et leurs chevaux.
Nous envoyâmes quérir ce guide.—«J’entreprendrai de vous mener par le même chemin, sans danger quant à la neige, nous dit-il, pourvu que vous soyez assez bien armés pour vous défendre des bêtes sauvages; car durant ces grandes neiges il n’est pas rare que des loups, devenus enragés par le manque de nourriture, se fassent voir au pied des montagnes.»—Nous lui dîmes que nous étions suffisamment prémunis contre de pareilles créatures, s’il nous préservait d’une espèce de loups à deux jambes, que nous avions beaucoup à redouter, nous disait-on, particulièrement sur le côté français des montagnes.
Il nous affirma qu’il n’y avait point de danger de cette sorte par la route que nous devions prendre. Nous consentîmes donc sur-le-champ à le suivre. Le même parti fut pris par douze autres gentilshommes avec leurs domestiques, quelques-uns français, quelques-uns espagnols, qui, comme je l’ai dit, avaient tenté le voyage et s’étaient vus forcés de revenir sur leurs pas.
Conséquemment nous partîmes de Pampelune avec notre guide vers le 15 novembre, et je fus vraiment surpris quand, au lieu de nous mener en avant, je le vis nous faire rebrousser de plus de vingt milles, par la même route que nous avions suivie en venant de Madrid. Ayant passé deux rivières et gagné le pays plat, nous nous retrouvâmes dans un climat chaud, où le pays était agréable et où l’on ne voyait aucune trace de neige; mais tout à coup, tournant à gauche, il nous ramena vers les montagnes par un autre chemin. Les rochers et les précipices étaient vraiment effrayants à voir; cependant il fit tant de tours et de détours, et nous conduisit par des chemins si tortueux, qu’insensiblement nous passâmes le sommet des montagnes sans être trop incommodés par la neige. Et soudain il nous montra les agréables et fertiles provinces de Languedoc et de Gascogne, toutes vertes et fleurissantes, quoique, au fait, elles fussent à une grande distance et que nous eussions encore bien du mauvais chemin à parcourir.
Nous eûmes pourtant un peu à décompter, quand tout un jour et une nuit nous vîmes neiger si fort que nous ne pouvions avancer. Mais notre guide nous dit de nous tranquilliser, que bientôt tout serait franchi. Nous nous aperçûmes en effet que nous descendions chaque jour, et que nous nous avancions plus au nord qu’auparavant; nous reposant donc sur notre guide, nous poursuivîmes notre voyage.
Deux heures environ avant la nuit, notre guide était devant nous à quelque distance et hors de notre vue, quand soudain trois loups monstrueux, suivis d’un ours, s’élancèrent d’un chemin creux joignant un bois épais. Deux des loups se jetèrent sur le guide; et, s’il s’était trouvé seulement éloigné d’un demi-mille, il aurait été à coup sûr dévoré avant que nous eussions pu le secourir. L’un de ces animaux s’agrippa au cheval, et l’autre attaqua l’homme avec tant de violence, qu’il n’eut pas le temps ou la présence d’esprit de s’armer de son pistolet, mais il se prit à crier et à nous appeler de toute sa force. J’ordonnai à mon serviteur Vendredi, qui était près de moi, d’aller à toute bride voir ce qui se passait. Dès qu’il fut à portée de vue du guide, il se mit a crier aussi fort que lui:—«O maître! O maître!»—Mais, comme un hardi compagnon, il galopa droit au pauvre homme, et déchargea son pistolet dans la tête d’un loup qui l’attaquait.
Par bonheur pour le pauvre guide, ce fut mon serviteur Vendredi qui vint à son aide; car celui-ci, dans son pays, ayant été familiarisé avec cette espèce d’animal, fondit sur lui sans peur et tira son coup à bout portant; au lieu que tout autre de nous aurait tiré de plus loin, et peut-être manqué le loup, ou couru le danger de frapper l’homme.
Il y avait là de quoi épouvanter un plus vaillant que moi; et de fait toute la compagnie s’alarma quand avec la détonation du pistolet de Vendredi nous entendîmes des deux côtés les affreux hurlements des loups, et ces cris tellement redoublés par l’écho des montagnes, qu’on eût dit qu’il y en avait une multitude prodigieuse; et peut-être en effet leur nombre légitimait-il nos appréhensions.
Quoi qu’il en fût, lorsque Vendredi eut tué ce loup, l’autre, qui s’était cramponné au cheval, l’abandonna sur-le-champ et s’enfuit. Fort heureusement, comme il l’avait attaqué à la tête, ses dents s’étaient fichées dans les bosselles de la bride, de sorte qu’il lui avait fait peu de mal. Mais l’homme était grièvement blessé: l’animal furieux lui avait fait deux morsures, l’une au bras et l’autre un peu au-dessus du genou, et il était juste sur le point d’être renversé par son cheval effrayé quand Vendredi accourut et tua le loup.
On imaginera facilement qu’au bruit du pistolet de Vendredi nous forçâmes tous le pas et galopâmes aussi vite que nous le permettait un chemin ardu, pour voir ce que cela voulait dire. Sitôt que nous eûmes passé les arbres qui masquaient la vue, nous jugeâmes clairement de quoi il s’agissait, et de quel mauvais pas Vendredi avait tiré le pauvre guide, quoique nous ne pussions distinguer d’abord l’espèce d’animal qu’il avait tué.
Mais jamais combat ne fut présenté plus hardiment et plus étrangement que celui qui suivit entre Vendredi et l’ours, et qui, bien que nous eussions été premièrement surpris et effrayés, nous donna à tous le plus grand divertissement imaginable.—L’ours est un gros et pesant animal; il ne galope point comme le loup, alerte et léger; mais il possède deux qualités particulières, sur lesquelles généralement il base ses actions. Premièrement, il ne fait point sa proie de l’homme, non pas que je veuille dire que la faim extrême ne l’y puisse forcer,—comme dans le cas présent, la terre étant couverte de neige,—et d’ordinaire il ne l’attaque que lorsqu’il en est attaqué. Si vous le rencontrez dans les bois, et que vous ne vous mêliez pas de ses affaires, il ne se mêlera pas des vôtres. Mais ayez soin d’être très galant avec lui et de lui céder la route, car c’est un gentleman fort chatouilleux, qui ne voudrait point faire un pas hors de son chemin, fût-ce pour un roi. Si réellement vous en êtes effrayé, votre meilleur parti est de détourner les yeux et de poursuivre; car si par hasard vous vous arrêtez, demeurez coi et le regardez fixement, il prendra cela pour un affront, et si vous lui jetiez ou lui lanciez quelque chose qui l’atteignit, ne serait-ce qu’un bout de bâton gros comme votre doigt, il le considérerait comme un outrage, et mettrait de côté toute autre affaire pour en tirer vengeance; car il veut avoir satisfaction sur le point d’honneur: c’est là sa première qualité. La seconde, c’est qu’une fois offensé, il ne vous laissera ni jour ni nuit, jusqu’à ce qu’il ait sa revanche, et vous suivra, de son allure pesante et sans façon, jusqu’à ce qu’il vous ait atteint.
Mon serviteur Vendredi, lorsque nous le joignîmes, avait délivré notre guide, et l’aidait à descendre de son cheval, car le pauvre homme était blessé et effrayé plus encore, quand soudain nous aperçûmes l’ours sortir du bois; il était monstrueux, et de beaucoup le plus gros que j’eusse jamais vu. A son aspect nous fûmes tous un peu surpris; mais nous discernâmes aisément du courage et de la joie dans la contenance de Vendredi.—«O! O! O! s’écria-t-il trois fois, en le montrant du doigt, ô maître! vous me donner congé, moi donner une poignée de main à lui, moi vous faire vous bon rire.»
Je fus étonné de voir ce garçon si transporté.—«Tu es fou, lui dis-je, il te dévorera!»—«Dévorer moi! dévorer moi? répéta Vendredi. Moi dévorer lui, moi faire vous bon rire; vous tous rester là, moi montrer vous bon rire.»—Aussitôt il s’assied à terre, en un tour de main ôte ses bottes, chausse une paire d’escarpins qu’il avait dans sa poche, donne son cheval à mon autre serviteur, et, armé de son fusil, se met à courir comme le vent.
L’ours se promenait tout doucement, sans songer à troubler personne, jusqu’à ce que Vendredi, arrivé assez près, se mit à l’appeler comme s’il pouvait le comprendre:—«Écoute! écoute! moi parler avec toi.»—Nous suivions à distance; car, ayant alors descendu le côté des montagnes qui regarde la Gascogne, nous étions entrés dans une immense forêt dont le sol plat était rempli de clairières parsemées d’arbres çà et là.
Vendredi, qui était, comme nous l’avons dit, sur les talons de l’ours, le joignit promptement, ramassa une grosse pierre, la lui jeta et l’atteignit à la tête; mais il ne lui fit pas plus de mal que s’il l’avait lancée contre un mur: elle répondait cependant à ses fins, car le drôle était si exempt de peur, qu’il ne faisait cela que pour obliger l’ours à le poursuivre, et nous montrer bon rire, comme il disait.
Sitôt que l’ours sentit la pierre et aperçut Vendredi, il se retourna, et s’avança vers lui en faisant de longues et diaboliques enjambées, marchant tout de guingois et d’une si étrange allure, qu’il aurait fait prendre à un cheval le petit galop. Vendredi s’enfuit et porta sa course de notre côté, comme pour demander du secours. Nous résolûmes donc de faire feu tous ensemble sur l’ours, afin de délivrer mon serviteur. J’étais cependant fâché de tout cœur contre lui, pour avoir ainsi attiré la bête sur nous lorsqu’elle allait à ses affaires par un autre chemin. J’étais surtout en colère de ce qu’il l’avait détournée et puis avait pris la fuite. Je l’appelai:—«Chien, lui dis-je, est-ce là nous faire rire? Arrive ici et reprends ton bidet, afin que nous puissions faire feu sur l’animal.»—Il m’entendit et cria:—«Pas tirer! pas tirer! rester tranquille; vous avoir beaucoup rire.»—Comme l’agile garçon faisait deux enjambées contre la bête une, il tourna tout à coup de côté, et, apercevant un grand chêne propre à son dessein, il nous fit signe de le suivre; puis, redoublant de prestesse, il monta lestement sur l’arbre, ayant laissé son fusil sur la terre, à environ cinq ou six verges plus loin.
L’ours arriva bientôt vers l’arbre. Nous le suivions à distance. Son premier soin fut de s’arrêter au fusil et de le flairer; puis, le laissant là, il s’agrippa à l’arbre et grimpa comme un chat, malgré sa monstrueuse pesanteur. J’étais étonné de la folie de mon serviteur, car j’envisageais cela comme tel; et, sur ma vie, je ne trouvais là dedans rien encore de risible, jusqu’à ce que, voyant l’ours monter à l’arbre, nous nous rapprochâmes de lui.
Quand nous arrivâmes, Vendredi avait déjà gagné l’extrémité d’une grosse branche, et l’ours avait fait la moitié du chemin pour l’atteindre. Aussitôt que l’animal parvint à l’endroit où la branche était plus faible:—«Ah! nous cria Vendredi, maintenant vous voir, moi apprendre l’ours à danser.»—Et il se mit à sauter et à secouer la branche. L’ours, commençant alors à chanceler, s’arrêta court et se prit à regarder derrière lui pour voir comment il s’en retournerait, ce qui effectivement nous fit rire de tout cœur. Mais il s’en fallait de beaucoup que Vendredi eût fini avec lui. Quand il le vit se tenir coi, il l’appela de nouveau, comme s’il eut supposé que l’ours parlait anglais:—«Comment! toi pas venir plus loin? Moi prie toi venir plus loin.»—Il cessa donc de sauter et de remuer la branche; et l’ours, juste comme s’il comprenait ce qu’il disait, s’avança un peu. Alors Vendredi se reprit à sauter, et l’ours s’arrêta encore.
Nous pensâmes alors que c’était un bon moment pour le frapper à la tête, et je criai à Vendredi de rester tranquille, que nous voulions tirer sur l’ours; mais il répliqua vivement:—«O prie! O prie! pas tirer; moi tirer près et alors.»—Il voulait dire tout à l’heure. Cependant, pour abréger l’histoire, Vendredi dansait tellement et l’ours se posait d’une façon si grotesque, que vraiment nous pâmions de rire. Mais nous ne pouvions encore concevoir ce que le camarade voulait faire. D’abord, nous avions pensé qu’il comptait renverser l’ours; mais nous vîmes que la bête était trop rusée pour cela: elle ne voulait pas avancer, de peur d’être jetée à bas, et s’accrochait si bien avec ses grandes griffes et ses grosses pattes, que nous ne pouvions imaginer quelle serait l’issue de ceci et où s’arrêterait la bouffonnerie.
Mais Vendredi nous tira bientôt d’incertitude. Voyant que l’ours se cramponnait à la branche et ne voulait point se laisser persuader d’approcher davantage;—«Bien, bien! dit-il, toi pas venir plus loin, moi aller, moi aller; toi pas venir avec moi, moi aller à toi.» Sur ce, il se retire jusqu’au bout de la branche, et, la faisant fléchir sous son poids, il s’y suspend et la courbe doucement jusqu’à ce qu’il soit assez près de terre pour tomber sur ses pieds; puis il court à son fusil, le ramasse et se plante là.
—«Eh bien, lui dis-je, Vendredi, que voulez-vous faire maintenant? Pourquoi ne tirez-vous pas?»—«Pas tirer, répliqua-t-il, pas encore; moi tirer maintenant, moi non tuer; moi rester, moi donner vous encore un rire.»—Ce qu’il fit en effet, comme on le verra tout à l’heure.—Quand l’ours vit son ennemi délogé, il déserta de la branche où il se tenait, mais excessivement lentement, regardant derrière lui à chaque pas et marchant à reculons, jusqu’à ce qu’il eût gagné le corps de l’arbre. Alors, toujours l’arrière-train en avant, il descendit, s’agrippant au tronc avec ses griffes et ne remuant qu’une patte à la fois, très posément. Juste à l’instant où il allait appuyer sa patte de derrière sur le sol, Vendredi s’avança sur lui, et, lui appliquant le canon de son fusil dans l’oreille, il le fit tomber roide mort comme une pierre.
Alors le maraud se retourna pour voir si nous n’étions pas à rire; et quand il lut sur nos visages que nous étions fort satisfaits, il poussa lui-même un grand ricanement, et nous dit: «Ainsi nous tue ours dans ma contrée.»—«Vous les tuez ainsi? repris-je; comment! vous n’avez pas de fusils?»—«Non, dit-il, pas fusils; mais tirer grand beaucoup longues flèches.»
Ceci fut vraiment un bon divertissement pour nous; mais nous nous trouvions encore dans un lieu sauvage, notre guide était grièvement blessé, et nous savions à peine que faire. Les hurlements des loups retentissaient toujours dans ma tête; et dans le fait, excepté le bruit que j’avais jadis entendu sur le rivage d’Afrique, et dont j’ai dit quelque chose déjà, je n’ai jamais rien ouï qui m’ait rempli d’une si grande horreur.
Ces raisons, et l’approche de la nuit, nous faisaient une loi de partir; autrement, comme l’eût souhaité Vendredi, nous aurions certainement dépouillé cette bête monstrueuse de sa robe, qui valait bien la peine d’être conservée; mais nous avions trois lieues à faire, et notre guide nous pressait. Nous abandonnâmes donc ce butin et poursuivîmes notre voyage.
La terre était toujours couverte de neige, bien que moins épaisse et moins dangereuse que sur les montagnes. Des bêtes dévorantes, comme nous l’apprîmes plus tard, étaient descendues dans la forêt et dans le pays plat, pressées par la faim, pour chercher leur pâture, et avaient fait de grands ravages dans les hameaux, où elles avaient surpris les habitants, tué un grand nombre de leurs moutons et de leurs chevaux, et même quelques personnes.
Nous avions à passer un lieu dangereux dont nous parlait notre guide; s’il y avait encore des loups dans le pays, nous devions à coup sûr les rencontrer là. C’était une petite plaine, environnée de bois de tous côtés, et un long et étroit défilé où il fallait nous engager pour traverser le bois et gagner le village, notre gîte.
Une demi-heure avant le coucher du soleil, nous entrâmes dans le premier bois, et à soleil couché nous arrivâmes dans la plaine. Nous ne rencontrâmes rien dans ce premier bois, si ce n’est que dans une petite clairière, qui n’avait pas plus d’un quart de mille, nous vîmes cinq grands loups traverser la route en toute hâte, l’un après l’autre, comme s’ils étaient en chasse de quelque proie qu’ils avaient en vue. Ils ne firent pas attention à nous, et disparurent en peu d’instants.
Là-dessus, notre guide, qui, soit dit en passant, était un misérable poltron, nous recommanda de nous mettre en défense; il croyait que beaucoup d’autres allaient venir.
Nous tînmes nos armes prêtes et l’œil au guet; mais nous ne vîmes plus de loups jusqu’à ce que nous eûmes pénétré dans la plaine après avoir traversé ce bois, qui avait près d’une demi-lieue. Aussitôt que nous y fûmes arrivés, nous ne manquâmes pas de sujet de regarder autour de nous. Le premier objet qui nous frappa, ce fut un cheval mort, c’est-à-dire un pauvre cheval que les loups avaient tué. Au moins une douzaine d’entre eux étaient à la besogne, on ne peut pas dire en train de le manger, mais plutôt de ronger les os, car ils avaient dévoré toute la chair auparavant.
Nous ne jugeâmes point à propos de troubler leur festin, et ils ne prirent pas garde à nous. Vendredi aurait bien voulu tirer sur eux, mais je m’y opposai formellement, prévoyant que nous aurions sur les bras plus d’affaires semblables que nous ne nous y attendions.—Nous n’avions pas encore traversé la moitié de la plaine, quand, dans les bois, à notre gauche, nous commençâmes à entendre les loups hurler d’une manière effroyable, et aussitôt après nous en vîmes environ une centaine venir droit à nous, tous en corps, et la plupart d’entre eux en ligne, aussi régulièrement qu’une armée rangée par des officiers expérimentés. Je savais à peine que faire pour les recevoir. Il me sembla toutefois que le seul moyen était de nous serrer tous de front, ce que nous exécutâmes sur-le-champ. Mais, pour qu’entre les décharges nous n’eussions point trop d’intervalle, je résolus que seulement de deux hommes l’un ferait feu, et que les autres, qui n’auraient pas tiré, se tiendraient prêts à leur faire essuyer immédiatement une seconde fusillade s’ils continuaient d’avancer sur nous; puis que ceux qui auraient lâché leur coup d’abord ne s’amuseraient pas à recharger leur fusil, mais s’armeraient chacun d’un pistolet, car nous étions tous munis d’un fusil et d’une paire de pistolets. Ainsi nous pouvions par cette tactique faire six salves, la moitié de nous tirant à la fois. Néanmoins, pour le moment, il n’y eut pas nécessité: à la première décharge nos ennemis firent halte, épouvantés, stupéfiés du bruit autant que du feu. Quatre d’entre eux, frappés à la tête, tombèrent morts; plusieurs autres furent blessés et se retirèrent tout sanglants, comme nous pûmes le voir par la neige. Ils s’étaient arrêtés, mais ils ne battaient point en retraite. Me ressouvenant alors d’avoir entendu dire que les plus farouches animaux étaient jetés dans l’épouvante à la voix de l’homme, j’enjoignis à tous nos compagnons de crier aussi haut qu’ils le pourraient, et je vis que le dicton n’était pas absolument faux; car, à ce cri, les loups commencèrent à reculer et à faire volte-face. Sur le coup j’ordonnai de saluer leur arrière-garde d’une seconde décharge, qui leur fit prendre le galop, et ils s’enfuirent dans les bois.
Ceci nous donna le loisir de recharger nos armes, et, pour ne pas perdre de temps, nous le fîmes en marchant. Mais à peine eûmes-nous bourré nos fusils et repris la défensive, que nous entendîmes un bruit terrible dans le même bois, à notre gauche; seulement c’était plus loin, en avant, sur la route que nous devions suivre.
La nuit approchait et commençait à se faire noire, ce qui empirait notre situation; et, comme le bruit croissait, nous pouvions aisément reconnaître les cris et les hurlements de ces bêtes infernales. Soudain nous aperçûmes deux ou trois troupes de loups sur notre gauche, une derrière nous et une à notre front, de sorte que nous en semblions environnés. Néanmoins, comme elles ne nous assaillaient point, nous poussâmes en avant aussi vite que pouvaient aller nos chevaux, ce qui, à cause de l’âpreté du chemin, n’était tout bonnement qu’un grand trot. De cette manière nous vînmes au delà de la plaine, en vue de l’entrée du bois à travers lequel nous devions passer; mais notre surprise fut grande quand, arrivés au défilé, nous aperçûmes, juste à l’entrée, un nombre énorme de loups à l’affût.
Tout à coup vers une autre percée du bois nous entendîmes la détonation d’un fusil; et comme nous regardions de ce côté, apparut un cheval, sellé et bridé, fuyant comme le vent, et ayant à ses trousses seize ou dix-sept loups haletants: en vérité, il les avait sur ses talons. Comme nous ne pouvions supposer qu’il tiendrait à cette vitesse, nous ne mîmes pas en doute qu’ils finiraient par le joindre; infailliblement il en a dû être ainsi.
Un spectacle plus horrible encore vint alors frapper nos regards: ayant gagné la percée d’où le cheval était sorti, nous trouvâmes les cadavres d’un autre cheval et de deux hommes dévorés par ces bêtes cruelles. L’un de ces hommes était sans doute le même que nous avions entendu tirer une arme à feu, car il avait près de lui un fusil déchargé. Sa tête et la partie supérieure de son corps étaient rongées.
Cette vue nous remplit d’horreur, et nous ne savions où porter nos pas; mais ces animaux, alléchés par la proie, tranchèrent bientôt la question en se rassemblant autour de nous. Sur l’honneur, il y en avait bien trois cents!—Il se trouvait, fort heureusement pour nous, à l’entrée du bois, mais à une petite distance, quelques gros arbres propres à la charpente, abattus l’été d’auparavant, et qui, je le suppose, gisaient là en attendant qu’on les charriât. Je menai ma petite troupe au milieu de ces arbres, nous nous rangeâmes en ligne derrière le plus long, j’engageai tout le monde à mettre pied à terre, et, gardant ce tronc devant nous comme un parapet, à former un triangle ou trois fronts, renfermant nos chevaux dans le centre.
Nous fîmes ainsi et nous fîmes bien, car jamais il ne fut plus furieuse charge que celle qu’exécutèrent sur nous ces animaux quand nous fûmes en ce lieu: ils se précipitèrent en grondant, montèrent sur la pièce de bois qui nous servait de parapet, comme s’ils se jetaient sur leur proie. Cette fureur, à ce qu’il paraît, était surtout excitée par la vue des chevaux placés derrière nous: c’était là la curée qu’ils convoitaient. J’ordonnai à nos hommes de faire feu comme auparavant, de deux hommes l’un, et ils ajustèrent si bien qu’ils tuèrent plusieurs loups à la première décharge; mais il fut nécessaire de faire un feu roulant, car ils avançaient sur nous comme des diables, ceux de derrière poussant ceux de devant.
Après notre seconde fusillade, nous pensâmes qu’ils s’arrêteraient un peu, et j’espérais qu’ils allaient battre en retraite; mais ce ne fut qu’une lueur, car d’autres s’élancèrent de nouveau. Nous fîmes donc nos salves de pistolets. Je crois que dans ces quatre décharges nous en tuâmes bien dix-sept ou dix-huit et que nous en estropiâmes le double. Néanmoins ils ne quittaient pas la place.
Je ne me souciais pas de tirer notre dernier coup trop à la hâte. J’appelai donc mon domestique, non pas mon serviteur Vendredi, il était mieux employé: durant l’engagement il avait, avec la plus grande dextérité imaginable, chargé mon fusil et le sien; mais, comme je disais, j’appelai mon autre serviteur, et, lui donnant une corne à poudre, je lui ordonnai de faire une grande traînée le long de la pièce de charpente. Il obéit et n’avait eu que le temps de s’en aller, quand les loups y revinrent, et quelques-uns étaient montés dessus, lorsque, lâchant près de la poudre le chien d’un pistolet déchargé, j’y mis le feu. Ceux qui se trouvaient sur la charpente furent grillés, et six ou sept d’entre eux tombèrent ou plutôt sautèrent parmi nous, soit par la force ou par la peur du feu. Nous les dépêchâmes en un clin d’œil; et les autres furent si effrayés de cette explosion, que la nuit fort près alors d’être close rendit encore plus terrible, qu’ils se reculèrent un peu.
Là-dessus je commandai de faire une décharge générale de nos derniers pistolets; après quoi nous jetâmes un cri. Les loups alors nous montrèrent les talons, et aussitôt nous fîmes une sortie sur une vingtaine d’estropiés que nous trouvâmes se débattant par terre, et que nous achevâmes à coups de sabre, ce qui répondit à notre attente; car les cris et les hurlements qu’ils poussèrent furent entendus par leurs camarades, si bien qu’ils prirent congé de nous et s’enfuirent.
Nous en avions en tout expédié une soixantaine, et si c’eût été en plein jour nous en aurions tué bien davantage. Le champ de bataille étant ainsi déblayé, nous nous remîmes en route, car nous avions encore près d’une lieue à faire. Plusieurs fois chemin faisant nous entendîmes ces bêtes dévorantes hurler et crier dans les bois, et plusieurs fois nous nous imaginâmes en voir quelques-unes; mais, nos yeux étant éblouis par la neige, nous n’en étions pas certains. Une heure après nous arrivâmes à l’endroit où nous devions loger. Nous y trouvâmes la population glacée d’effroi et sous les armes, car la nuit d’auparavant les loups et quelques ours s’étaient jetés dans le village et y avaient porté l’épouvante. Les habitants étaient forcés de faire le guet nuit et jour, mais surtout la nuit, pour défendre leur bétail et se défendre eux-mêmes.
Le lendemain notre guide était si mal et ses membres si enflés par l’apostème de ses deux blessures, qu’il ne put aller plus loin. Là nous fûmes donc obligés d’en prendre un nouveau pour nous conduire à Toulouse, où nous ne trouvâmes ni neige, ni loups, ni rien de semblable, mais un climat chaud et un pays agréable et fertile. Lorsque nous racontâmes notre aventure à Toulouse, on nous dit que rien n’était plus ordinaire dans ces grandes forêts au pied des montagnes, surtout quand la terre était couverte de neige. On nous demanda beaucoup quelle espèce de guide nous avions trouvé pour oser nous mener par cette route dans une saison si rigoureuse, et on nous dit qu’il était fort heureux que nous n’eussions pas été tous dévorés. Au récit que nous fîmes de la manière dont nous nous étions placés avec les chevaux au milieu de nous, on nous blâma excessivement, et on nous affirma qu’il y aurait eu cinquante à gager contre un que nous eussions dû périr; car c’était la vue des chevaux qui avait rendu les loups si furieux: ils les considéraient comme leur proie; qu’en toute autre occasion ils auraient été assurément effrayés de nos fusils; mais, qu’enrageant de faim, leur violente envie d’arriver jusqu’aux chevaux les avait rendus insensibles au danger, et si, par un feu roulant et à la fin par le stratagème de la traînée de poudre, nous n’en étions venus à bout, qu’il y avait gros à parier que nous aurions été mis en pièces; tandis que, si nous fussions demeurés tranquillement à cheval et eussions fait feu comme des cavaliers, ils n’auraient pas autant regardé les chevaux comme leur proie, voyant des hommes sur leur dos. Enfin on ajoutait que si nous avions mis pied à terre et avions abandonné nos chevaux, ils se seraient jetés dessus avec tant d’acharnement que nous aurions pu nous éloigner sains et saufs, surtout ayant en main des armes à feu et nous trouvant en si grand nombre.
Pour ma part, je n’eus jamais de ma vie un sentiment plus profond du danger; car, lorsque je vis plus de trois cents de ces bêtes infernales, poussant des rugissements et la gueule béante, s’avancer pour nous dévorer, sans que nous eussions rien pour nous réfugier ou nous donner retraite, j’avais cru que c’en était fait de moi. N’importe! je ne pense pas que je me soucie jamais de traverser les montagnes; j’aimerais mieux faire mille lieues en mer, fussé-je sûr d’essuyer une tempête par semaine.
Rien qui mérite mention ne signala mon passage à travers la France, rien du moins dont d’autres voyageurs n’aient donné le récit infiniment mieux que je ne le saurais. Je me rendis de Toulouse à Paris; puis, sans faire nulle part un long séjour, je gagnai Calais, et débarquai en bonne santé à Douvres, le 14 janvier, après avoir eu une âpre et froide saison pour voyager.
J’étais parvenu alors au terme de mon voyage, et en peu de temps j’eus autour de moi toutes mes richesses nouvellement recouvrées, les lettres de change dont j’étais porteur ayant été payées couramment.
Mon principal guide et conseiller privé ce fut ma bonne vieille veuve, qui, en reconnaissance de l’argent que je lui avais envoyé, ne trouvait ni peines trop grandes ni soins trop onéreux quand il s’agissait de moi. Je mis pour toutes choses ma confiance en elle si complètement, que je fus parfaitement tranquille quant à la sûreté de mon avoir; et, par le fait, depuis le commencement jusqu’à la fin, je n’eus qu’à me féliciter de l’inviolable intégrité de cette bonne gentlewoman.
J’eus alors la pensée de laisser mon avoir à cette femme, et de passer à Lisbonne, puis de là au Brésil; mais de nouveaux scrupules religieux vinrent m’en détourner.—Je pris donc le parti de demeurer dans ma patrie, et, si j’en pouvais trouver le moyen, de me défaire de ma plantation[19].
Dans ce dessein j’écrivis à mon vieil ami de Lisbonne. Il me répondit qu’il trouverait aisément à vendre ma plantation dans le pays; mais que, si je consentais à ce qu’au Brésil il l’offrît en mon nom aux deux marchands, les survivants de mes curateurs, que je savais fort riches, et qui, se trouvant sur les lieux, en connaissaient parfaitement la valeur, il était sûr qu’ils seraient enchantés d’en faire l’acquisition, et ne mettait pas en doute que je ne pusse en tirer au moins 4 ou 5,000 pièces de huit.
J’y consentis donc et lui donnai pour cette offre mes instructions, qu’il suivit. Au bout de huit mois, le bâtiment étant de retour, il me fit savoir que la proposition avait été acceptée, et qu’ils avaient adressé 33,000 pièces de huit à l’un de leurs correspondants à Lisbonne pour effectuer le paiement.
De mon côté, je signai l’acte de vente en forme qu’on m’avait expédié de Lisbonne, et je le fis passer à mon vieil ami, qui m’envoya des lettres de change pour 32,800 pièces de huit[20], prix de ma propriété, se réservant le paiement annuel de 100 moidores pour lui, et plus tard pour son fils celui viager de 50 moidores[21], que je leur avais promis et dont la plantation répondait comme d’une rente inféodée.—Voici que j’ai donné la première partie de ma vie de fortune et d’aventures, vie qu’on pourrait appeler une marqueterie de la Providence, vie d’une bigarrure telle que le monde en pourra rarement offrir de semblable. Elle commença follement, mais elle finit plus heureusement qu’aucune de ses circonstances ne m’avait donné lieu de l’espérer.
On pensera que, dans cet état complet de bonheur, je renonçai à courir de nouveaux hasards, et il en eût été ainsi par le fait si mes alentours m’y eussent aidé; mais j’étais accoutumé à une vie vagabonde: je n’avais point de famille, point de parents; et, quoique je fusse riche, je n’avais pas beaucoup de connaissances.—Je m’étais défait de ma plantation au Brésil: cependant ce pays ne pouvait me sortir de la tête, et j’avais une grande envie de reprendre ma volée; je ne pouvais surtout résister au violent désir que j’avais de revoir mon île, de savoir si les pauvres Espagnols l’habitaient, et comment les scélérats que j’y avais laissés en avaient usé avec eux[22]!
Ma fidèle amie la veuve me déconseilla de cela, et m’influença si bien que pendant environ sept ans elle prévint mes courses lointaines. Durant ce temps je pris sous ma tutelle mes deux neveux, fils d’un de mes frères. L’aîné ayant quelque bien, je l’élevai comme un gentleman, et pour ajouter à son aisance je lui constituai un legs après ma mort. Le cadet, je le confiai à un capitaine de navire, et au bout de cinq ans, trouvant en lui un garçon judicieux, brave et entreprenant, je lui confiai un bon vaisseau et je l’envoyai en mer. Ce jeune homme m’entraîna moi-même plus tard, tout vieux que j’étais, dans de nouvelles aventures.
Cependant je m’établis ici en partie, car premièrement je me mariai, et cela non à mon désavantage ou à mon déplaisir. J’eus trois enfants, deux fils et une fille; mais ma femme étant morte et mon neveu revenant à la maison après un fort heureux voyage en Espagne, mes inclinations à courir le monde et ses importunités prévalurent, et m’engagèrent à m’embarquer dans son navire comme simple négociant pour les Indes Orientales. Ce fut en l’année 1694.
Dans ce voyage je visitai ma nouvelle colonie dans l’île, je vis mes successeurs les Espagnols, j’appris toute l’histoire de leur vie et celle des vauriens que j’y avais laissés: comment d’abord ils insultèrent les pauvres Espagnols, comment plus tard ils s’accordèrent, se brouillèrent, s’unirent et se séparèrent, et comment à la fin les Espagnols furent obligés d’user de violence; comment ils furent soumis par les Espagnols, combien les Espagnols en usèrent honnêtement avec eux. C’est une histoire, si elle était écrite, aussi pleine de variété et d’événements merveilleux que la mienne, surtout aussi quant à leurs batailles avec les Caribes qui débarquèrent dans l’île, et quant aux améliorations qu’ils apportèrent à l’île elle-même. Enfin, j’appris encore comment trois d’entre eux firent une tentative sur la terre ferme et ramenèrent cinq femmes et onze hommes prisonniers, ce qui fit qu’à mon arrivée je trouvai une vingtaine d’enfants dans l’île.
J’y séjournai vingt jours environ et j’y laissai de bonnes provisions de toutes choses nécessaires, principalement des armes, de la poudre, des balles, des vêtements, des outils et deux artisans que j’avais amenés d’Angleterre avec moi, nommément un charpentier et un forgeron.
En outre, je leur partageai le territoire: je me réservai la propriété de tout, mais je leur donnai respectivement telles parts qui leur convenaient. Ayant arrêté toutes ces choses avec eux et les ayant engagés à ne pas quitter l’île, je les y laissai.
De là je touchai au Brésil, d’où j’envoyai une embarcation que j’y achetai et de nouveaux habitants pour la colonie. En plus des autres subsides, je leur adressais sept femmes que j’avais trouvées propres pour le service ou pour le mariage si quelqu’un en voulait. Quant aux Anglais, je leur avais promis, s’ils voulaient s’adonner à la culture, de leur envoyer des femmes d’Angleterre avec une bonne cargaison d’objets de nécessité, ce que plus tard je ne pus effectuer. Ces garçons devinrent très honnêtes et très diligents après qu’on les eut domptés et qu’ils eurent établi à part leurs propriétés. Je leur expédiai aussi du Brésil cinq vaches dont trois près de vêler, quelques moutons et quelques porcs, qui, lorsque je revins, s’étaient considérablement multipliés.
Mais de toutes ces choses, et de la manière dont 300 Caribes firent une invasion et ruinèrent leurs plantations; de la manière dont ils livrèrent contre cette multitude de sauvages deux batailles, où d’abord ils furent défaits et perdirent un des leurs; puis enfin, une tempête ayant submergé les canots de leurs ennemis, de la manière dont ils les affamèrent, les détruisirent presque tous, restaurèrent leurs plantations, en reprirent possession et vécurent paisiblement dans l’île[23].
De toutes ces choses, dis-je, et de quelques incidents surprenants de mes nouvelles aventures durant encore dix années, je donnerai une relation plus circonstanciée ci-après.
Ce proverbe naïf si usité en Angleterre, Ce qui est engendré dans l’os ne sortira pas de la chair[24], ne s’est jamais mieux vérifié que dans l’histoire de ma vie. On pourrait penser qu’après trente-cinq années d’affliction et une multiplicité d’infortunes que peu d’hommes avant moi, pas un seul peut-être, n’avait essuyées, et qu’après environ sept années de paix et de jouissance dans l’abondance de toutes choses, devenu vieux alors, je devais être à même ou jamais d’apprécier tous les états de la vie moyenne et de connaître le plus propre à rendre l’homme complètement heureux. Après tout ceci, dis-je, on pourrait penser que la propension naturelle à courir, qu’à mon entrée dans le monde j’ai signalée comme si prédominante en mon esprit, était usée; que la partie volatile de mon cerveau était évaporée ou tout au moins condensée, et qu’à soixante et un ans d’âge j’aurais le goût quelque peu casanier, et aurais renoncé à hasarder davantage ma vie et ma fortune.
Qui plus est, le commun motif des entreprises lointaines n’existait point pour moi: je n’avais point de fortune à faire, je n’avais rien à rechercher; eussé-je gagné 10,000 livres sterling, je n’eusse pas été plus riche: j’avais déjà du bien à ma suffisance et à celle de mes héritiers, et ce que je possédais accroissait à vue d’œil; car, n’ayant pas une famille nombreuse, je n’aurais pu dépenser mon revenu qu’en me donnant un grand train de vie, une suite brillante, des équipages, du faste et autres choses semblables, aussi étrangères à mes habitudes qu’à mes inclinations. Je n’avais donc rien à faire qu’à demeurer tranquille, à jouir pleinement de ce que j’avais acquis et à le voir fructifier chaque jour entre mes mains.
Aucune de ces choses cependant n’eut d’effet sur moi, ou du moins assez pour étouffer le violent penchant que j’avais à courir de nouveau le monde, penchant qui m’était inhérent comme une maladie chronique. Voir ma nouvelle plantation dans l’île, et la colonie que j’y avais laissée, était le désir qui roulait le plus incessamment dans ma tête. Je rêvais de cela toute la nuit et mon imagination s’en berçait tout le jour. C’était le point culminant de toutes mes pensées, et mon cerveau travaillait cette idée avec tant de fixité et de contention que j’en parlais dans mon sommeil. Bref, rien ne pouvait la bannir de mon esprit; elle envahissait si tyranniquement tous mes entretiens, que ma conversation en devenait fastidieuse; impossible à moi de parler d’autre chose: tous mes discours rabâchaient là-dessus jusqu’à l’impertinence, à tel point que je m’en aperçus moi-même.
J’ai souvent entendu dire à des personnes de grand sens que tous les bruits accrédités dans le monde sur les spectres et les apparitions sont dus à la force de l’imagination et au puissant effet de l’illusion sur nos esprits; qu’il n’y a ni revenants, ni fantômes errants, ni rien de semblable, qu’à force de repasser passionnément la vie et les mœurs de nos amis qui ne sont plus, nous nous les représentons si bien qu’il nous est possible, en des circonstances extraordinaires, de nous figurer les voir, leur parler et en recevoir des réponses, quand au fond dans tout cela il n’y a qu’ombre et vapeur.—Et, par le fait, c’est chose fort incompréhensible.
Pour ma part, je ne sais encore à cette heure s’il y a de réelles apparitions, des spectres, des promenades de gens après leur mort, ou si dans toutes les histoires de ce genre qu’on nous raconte il n’y a rien qui ne soit le produit des vapeurs, des esprits malades et des imaginations égarées; mais ce que je sais, c’est que mon imagination travaillait à un tel degré et me plongeait dans un tel excès de vapeurs, ou qu’on appelle cela comme on voudra, que souvent je me croyais être sur les lieux mêmes, à mon vieux château derrière les arbres, et voyais mon premier Espagnol, le père de Vendredi et les infâmes matelots que j’avais laissés dans l’île. Je me figurais même que je leur parlais; et bien que je fusse tout à fait éveillé, je les regardais fixement comme s’ils eussent été en personne devant moi. J’en vins souvent à m’effrayer moi-même des objets qu’enfantait mon cerveau.—Une fois, dans mon sommeil, le premier Espagnol et le père de Vendredi me peignirent si vivement la scélératesse des trois corsaires de matelots, que c’était merveille. Ils me racontaient que ces misérables avaient tenté cruellement de massacrer tous les Espagnols, et qu’ils avaient mis le feu aux provisions par eux amassées, à dessein de les réduire à l’extrémité et de les faire mourir de faim, choses qui ne m’avaient jamais été dites, et qui pourtant en fait étaient toutes vraies. J’en étais tellement frappé, et c’était si réel pour moi, qu’à cette heure je les voyais et ne pouvais qu’être persuadé que cela était vrai ou devait l’être. Aussi quelle n’était pas mon indignation quand l’Espagnol faisait ses plaintes, et comme je leur rendais justice en les traduisant devant moi et les condamnant tous trois à être pendus! On verra en son lieu ce que là dedans il y avait de réel; car quelle que fût la cause de ce songe et quels que fussent les esprits secrets et familiers qui me l’inspirassent, il s’y trouvait, dis-je, toutefois beaucoup de choses exactes. J’avoue que ce rêve n’avait rien de vrai à la lettre et dans ses particularités; mais l’ensemble en était si vrai, l’infâme et perfide conduite de ces trois fieffés coquins ayant été tellement au delà de tout ce que je puis dire, que mon songe n’approchait que trop de la réalité, et que si plus tard je les eusse punis sévèrement et fait pendre tous, j’aurais été dans mon droit et justifiable devant Dieu et devant les hommes.
Mais revenons à mon histoire. Je vécus quelques années dans cette situation d’esprit: pour moi nulle jouissance de la vie, point d’heures agréables, de diversion attachante, qui ne tinssent en quelque chose à mon idée fixe; à tel point que ma femme, voyant mon esprit si uniquement préoccupé, me dit un soir très gravement qu’à son avis j’étais sous le coup de quelque impulsion secrète et puissante de la Providence, qui avait décrété mon retour là-bas, et qu’elle ne voyait rien qui s’opposât à mon départ que mes obligations envers une femme et des enfants. Elle ajouta qu’à la vérité elle ne pouvait songer à aller avec moi; mais que, comme elle était sûre que si elle venait à mourir, ce voyage serait la première chose que j’entreprendrais, et que, comme cette chose lui semblait décidée là-haut, elle ne voulait pas être l’unique empêchement; car, si je le jugeais convenable et que je fusse résolu à partir... Ici elle me vit si attentif à ses paroles et la regarder si fixement, qu’elle se déconcerta un peu et s’arrêta. Je lui demandai pourquoi elle ne continuait point et n’achevait pas ce qu’elle allait me dire; mais je m’aperçus que son cœur était trop plein et que des larmes roulaient dans ses yeux.
—«Parlez, ma chère, lui dis-je, souhaitez-vous que je parte?»—«Non, répondit-elle affectueusement, je suis loin de le désirer; mais si vous êtes déterminé à partir, plutôt que d’y être l’unique obstacle, je partirai avec vous. Quoique je considère cela comme une chose déplacée pour quelqu’un de votre âge et dans votre position, si cela doit être, redisait-elle en pleurant, je ne vous abandonnerai point. Si c’est la volonté céleste, vous devez obéir. Point de résistance; et si le ciel vous fait un devoir de partir, il m’en fera un de vous suivre; autrement il disposera de moi, afin que je ne rompe pas ce dessein.»
Cette conduite affectueuse de ma femme m’enleva un peu à mes vapeurs, et je commençai à considérer ce que je faisais. Je réprimai ma fantaisie vagabonde, et je me pris à discuter avec moi-même posément.—«Quel besoin as-tu, à plus de soixante ans, après une vie de longues souffrances et d’infortunes, close d’une si heureuse et si douce manière, quel besoin as-tu, me disais-je, de t’exposer à de nouveaux hasards, de te jeter dans des aventures qui conviennent seulement à la jeunesse et à la pauvreté?»
Dans ces sentiments, je réfléchis à mes nouveaux liens: j’avais une femme, un enfant, et ma femme en portait un autre; j’avais tout ce que le monde pouvait me donner, et nullement besoin de chercher fortune à travers les dangers. J’étais sur le déclin de mes ans, et devais plutôt songer à quitter qu’à accroître ce que j’avais acquis. Quant à ce que m’avait dit ma femme, que ce penchant était une impulsion venant du ciel, et qu’il serait de mon devoir de partir, je n’y eus point égard. Après beaucoup de considérations semblables, j’en vins donc aux prises avec le pouvoir de mon imagination, je me raisonnai pour m’y arracher, comme on peut toujours faire, il me semble, en pareilles circonstances, si on en a le vouloir. Bref, je sortis vainqueur: je me calmai à l’aide des arguments qui se présentèrent à mon esprit, et que ma condition d’alors me fournissait en abondance. Particulièrement, comme la méthode la plus efficace, je résolus de me distraire par d’autres choses, et de m’engager dans quelque affaire qui pût me détourner complètement de toute excursion de ce genre; car je m’étais aperçu que ces idées m’assaillaient principalement quand j’étais oisif, que je n’avais rien à faire ou du moins rien d’important immédiatement devant moi.
Dans ce but, j’achetai une petite métairie dans le comté de Bedfort, et je résolus de m’y retirer. L’habitation était commode et les biens qui en dépendaient susceptibles de grandes améliorations, ce qui sous bien des rapports me convenait parfaitement, amateur que j’étais de culture, d’économie, de plantation, d’aménagement de la terre; d’ailleurs, cette ferme se trouvant dans le cœur du pays, je n’étais plus à même de hanter la marine et les gens de mer et d’ouïr rien qui eût trait aux lointaines contrées du monde.
Bref, je me transportai à ma métairie, j’y établis ma famille, j’achetai charrues, herses, charrette, chariot, chevaux, vaches, moutons, et, me mettant sérieusement à l’œuvre, je devins en six mois un véritable gentleman campagnard. Mes pensées étaient totalement absorbées: c’étaient mes domestiques à conduire, des terres à cultiver, des clôtures, des plantations à faire... Je jouissais, selon moi, de la plus agréable vie que la nature puisse nous départir, et dans laquelle puisse faire retraite un homme toujours nourri dans le malheur.
Comme je faisais valoir ma propre terre, je n’avais point de redevance à payer, je n’étais gêné par aucune clause, je pouvais tailler et rogner à ma guise. Ce que je plantais était pour moi-même, ce que j’améliorais pour ma famille. Ayant ainsi dit adieu aux aventures, je n’avais pas le moindre nuage dans ma vie pour ce qui est de ce monde. Alors je croyais réellement jouir de l’heureuse médiocrité que mon père m’avait si instamment recommandée, une sorte d’existence céleste semblable à celle qu’a décrite le poète en parlant de la vie pastorale:
Mais au sein de cette félicité un coup inopiné de la Providence me renversa: non seulement il me fit une blessure profonde et incurable, mais, par ses conséquences, il me fit faire une lourde rechute dans ma passion vagabonde. Cette passion, qui était pour ainsi dire née dans mon sang, eut bientôt repris tout son empire, et, comme le retour d’une maladie violente, elle revint avec une force irrésistible, tellement que rien ne fit plus impression sur moi.—Ce coup, c’était la perte de ma femme.
Il ne m’appartient pas ici d’écrire une élégie sur ma femme, de retracer toutes ses vertus privées, et de faire ma cour au beau sexe par la flatterie d’une oraison funèbre. Elle était, soit dit en peu de mots, le support de toutes mes affaires, le centre de toutes mes entreprises, le bon génie qui par sa prudence me maintenait dans le cercle heureux où j’étais, après m’avoir arraché au plus extravagant et au plus ruineux projet où s’égarât ma tête. Et elle avait fait plus pour dompter mon inclination errante que les pleurs d’une mère, les instructions d’un père, les conseils d’un ami, ou que toute la force de mes propres raisonnements. J’étais heureux de céder à ses larmes, de m’attendrir à ses prières, et par sa perte je fus en ce monde au plus haut point brisé et désolé.
Sitôt qu’elle me manqua, le monde autour de moi me parut mal: j’y étais me semblait-il, aussi étranger qu’au Brésil lorsque pour la première fois j’y abordai, et aussi isolé, à part l’assistance de mes domestiques, que je l’étais dans mon île. Je ne savais que faire ou ne pas faire. Je voyais autour de moi le monde occupé, les uns travaillant pour avoir du pain, les autres se consumant dans de vils excès ou de vains plaisirs, et également misérables, parce que le but qu’ils se proposaient fuyait incessamment devant eux. Les hommes de plaisir chaque jour se blasaient sur leurs vices, et s’amassaient une montagne de douleur et de repentir, et les hommes de labeur dépensaient leurs forces en efforts journaliers afin de gagner du pain de quoi soutenir ces forces vitales qu’exigeaient leurs travaux; roulant ainsi dans un cercle continuel de peines, ne vivant que pour travailler, ne travaillant que pour vivre, comme si le pain de chaque jour était le seul but d’une vie accablante, et une vie accablante la seule voie menant au pain de chaque jour.
Cela réveilla chez moi l’esprit dans lequel je vivais en mon royaume, mon île, où je n’avais point laissé croître de blé au delà de mon besoin, où je n’avais point nourri de chèvres au delà de mon usage, où mon argent était resté dans le coffre jusqu’au point de s’y moisir, et avait eu à peine la faveur d’un regard pendant vingt années.
Si de toutes ces choses j’eusse profité comme je l’eusse dû faire et comme la raison et la religion me l’avaient dicté, j’aurais appris à chercher au delà des jouissances humaines une félicité parfaite, j’aurais appris que, supérieur à elles, il y a quelque chose qui certainement est la raison et la fin de la vie, et que nous devons posséder ou tout au moins auquel nous devons aspirer sur ce côté-ci de la tombe.
Mais ma sage conseillère n’était plus là: j’étais comme un vaisseau sans pilote, qui ne peut que courir devant le vent. Mes pensées volaient de nouveau à leur ancienne passion, ma tête était totalement tournée par une manie d’aventures lointaines; et tous les agréables et innocents amusements de ma métairie et de mon jardin, mon bétail, et ma famille, qui auparavant me possédaient tout entier, n’étaient plus rien pour moi, n’avaient plus d’attraits, comme la musique pour un homme qui n’a point d’oreilles, ou la nourriture pour un homme qui a le goût usé. En un mot, je résolus de me décharger du soin de ma métairie, de l’abandonner, de retourner à Londres: et je fis ainsi peu de mois après.
Arrivé à Londres, je me retrouvai aussi inquiet qu’auparavant; la ville m’ennuyait; je n’y avais point d’emploi, rien à faire qu’à baguenauder, comme une personne oisive de laquelle on peut dire qu’elle est parfaitement inutile dans la création de Dieu, et que pour le reste de l’humanité il n’importe pas plus qu’un farthing[26] qu’elle soit morte ou vive.—C’était aussi de toutes les situations celle que je détestais le plus, moi qui avais usé mes jours dans une vie active; et je me disais souvent à moi-même: L’état d’oisiveté est la lie de la vie.—Et en vérité je pensais que j’étais beaucoup plus convenablement occupé quand j’étais vingt-six jours à me faire une planche de sapin.
Nous entrions dans l’année 1693 quand mon neveu, dont j’avais fait, comme je l’ai dit précédemment, un marin et un commandant de navire, revint d’un court voyage à Bilbao, le premier qu’il eût fait. M’étant venu voir, il me conta que des marchands de sa connaissance lui avaient proposé d’entreprendre pour leurs maisons un voyage aux Indes Orientales et en Chine.—«Et maintenant, mon oncle, dit-il, si vous voulez aller en mer avec moi, je m’engage à vous débarquer à votre ancienne habitation dans l’île, car nous devons toucher au Brésil.»
Rien ne saurait être une plus forte démonstration d’une vie future et de l’existence d’un monde invisible que la coïncidence des causes secondes et des idées que nous formons en notre esprit tout à fait intimement, et que nous ne communiquons à qui que ce soit.
Mon neveu ignorait avec quelle violence ma maladie de courir le monde s’était de nouveau emparée de moi, et je ne me doutais pas de ce qu’il avait l’intention de me dire quand le matin même, avant sa visite, dans une très grande confusion de pensées, repassant en mon esprit toutes les circonstances de ma position, j’en étais venu à prendre la détermination d’aller à Lisbonne consulter mon vieux capitaine; et, si c’était raisonnable et praticable, d’aller voir mon île et ce que mon peuple y était devenu. Je me complaisais dans la pensée de peupler ce lieu, d’y transporter des habitants, d’obtenir une patente de possession, et je ne sais quoi encore, quand au milieu de tout ceci entra mon neveu, comme je l’ai dit, avec son projet de me conduire à mon île chemin faisant aux Indes Orientales.
A cette proposition je me pris à réfléchir un instant, et le regardant fixement:—«Quel démon, lui dis-je, vous a chargé de ce sinistre message?»—Mon neveu tressaillit, comme s’il eût été effrayé d’abord; mais, s’apercevant que je n’étais pas très fâché de l’ouverture, il se remit.—«J’espère, sir, reprit-il, que ce n’est point une proposition funeste; j’ose même espérer que vous serez charmé de voir votre nouvelle colonie en ce lieu où vous régniez jadis avec plus de félicité que la plupart de vos frères les monarques de ce monde.»
Bref, ce dessein correspondait si bien à mon humeur, c’est-à-dire à la préoccupation qui m’absorbait et dont j’ai tant déjà parlé, qu’en peu de mots je lui dis que je partirais avec lui s’il s’accordait avec les marchands, mais que je ne promettais pas d’aller au delà de mon île.—«Pourquoi, sir? dit-il; vous ne désirez pas être laissé là de nouveau, j’espère!»—«Quoi! répliquai-je, ne pouvez-vous pas me reprendre à votre retour?»—Il m’affirma qu’il n’était pas possible que les marchands lui permissent de revenir, par cette route, avec un navire chargé de si grandes valeurs, le détour étant d’un mois et pouvant l’être de trois ou quatre.—«D’ailleurs, sir, ajouta-t-il, s’il m’arrivait malheur, et que je ne revinsse pas du tout, vous seriez alors réduit à la condition où vous étiez jadis.»
C’était fort raisonnable; toutefois nous trouvâmes l’un et l’autre un remède à cela. Ce fut d’embarquer à bord du navire un sloop tout façonné, mais démonté en pièces, lequel, à l’aide de quelques charpentiers que nous convînmes d’emmener avec nous, pouvait être remonté dans l’île et achevé et mis à flot en peu de jours.
Je ne fus pas long à me déterminer, car réellement les importunités de mon neveu servaient si bien mon penchant, que rien ne m’aurait arrêté. D’ailleurs, ma femme étant morte, je n’avais personne qui s’intéressât assez à moi pour me conseiller telle voie ou telle autre, exception faite de ma vieille bonne amie la veuve, qui s’évertua pour me faire prendre en considération mon âge, mon aisance, l’inutile danger d’un long voyage, et, par-dessus tout, mes jeunes enfants. Mais ce fut peine vaine: j’avais un désir irrésistible de voyager.—«J’ai la croyance, lui dis-je, qu’il y a quelque chose de si extraordinaire dans les impressions qui pèsent sur mon esprit, que ce serait en quelque sorte résister à la Providence si je tentais de demeurer à la maison.»—Après quoi elle mit fin à ses remontrances et se joignit à moi non seulement pour faire mes apprêts de voyage, mais encore pour régler mes affaires de famille en mon absence et pourvoir à l’éducation de mes enfants.
Pour le bien de la chose, je fis mon testament et disposai la fortune que je laissais à mes enfants de telle manière, et je la plaçai en de telles mains, que j’étais parfaitement tranquille et assuré que justice leur serait faite, quoi qu’il pût m’advenir. Quant à leur éducation, je m’en remis entièrement à ma veuve, en la gratifiant pour ses soins d’une suffisante pension, qui fut richement méritée, car une mère n’aurait pas apporté plus de soins dans leur éducation ou ne l’eût pas mieux entendue. Elle vivait encore quand je revins dans ma patrie, et moi-même je vécus assez pour lui témoigner ma gratitude.
Mon neveu fut prêt à mettre à la voile vers le commencement de janvier 1694-95, et avec mon serviteur Vendredi je m’embarquai aux Dunes le 8, ayant à bord, outre le sloop dont j’ai fait mention ci-dessus, un chargement très considérable de toutes sortes de choses nécessaires pour ma colonie, que j’étais résolu de n’y laisser qu’autant que je la trouverais en bonne situation.
Premièrement j’emmenai avec moi quelques serviteurs que je me proposais d’installer comme habitants dans mon île, ou du moins de faire travailler pour mon compte pendant que j’y séjournerais, puis que j’y laisserais ou que je conduirais plus loin, selon qu’ils paraîtraient le désirer. Il y avait entre autres deux charpentiers, un forgeron, et un autre garçon fort adroit et fort ingénieux, tonnelier de son état, mais artisan universel, car il était habile à faire des roues et des moulins à bras pour moudre le grain, de plus bon tourneur et bon potier, et capable d’exécuter toute espèce d’ouvrages en terre ou en bois. Bref, nous l’appelions notre Jack-bon-à-tout.
Parmi eux se trouvait aussi un tailleur qui s’était présenté pour passer aux Indes Orientales avec mon neveu, mais qui consentit par la suite à se fixer dans notre nouvelle colonie, et se montra le plus utile et le plus adroit compagnon qu’on eût su désirer, même dans beaucoup de choses qui n’étaient pas de son métier; car, ainsi que je l’ai fait observer autrefois, la nécessité nous rend industrieux.
Ma cargaison, autant que je puis m’en souvenir, car je n’en avais pas dressé un compte détaillé, consistait en une assez grande quantité de toiles et de légères étoffes anglaises pour habiller les Espagnols que je m’attendais à trouver dans l’île. A mon calcul, il y en avait assez pour les vêtir confortablement pendant sept années. Si j’ai bonne mémoire, les marchandises que j’emportai pour leur habillement, avec les gants, chapeaux, souliers, bas et autres choses dont ils pouvaient avoir besoin pour se couvrir, montaient à plus de 200 livres sterling, y compris quelques lits, couchers, et objets d’ameublement, particulièrement des ustensiles de cuisine, pots, chaudrons, vaisselle d’étain et de cuivre...: j’y avais joint en outre près de 100 livres sterling de ferronnerie, clous, outils de toute sorte, loquets, crochets, gonds; bref, tout objet nécessaire auquel je pus penser.
J’emportai aussi une centaine d’armes légères, mousquets et fusils, de plus quelques pistolets, une grande quantité de balles de tout calibre, trois ou quatre tonneaux de plomb, deux pièces de canon d’airain, et comme j’ignorais pour combien de temps et pour quelles extrémités j’avais à me pourvoir, je chargeai cent barils de poudre, des épées, des coutelas et quelques fers de piques et de hallebardes; si bien qu’en un mot nous avions un véritable arsenal de toute espèce de munitions. Je fis aussi emporter à mon neveu deux petites caronades en plus de ce qu’il lui fallait pour son vaisseau, à dessein de les laisser dans l’île si besoin était, afin qu’à notre débarquement nous pussions construire un fort, et l’armer contre n’importe quel ennemi; et par le fait, dès mon arrivée, j’eus lieu de penser qu’il serait assez besoin de tout ceci et de beaucoup plus encore, si nous prétendions nous maintenir en possession de l’île, comme on le verra dans la suite de cette histoire.
Je n’eus pas autant de malencontre dans ce voyage que dans les précédents; aussi aurai-je moins sujet de détourner le lecteur, impatient peut-être d’apprendre ce qu’il en était de ma colonie. Toutefois quelques accidents étranges, des vents contraires et du mauvais temps, qui nous advinrent à notre départ, rendirent la traversée plus longue que je ne m’y attendais d’abord; et moi, qui n’avais jamais fait qu’un voyage,—mon premier voyage en Guinée,—que je pouvais dire s’être effectué comme il avait été conçu, je commençai à croire que la même fatalité m’attendait encore, et que j’étais né pour ne jamais être content à terre, et pour toujours être malheureux sur l’Océan.
Les vents contraires nous chassèrent d’abord vers le nord, et nous fûmes obligés de relâcher à Galway en Irlande, où ils nous retinrent trente-deux jours; mais dans cette mésaventure nous eûmes la satisfaction de trouver là des vivres excessivement bon marché et en très grande abondance; de sorte que tout le temps de notre relâche, bien loin de toucher aux provisions du navire, nous y ajoutâmes plutôt.—Là je pris plusieurs porcs, et deux vaches avec leurs veaux, que, si nous avions une bonne traversée, j’avais dessein de débarquer dans mon île: mais nous trouvâmes occasion d’en disposer autrement.
Nous quittâmes l’Irlande le 5 février, à la faveur d’un joli frais qui dura quelques jours.—Autant que je me le rappelle, c’était vers le 20 février, un soir, assez tard, le second, qui était de quart, entra dans la chambre du conseil, et nous dit qu’il avait vu une flamme et entendu un coup de canon; et tandis qu’il nous parlait de cela, un mousse vint nous avertir que le maître d’équipage en avait entendu un autre. Là-dessus nous courûmes tous sur le gaillard d’arrière, où nous n’entendîmes rien; mais au bout de quelques minutes nous vîmes une grande lueur, et nous reconnûmes qu’il y avait au loin un feu terrible. Immédiatement nous eûmes recours à notre estime, et nous tombâmes tous d’accord que du côté où l’incendie se montrait il ne pouvait y avoir de terre qu’à 500 lieues pour le moins, car il apparaissait à l’ouest-nord-ouest. Nous conclûmes alors que ce devait être quelque vaisseau incendié en mer, et les coups de canon que nous venions d’entendre nous firent présumer qu’il ne pouvait être loin. Nous fîmes voile directement vers lui, et nous eûmes bientôt la certitude de le découvrir; parce que plus nous cinglions, plus la flamme grandissait, bien que de longtemps, le ciel étant brumeux, nous ne pûmes apercevoir autre chose que cette flamme.—Au bout d’une demi-heure de bon sillage, le vent nous étant devenu favorable, quoique assez faible, et le temps s’éclaircissant un peu, nous distinguâmes pleinement un grand navire en feu au milieu de la mer.
Je fus sensiblement touché de ce désastre, encore que je ne connusse aucunement les personnes qui s’y trouvaient plongées. Je me représentai alors mes anciennes infortunes, l’état où j’étais quand j’avais été recueilli par le capitaine portugais, et combien plus déplorable encore devait être celui des malheureuses gens de ce vaisseau, si quelque autre bâtiment n’allait avec eux de conserve. Sur ce, j’ordonnai immédiatement de tirer cinq coups de canon coup sur coup, à dessein de leur faire savoir, s’il était possible, qu’ils avaient du secours à leur portée, et afin qu’ils tâchassent de se sauver dans leur chaloupe; car, bien que nous pussions voir la flamme dans leur navire, eux cependant, à cause de la nuit, ne pouvaient rien voir de nous.
Nous étions en panne depuis quelque temps, suivant seulement à la dérive le bâtiment embrasé, en attendant le jour, quand soudain, à notre grande terreur, quoique nous eussions lieu de nous y attendre, le navire sauta en l’air et s’engloutit aussitôt. Ce fut terrible, ce fut un douloureux spectacle, par la compassion qu’il nous donna de ces pauvres gens, qui, je le présumais, devaient tous avoir été détruits avec le navire ou se trouver dans la plus profonde détresse, jetés sur leur chaloupe au milieu de l’Océan: alternative d’où je ne pouvais sortir à cause de l’obscurité de la nuit. Toutefois, pour les diriger de mon mieux, je donnai l’ordre de suspendre tous les fanaux que nous avions à bord, et on tira le canon toute la nuit. Par là nous leur faisions connaître qu’il y avait un bâtiment dans ces parages.
Vers huit heures du matin, à l’aide de nos lunettes d’approche, nous découvrîmes les embarcations du navire incendié, et nous reconnûmes qu’il y en avait deux d’entre elles encombrées de monde et profondément enfoncées dans l’eau. Le vent leur étant contraire, ces pauvres gens ramaient, et, nous ayant vus, ils faisaient tous leurs efforts pour se faire voir aussi de nous.
Nous déployâmes aussitôt notre pavillon pour leur donner à connaître que nous les avions aperçus, et nous leur adressâmes un signal de ralliement; puis nous forçâmes de toile, portant le cap droit sur eux. En un peu plus d’une demi-heure, nous les joignîmes, et, bref, nous les accueillîmes tous à bord; ils n’étaient pas moins de soixante-quatre, tant hommes que femmes et enfants; car il y avait un grand nombre de passagers.
Enfin nous apprîmes que c’était un vaisseau marchand français de 300 tonneaux, s’en retournant de Québec, sur la rivière du Canada. Le capitaine nous fit un long récit de la détresse de son navire. Le feu avait commencé à la timonerie, par la négligence du timonier. A son appel au secours il avait été, du moins tout le monde le croyait-il, entièrement éteint. Mais bientôt on s’était aperçu que quelques flammèches avaient gagné certaines parties du bâtiment, où il était si difficile d’arriver, qu’on n’avait pu complètement les éteindre. Ensuite le feu, s’insinuant entre les couples et dans le vaigrage du vaisseau, s’était étendu jusqu’à la cale, et avait bravé tous les efforts et toute l’habileté qu’on avait pu déployer.
Ils n’avaient eu alors rien autre à faire qu’à se jeter dans leurs embarcations, qui, fort heureusement pour eux, se trouvaient assez grandes. Ils avaient leur chaloupe, un grand canot et de plus un petit esquif qui ne leur avait servi qu’à recevoir des provisions et de l’eau douce, après qu’ils s’étaient mis en sûreté contre le feu. Toutefois ils n’avaient que peu d’espoir pour leur vie en entrant dans ces barques à une telle distance de toute terre; seulement, comme ils le disaient bien, ils avaient échappé au feu, et il n’était pas impossible qu’un navire les rencontrât et les prît à son bord.
Ils avaient des voiles, des rames et une boussole, et se préparaient à mettre le cap en route sur Terre-Neuve, le vent étant favorable, car il soufflait un joli frais sud-est-quart-est. Ils avaient, en les ménageant, assez de provisions et d’eau pour ne pas mourir de faim pendant environ douze jours, au bout desquels, s’ils n’avaient point de mauvais temps et de vents contraires, le capitaine disait qu’il espérait atteindre les bancs de Terre-Neuve, où ils pourraient sans doute pêcher du poisson pour se soutenir jusqu’à ce qu’ils eussent gagné la terre. Mais il y avait dans tous les cas tant de chances contre eux, les tempêtes pour les renverser et les engloutir, les pluies et le froid pour engourdir et geler leurs membres, les vents contraires pour les arrêter et les faire périr par la famine, que s’ils eussent échappé c’eût été presque miraculeux.
Au milieu de leurs délibérations, comme ils étaient tous abattus et prêts à se désespérer, le capitaine me conta, les larmes aux yeux, que soudain ils avaient été surpris joyeusement en entendant un coup de canon, puis quatre autres. C’étaient les cinq coups de canon que j’avais fait tirer aussitôt que nous eûmes aperçu la lueur. Cela leur avait redonné du courage, et leur avait fait savoir,—ce qui, je l’ai dit précédemment, était mon dessein,—qu’il se trouvait là un bâtiment à portée de les secourir.
En entendant ces coups de canon, ils avaient calé leurs mâts et leurs voiles; et, comme le son venait du vent, ils avaient résolu de rester en panne jusqu’au matin. Ensuite, n’entendant plus le canon, ils avaient à de longs intervalles déchargé trois mousquets; mais, comme le vent nous était contraire, la détonation s’était perdue.
Quelque temps après ils avaient été encore plus agréablement surpris par la vue de nos fanaux et par le bruit du canon, que j’avais donné l’ordre de tirer tout le reste de la nuit. A ces signaux ils avaient forcé de rames pour maintenir leurs embarcations debout au vent, afin que nous pussions les joindre plus tôt, et enfin, à leur inexprimable joie, ils avaient reconnu que nous les avions découverts.
Il m’est impossible de peindre les différents gestes, les extases étranges, la diversité de postures, par lesquels ces pauvres gens, à une délivrance si inattendue, manifestaient la joie de leurs âmes. L’affliction et la crainte se peuvent décrire aisément: des soupirs, des gémissements et quelques mouvements de tête et de mains en font toute la variété; mais une surprise de joie, mais un excès de joie entraîne à mille extravagances.—Il y en avait en larmes, il y en avait qui faisaient rage et se déchiraient eux-mêmes comme s’ils eussent été dans la plus douloureuse agonie: quelques-uns, tout à fait en délire, étaient de véritables lunatiques; d’autres couraient çà et là dans le navire en frappant du pied; d’autres se tordaient les mains, d’autres dansaient, plusieurs chantaient, quelques-uns riaient, beaucoup criaient; quantité, absolument muets, ne pouvaient proférer une parole; ceux-ci étaient malades et vomissaient, ceux-là en pâmoison étaient près de tomber en défaillance;—un petit nombre se signaient et remerciaient Dieu.
Je ne veux faire tort ni aux uns ni aux autres; sans doute beaucoup rendirent grâces par la suite, mais tout d’abord la commotion, trop forte pour qu’ils pussent la maîtriser, les plongea dans l’extase et dans une sorte de frénésie; et il n’y en eut que fort peu qui se montrèrent graves et dignes dans leur joie.
Peut-être aussi le caractère particulier de la nation à laquelle ils appartenaient y contribua-t-il; j’entends la nation française, dont l’humeur est réputée plus volatile, plus passionnée, plus ardente et l’esprit plus fluide que chez les autres nations.—Je ne suis pas assez philosophe pour en déterminer la source, mais rien de ce que j’avais vu jusqu’alors n’égalait cette exaltation. Le ravissement du pauvre Vendredi, mon fidèle sauvage, en retrouvant son père dans la pirogue, est ce qui s’en approchait le plus; la surprise du capitaine et de ses deux compagnons que je délivrai des deux scélérats qui les avaient débarqués dans l’île, y ressemblait quelque peu aussi: néanmoins rien ne pouvait entrer en comparaison, ni ce que j’avais observé chez Vendredi, ni ce que j’avais observé partout ailleurs durant ma vie.
Il est encore à remarquer que ces extravagances ne se montraient point, sous les différentes formes dont j’ai fait mention, chez différentes personnes uniquement, mais que toute leur multiplicité apparaissait en une brève succession d’instants chez un seul et même individu. Tel homme que nous voyions muet et, pour ainsi dire, stupide et confondu, à la minute suivante dansait et criait comme un baladin; le moment d’ensuite il s’arrachait les cheveux, mettait ses vêtements en pièces, les foulait aux pieds comme un furibond; peu après, tout en larmes, il se trouvait mal, il s’évanouissait, et s’il n’eût reçu de prompts secours, encore quelques secondes et il était mort. Il en fut ainsi, non pas d’un ou de deux, de dix ou de vingt, mais de la majeure partie; et, si j’ai bonne souvenance, à plus de trente d’entre eux notre chirurgien fut obligé de tirer du sang.
Il y avait deux prêtres parmi eux, l’un vieillard, l’autre jeune homme; et, chose étrange! le vieillard ne fut pas le plus sage.
Dès qu’il mit pied à bord de notre bâtiment et qu’il se vit en sûreté, il tomba, en toute apparence, roide mort comme une pierre; pas le moindre signe de vie ne se manifestait en lui. Notre chirurgien lui appliqua immédiatement les remèdes propres à rappeler ses esprits; il était le seul du navire qui ne le croyait pas mort. A la fin il lui ouvrit une veine au bras, ayant premièrement massé et frotté la place pour l’échauffer autant que possible. Le sang, qui n’était d’abord venu que goutte à goutte, coula assez abondamment. En trois minutes l’homme ouvrit les yeux, un quart d’heure après il parla, se trouva mieux et au bout de peu de temps tout à fait bien. Quand la saignée fut arrêtée, il se promena, nous assura qu’il allait à merveille, but un trait d’un cordial que le chirurgien lui offrit, et recouvra, comme on dit, toute sa connaissance. Environ un quart d’heure après on accourut dans la cabine avertir le chirurgien, occupé à saigner une femme française évanouie, que le prêtre était devenu entièrement insensé. Sans doute, en repassant dans sa tête la vicissitude de sa position, il s’était replongé dans un transport de joie; et, ses esprits circulant plus vite que les vaisseaux ne le comportaient, la fièvre avait enflammé son sang, et le bonhomme était devenu aussi convenable pour Bedlam[27] qu’aucune des créatures qui jamais y furent envoyées. En cet état, le chirurgien ne voulut pas le saigner de nouveau; mais il lui donna quelque chose pour l’assoupir et l’endormir qui opéra sur lui assez promptement, et le lendemain matin il s’éveilla calme et rétabli.
Le plus jeune prêtre sut parfaitement maîtriser son émotion, et fut réellement un modèle de gravité et de retenue. Aussitôt arrivé à bord du navire, il s’inclina, et se prosterna pour rendre grâces de sa délivrance. Dans cet élancement j’eus malheureusement la maladresse de le troubler, le croyant véritablement évanoui; mais il me parla avec calme, me remercia, me dit qu’il bénissait Dieu de son salut, me pria de le laisser encore quelques instants, ajoutant qu’après son Créateur je recevrais aussi ses bénédictions.
Je fus profondément contrit de l’avoir troublé; et non seulement je m’éloignai, mais encore j’empêchai les autres de l’interrompre. Il demeura dans cette attitude environ trois minutes, ou un peu plus, après que je me fus retiré; puis il vint à moi, comme il avait dit qu’il ferait, et avec beaucoup de gravité et d’affection, mais les larmes aux yeux, il me remercia de ce qu’avec la volonté de Dieu je lui avais sauvé la vie ainsi qu’à tant de pauvres infortunés. Je lui répondis que je ne l’engagerais point à en témoigner sa gratitude à Dieu plutôt qu’à moi, n’ignorant pas que déjà c’était chose faite; puis j’ajoutai que nous n’avions agi que selon ce que la raison et l’humanité dictent à tous les hommes, et qu’autant que lui nous avions sujet de glorifier Dieu qui nous avait bénis jusqu’au point de nous faire les instruments de sa miséricorde envers un si grand nombre de ses créatures.
Après cela le jeune prêtre se donna tout entier à ses compatriotes: il travailla à les calmer, il les exhorta, il les supplia, il discuta et raisonna avec eux, et fit tout son possible pour les rappeler à la saine raison. Avec quelques-uns il réussit; quant aux autres, d’assez longtemps ils ne rentrèrent en puissance d’eux-mêmes.
Je me suis laissé aller complaisamment à cette peinture, dans la conviction qu’elle ne saurait être inutile à ceux sous les yeux desquels elle tombera, pour le gouvernement de leurs passions extrêmes; car si un excès de joie peut entraîner l’homme si loin au delà des limites de la raison, où ne nous emportera pas l’exaltation de la colère, de la fureur, de la vengeance? Et par le fait j’ai vu là dedans combien nous devions rigoureusement veiller sur toutes nos passions, qu’elles soient de joie et de bonheur, de douleur ou de colère.
Nous fûmes un peu bouleversés le premier jour par les extravagances de nos nouveaux hôtes; mais quand ils se furent retirés dans les logements qu’on leur avait préparés aussi bien que le permettait notre navire, fatigués, brisés par l’effroi, ils s’endormirent profondément pour la plupart, et nous retrouvâmes en eux le lendemain une tout autre espèce de gens.
Point de courtoisies, point de démonstrations de reconnaissance qu’ils ne nous prodiguèrent pour les bons offices que nous leur avions rendus: les Français, on ne l’ignore pas, sont naturellement portés à donner dans l’excès de ce côté-là.—Le capitaine et un des prêtres m’abordèrent le jour suivant, et, désireux de s’entretenir avec moi et mon neveu le commandant, ils commencèrent par nous consulter sur nos intentions à leur égard. D’abord ils nous dirent que, comme nous leur avions sauvé la vie, tout ce qu’ils possédaient ne serait que peu en retour du bienfait qu’ils avaient reçu. Puis le capitaine nous déclara qu’ils avaient à la hâte arraché aux flammes et mis en sûreté dans leurs embarcations de l’argent et des objets de valeur, et que, si nous voulions l’accepter, ils avaient mission de nous offrir le tout; seulement qu’ils désiraient être mis à terre, sur notre route, en quelque lieu où il ne leur fût point impossible d’obtenir passage pour la France.
Mon neveu tout d’abord ne répugnait pas à accepter leur argent, quitte à voir ce qu’on ferait d’eux plus tard; mais je l’en détournai, car je savais ce que c’était que d’être déposé à terre en pays étranger. Si le capitaine portugais qui m’avait recueilli en mer avait agi ainsi envers moi, et avait pris pour la rançon de ma délivrance tout ce que je possédais, il m’eût fallu mourir de faim ou devenir esclave au Brésil comme je l’avais été en Barbarie, à la seule différence que je n’aurais pas été à vendre à un Mahométan; et rien ne dit qu’un Portugais soit meilleur maître qu’un Turc, voire même qu’il ne soit pire en certains cas.
Je répondis donc au capitaine français:—«A la vérité, nous vous avons secourus dans votre détresse; mais c’était notre devoir, parce que nous sommes vos semblables, et que nous désirerions qu’il nous fût ainsi fait si nous nous trouvions en pareille ou en toute autre extrémité. Nous avons agi envers vous comme nous croyons que vous eussiez agi envers nous si nous avions été dans votre situation et vous dans la nôtre. Nous vous avons accueillis à bord pour vous assister, et non pour vous dépouiller; ce serait une chose des plus barbares que de vous prendre le peu que vous avez sauvé des flammes, puis de vous mettre à terre et de vous abandonner; ce serait vous avoir premièrement arrachés aux mains de la mort pour vous tuer ensuite nous-mêmes, vous avoir sauvés du naufrage pour vous faire mourir de faim. Je ne permettrai donc pas qu’on accepte de vous la moindre des choses.—Quant à vous déposer à terre, ajoutai-je, c’est vraiment pour nous d’une difficulté extrême; car le bâtiment est chargé pour les Indes Orientales; et quoique à une grande distance du côté de l’ouest, nous soyons entraînés hors de notre course, ce que peut-être le ciel a voulu pour votre délivrance, il nous est néanmoins absolument impossible de changer notre voyage à votre considération particulière. Mon neveu, le capitaine, ne pourrait justifier cela envers ses affréteurs, avec lesquels il s’est engagé par une charte-partie à se rendre à sa destination par la route du Brésil. Tout ce qu’à ma connaissance il peut faire pour vous, c’est de nous mettre en passe de rencontrer des navires revenant des Indes Occidentales, et, s’il est possible, de vous faire accorder passage pour l’Angleterre ou la France.»
La première partie de ma réponse était si généreuse et si obligeante qu’ils ne purent que m’en rendre grâces, mais ils tombèrent dans une grande consternation, surtout les passagers, à l’idée d’être emmenés aux Indes Orientales. Ils me supplièrent, puisque j’étais déjà entraîné si loin à l’ouest avant de les rencontrer, de vouloir bien au moins tenir la même route jusqu’aux bancs de Terre-Neuve, où sans doute je rencontrerais quelque navire ou quelque sloop qu’ils pourraient prendre à louage pour retourner au Canada, d’où ils venaient.
Cette requête ne me parut que raisonnable de leur part, et j’inclinais à l’accorder; car je considérais que, par le fait, transporter tout ce monde aux Indes Orientales serait non seulement agir avec trop de dureté envers de pauvres gens, mais encore serait la ruine complète de notre voyage, par l’absorption de toutes nos provisions. Aussi pensai-je que ce n’était point là une infraction à la charte-partie, mais une nécessité qu’un accident imprévu nous imposait, et que nul ne pouvait nous imputer à blâme; car les lois de Dieu et de la nature nous avaient enjoint d’accueillir ces deux bateaux pleins de gens dans une si profonde détresse, et la force des choses nous faisait une obligation, envers nous comme envers ces infortunés, de les déposer à terre quelque part, de les rendre à eux-mêmes. Je consentis donc à les conduire à Terre-Neuve si le vent et le temps le permettaient, et, au cas contraire, à la Martinique, dans les Indes Occidentales.
Le vent continua de souffler fortement de l’est; cependant le temps se maintint assez bon; et, comme le vent s’établit dans les aires intermédiaires entre le nord-est et le sud-est, nous perdîmes plusieurs occasions d’envoyer nos hôtes en France; car nous rencontrâmes plusieurs navires faisant voile pour l’Europe, entre autres deux bâtiments français venant de Saint-Christophe; mais ils avaient louvoyé si longtemps qu’ils n’osèrent prendre des passagers, dans la crainte de manquer de vivres et pour eux-mêmes et pour ceux qu’ils auraient accueillis. Nous fûmes donc obligés de poursuivre.—Une semaine après environ nous parvînmes aux bancs de Terre-Neuve, où, pour couper court, nous mîmes tous nos Français à bord d’une embarcation qu’ils prirent à louage en mer, pour les mener à terre, puis ensuite les transporter en France s’ils pouvaient trouver des provisions pour l’avitailler. Quand je dis que tous nos Français nous quittèrent, je dois faire observer que le jeune prêtre dont j’ai parlé, ayant appris que nous allions aux Indes Orientales, désira faire le voyage avec nous pour débarquer à la côte de Coromandel. J’y consentis volontiers, car je m’étais pris d’affection pour cet homme, et non sans bonne raison, comme on le verra plus tard.—Quatre matelots s’enrôlèrent aussi à bord, et se montrèrent bons compagnons.
De là nous prîmes la route des Indes Occidentales, et nous gouvernions sud et sud-quart-est depuis environ vingt jours, parfois avec un peu ou point de vent, quand nous rencontrâmes une autre occasion, presque aussi déplorable que la précédente, d’exercer notre humanité.
Nous étions par 27 degrés 5 minutes de latitude septentrionale, le 19 mars 1694-95, faisant route sud-est-quart-sud, lorsque nous découvrîmes une voile. Nous reconnûmes bientôt que c’était un gros navire, et qu’il arrivait sur nous; mais nous ne sûmes que conclure jusqu’à ce qu’il fut un peu plus près, et que nous eûmes vu qu’il avait perdu son grand mât de hune, son mât de misaine et son beaupré. Il tira alors un coup de canon en signal de détresse. Le temps était assez bon, un beau frais soufflait du nord-nord-ouest; nous fûmes bientôt à portée de lui parler.
Nous apprîmes que c’était un navire de Bristol, qui, chargeant à la Barbade pour son retour, avait été entraîné hors de la rade par un terrible ouragan, peu de jours avant qu’il fût prêt à mettre à la voile, pendant que le capitaine et le premier lieutenant étaient allés tous deux à terre; de sorte que, à part la terreur qu’imprime une tempête, ces gens ne s’étaient trouvés que dans un cas ordinaire où d’habiles marins auraient ramené le vaisseau. Il y avait déjà neuf semaines qu’ils étaient en mer, et depuis l’ouragan ils avaient essuyé une autre terrible tourmente, qui les avait tout à fait égarés et jetés à l’ouest, et qui les avait démâtés, ainsi que je l’ai noté plus haut. Ils nous dirent qu’ils s’étaient attendus à voir les îles Bahama, mais qu’ils avaient été emportés plus au sud-est par un fort coup de vent nord-nord-ouest, le même qui soufflait alors. N’ayant point de voiles pour manœuvrer le navire, si ce n’est la grande voile, et une sorte de tréou sur un mât de misaine de fortune qu’ils avaient élevé, ils ne pouvaient courir au plus près du vent, mais ils s’efforçaient de faire route pour les Canaries.
Le pire de tout, c’est que pour surcroît des fatigues qu’ils avaient souffertes, ils étaient à demi morts de faim. Leur pain et leur viande étaient entièrement consommés, il n’en restait pas une once dans le navire, pas une once depuis onze jours. Pour tout soulagement ils avaient encore de l’eau, environ un demi-baril de farine et pas mal de sucre. Dans l’origine ils avaient eu quelques conserves ou confitures, mais elles avaient été dévorées. Sept barils de rum restaient encore.
Il se trouvait à bord comme passagers un jeune homme, sa mère et une fille de service, qui, croyant le bâtiment prêt à faire voile, s’y étaient malheureusement embarqués la veille de l’ouragan. Leurs provisions particulières une fois consommées, leur condition était devenue plus déplorable que celle des autres; car l’équipage, réduit lui-même à la dernière extrémité, n’avait eu, la chose est croyable, aucune compassion pour les pauvres passagers: ils étaient vraiment plongés dans une misère douloureuse à dépeindre.
Je n’aurais peut-être jamais connu ce fait dans tous ses détails si, le temps étant favorable et le vent abattu, ma curiosité ne m’avait conduit à bord de ce navire.—Le lieutenant en second, qui pour lors avait pris le commandement, vint à notre bord, et me dit qu’ils avaient dans la grande cabine trois passagers qui se trouvaient dans un état déplorable.—«Voire même, ajouta-t-il, je pense qu’ils sont morts; car je n’en ai point entendu parler depuis plus de deux jours, et j’ai craint de m’en informer, ne pouvant rien faire pour leur consolation.»
Nous nous appliquâmes aussitôt à donner tout soulagement possible à ce malheureux navire, et, par le fait, j’influençai si bien mon neveu, que j’aurais pu l’approvisionner, eussions-nous dû aller à la Virginie ou en tout autre lieu de la côte d’Amérique pour nous ravitailler nous-mêmes; mais il n’y eut pas nécessité.
Ces pauvres gens se trouvaient alors dans un nouveau danger: ils avaient à redouter de manger trop, quel que fût même le peu de nourriture qu’on leur donnât.—Le second ou commandant avait amené avec lui six matelots dans sa chaloupe; mais les infortunés semblaient des squelettes et étaient si faibles qu’ils pouvaient à peine se tenir à leurs rames. Le second lui-même était fort mal et à moitié mort de faim; car il ne s’était rien réservé, déclara-t-il, de plus que ses hommes, et n’avait toujours pris que part égale de chaque pitance.
Je lui recommandai de manger avec réserve, et je m’empressai de lui présenter de la nourriture; il n’eut pas avalé trois bouchées qu’il commença à éprouver du malaise: aussi s’arrêta-t-il, et notre chirurgien lui mêla avec un peu de bouillon quelque chose qu’il dit devoir lui servir à la fois d’aliment et de remède. Dès qu’il l’eut pris, il se sentit mieux. Dans cette entrefaite je n’oubliai pas les matelots. Je leur fis donner des vivres, et les pauvres diables les dévorèrent plutôt qu’ils ne les mangèrent. Ils étaient si affamés qu’ils enrageaient en quelque sorte et ne pouvaient se contenir. Deux entre autres mangèrent avec tant de voracité, qu’ils faillirent en mourir le lendemain matin.
La vue de la détresse de ces infortunés me remua profondément, et rappela à mon souvenir la terrible perspective qui se déroulait devant moi à mon arrivée dans mon île, où je n’avais pas une bouchée de nourriture, pas même l’espoir de m’en procurer; où pour surcroît j’étais dans la continuelle appréhension de servir de proie à d’autres créatures.—Pendant tout le temps que le second nous fit le récit de la situation misérable de l’équipage, je ne pus éloigner de mon esprit ce qu’il m’avait conté des trois pauvres passagers de la grande cabine, c’est-à-dire la mère, son fils et la fille de service, dont il n’avait pas eu de nouvelles depuis deux ou trois jours, et que, il semblait l’avouer, on avait entièrement négligés, les propres souffrances de son monde étant si grandes. J’avais déduit de cela qu’on ne leur avait réellement donné aucune nourriture, par conséquent qu’ils devaient tous avoir péri, et que peut-être ils étaient tous étendus morts sur le plancher de la cabine.
Tandis que je gardais à bord le lieutenant, que nous appelions le capitaine, avec ses gens, afin de les restaurer, je n’oubliai pas que le reste de l’équipage se mourait de faim, et j’envoyai vers le navire ma propre chaloupe, montée par mon second et douze hommes, pour lui porter un sac de biscuit et quatre ou cinq pièces de bœuf. Notre chirurgien enjoignit aux matelots de faire cuire cette viande en leur présence, et de faire sentinelle dans la cuisine pour empêcher ces infortunés de manger la viande crue ou de l’arracher du pot avant qu’elle fût bien cuite, puis de n’en donner à chacun que peu à la fois. Par cette précaution il sauva ces hommes, qui autrement se seraient tués avec cette même nourriture qu’on leur donnait pour conserver leur vie.
J’ordonnai en même temps au second d’entrer dans la grande cabine et de voir dans quel état se trouvaient les pauvres passagers, et, s’ils étaient encore vivants, de les réconforter et de leur administrer les secours convenables. Le chirurgien lui donna une cruche de ce bouillon préparé, que sur notre bord il avait fait prendre au lieutenant, lequel bouillon, affirmait-il, devait les remettre petit à petit.
Non content de cela, et, comme je l’ai dit plus haut, ayant un grand désir d’assister à la scène de misère que je savais devoir m’être offerte par le navire lui-même d’une manière plus saisissante que tout récit possible, je pris avec moi le capitaine, comme on l’appelait alors, et je partis peu après dans sa chaloupe.
Je trouvai à bord les pauvres matelots presque en révolte pour arracher la viande de la chaudière avant qu’elle fût cuite; mais mon second avait suivi ses ordres et fait faire bonne garde à la porte de la cuisine; et la sentinelle qu’il avait placée là, après avoir épuisé toutes persuasions possibles pour leur faire prendre patience, les repoussait par la force. Néanmoins elle ordonna de tremper dans le pot quelques biscuits pour les amollir avec le gras du bouillon,—on appelle cela brewis,—et d’en distribuer un à chacun pour apaiser leur faim: c’était leur propre conservation qui l’obligeait, leur disait-elle, de ne leur en donner que peu à la fois. Tout cela était bel et bon; mais si je ne fusse pas venu à bord en compagnie de leur commandant et de leurs officiers, si je ne leur avais adressé de bonnes paroles et même quelques menaces de ne plus rien leur donner, je crois qu’ils auraient pénétré de vive force dans la cuisine et arraché la viande du fourneau: car ventre affamé n’a point d’oreilles.—Nous les pacifiâmes pourtant: d’abord nous leur donnâmes à manger peu à peu et avec retenue, puis nous leur accordâmes davantage, enfin nous les mîmes à discrétion, et ils s’en trouvèrent assez bien.
Mais la misère des pauvres passagers de la cabine était d’une autre nature et bien au delà de tout le reste; car, l’équipage ayant si peu pour lui-même, il n’était que trop vrai qu’il les avait d’abord tenus fort chétivement, puis à la fin qu’il les avait totalement négligés; de sorte qu’on eût pu dire qu’ils n’avaient eu réellement aucune nourriture depuis six ou sept jours, et qu’ils n’en avaient eu que très peu les jours précédents.
La pauvre mère, qui, à ce que le lieutenant nous rapporta, était une femme de bon sens et de bonne éducation, s’était par tendresse pour son fils imposé tant de privations, qu’elle avait fini par succomber; et quand notre second entra, elle était assise sur le plancher de la cabine, entre deux chaises auxquelles elle se tenait fortement, son dos appuyé contre le lambris, la tête affaissée dans les épaules, et semblable à un cadavre, bien qu’elle ne fût pas tout à fait morte. Mon second lui dit tout ce qu’il put pour la ranimer et l’encourager, et avec une cuillère lui fit couler du bouillon dans la bouche. Elle ouvrit les lèvres, elle leva une main, mais elle ne put parler. Cependant elle entendit ce qu’il lui disait, et lui fit signe qu’il était trop tard pour elle; puis elle lui montra son enfant, comme si elle eût voulu dire: Prenez-en soin.
Néanmoins le second, excessivement ému à ce spectacle, s’efforçait de lui introduire un peu de bouillon dans la bouche, et, à ce qu’il prétendit, il lui en fit avaler deux ou trois cuillerées: je doute qu’il en fût bien sûr. N’importe! c’était trop tard: elle mourut la même nuit.
Le jeune homme, qui avait été sauvé au prix de la vie de la plus affectionnée des mères, ne se trouvait pas tout à fait aussi affaibli; cependant il était étendu roide sur un lit, n’ayant plus qu’un souffle de vie. Il tenait dans sa bouche un morceau d’un vieux gant qu’il avait dévoré. Comme il était jeune et avait plus de vigueur que sa mère, le second réussit à lui verser quelque peu de la potion dans le gosier, et il commença sensiblement à se ranimer; pourtant quelque temps après, lui en ayant donné deux ou trois grosses cuillerées, il se trouva fort mal et les rendit.
Des soins furent ensuite donnés à la pauvre servante. Près de sa maîtresse elle était couchée tout de son long sur le plancher, comme une personne tombée en apoplexie, et elle luttait avec la mort. Ses membres étaient tordus: une de ses mains était agrippée à un bâton de chaise, et le tenait si ferme qu’on ne put aisément le lui faire lâcher; son autre bras était passé sur sa tête, et ses deux pieds, étendus et joints, s’appuyaient avec force contre la barre de la table. Bref, elle gisait là comme un agonisant dans le travail de la mort: cependant elle survécut aussi.
La pauvre créature n’était pas seulement épuisée par la faim et brisée par les terreurs de la mort; mais, comme nous l’apprîmes de l’équipage, elle avait le cœur déchiré pour sa maîtresse, qu’elle voyait mourante depuis deux ou trois jours et qu’elle aimait fort tendrement.
Nous ne savions que faire de cette pauvre fille; et lorsque notre chirurgien, qui était un homme de beaucoup de savoir et d’expérience, l’eut à grands soins rappelée à la vie, il eut à lui rendre la raison; et pendant fort longtemps elle resta à peu près folle, comme on le verra par la suite.
Quiconque lira ces mémoires voudra bien considérer que les visites en mer ne se font pas comme dans un voyage sur terre, où l’on séjourne quelquefois une ou deux semaines en un même lieu. Il nous appartenait de secourir l’équipage de ce navire en détresse, mais non de demeurer avec lui; et quoiqu’il désirât fort d’aller de conserve avec nous pendant quelques jours, il nous était pourtant impossible de convoyer un bâtiment qui n’avait point de mâts. Néanmoins, quand le capitaine nous pria de l’aider à dresser un grand mât de hune et une sorte de mâtereau de hune à son mât de misaine de fortune, nous ne nous refusâmes pas à rester en panne trois ou quatre jours. Alors, après lui avoir donné cinq barils de bœuf et de porc, deux barriques de biscuits, et une provision de pois, de farine et d’autres choses dont nous pouvions disposer, et avoir pris en retour trois tonneaux de sucre, du rum, et quelques pièces de huit, nous les quittâmes en gardant à notre bord, à leur propre requête, le jeune homme et la servante avec tous leurs bagages.
Le jeune homme, dans sa dix-septième année environ, garçon aimable, bien élevé, modeste et sensible, profondément affligé de la perte de sa mère, son père étant mort à la Barbade peu de mois auparavant, avait supplié le chirurgien de vouloir bien m’engager à le retirer de ce vaisseau, dont le cruel équipage, disait-il, était l’assassin de sa mère; et par le fait il l’était, du moins passivement: car, pour la pauvre veuve délaissée, ils auraient pu épargner quelques petites choses qui l’auraient sauvée, n’eût-ce été que juste de quoi l’empêcher de mourir. Mais la faim ne connaît ni ami, ni famille, ni justice, ni droit; c’est pourquoi elle est sans remords et sans compassion.
Le chirurgien lui avait exposé que nous faisions un voyage de long cours, qui le séparerait de tous ses amis et le replongerait peut-être dans une aussi mauvaise situation que celle où nous l’avions trouvé, c’est-à-dire mourant de faim dans le monde; et il avait répondu:—«Peu m’importe où j’irai, pourvu que je sois délivré du féroce équipage parmi lequel je suis! Le capitaine,—c’est de moi qu’il entendait parler, car il ne connaissait nullement mon neveu,—m’a sauvé la vie, je suis sûr qu’il ne voudra pas me faire de chagrin; et quant à la servante, j’ai la certitude, si elle recouvre la raison, qu’elle sera très reconnaissante, n’importe le lieu où vous nous emmeniez.»—Le chirurgien m’avait rapporté tout ceci d’une façon si touchante, que je n’avais pu résister, et que nous les avions pris à bord tous les deux, avec tous leurs bagages, excepté onze barriques de sucre qu’on n’avait pu remuer ou aveindre. Mais comme le jeune homme en avait le connaissement, j’avais fait signer à son capitaine un écrit par lequel il s’obligeait, dès son arrivée à Bristol, à se rendre chez un M. Rogers, négociant auquel le jeune homme s’était dit allié, et à lui remettre une lettre de ma part, avec toutes les marchandises laissées à bord appartenant à la défunte veuve. Il n’en fut rien, je présume: car je n’appris jamais que ce vaisseau eût abordé à Bristol. Il se sera perdu en mer, cela est probable. Désemparé comme il était et si éloigné de toute terre, mon opinion est qu’à la première tourmente qui aura soufflé il aura dû couler bas. Déjà il faisait eau et avait sa cale avariée quand nous le rencontrâmes.
Nous étions alors par 19 degrés 32 minutes de latitude, et nous avions eu jusque-là un voyage passable comme temps, quoique les vents d’abord eussent été contraires.—Je ne vous fatiguerai pas du récit des petits incidents de vents, de temps et de courants advenus durant la traversée; mais, coupant court eu égard à ce qui va suivre, je dirai que j’arrivai à mon ancienne habitation, à mon île, le 10 avril 1695.—Ce ne fut pas sans grande difficulté que je la retrouvai. Comme autrefois venant du Brésil, je l’avais abordée par le sud et sud-est, que je l’avais quittée de même, et qu’alors je cinglais entre le continent et l’île, n’ayant ni carte de la côte, ni point de repère, je ne la reconnus pas quand je la vis. Je ne savais si c’était elle ou non.
Nous rôdâmes longtemps, et nous abordâmes à plusieurs îles dans les bouches de la grande rivière Orénoque, mais inutilement. Toutefois j’appris, en côtoyant le rivage, que j’avais été jadis dans une grande erreur, c’est-à-dire que le continent que j’avais cru voir de l’île où je vivais n’était réellement point la terre ferme, mais une île fort longue, ou plutôt une chaîne d’îles s’étendant d’un côté à l’autre des vastes bouches de la grande rivière; et que les sauvages qui venaient dans mon île n’étaient pas proprement ceux qu’on appelle Caribes, mais des insulaires et autres barbares de la même espèce, qui habitaient un peu plus près de moi.
Bref, je visitai sans résultat quantité de ces îles: j’en trouvai quelques-unes peuplées et quelques-unes désertes. Dans une entre autres je rencontrai des Espagnols, et je crus qu’ils y résidaient; mais, leur ayant parlé, j’appris qu’ils avaient un sloop mouillé dans une petite crique près de là; qu’ils venaient en ce lieu pour faire du sel et pêcher, s’il était possible, quelques huîtres à perle; enfin qu’ils appartenaient à l’île de la Trinité, située plus au nord, par 10 et 11 degrés de latitude.
Côtoyant ainsi d’une île à l’autre, tantôt avec le navire, tantôt avec la chaloupe des Français,—nous l’avions trouvée à notre convenance, et l’avions gardée sous leur bon plaisir,—j’atteignis enfin le côté sud de mon île, et je reconnus les lieux de prime abord. Je fis donc mettre le navire à l’ancre, en face de la petite crique où s’élevait mon ancienne habitation.
Sitôt que je vins en vue de l’île, j’appelai Vendredi et je lui demandai s’il savait où il était. Il promena ses regards quelque temps, puis tout à coup il battit des mains et s’écria:—«O, oui! O, voilà! O, oui! O, voilà!»—Et montrant du doigt notre ancienne habitation, il se prit à danser et à cabrioler comme un fou, et j’eus beaucoup de peine à l’empêcher de sauter à la mer pour gagner la rive à la nage.
—«Eh bien! Vendredi, lui demandai-je, penses-tu que nous trouvions quelqu’un ici? penses-tu que nous revoyions ton père?»—Il demeura quelque temps muet comme une souche; mais quand je nommai son père, le pauvre et affectionné garçon parut affligé, et je vis des larmes couler en abondance sur sa face.—«Qu’est-ce, Vendredi? lui dis-je, te fâcherait-il de revoir ton père?»—«Non, non, répondit-il en secouant la tête, non voir lui plus, non jamais plus voir encore!»—«Pourquoi donc, Vendredi, repris-je, comment sais-tu cela?»—«Oh non! oh non! s’écria-t-il; lui mort il y a longtemps; il y a longtemps lui beaucoup vieux homme.»—«Bah! bah! Vendredi, tu n’en sais rien; mais allons-nous trouver quelqu’un autre?»—Le compagnon avait, à ce qu’il paraît, de meilleurs yeux que moi; il les jeta juste sur la colline au-dessus de mon ancienne maison, et, quoique nous en fussions à une demi-lieue, il se mit à crier:—«Moi voir! moi voir! oui, oui, moi voir beaucoup hommes là, et là, et là.»
Je regardai, mais je ne pus voir personne, pas même avec ma lunette d’approche, probablement parce que je la braquais mal, car mon serviteur avait raison; comme je l’appris le lendemain, il y avait là cinq ou six hommes arrêtés à regarder le navire, et ne sachant que penser de nous.
Aussitôt que Vendredi m’eut dit qu’il voyait du monde, je fis déployer le pavillon anglais et tirer trois coups de canon, pour donner à entendre que nous étions amis; et, un demi-quart d’heure après, nous aperçûmes une fumée s’élever du côté de la crique. J’ordonnai immédiatement de mettre la chaloupe à la mer, et, prenant Vendredi avec moi, j’arborai le pavillon blanc ou parlementaire et je me rendis directement à terre, accompagné du jeune religieux dont il a été question. Je lui avais conté l’histoire de mon existence en cette île, le genre de vie que j’y avais mené, toutes les particularités ayant trait et à moi-même et à ceux que j’y avais laissés, et ce récit l’avait rendu extrêmement désireux de me suivre. J’avais en outre avec moi environ seize hommes très bien armés pour le cas où nous aurions trouvé quelques nouveaux hôtes qui ne nous eussent pas connus; mais nous n’eûmes pas besoin d’armes.
Comme nous allions à terre durant le flot, presque à marée haute, nous voguâmes droit dans la crique; et le premier homme sur lequel je fixai mes yeux fut l’Espagnol dont j’avais sauvé la vie, et que je reconnus parfaitement bien à sa figure; quant à son costume, je le décrirai plus tard. J’ordonnai d’abord que, excepté moi, personne ne mît pied à terre; mais il n’y eut pas moyen de retenir Vendredi dans la chaloupe: car ce fils affectionné avait découvert son père par delà les Espagnols, à une grande distance, où je ne le distinguais aucunement; si on ne l’eût pas laissé descendre au rivage, il aurait sauté à la mer. Il ne fut pas plus tôt débarqué qu’il vola vers son père comme une flèche décochée d’un arc. Malgré la plus ferme résolution, il n’est pas un homme qui eût pu se défendre de verser des larmes en voyant les transports de joie de ce pauvre garçon quand il rejoignit son père; comment il l’embrassa, le baisa, lui caressa la face, le prit dans ses bras, l’assit sur un arbre abattu et s’étendit près de lui; puis se dressa et le regarda pendant un quart d’heure comme on regarderait une peinture étrange; puis se coucha par terre, lui caressa et lui baisa les jambes; puis enfin se releva et le regarda fixement. On eût dit une fascination; mais le jour suivant un chien même aurait ri de voir les nouvelles manifestations de son affection. Dans la matinée, durant plusieurs heures il se promena avec son père çà et là le long du rivage, le tenant toujours par la main comme s’il eût été une lady, et de temps en temps venant lui chercher dans la chaloupe soit un morceau de sucre, soit un verre de liqueur, un biscuit ou quelque autre bonne chose. Dans l’après-midi, ses folies se transformèrent encore: alors il asseyait le vieillard par terre, se mettait à danser autour de lui, faisait mille postures, mille gesticulations bouffonnes, et lui parlait et lui contait en même temps pour le divertir une histoire ou une autre de ses voyages et ce qui lui était advenu dans les contrées lointaines. Bref, si la même affection filiale pour leurs parents se trouvait chez les chrétiens, dans notre partie du monde, on serait tenté de dire que c’eût été chose à peu près inutile que le cinquième commandement.
Mais ceci est une digression: je retourne à mon débarquement. S’il me fallait relater toutes les cérémonies et toutes les civilités avec lesquelles les Espagnols me reçurent, je n’en aurais jamais fini. Le premier Espagnol qui s’avança, et que je reconnus très bien, comme je l’ai dit, était celui dont j’avais sauvé la vie. Accompagné d’un des siens portant un drapeau parlementaire, il s’approcha de la chaloupe. Non seulement il ne me remit pas d’abord, mais il n’eut pas même la pensée, l’idée, que ce fût moi qui revenais jusqu’à ce que je lui eusse parlé.—«Senhor, lui dis-je en portugais, ne me reconnaissez-vous pas?»—Il ne répondit pas un mot; mais, donnant son mousquet à l’homme qui était avec lui, il ouvrit les bras, et, disant quelque chose en espagnol que je n’entendis qu’imparfaitement, il s’avança pour m’embrasser; puis il ajouta qu’il était inexcusable de n’avoir pas reconnu cette figure qui lui avait une fois apparu comme celle d’un ange envoyé du ciel pour lui sauver la vie, et une foule d’autres jolies choses, comme en a toujours à son service un Espagnol bien élevé; ensuite, faisant signe de la main à la personne qui l’accompagnait, il la pria d’aller appeler ses camarades. Alors il me demanda si je voulais me rendre à mon ancienne habitation, où il me remettrait en possession de ma propre demeure, et où je verrais qu’il ne s’y était fait que de chétives améliorations. Je le suivis donc; mais, hélas! il me fut aussi impossible de retrouver les lieux que si je n’y fusse jamais allé; car on avait planté tant d’arbres, on les avait placés de telle manière, si épais et si près l’un de l’autre, et en dix ans de temps ils étaient devenus si gros, qu’en un mot, la place était inaccessible, excepté par certains détours et chemins dérobés que seulement ceux qui les avaient pratiqués pouvaient reconnaître.