Aventures surprenantes de Robinson Crusoé
En 1632, je naquis à York, d’une bonne famille, mais qui n’était point de ce pays. Mon père, originaire de Brême, établi premièrement à Hull, après avoir acquis l’aisance et s’être retiré du commerce, était venu résider à York où il s’était allié, par ma mère, à la famille Robinson, une des meilleures de la province. C’est à cette alliance que je devais mon double nom de Robinson-Kreutznaer; mais, aujourd’hui, par une corruption de mots assez commune en Angleterre, on nous nomme, nous nous nommons et signons Crusoé. C’est ainsi que mes compagnons m’ont toujours appelé.
J’avais deux frères: l’aîné, lieutenant-colonel, en Flandre, d’un régiment d’infanterie anglaise, autrefois commandé par le fameux colonel Lockhart, fut tué à la bataille de Dunkerque contre les Espagnols; que devint l’autre? j’ignore quelle fut sa destinée; mon père et ma mère ne connurent pas mieux la mienne.
Troisième fils de la famille, et n’ayant appris aucun métier, ma tête commença de bonne heure à se remplir de pensées vagabondes. Mon père, qui était un bon vieillard, m’avait donné toute la somme de savoir qu’en général on peut acquérir par l’éducation domestique et dans une école gratuite. Il voulait me faire avocat; mais mon seul désir était d’aller sur mer, et cette inclination m’entraînait si résolument contre sa volonté et ses ordres, et malgré même toutes les prières et les sollicitations de ma mère et de mes parents, qu’il semblait qu’il y eût une fatalité dans cette propension naturelle vers un avenir de misère.
Mon père, homme grave et sage, me donnait de sérieux et d’excellents conseils contre ce qu’il prévoyait être mon dessein. Un matin, il m’appela dans sa chambre, où il était retenu par la goutte, et me réprimanda chaleureusement à ce sujet[1]:—«Quelle autre raison as-tu, me dit-il, qu’un penchant aventureux, pour abandonner la maison paternelle et ta patrie, où tu pourrais être poussé, et où tu as l’assurance de faire ta fortune avec de l’application et de l’industrie, et l’assurance d’une vie d’aisance et de plaisir? Il n’y a que les hommes dans l’adversité ou les ambitieux qui s’en vont chercher aventure dans les pays étrangers, pour s’élever par entreprise et se rendre fameux par des actes en dehors de la voie commune. Ces choses sont de beaucoup trop au-dessus ou trop au-dessous de toi; ton état est le médiocre, ou ce qui peut être appelé la première condition du bas étage; une longue expérience me l’a fait reconnaître comme le meilleur dans le monde et le plus convenable au bonheur. Il n’est en proie ni aux misères, ni aux peines, ni aux travaux, ni aux souffrances des artisans: il n’est point troublé par l’orgueil, le luxe, l’ambition et l’envie des hautes classes. Tu peux juger du bonheur de cet état; c’est celui de la vie que les autres hommes jalousent; les rois, souvent, ont gémi des cruelles conséquences d’être nés pour les grandeurs, et ont souhaité d’être placés entre les deux extrêmes, entre les grands et les petits; enfin le sage l’a proclamé le juste point de la vraie félicité en implorant le ciel de le préserver de la pauvreté et de la richesse.
«Remarque bien ceci, et tu le vérifieras toujours: les calamités de la vie sont le partage de la plus haute et de la plus basse classe du genre humain; la condition moyenne éprouve le moins de désastres, et n’est point exposée à autant de vicissitudes que le haut et le bas de la société; elle est même sujette à moins de maladies et de troubles de corps et d’esprit que les deux autres, qui, par leurs débauches, leurs vices et leurs excès, ou par un trop rude travail, le manque du nécessaire, une insuffisante nourriture et la faim, attirent sur eux des misères et des maux, naturelle conséquence de leur manière de vivre. La condition moyenne s’accommode le mieux de toutes les vertus et de toutes les jouissances: la paix et l’abondance sont les compagnes d’une fortune médiocre. La tempérance, la modération, la tranquillité, la santé, la société, tous les agréables divertissements et tous les plaisirs désirables sont les bénédictions réservées à ce rang. Par cette voie, les hommes quittent le monde d’une façon douce, et passent doucement et uniment à travers, sans être accablés de travaux des mains ou de l’esprit; sans être vendus à la vie de servitude pour le pain de chaque jour; sans être harassés par des perplexités continuelles qui troublent la paix de l’âme et arrachent le corps au repos; sans être dévorés par les angoisses de l’envie ou la secrète et rongeante convoitise de l’ambition; au sein d’heureuses circonstances, ils glissent tout mollement à travers la société, et goûtent sensiblement les douceurs de la vie sans les amertumes, ayant le sentiment de leur bonheur et apprenant, par l’expérience journalière, à le connaître plus profondément.»
Ensuite il me pria instamment, et de la manière la plus affectueuse, de ne pas faire le jeune homme:—«Ne va pas te précipiter, me disait-il, au milieu des maux contre lesquels la nature et ta naissance semblent t’avoir prémuni; tu n’es pas dans la nécessité d’aller chercher ton pain; je te veux du bien, je ferai tous mes efforts pour te placer parfaitement dans la position de la vie qu’en ce moment je te recommande. Si tu n’étais pas aise et heureux dans le monde, ce serait par ta destinée ou tout à fait par l’erreur qu’il te faut éviter; je n’en serais en rien responsable, ayant ainsi satisfait à mes devoirs en t’éclairant sur des projets que je sais être ta ruine. En un mot, j’accomplirais franchement mes bonnes promesses si tu voulais te fixer ici suivant mon souhait, mais je ne voudrais pas tremper dans tes infortunes en favorisant ton éloignement. N’as-tu pas l’exemple de ton frère aîné, auprès de qui j’usai autrefois des mêmes instances pour le dissuader d’aller à la guerre des Pays-Bas, instances qui ne purent l’emporter sur ses jeunes désirs le poussant à se jeter dans l’armée, où il trouva la mort? Je ne cesserai jamais de prier pour toi, toutefois j’oserais te prédire, si tu faisais ce coup de tête, que Dieu ne te bénirait point, et, que, dans l’avenir, manquant de toute assistance, tu aurais toute la latitude de réfléchir sur le mépris de mes conseils.»
Je remarquai, vers la dernière partie de ce discours, qui était véritablement prophétique, quoique je ne suppose pas que mon père en ait eu le sentiment; je remarquai, dis-je, que des larmes coulaient abondamment sur sa face, surtout lorsqu’il me parla de la perte de mon frère, et qu’il était si ému, en me prédisant que j’aurais tout le loisir de me repentir, sans avoir personne pour m’assister, qu’il s’arrêta court, puis ajouta:—«J’ai le cœur trop plein, je ne saurais t’en dire davantage.»
Je fus sincèrement touché de cette exhortation; au reste, pouvait-il en être autrement? Je résolus donc de ne plus penser à aller au loin, mais à m’établir chez nous selon le désir de mon père. Hélas! en peu de jours tout cela s’évanouit, et bref, pour prévenir de nouvelles importunités paternelles, quelques semaines après je me déterminai à m’enfuir. Néanmoins, je ne fis rien à la hâte, comme m’y poussait ma première ardeur, mais un jour que ma mère me parut un peu plus gaie que de coutume, je la pris à part et lui dis:—«Je suis tellement préoccupé du désir irrésistible de courir le monde, que je ne pourrais rien embrasser avec assez de résolution pour y réussir; mon père ferait mieux de me donner son consentement que de me placer dans la nécessité de passer outre. Maintenant, je suis âgé de dix-huit ans, il est trop tard pour que j’entre apprenti dans le commerce ou clerc chez un procureur; si je le faisais, je suis certain de ne pouvoir achever mon temps, et avant mon engagement rempli, de m’évader de chez mon maître pour m’embarquer. Si vous vouliez bien engager mon père à me laisser faire un voyage lointain, et que j’en revienne dégoûté, je ne bougerais plus, et je vous promettrais de réparer ce temps perdu par un redoublement d’assiduité.»
Cette ouverture jeta ma mère en grande émotion:—«Cela n’est pas proposable, me répondit-elle; je me garderai bien d’en parler à ton père; il connaît trop bien tes véritables intérêts pour donner son assentiment à une chose qui te serait si funeste. Je trouve étrange que tu puisses encore y songer après l’entretien que tu as eu avec lui et l’affabilité et les expressions tendres dont je sais qu’il a usé envers toi. En un mot, si tu veux absolument aller te perdre, je n’y vois point de remède; mais tu peux être assuré de n’obtenir jamais notre approbation. Pour ma part, je ne veux point mettre la main à l’œuvre de ta destruction, il ne sera jamais dit que ta mère se soit prêtée à une chose réprouvée par ton père.»
Nonobstant ce refus, comme je l’appris dans la suite, elle rapporta le tout à mon père, qui, profondément affecté, lui dit en soupirant:—«Ce garçon pourrait être heureux s’il voulait demeurer à la maison; mais, s’il va courir le monde, il sera la créature la plus misérable qui ait jamais été; je n’y consentirai jamais.»
Ce ne fut environ qu’un an après ceci que je m’échappai, quoique cependant je continuasse obstinément à rester sourd à toutes propositions d’embrasser un état, et quoique souvent je reprochasse à mon père et à ma mère leur inébranlable opposition, quand ils savaient très bien que j’étais entraîné par mes inclinations. Un jour, me trouvant à Hull, où j’étais allé par hasard et sans aucun dessein prémédité; étant là, dis-je, un de mes compagnons prêt à se rendre par la mer à Londres, sur un vaisseau de son père, me pressa de partir, avec l’amorce ordinaire des marins, c’est-à-dire qu’il ne m’en coûterait rien pour ma traversée. Je ne consultai plus mes parents; je ne leur envoyai aucun message; mais, leur laissant à l’apprendre comme ils pourraient, sans demander la bénédiction de Dieu ou de mon père, sans aucune considération des circonstances et des conséquences, malheureusement, Dieu sait! le 1er septembre 1651, j’allai à bord du vaisseau chargé pour Londres. Jamais infortunes de jeune aventurier, je pense, ne commencèrent plus tôt et ne durèrent plus longtemps que les miennes.
Comme le vaisseau sortait à peine de l’Humber, le vent s’éleva et les vagues s’enflèrent effroyablement. Je n’étais jamais allé sur mer auparavant; je fus, d’une façon indicible, malade de corps et épouvanté d’esprit. Je commençai alors à réfléchir sérieusement sur ce que j’avais fait et sur la justice divine qui frappait en moi un fils coupable. Tous les bons conseils de mes parents, les larmes de mon père, les paroles de ma mère, se présentèrent alors vivement en mon esprit; et ma conscience, qui n’était point encore arrivée à ce point de dureté qu’elle atteignit plus tard, me reprocha mon mépris de la sagesse et de la violation de mes devoirs envers Dieu et mon père.
Pendant ce temps la tempête croissait, et la mer devint très grosse; quoique ce ne fût rien en comparaison de ce que j’ai vu depuis, et même seulement quelques jours après, c’en fut assez pour affecter un novice tel que moi. A chaque vague je me croyais submergé, et chaque fois que le vaisseau s’abaissait entre deux lames, je le croyais englouti au fond de la mer. Dans cette agonie d’esprit, je fis plusieurs fois le projet et le vœu, s’il plaisait à Dieu de me sauver de ce voyage, et si je pouvais remettre le pied sur la terre ferme, de ne plus le remettre à bord d’un navire, de m’en aller tout droit chez mon père, de m’abandonner à ses conseils, et de ne plus me jeter dans de telles misères. Alors je vis pleinement l’excellence de ses observations sur la vie commune, et combien doucement et confortablement il avait passé tous ses jours, sans jamais avoir été exposé, ni aux tempêtes de l’océan, ni aux disgrâces de la terre; et je résolus, comme l’enfant prodigue repentant, de retourner à la maison paternelle.
Ces sages et sérieuses pensées durèrent tant que dura la tempête, et même quelque temps après; mais le jour d’ensuite le vent étant abattu et la mer plus calme, je commençai à m’y accoutumer un peu. Toutefois, j’étais encore indisposé du mal de mer, et je demeurai fort triste pendant tout le jour. Mais, à l’approche de la nuit, le temps s’éclaircit, le vent s’apaisa tout à fait, la soirée fut délicieuse, et le soleil se coucha éclatant pour se lever de même le lendemain: une brise légère, un soleil embrasé resplendissant sur une mer unie, ce fut un beau spectacle, le plus beau que j’aie vu de ma vie.
J’avais bien dormi pendant la nuit; je ne ressentais plus de nausées, j’étais vraiment dispos et je contemplais, émerveillé, l’océan qui, la veille, avait été si courroucé et si terrible, et qui si peu de temps après se montrait si calme et si agréable. Alors, de peur que mes bonnes résolutions ne se soutinssent, mon compagnon, qui après tout m’avait débauché, vint à moi:—«Eh bien! Bob, me dit-il en me frappant sur l’épaule, comment ça va-t-il? Je gage que tu as été effrayé, la nuit dernière, quand il ventait: ce n’était pourtant qu’un plein bonnet de vent!»—«Vous n’appelez cela qu’un plein bonnet de vent? C’était une horrible tourmente!»—«Une tourmente? tu es fou! tu appelles cela une tourmente? Vraiment ce n’était rien du tout. Donne-nous un bon vaisseau et une belle dérive, nous nous moquerons bien d’une pareille rafale; tu n’es qu’un marin d’eau douce, Bob; viens que nous fassions un bowl de punch, et que nous oubliions tout cela[2]. Vois quel temps charmant il fait à cette heure!» — Enfin, pour abréger cette triste portion de mon histoire, nous suivîmes le vieux train des gens de mer: on fit du punch, je m’enivrai, et, dans une nuit de débauches, je noyai toute ma repentance, toutes mes réflexions sur ma conduite passée, et toutes mes résolutions pour l’avenir. De même que l’océan avait rasséréné sa surface et était rentré dans le repos après la tempête abattue, de même, après le trouble de mes pensées évanoui, après la perte de mes craintes et de mes appréhensions, le courant de mes désirs habituels revint, et j’oubliai entièrement les promesses et les vœux que j’avais faits en ma détresse. Pourtant, à la vérité, comme il arrive ordinairement en pareil cas, quelques intervalles de réflexions et de bons sentiments reparaissaient encore; mais je les chassais et je m’en guérissais comme d’une maladie, en m’adonnant et à la boisson et à l’équipage. Bientôt j’eus surmonté le retour de ces accès, c’est ainsi que je les appelais, et en cinq ou six jours j’obtins sur ma conscience une victoire aussi complète qu’un jeune libertin résolu à étouffer ses remords le pouvait désirer. Mais il m’était réservé de subir encore une épreuve: la Providence, suivant sa loi ordinaire, avait résolu de me laisser entièrement sans excuse. Puisque je ne voulais pas reconnaître ceci pour une délivrance, la prochaine devait être telle que le plus mauvais bandit d’entre nous confesserait tout à la fois le danger et la miséricorde.
Le sixième jour de notre traversée, nous entrâmes dans la rade de Yarmouth. Le vent ayant été contraire et le temps calme, nous n’avions fait que peu de chemin depuis la tempête. Là, nous fûmes obligés de jeter l’ancre, et le vent continuant d’être contraire, c’est-à-dire de souffler sud-ouest, nous y demeurâmes sept ou huit jours, durant lesquels beaucoup de vaisseaux de Newcastle vinrent mouiller dans la même rade, refuge commun des bâtiments qui attendent un vent favorable pour gagner la Tamise.
Nous eussions, toutefois, relâché moins longtemps, et nous eussions dû, à la faveur de la marée, remonter la rivière, si le vent n’eût pas été trop fort, et si au quatrième ou cinquième jour de notre station il n’eût pas soufflé violemment. Cependant, comme la rade était réputée aussi bonne qu’un port, comme le mouillage était bon, et l’appareil de notre ancre extrêmement solide, nos gens étaient insouciants, et, sans la moindre appréhension du danger, ils passaient le temps dans le repos et dans la joie, comme il est d’usage sur mer. Mais, le huitième jour, le vent força; nous mîmes tous la main à l’œuvre; nous calâmes nos mâts de hune et tînmes toutes choses closes et serrées, pour donner au vaisseau des mouvements aussi doux que possible. Vers midi, la mer devint très grosse, notre château de proue plongeait; nous embarquâmes plusieurs vagues, et il nous sembla une ou deux fois que notre ancre labourait le fond. Sur ce, le capitaine fit jeter l’ancre d’espérance, de sorte que nous chassâmes sur deux, après avoir filé nos câbles jusqu’au bout.
Déjà une terrible tempête mugissait, et je commençais à voir la terreur sur le visage des matelots eux-mêmes. Quoique veillant sans relâche à la conservation du vaisseau, comme il entrait ou sortait de sa cabine, et passait près de moi, j’entendis plusieurs fois le capitaine proférer tout bas ces paroles et d’autres semblables:—«Seigneur, ayez pitié de nous! Nous sommes tous perdus, nous sommes tous morts!...»—Durant ces premières confusions, j’étais stupide, étendu dans ma cabine, au logement des matelots, et je ne saurais décrire l’état de mon esprit. Je pouvais difficilement rentrer dans mon premier repentir, que j’avais si manifestement foulé aux pieds, et contre lequel je m’étais endurci. Je pensais que les affres de la mort étaient passées, et que cet orage ne serait point comme le premier. Mais quand, près de moi, comme je le disais tantôt, le capitaine lui-même s’écria:—«Nous sommes tous perdus!»—je fus horriblement effrayé, je sortis de ma cabine et je regardai dehors. Jamais spectacle aussi terrible n’avait frappé mes yeux: l’océan s’élevait comme des montagnes, et à chaque instant fondait contre nous; quand je pouvais promener un regard aux alentours, je ne voyais que détresse. Deux bâtiments pesamment chargés qui mouillaient non loin de nous avaient coupé leurs mâts rez-pied; et nos gens s’écrièrent qu’un navire ancré à un mille de nous venait de sancir sur ses amarres. Deux autres vaisseaux, arrachés à leurs ancres, hors de la rade allaient au large à tout hasard, sans voiles ni mâtures. Les bâtiments légers, fatiguant moins, étaient en meilleure passe; deux ou trois d’entre eux qui dérivaient passèrent tout contre nous, courant vent arrière avec leur civadière seulement.
Vers le soir, le second et le bosseman supplièrent le capitaine, qui s’y opposa fortement, de laisser couper le mât de misaine; mais le bosseman lui ayant protesté que, s’il ne le faisait pas, le bâtiment coulerait à fond, il y consentit. Quand le mât d’avant fut abattu, le grand mât, ébranlé, secouait si violemment le navire, qu’ils furent obligés de le couper aussi et de faire pont ras.
Chacun peut juger dans quel état je devais être, moi, jeune marin, que précédemment si peu de chose avait jeté en si grand effroi; mais autant que je puis me rappeler de si loin les pensées qui me préoccupaient alors, j’avais, dix fois plus que la mort, en horreur d’esprit, mon mépris de mes premiers remords et mon retour aux premières résolutions que j’avais prises si méchamment. Cette horreur, jointe à la terreur de la tempête, me mirent dans un tel état, que je ne puis par des mots la dépeindre. Mais le pis n’était pas encore advenu; la tempête continua avec tant de furie, que les marins eux-mêmes confessèrent n’en avoir jamais vu de plus violente. Nous avions un bon navire, mais il était lourdement chargé et calait tellement, qu’à chaque instant les matelots s’écriaient qu’il allait couler à fond. Sous un rapport, ce fut un bonheur pour moi que je ne comprisse pas ce qu’ils entendaient par ce mot avant que je m’en fusse enquis. La tourmente était si terrible que je vis, chose rare, le capitaine, le contremaître et quelques autres plus judicieux que le reste, faire leurs prières, s’attendant à tout moment que le vaisseau coulerait à fond. Au milieu de la nuit, pour surcroît de détresse, un des hommes qu’on avait envoyés à la visite, cria qu’il s’était fait une ouverture, et un autre dit qu’il y avait quatre pieds d’eau dans la cale. Alors tous les bras furent appelés à la pompe. A ce seul mot, je m’évanouis et je tombai à la renverse sur le bord de mon lit, sur lequel j’étais assis dans ma cabine. Toutefois les matelots me réveillèrent et me dirent que si jusque-là je n’avais été bon à rien, j’étais tout aussi capable de pomper qu’aucun autre. Je me levai; j’allai à la pompe et je travaillai de tout cœur. Dans cette entrefaite, le capitaine apercevant quelques petits bâtiments charbonniers qui, ne pouvant surmonter la tempête, étaient forcés de glisser et de courir au large, et ne venaient pas vers nous, ordonna de tirer un coup de canon en signal de détresse. Moi qui ne savais ce que cela signifiait, je fus tellement surpris, que je crus le vaisseau brisé ou qu’il était advenu quelque autre chose épouvantable; en un mot, je fus si effrayé que je tombai en défaillance. Comme c’était dans un moment où chacun pensait à sa propre vie, personne ne prit garde à moi, ni à ce que j’étais devenu; seulement un autre prit ma place à la pompe, et me repoussa du pied à l’écart, pensant que j’étais mort, et ce ne fut que longtemps après que je revins à moi.
On travaillait toujours, mais l’eau augmentant à la cale, il y avait toute apparence que le vaisseau coulerait bas. Et quoique la tourmente commençât à s’abattre un peu, néanmoins il n’était pas possible qu’il surnageât jusqu’à ce que nous atteignissions un port; aussi le capitaine continua-t-il à faire tirer le canon de détresse. Un petit bâtiment qui venait justement de passer devant nous aventura une barque pour nous secourir. Ce fut avec le plus grand risque qu’elle approcha; mais il était impossible que nous y allassions ou qu’elle parvint jusqu’au flanc du vaisseau; enfin, les rameurs faisant un dernier effort et hasardant leur vie pour sauver la nôtre, nos matelots leur lancèrent de l’avant une corde avec une bouée, et en filèrent une grande longueur. Après beaucoup de peines et de périls, ils la saisirent, nous les halâmes jusque sous notre poupe, et nous descendîmes dans leur barque. Il eût été inutile de prétendre atteindre leur bâtiment: aussi l’avis commun fut-il de laisser aller la barque en dérive, et seulement de ramer le plus qu’on pourrait vers la côte, notre capitaine promettant, si la barque venait à se briser contre le rivage, d’en tenir compte à son patron. Ainsi, partie en ramant, partie en dérivant vers le nord, notre bateau s’en alla obliquement presque jusqu’à Winterton-Ness.
Il n’y avait guère plus d’un quart d’heure que nous avions abandonné notre vaisseau quand nous le vîmes s’abîmer; alors je compris pour la première fois ce que signifiait couler bas. Mais, je dois l’avouer, j’avais l’œil trouble et je distinguais fort mal, quand les matelots me dirent qu’il coulait, car, dès le moment que j’allai, ou plutôt qu’on me mit dans la barque, j’étais anéanti par l’effroi, l’horreur et la crainte de l’avenir.
Nos gens faisaient toujours force de rames pour approcher du rivage. Quand notre bateau s’élevait au haut des vagues, nous l’apercevions, et le long de la rive nous voyions une foule nombreuse accourir pour nous assister lorsque nous serions proches.
Nous avancions lentement, et nous ne pûmes aborder avant d’avoir passé le phare de Winterton; la côte s’enfonçait à l’ouest vers Cromer, de sorte que la terre brisait la violence du vent. Là nous abordâmes, et, non sans grande difficulté, nous descendîmes tous sains et saufs sur la plage, et allâmes à pied à Yarmouth, où, comme des infortunés, nous fûmes traités avec beaucoup d’humanité, et par les magistrats de la ville, qui nous assignèrent de bons gîtes, et par les marchands et les armateurs, qui nous donnèrent assez d’argent pour nous rendre à Londres ou pour retourner à Hull, suivant que nous le jugerions convenable.
C’est alors que je devais avoir le bon sens de revenir à Hull et de rentrer chez nous; j’aurais été heureux, et mon père, emblème de la parabole de notre Sauveur, eût même tué le veau gras pour moi; car, ayant appris que le vaisseau sur lequel j’étais avait fait naufrage dans la rade de Yarmouth, il fut longtemps avant d’avoir l’assurance que je n’étais pas mort.
Mais mon mauvais destin m’entraînait avec une obstination irrésistible; et, bien que souvent ma raison et mon bon jugement me criassent de revenir à la maison, je n’avais pas la force de le faire. Je ne saurais ni comment appeler cela, ni vouloir prétendre que ce soit un secret arrêt irrévocable qui nous pousse à être les instruments de notre propre destruction, quoique même nous en ayons la conscience, et que nous nous y précipitions les yeux ouverts; mais, véritablement, si ce n’est quelque décret inévitable me condamnant à une vie de misère et qu’il m’était impossible de braver, quelle chose eût pu m’entraîner contre ma froide raison et les persuasions de mes pensées les plus intimes, et contre les deux avertissements si manifestes que j’avais reçus dans ma première entreprise.
Mon camarade, qui d’abord avait aidé à mon endurcissement, et qui était le fils du capitaine, se trouvait alors plus découragé que moi. La première fois qu’il me parla à Yarmouth, ce qui ne fut pas avant le second ou le troisième jour, car nous étions logés en divers quartiers de la ville; la première fois, dis-je, qu’il s’informa de moi, son ton me parut altéré: il me demanda d’un air mélancolique, en secouant la tête, comment je me portais, et dit à son père qui j’étais, et que j’avais fait ce voyage seulement pour essai, dans le dessein d’en entreprendre d’autres plus lointains. Cet homme se tourna vers moi, et, avec un accent de gravité et d’affliction:—«Jeune homme, me dit-il, vous ne devez plus retourner sur mer; vous devez considérer ceci comme une marque certaine et visible que vous n’êtes point appelé à faire un marin.»—«Pourquoi, monsieur? est-ce que vous n’irez plus en mer?»—«Le cas est bien différent, répliqua-t-il: c’est mon métier et mon devoir; au lieu que vous, qui faisiez ce voyage comme essai, voyez quel avant-goût le ciel vous a donné de ce à quoi il faudrait vous attendre si vous persistiez. Peut-être cela n’est-il advenu qu’à cause de vous, semblable à Jonas dans le vaisseau de Tarsis. Qui êtes-vous, je vous prie? et pourquoi vous étiez-vous embarqué?»—Je lui contai en partie mon histoire. Sur la fin, il m’interrompit et s’emporta d’une étrange manière:—«Qu’avais-je donc fait, s’écria-t-il, pour mériter d’avoir à bord un pareil misérable! Je ne voudrais pas pour mille livres sterling remettre le pied sur le même vaisseau que vous!»—C’était, en vérité, comme j’ai dit, un véritable égarement de ses esprits encore troublés par le sentiment de sa perte, et qui dépassait toutes les bornes de son autorité. Toutefois, il me parla ensuite très gravement, m’exhortant à retourner chez mon père et à ne plus tenter la Providence. Il me dit qu’il devait m’être visible que le bras de Dieu était contre moi;—«enfin, jeune homme, me déclara-t-il, comptez bien que si vous ne vous en retournez, en quelque lieu que vous alliez, vous ne trouverez qu’adversité et désastre jusqu’à ce que les paroles de votre père se vérifient en vous.»
Je lui répondis peu de chose: nous nous séparâmes bientôt après, et je ne le revis plus; quelle route prit-il? je ne sais pas. Pour moi, ayant quelque argent dans ma poche, je m’en allai, par terre, à Londres. Là, comme sur la route, j’eus plusieurs combats avec moi-même sur le genre de vie que je devais prendre, ne sachant si je devais retourner chez nous ou retourner sur mer.
Quant à mon retour au logis, la honte étouffait les meilleurs mouvements de mon esprit, et lui représentait incessamment combien je serais raillé dans le voisinage et serais confus, non seulement devant mon père et ma mère, mais devant même qui que ce fût. D’où j’ai depuis souvent pris occasion d’observer combien est sotte et inconséquente la conduite ordinaire des hommes et surtout de la jeunesse, à l’égard de cette raison qui devrait les guider en pareil cas; qu’ils ne sont pas honteux de l’action qui devrait, à bon droit, les faire passer pour insensés, mais qu’ils sont honteux de leur repentance, qui seule peut les faire honorer comme sages.
Toutefois je demeurai quelque temps dans cette situation, ne sachant quel parti prendre, ni quelle carrière embrasser, ni quel genre de vie mener. J’éprouvais toujours une répugnance invincible pour la maison paternelle; et, comme je balançais longtemps, le souvenir de la détresse où j’avais été s’évanouissait, et avec lui mes faibles désirs de retour, jusqu’à ce qu’enfin je les mis tout à fait de côté, et cherchai à faire un voyage.
Cette maligne influence qui m’avait premièrement poussé hors de la maison paternelle, qui m’avait suggéré l’idée extravagante et indéterminée de faire fortune, et qui m’avait inculqué si fortement ces fantaisies, que j’étais devenu sourd aux bons avis, aux remontrances, et même aux ordres de mon père; cette même influence, donc, quelle qu’elle fût, me fit concevoir la plus malheureuse de toutes les entreprises, celle de monter à bord d’un vaisseau partant pour la côte d’Afrique, ou, comme nos marins disent vulgairement, pour un voyage de Guinée.
Ce fut un grand malheur pour moi, dans toutes ces aventures, que je ne fisse point, à bord, le service comme un matelot; à la vérité, j’aurais travaillé plus rudement que de coutume, mais, en même temps, je me serais instruit des devoirs et de l’office d’un marin; et, avec le temps, j’aurais pu me rendre apte à faire un pilote ou un lieutenant, sinon un capitaine. Mais ma destinée était toujours de choisir le pire; parce que j’avais de l’argent en poche et de bons vêtements sur le dos, je voulais toujours aller à bord comme un gentleman; aussi je n’eus jamais aucune charge sur un bâtiment et ne sus jamais en remplir aucune.
J’eus la chance, dès mon arrivée à Londres, de tomber en assez bonne compagnie, ce qui n’arrive pas toujours aux jeunes fous libertins et abandonnés comme je l’étais alors, le démon ne tardant pas généralement à leur dresser quelques embûches; mais pour moi il n’en fut pas ainsi. Ma première connaissance fut un capitaine de vaisseau qui, étant allé sur la côte de Guinée avec un très grand succès, avait résolu d’y retourner; ayant pris goût à ma société, qui alors n’était pas du tout désagréable, et m’ayant entendu parler de mon projet de voir le monde, il me dit:—«Si vous voulez faire le voyage avec moi, vous n’aurez aucune dépense, vous serez mon commensal et mon compagnon; et si vous vouliez emporter quelque chose avec vous, vous jouiriez de tous les avantages que le commerce offrirait, et peut-être y trouveriez-vous quelque profit.»
J’acceptai l’offre, et me liant d’étroite amitié avec ce capitaine, qui était un homme franc et honnête, je fis ce voyage avec lui, risquant une petite somme, que, par sa probité désintéressée, j’augmentai considérablement; car je n’emportai environ que pour quarante livres sterling de verroteries et de babioles qu’il m’avait conseillé d’acheter. Ces quarante livres sterling, je les avais amassées par l’assistance de quelques-uns de mes parents avec lesquels je correspondais, et qui, je pense, avaient engagé mon père ou au moins ma mère à contribuer d’autant à ma première entreprise.
C’est le seul voyage où je puis dire avoir été heureux dans toutes mes spéculations, et je le dois à l’intégrité et à l’honnêteté de mon ami le capitaine; en outre, j’y acquis aussi une suffisante connaissance des mathématiques et des règles de la navigation; j’appris à faire l’estime d’un vaisseau et à prendre la hauteur; bref, à entendre quelques-unes des choses qu’un homme de mer doit nécessairement savoir. Autant mon capitaine prenait de plaisir à m’instruire, autant je prenais de plaisir à étudier; et, en un mot, ce voyage me fit tout à la fois marin et marchand. Pour ma pacotille, je rapportai donc cinq livres neuf onces de poudre d’or, qui me valurent, à mon retour à Londres, à peu près trois cents livres sterling, et me remplirent de pensées ambitieuses qui, plus tard, consommèrent ma ruine.
Néanmoins, j’eus en ce voyage mes disgrâces aussi; je fus surtout continuellement malade et jeté dans une violente calenture[3], par la chaleur excessive du climat: notre principal trafic se faisant sur la côte depuis le quinzième degré de latitude septentrionale jusqu’à l’équateur.
Je voulais alors me faire marchand de Guinée, et pour mon malheur, mon ami étant mort peu de temps après son arrivée, je résolus d’entreprendre encore ce voyage, et je m’embarquai sur le même navire avec celui qui, la première fois, en avait été le contremaître, et qui alors en avait obtenu le commandement. Jamais traversée ne fut plus déplorable; car bien que je n’emportasse pas tout à fait cent livres sterling de ma nouvelle richesse, laissant deux cents livres confiées à la veuve de mon ami, qui fut très fidèle dépositaire, je ne laissai pas de tomber en de terribles infortunes. Notre vaisseau, cinglant vers les Canaries, ou plutôt entre ces îles et la côte d’Afrique, fut surpris, à l’aube du jour, par un corsaire turc de Sallé, qui nous donna la chasse avec toute la voile qu’il pouvait faire. Pour le parer, nous forçâmes aussi de voiles autant que nos vergues en purent déployer et nos mâts en purent charrier; mais, voyant que le pirate gagnait sur nous, et qu’assurément avant peu d’heures il nous joindrait, nous nous préparâmes au combat. Notre navire avait douze canons et l’écumeur en avait dix-huit.
Environ à trois heures de l’après-midi, il entra dans nos eaux, et nous attaqua par méprise, juste en travers de notre hanche, au lieu de nous enfiler par notre poupe, comme il le voulait. Nous pointâmes huit de nos canons de ce côté, et lui envoyâmes une bordée qui le fit reculer, après avoir répondu à notre feu et avoir fait faire une mousqueterie à près de deux cents hommes qu’il avait à bord. Toutefois, tout notre monde se tenant couvert, pas un de nous n’avait été touché. Il se prépara à nous attaquer derechef, et nous, derechef, à nous défendre; mais cette fois, venant à l’abordage par l’autre flanc, il jeta soixante hommes sur notre pont, qui aussitôt coupèrent et hachèrent nos agrès. Nous les accablâmes de coups de demi-piques, de coups de mousquets et de grenades d’une si rude manière, que deux fois nous les chassâmes de notre pont. Enfin, pour abréger ce triste endroit de notre histoire, notre vaisseau étant désemparé, trois de nos hommes tués et huit blessés, nous fûmes contraints de nous rendre, et nous fûmes tous conduits prisonniers à Sallé, port appartenant aux Maures.
Là, je reçus des traitements moins affreux que je ne l’avais appréhendé d’abord. Ainsi que le reste de l’équipage, je ne fus point emmené dans le pays à la cour de l’empereur; le capitaine du corsaire me garda pour sa part de prise; et, comme j’étais jeune, agile et à sa convenance, il me fit son esclave.
A ce changement subit de condition, qui, de marchand, me faisait misérable esclave, je fus profondément accablé; je me ressouvins alors du discours prophétique de mon père; que je deviendrais misérable et n’aurais personne pour me secourir; je le crus ainsi tout à fait accompli, pensant que je ne pourrais jamais être plus mal, que le bras de Dieu s’était appesanti sur moi, et que j’étais perdu sans ressource. Mais, hélas! ce n’était qu’un avant-goût des misères qui devaient me traverser, comme on le verra dans la suite de cette histoire.
Mon nouveau patron ou maître m’avait pris avec lui dans sa maison; j’espérais aussi qu’il me prendrait avec lui quand de nouveau il irait en mer, et que tôt ou tard son sort serait d’être pris par un vaisseau de guerre espagnol ou portugais, et qu’alors je recouvrerais ma liberté; mais cette espérance s’évanouit bientôt, car lorsqu’il retournait en course, il me laissait à terre pour soigner son petit jardin et faire à la maison la besogne ordinaire des esclaves; et quand il revenait de sa croisière, il m’ordonnait de coucher dans sa cabine pour surveiller le navire.
Là, je songeais sans cesse à mon évasion et au moyen que je pourrais employer pour l’effectuer, mais je ne trouvai aucun expédient qui offrît la moindre probabilité, rien qui pût faire supposer ce projet raisonnable; car je n’avais pas une seule personne à qui le communiquer, pour qu’elle s’embarquât avec moi; ni compagnons d’esclavage, ni Anglais, ni Irlandais, ni Écossais. De sorte que pendant deux ans, quoique je me berçasse souvent de ce rêve, je n’entrevis néanmoins jamais la moindre chance favorable de le réaliser.
Au bout de ce temps environ il se présenta une circonstance singulière qui me remit en tête mon ancien projet de faire quelque tentative pour recouvrer ma liberté. Mon patron restant alors plus longtemps que de coutume sans armer son vaisseau, et, à ce que j’appris, faute d’argent, avait pour habitude, régulièrement deux ou trois fois par semaine, quelquefois plus si le temps était beau, de prendre la pinasse du navire et de s’en aller pêcher dans la rade; pour tirer à la rame, il m’emmenait toujours avec lui, ainsi qu’un jeune Maurisque[4]; nous le divertissions beaucoup, et je me montrais fort adroit à attraper le poisson; si bien qu’il m’envoyait quelquefois avec un Maure de ses parents et le jeune garçon, le Maurisque, comme on l’appelait, pour lui pêcher un plat de poisson.
Une fois, il arriva qu’étant allés à la pêche, un matin, par un grand calme, une brume s’éleva si épaisse que nous perdîmes de vue le rivage, quoique nous n’en fussions pas éloignés d’une demi-lieue. Ramant à l’aventure, nous travaillâmes tout le jour et toute la nuit suivante; et quand vint le matin, nous nous trouvâmes avoir gagné le large au lieu d’avoir gagné la rive, dont nous étions écartés au moins de deux lieues. Cependant nous l’atteignîmes, à la vérité non sans beaucoup de peine et non sans quelque danger, car dans la matinée le vent commença à souffler assez fort, et nous étions tout mourants de faim.
Or, notre patron, mis en garde par cette aventure, résolut d’avoir plus soin de lui à l’avenir; ayant à sa disposition la chaloupe de notre navire anglais qu’il avait capturé, il se détermina à ne plus aller à la pêche sans une boussole et quelques provisions, et il ordonna au charpentier de son bâtiment, qui était aussi un Anglais esclave, d’y construire dans le milieu une chambre de parade ou cabine semblable à celle d’un canot de plaisance, laissant assez de place derrière pour manier le gouvernail et border les écoutes, et assez de place devant pour qu’une personne ou deux pussent manœuvrer la voile. Cette chaloupe cinglait avec ce que nous appelons une voile d’épaule de mouton[5], qu’on amurait sur le faîte de la cabine, qui était basse et étroite, et contenait seulement une chambre à coucher pour le patron et un ou deux esclaves, une table à manger, et quelques équipets pour mettre des bouteilles de certaines liqueurs à sa convenance, et surtout son pain, son riz et son café.
Sur cette chaloupe, nous allions fréquemment à la pêche; et comme j’étais très habile à lui attraper du poisson, il n’y allait jamais sans moi. Or, il advint qu’un jour, ayant projeté de faire une promenade dans ce bateau avec deux ou trois Maures de quelque distinction en cette place, il fit de grands préparatifs, et, la veille, à cet effet, envoya au bateau une plus grande quantité de provisions que de coutume, et me commanda de tenir prêts trois fusils avec de la poudre et du plomb, qui se trouvaient à bord de son vaisseau, parce qu’ils se proposaient le plaisir de la chasse aussi bien que celui de la pêche.
Je préparai toutes choses selon ses ordres, et le lendemain au matin j’attendais dans la chaloupe, lavée et parée avec guidon et flamme au vent, pour la digne réception de ses hôtes, lorsque incontinent mon patron vint tout seul à bord, et me dit que ses convives avaient remis la partie, à cause de quelques affaires qui leur étaient survenues. Il m’enjoignit ensuite, suivant l’usage, d’aller sur ce bateau avec le Maure et le jeune garçon pour pêcher quelques poissons, parce que ses amis devaient souper chez lui, me recommandant de revenir à la maison aussitôt que j’aurais fait une bonne capture. Je me mis en devoir d’obéir.
Cette occasion réveilla en mon esprit mes premières idées de liberté; car alors je me trouvais sur le point d’avoir un petit navire à mon commandement. Mon maître étant parti, je commençai à me munir, non d’ustensiles de pêche, mais de provisions de voyage, quoique je ne susse ni ne considérasse où je devais faire route, pour sortir de ce lieu, tout chemin m’étant bon.
Mon premier soin fut de trouver un prétexte pour engager le Maure à mettre à bord quelque chose pour notre subsistance. Je lui dis qu’il ne fallait pas que nous comptassions manger le pain de notre patron.—«Cela est juste, répliqua-t-il;»—et il apporta une grande corbeille de rusk ou de biscuit de mer de leur façon et trois jarres d’eau fraîche. Je savais où mon maître avait placé son coffre à liqueurs, qui, cela était évident par sa structure, devait provenir d’une prise faite sur les Anglais. J’en transportai les bouteilles dans la chaloupe tandis que le Maure était sur le rivage, comme si elles eussent été mises là auparavant pour notre maître. J’y transportai aussi un gros bloc de cire vierge qui pesait bien environ un demi-quintal, avec un paquet de fil ou ficelle, une hache, une scie et un marteau, qui nous furent tous d’un grand usage dans la suite, surtout le morceau de cire pour faire des chandelles. Puis j’essayai sur le Maure d’une autre tromperie dans laquelle il donna encore innocemment. Son nom était Ismaël, dont les Maures font Muly ou Moléy; ainsi l’appelai-je et lui dis-je:—«Moléy, les mousquets de notre patron sont à bord de la chaloupe; ne pourriez-vous pas vous procurer un peu de poudre et de plomb de chasse, afin de tuer, pour nous autres, quelques alcamies,—oiseau semblable à notre courlieu,—car je sais qu’il a laissé à bord du navire les provisions de la soute aux poudres.»—«Oui, dit-il, j’en apporterai un peu;»—et en effet il apporta une grande poche de cuir contenant environ une livre et demie de poudre, plutôt plus que moins, et une autre poche pleine de plomb et de balles, pesant environ six livres, et il mit le tout dans la chaloupe. Pendant ce temps, dans la grande cabine de mon maître, j’avais découvert un peu de poudre dont j’emplis une grosse bouteille qui s’était trouvée presque vide dans le bahut, après avoir transvasé ce qui y restait. Ainsi fournis de toutes choses nécessaires, nous sortîmes du havre pour aller à la pêche. A la forteresse qui est à l’entrée du port on savait qui nous étions, on ne prit point garde à nous. A peine étions-nous à un mille en mer, nous amenâmes notre voile et nous nous assîmes pour pêcher. Le vent soufflait nord-nord-est, ce qui était contraire à mon désir; car s’il avait soufflé sud, j’eusse été certain d’atterrir à la côte d’Espagne, ou au moins d’atteindre la baie de Cadix; mais ma résolution était, vente qui vente, de sortir de cet horrible lieu, et d’abandonner le reste au destin.
Après que nous eûmes pêché longtemps et rien pris, car lorsque j’avais un poisson à mon hameçon, pour qu’on ne pût le voir je ne le tirais point dehors:—«Nous ne faisons rien, dis-je au Maure; notre maître n’entend pas être servi comme ça; il nous faut encore remonter plus au large.»—Lui, n’y voyant pas malice, y consentit, et se trouvant à la proue, déploya les voiles. Comme je tenais la barre du gouvernail, je conduisis l’embarcation à une lieue au delà; alors je mis en panne comme si je voulais pêcher; et, tandis que le jeune garçon tenait le timon, j’allai à la proue vers le Maure; et, faisant comme si je me baissais pour ramasser quelque chose derrière lui, je le saisis par surprise en passant mon bras entre ses jambes, et je le lançai brusquement hors du bord dans la mer. Il se redressa aussitôt, car il nageait comme un liège, et, m’appelant, il me supplia de le reprendre à bord, et me jura qu’il irait d’un bout à l’autre du monde avec moi. Comme il nageait avec une grande vigueur après la chaloupe et qu’il faisait alors peu de vent, il m’aurait promptement atteint.
Sur ce, j’allai dans la cabine, et, prenant une des arquebuses de chasse, je le couchai en joue et lui dis:—«Je ne vous ai pas fait de mal, et, si vous ne vous obstinez pas, je ne vous en ferai point. Vous nagez bien assez pour regagner la rive; la mer est calme, hâtez-vous d’y aller, je ne vous frapperai point; mais si vous vous approchez du bateau, je vous tire une balle dans la tête, car je suis résolu à recouvrer ma liberté.»—Alors il revira et nagea vers le rivage. Je ne doute point qu’il ne l’ait atteint facilement, car c’était un excellent nageur.
J’eusse été plus satisfait d’avoir gardé ce Maure et d’avoir noyé le jeune garçon; mais, là, je ne pouvais risquer de me confier à lui. Quand il fut éloigné, je me tournai vers le jeune garçon, appelé Xury, et je lui dis:—«Xury, si tu veux m’être fidèle, je ferai de toi un homme; mais si tu ne mets la main sur ta face que tu seras sincère avec moi,—ce qui est jurer par Mahomet et la barbe de son père,—il faut que je te jette aussi dans la mer.»—Cet enfant me fit un sourire, et me parla si innocemment que je n’aurais pu me défier de lui; puis il fit le serment de m’être fidèle et de me suivre en tous lieux.
Tant que je fus en vue du Maure, qui était à la nage, je portai directement au large, préférant bouliner, afin qu’on pût croire que j’étais allé vers le détroit[6], comme en vérité on eût pu le supposer de toute personne dans son bon sens; car aurait-on pu imaginer que nous faisions route au sud, vers une côte véritablement barbare, où nous étions sûrs que toutes les peuplades de nègres nous entoureraient de leurs canots et nous désoleraient; où nous ne pourrions aller au rivage sans être dévorés par les bêtes sauvages ou par de plus impitoyables sauvages de l’espèce humaine.
Mais aussitôt qu’il fit sombre, je changeai de route, et je gouvernai au sud-est, inclinant un peu ma course vers l’est, pour ne pas m’éloigner de la côte; et, ayant un bon vent, une mer calme et unie, je fis tellement de la voile, que le lendemain, à trois heures de l’après-midi, quand je découvris premièrement la terre, je devais être au moins à cent cinquante milles au sud de Sallé, tout à fait au delà des États de l’empereur du Maroc, et même de tout autre roi de par là, car nous ne vîmes personne.
Toutefois, la peur que j’avais des Maures était si grande, et les appréhensions que j’avais de tomber entre leurs mains étaient si terribles, que je ne voulus ni ralentir, ni aller à terre, ni laisser tomber l’ancre. Le vent continuant à être favorable, je naviguai ainsi cinq jours durant; mais lorsqu’il eut tourné au sud, je conclus que si quelque vaisseau était en chasse après moi, il devait alors se retirer; aussi hasardai-je d’atterrir et mouillai-je l’ancre à l’embouchure d’une petite rivière, je ne sais laquelle, je ne sais où, ni quelle latitude, quelle contrée, ou quelle nation: je n’y vis pas ni ne désirai point y voir aucun homme; la chose importante dont j’avais besoin, c’était de l’eau fraîche. Nous entrâmes dans cette crique sur le soir, nous déterminant d’aller à terre à la nage sitôt qu’il ferait sombre, et de reconnaître le pays. Mais aussitôt qu’il fit entièrement obscur, nous entendîmes un si épouvantable bruit d’aboiement, de hurlement et de rugissement de bêtes farouches dont nous ne connaissions pas l’espèce, que le pauvre petit garçon faillit en mourir de frayeur, et me supplia de ne point descendre à terre avant le jour.—«Bien, Xury, lui dis-je, maintenant je n’irai point, mais peut-être au jour verrons-nous des hommes qui seront plus méchants pour nous que des lions.»—«Alors nous tirer à eux un coup de mousquet, dit en riant Xury, pour faire eux s’enfuir loin.»—Tel était l’anglais que Xury avait appris par la fréquentation de nous autres esclaves. Néanmoins, je fus aise de voir cet enfant si résolu, et je lui donnai, pour le réconforter, un peu de liqueur tirée d’une bouteille du coffre de notre patron. Après tout, l’avis de Xury était bon, et je le suivis; nous mouillâmes notre petite ancre, et nous demeurâmes tranquilles toute la nuit; je dis tranquilles parce que nous ne dormîmes pas, car durant deux ou trois heures nous aperçûmes des créatures excessivement grandes et de différentes espèces,—auxquelles nous ne savions quels noms donner,—qui descendaient vers la rive et couraient dans l’eau, en se vautrant et se lavant pour le plaisir de se rafraîchir; elles poussaient des hurlements et des meuglements si affreux que jamais, en vérité, je n’ai rien ouï de semblable.
Xury était horriblement effrayé, et, au fait, je l’étais aussi; mais nous fûmes tous deux plus effrayés encore quand nous entendîmes une de ces énormes créatures venir à la nage vers notre chaloupe. Nous ne pouvions la voir, mais nous pouvions reconnaître à son soufflement que ce devait être une bête monstrueusement grosse et furieuse. Xury prétendait que c’était un lion, cela pouvait bien être; tout ce que je sais, c’est que le pauvre enfant me disait de lever l’ancre et de faire force de rames.—«Non pas, Xury, lui répondis-je; il vaut mieux filer par le bout notre câble avec une bouée, et nous éloigner en mer; car il ne pourra nous suivre fort loin.»—Je n’eus pas plutôt parlé ainsi que j’aperçus cet animal,—quel qu’il fût,—à deux portées d’aviron, ce qui me surprit un peu. Néanmoins, aussitôt j’allai à l’entrée de la cabine, je pris mon mousquet et je fis feu sur lui: à ce coup il tournoya et nagea de nouveau vers le rivage.
Il est impossible de décrire le tumulte horrible, les cris affreux et les hurlements qui s’élevèrent sur le bord du rivage et dans l’intérieur des terres, au bruit et au retentissement de mon mousquet; je pense avec quelque raison que ces créatures n’avaient auparavant jamais rien ouï de pareil. Ceci me fit voir que nous ne devions pas descendre sur cette côte pendant la nuit, et combien il serait chanceux de s’y hasarder pendant le jour, car tomber entre les mains de quelques sauvages était, pour nous, tout aussi redoutable que de tomber dans les griffes des lions et des tigres; du moins appréhendions-nous également l’un et l’autre danger.
Quoi qu’il en fût, nous étions obligés d’aller quelque part à l’aiguade; il ne nous restait pas à bord une pinte d’eau; mais quand? mais où? c’était là l’embarras. Xury me dit que si je voulais le laisser aller à terre avec une des jarres, il découvrirait s’il y avait de l’eau et m’en apporterait. Je lui demandai pourquoi il y voulait aller; pourquoi ne resterait-il pas dans la chaloupe, et moi-même n’irais-je pas? Cet enfant me répondit avec tant d’affection que je l’en aimai toujours depuis. Il me dit:—«Si les sauvages hommes venir, eux manger moi, vous s’enfuir.»—«Bien, Xury, m’écriai-je, nous irons tous deux, et si les hommes sauvages viennent, nous les tuerons; ils ne nous mangeront ni l’un ni l’autre.»—Alors je donnai à Xury un morceau de biscuit et à boire une gorgée de liqueur tirée du coffre de notre patron, dont j’ai parlé précédemment; puis, ayant halé la chaloupe aussi près du rivage que nous le jugions convenable, nous descendîmes à terre, n’emportant seulement avec nous que nos armes et deux jarres pour faire de l’eau.
Je n’eus garde d’aller hors de la vue de notre chaloupe, craignant une descente de canots de sauvages sur la rivière; mais le petit garçon ayant aperçu un lieu bas à environ un mille dans les terres, il y courut, et aussitôt je le vis revenir vers moi. Je pensai qu’il était poursuivi par quelque sauvage ou épouvanté par quelque bête féroce; je volai à son secours; mais quand je fus assez proche de lui, je distinguai quelque chose qui pendait sur son épaule: c’était un animal sur lequel il avait tiré, semblable à un lièvre, mais d’une couleur différente et plus long des jambes. Toutefois, nous en fûmes fort joyeux, car ce fut un excellent manger; mais ce qui avait causé la grande joie du pauvre Xury, c’était de m’apporter la nouvelle qu’il avait trouvé de la bonne eau sans rencontrer des sauvages.
Nous vîmes ensuite qu’il ne nous était pas nécessaire de prendre tant de peines pour faire de l’eau; car un peu au-dessus de la crique où nous étions, nous trouvâmes l’eau douce; quand la marée était basse, elle remontait fort peu avant. Ainsi nous emplîmes nos jarres, nous nous régalâmes du lièvre que nous avions tué, et nous nous préparâmes à reprendre notre route sans avoir découvert un vestige humain dans cette portion de la contrée.
Comme j’avais déjà fait un voyage à cette côte, je savais très bien que les îles Canaries et les îles du cap Vert n’étaient pas éloignées; mais comme je n’avais pas d’instruments pour prendre hauteur et connaître la latitude où nous étions, et ne sachant pas exactement ou au moins ne me rappelant pas dans quelle latitude elles étaient elles-mêmes situées, je ne savais où les chercher ni quand il faudrait, de leur côté, porter le cap au large; sans cela, j’aurais pu aisément trouver une de ces îles. En tenant le long de la côte jusqu’à ce que j’arrivasse à la partie où trafiquent les Anglais, mon espoir était de rencontrer en opération habituelle de commerce quelqu’un de leurs vaisseaux qui nous secourrait et nous prendrait à bord.
Suivant mon calcul le plus exact, le lieu où j’étais alors doit être cette contrée s’étendant entre les possessions de l’empereur du Maroc et la Nigritie; contrée inculte, peuplée seulement par les bêtes féroces, les nègres l’ayant abandonnée et s’étant retirés plus au midi, de peur des Maures; et les Maures dédaignant de l’habiter à cause de sa stérilité; mais au fait, les uns et les autres y ont renoncé parce qu’elle est le repaire d’une quantité prodigieuse de tigres, de lions, de léopards et d’autres farouches créatures; aussi ne sert-elle aux Maures que pour leurs chasses, où ils vont, comme une armée, deux ou trois mille hommes à la fois. Véritablement, durant près de cent milles de suite sur cette côte, nous ne vîmes pendant le jour qu’un pays agreste et désert, et n’entendîmes pendant la nuit que les hurlements et les rugissements des bêtes sauvages.
Une ou deux fois dans la journée, je crus apercevoir le pic de Ténériffe dans les Canaries, et j’eus grande envie de m’aventurer au large dans l’espoir de l’atteindre; mais, l’ayant essayé deux fois, je fus repoussé par les vents contraires; et comme aussi la mer était trop grosse pour mon petit vaisseau, je résolus de continuer mon premier dessein de côtoyer le rivage.
Après avoir quitté ce lieu, je fus plusieurs fois obligé d’aborder pour faire aiguade; et une fois entre autres qu’il était de bon matin, nous vînmes mouiller sous une petite pointe de terre assez élevée et la marée commençant à monter, nous attendions tranquillement qu’elle nous portât plus avant. Xury, qui, à ce qu’il paraît, avait plus que moi l’œil au guet, m’appela doucement et me dit que nous ferions mieux de nous éloigner du rivage:—«car regardez là-bas, ajouta-t-il, ce monstre affreux étendu sur le flanc de cette colline, et profondément endormi.»—Je regardai au lieu qu’il désignait, et je vis un monstre épouvantable, en vérité, car c’était un énorme et terrible lion couché sur le penchant du rivage, à l’ombre d’une portion de la montagne, qui, en quelque sorte, pendait presque au-dessus de lui.—«Xury, lui dis-je, va à terre, et tue-le.»—Xury parut effrayé, et répliqua:—«Moi tuer! lui manger moi d’une seule bouche.»—Il voulait dire d’une seule bouchée. Toutefois, je ne dis plus rien à ce garçon; seulement je lui ordonnai de rester tranquille, et je pris notre plus gros fusil, qui était presque du calibre d’un mousquet, et après y avoir mis une bonne charge de poudre et deux lingots, je le posai à terre; puis en chargeai un autre à deux balles; et le troisième, car nous en avions trois, je le chargeai de cinq chevrotines. Je pointai du mieux que je pus ma première arme pour le frapper à la tête; mais il était couché de telle façon, avec une patte passée un peu au-dessus de son mufle, que les lingots l’atteignirent à la jambe près du genou, et lui brisèrent l’os. Il tressaillit d’abord en grondant; mais sentant sa jambe brisée, il se rabattit, puis il se dressa sur trois jambes, et jeta le plus effroyable rugissement que j’entendis jamais. Je fus un peu surpris de ne l’avoir point frappé à la tête. Néanmoins je pris aussitôt mon second mousquet, et quoiqu’il commençât à s’éloigner, je fis feu de nouveau; je l’atteignis à la tête, et j’eus le plaisir de le voir se laisser tomber silencieusement et se roidir en luttant contre la mort. Xury prit alors du cœur, et me demanda de le laisser aller à terre.—«Soit; va, lui dis-je.»—Aussitôt ce garçon sauta à l’eau, et tenant un petit mousquet d’une main, il nagea de l’autre jusqu’au rivage. Puis, s’étant approché du lion, il lui posa le canon du mousquet à l’oreille et le lui déchargea aussi dans la tête, ce qui l’expédia tout à fait.
C’était véritablement une chasse pour nous, mais ce n’était pas du gibier, et j’étais très fâché de perdre trois charges de poudre et des balles sur une créature qui n’était bonne à rien pour nous. Xury, néanmoins, voulait en emporter quelque chose. Il vint donc à bord, et me demanda de lui donner la hache.—«Pourquoi faire, Xury? lui dis-je.»—«Moi trancher sa tête, répondit-il.»—Toutefois Xury ne put pas la lui trancher, mais il lui coupa une patte qu’il m’apporta: elle était monstrueuse.
Cependant je réfléchis que sa peau pourrait sans doute, d’une façon ou d’une autre, nous être de quelque valeur, et je résolus de l’écorcher si je le pouvais. Xury et moi allâmes donc nous mettre à l’œuvre; mais à cette besogne Xury était de beaucoup le meilleur ouvrier, car je ne savais comment m’y prendre. Au fait, cela nous occupa tous deux durant la journée entière; enfin nous en vînmes à bout, et nous l’étendîmes sur le toit de notre cabine. Le soleil la sécha parfaitement en deux jours. Je m’en servis ensuite pour me coucher dessus.
Après cette halte, nous naviguâmes continuellement vers le sud pendant dix ou douze jours, usant avec parcimonie de nos provisions, qui commençaient à diminuer beaucoup, et ne descendant à terre que lorsque nous y étions obligés pour aller à l’aiguade. Mon dessein était alors d’atteindre le fleuve de Gambie ou le fleuve de Sénégal, c’est-à-dire aux environs du cap Vert, où j’espérais rencontrer quelque bâtiment européen; le cas contraire échéant, je ne savais plus quelle route tenir, à moins que je ne me misse à la recherche des îles ou que j’allasse périr au milieu des nègres.
Je savais que tous les vaisseaux qui font voile pour la côte de Guinée, le Brésil ou les Indes orientales, touchent à ce cap ou à ces îles. En un mot, je plaçais là toute l’alternative de mon sort, soit que je dusse rencontrer un bâtiment, soit que je dusse périr.
Quand j’eus suivi cette résolution pendant environ dix jours de plus, comme je l’ai déjà dit, je commençai à m’apercevoir que la côte était habitée, et en deux ou trois endroits que nous longions, nous vîmes des gens qui s’arrêtaient sur le rivage pour nous regarder; nous pouvions aussi distinguer qu’ils étaient entièrement noirs et tout à fait nus. J’eus une fois l’envie de descendre à terre vers eux; mais Xury fut meilleur conseiller, et me dit:—«Pas aller! Pas aller!»—Je halai cependant plus près du rivage afin de pouvoir leur parler, et ils me suivirent pendant quelque temps le long de la rive. Je remarquai qu’ils n’avaient point d’armes à la main, un seul excepté qui portait un long et mince bâton, que Xury dit être une lance qu’ils pouvaient lancer fort loin avec beaucoup de justesse. Je me tins donc à distance, mais je causai avec eux, par gestes, aussi bien que je pus, et particulièrement pour leur demander quelque chose à manger. Ils me firent signe d’arrêter ma chaloupe, et qu’ils iraient me chercher quelque nourriture. Sur ce, j’abaissai le haut de ma voile; je m’arrêtai proche, et deux d’entre eux coururent dans le pays, et en moins d’une demi-heure revinrent, rapportant avec eux deux morceaux de viande sèche et du grain, productions de leur contrée. Ni Xury ni moi ne savions ce que c’était; pourtant nous étions fort désireux de le recevoir; mais comment y parvenir? Ce fut là notre embarras. Je n’osais point aller à terre vers eux, qui n’étaient pas moins effrayés de nous. Bref, ils prirent un détour excellent pour nous tous; ils déposèrent les provisions sur le rivage, et se retirèrent à une grande distance jusqu’à ce que nous les eûmes toutes embarquées, puis se rapprochèrent de nous.
N’ayant rien à leur donner en échange, nous leur faisions des signes de remerciement, quand tout à coup s’offrit une merveilleuse occasion de les obliger. Tandis que nous étions arrêtés près de la côte, voici venir des montagnes deux énormes créatures se poursuivant avec fureur. Était-ce le mâle qui poursuivait la femelle? Étaient-ils en ébats ou en rage? Il eût été impossible de le dire. Était-ce ordinaire ou étrange? je ne sais. Toutefois, je pencherais plutôt pour le dernier, parce que ces animaux voraces n’apparaissent guère que la nuit, et parce que nous vîmes la foule horriblement épouvantée, surtout les femmes, L’homme qui portait la lance ou le dard ne prit point la fuite à leur aspect comme tout le reste. Néanmoins, ces deux créatures coururent droit à la mer, et, ne montrant nulle intention de se jeter sur un seul de ces nègres, elles se plongèrent dans les flots et se mirent à nager çà et là, comme si elles y étaient venues pour leur divertissement. Enfin un de ces animaux commença à s’approcher de mon embarcation plus près que je ne m’y serais attendu d’abord; mais j’étais en garde contre lui, car j’avais chargé mon mousquet avec toute la promptitude possible, et j’avais ordonné à Xury de charger les autres. Dès qu’il fut à ma portée, je fis feu et je le frappai droit à la tête. Aussitôt il s’enfonça dans l’eau, mais aussitôt il reparut et plongea et replongea, semblant lutter avec la vie: ce qui était en effet, car immédiatement il se dirigea vers le rivage et périt juste au moment de l’atteindre, tant à cause des coups mortels qu’il avait reçus que de l’eau qui l’étouffa.
Il serait impossible d’exprimer l’étonnement de ces pauvres gens au bruit et au feu de mon mousquet. Quelques-uns d’entre eux faillirent en mourir d’effroi, et, comme morts, tombèrent contre terre dans la plus grande terreur. Mais quand ils eurent vu l’animal tué et enfoncé sous l’eau, et que je leur eus fait signe de revenir sur le bord, ils prirent du cœur; ils s’avancèrent vers la rive et se mirent à sa recherche. Son sang, qui teignait l’eau, me le fit découvrir; et, à l’aide d’une corde dont je l’entourai et que je donnai aux nègres pour le haler, ils le traînèrent au rivage. Là, il se trouva que c’était un léopard des plus curieux, parfaitement moucheté et superbe. Les nègres levaient leurs mains dans l’admiration de penser ce que pouvait être ce avec quoi je l’avais tué.
L’autre animal, effrayé par l’éclair et la détonation de mon mousquet, regagna la rive à la nage et s’enfuit directement vers les montagnes d’où il était venu, et je ne pus, à cette distance, reconnaître ce qu’il était. Je m’aperçus bientôt que les nègres étaient disposés à manger la chair du léopard; aussi voulus-je le leur faire accepter comme une faveur de ma part; et, quand par mes signes je leur eus fait savoir qu’ils pouvaient le prendre, ils en furent très reconnaissants. Aussitôt ils se mirent à l’ouvrage et l’écorchèrent avec un morceau de bois affilé, aussi promptement, même plus promptement que nous ne pourrions le faire avec un couteau. Ils m’offrirent de sa chair; j’éludai cette offre, affectant de vouloir la leur abandonner; mais, par mes signes, leur demandant la peau, qu’ils me donnèrent très franchement, en m’apportant en outre une grande quantité de leurs victuailles, que j’acceptai, quoiqu’elles me fussent inconnues. Alors je leur fis des signes pour avoir de l’eau, et je leur montrai une de mes jarres en la tournant sens dessus dessous, pour faire voir qu’elle était vide et que j’avais besoin qu’elle fût remplie. Aussitôt ils appelèrent quelques-uns des leurs, et deux femmes vinrent, apportant un grand vase de terre qui, je le suppose, était cuite au soleil. Ainsi que précédemment, ils le déposèrent, pour moi, sur le rivage. J’y envoyai Xury avec mes jarres, et il les remplit toutes trois.
J’étais alors fourni d’eau, de racines et de grains tels quels; je pris congé de mes bons nègres, et, sans m’approcher du rivage, je continuai ma course pendant onze jours environ, avant que je visse devant moi la terre s’avancer bien avant dans l’océan à la distance environ de quatre ou cinq lieues. Comme la mer était très calme, je me mis au large pour gagner cette pointe. Enfin, la doublant à deux lieues de la côte, je vis distinctement des terres à l’opposite; alors je conclus, au fait cela était indubitable, que d’un côté j’avais le cap Vert, et de l’autre ces îles qui lui doivent leur nom. Toutefois elles étaient fort éloignées, et je ne savais pas trop ce qu’il fallait que je fisse; car si j’avais été surpris par un coup de vent, il m’eût été impossible d’atteindre ni l’un ni l’autre.
Dans cette perplexité, comme j’étais fort pensif, j’entrai dans la cabine et je m’assis, laissant à Xury la barre du gouvernail, quand subitement ce jeune garçon s’écria:—«Maître! maître! un vaisseau avec une voile!»—La frayeur avait mis hors de lui-même ce simple enfant, qui pensait qu’infailliblement c’était un des vaisseaux de son maître envoyés à notre poursuite tandis que nous étions, comme je ne l’ignorais pas, tout à fait hors de son atteinte. Je m’élançai de ma cabine, et non seulement je vis immédiatement le navire, mais encore je reconnus qu’il était portugais. Je le crus d’abord destiné à faire la traite des nègres sur la côte de Guinée; mais quand j’eus remarqué la route qu’il tenait, je fus bientôt convaincu qu’il avait tout autre destination, et que son dessein n’était pas de serrer la terre. Alors, je portai le cap au large, et je forçai de voile au plus près, résolu de lui parler s’il était possible.
Avec toute la voile que je pouvais faire, je vis que jamais je ne viendrais dans ses eaux, et qu’il serait passé avant que je pusse lui donner aucun signal. Mais après avoir forcé à tout rompre, comme j’allais perdre espérance, il m’aperçut sans doute à l’aide de ses lunettes d’approche; et, reconnaissant que c’était une embarcation européenne, qu’il supposa appartenir à quelque vaisseau naufragé, il diminua de voiles afin que je l’atteignisse. Ceci m’encouragea, et comme j’avais à bord le pavillon de mon patron, je le hissai en berne en signal de détresse et je tirai un coup de mousquet. Ces deux choses furent remarquées, car j’appris plus tard qu’on avait vu la fumée, bien qu’on n’eût pas entendu la détonation. A ces signaux, le navire mit pour moi complaisamment à la cape et capéa. En trois heures je le joignis.
On me demanda en portugais, puis en espagnol, puis en français, qui j’étais; mais je ne comprenais aucune de ces langues. A la fin, un matelot écossais qui se trouvait à bord m’appela, et je lui répondis et lui dis que j’étais Anglais, et que je venais de m’échapper de l’esclavage des Maures de Sallé: alors on m’invita à venir à bord, et on m’y reçut très obligeamment avec tous mes bagages.
J’étais dans une joie inexprimable, comme chacun peut le croire, d’être ainsi délivré d’une condition que je regardais comme tout à fait misérable et désespérée, et je m’empressai d’offrir au capitaine du vaisseau tout ce que je possédais pour prix de ma délivrance. Mais il me répondit généreusement qu’il n’accepterait rien de moi, et que tout ce que j’avais me serait rendu intact à mon arrivée au Brésil;—«car, dit-il, je vous ai sauvé la vie comme je serais fort aise qu’on me la sauvât. Peut-être m’est-il réservé une fois ou une autre d’être secouru dans une semblable position. En outre, en vous conduisant au Brésil, à une si grande distance de votre pays, si j’acceptais de vous ce que vous pouvez avoir, vous y mourriez de faim, et alors je vous reprendrais la vie que je vous ai donnée. Non, non, senhor Inglez, c’est-à-dire monsieur l’Anglais, je veux vous y conduire par pure commisération; et ces choses-là vous y serviront à payer votre subsistance et votre traversée de retour.»
Il fut aussi scrupuleux dans l’accomplissement de ses promesses, qu’il avait été charitable dans ses propositions; car il défendit aux matelots de toucher à rien de ce qui m’appartenait; il prit alors le tout en sa garde et m’en donna ensuite un exact inventaire, pour que je pusse tout recouvrer; tout, jusqu’à mes trois jarres de terre.
Quant à ma chaloupe, elle était fort bonne; il le vit, et me proposa de l’acheter pour l’usage de son navire, et me demanda ce que j’en voudrais avoir. Je lui répondis qu’il avait été, à mon égard, trop généreux en toutes choses, pour que je me permisse de fixer aucun prix, et que je m’en rapporterais à sa discrétion. Sur quoi, il me dit qu’il me ferait, de sa main, un billet de quatre-vingts pièces de huit payable au Brésil; et que si, arrivé là, quelqu’un m’en offrait davantage, il me tiendrait compte de l’excédent. Il me proposa en outre soixante pièces de huit pour mon garçon Xury. J’hésitai à les accepter; non que je répugnasse à le laisser au capitaine, mais à vendre la liberté de ce pauvre enfant, qui m’avait aidé si fidèlement à recouvrer la mienne. Cependant, lorsque je lui eus fait savoir ma raison, il la reconnut juste, et me proposa, pour accommodement, de donner au jeune garçon une obligation de le rendre libre au bout de dix ans s’il voulait se faire chrétien. Sur cela, Xury consentant à le suivre, je l’abandonnai au capitaine.
Nous eûmes une très heureuse navigation jusqu’au Brésil, et nous arrivâmes à la Bahia de Todos os Santos, ou Baie de Tous-les-Saints, environ vingt-deux jours après. J’étais alors, pour la seconde fois, délivré de la plus misérable de toutes les conditions de la vie, et j’avais alors à considérer ce que prochainement je devais faire de moi.
La généreuse conduite du capitaine à mon égard ne saurait être trop louée. Il ne voulut rien recevoir pour mon passage; il me donna vingt ducats pour la peau du léopard et quarante pour la peau du lion que j’avais dans ma chaloupe. Il me fit remettre ponctuellement tout ce qui m’appartenait en son vaisseau, et tout ce que j’étais disposé à vendre il me l’acheta; tel que le bahut aux bouteilles, deux de mes mousquets et un morceau restant du bloc de cire vierge, dont j’avais fait des chandelles. En un mot, je tirai environ deux cent vingt pièces de huit de toute ma cargaison, et, avec ce capital, je mis pied à terre au Brésil.
Là, peu de temps après, le capitaine me recommanda dans la maison d’un très honnête homme, comme lui-même, qui avait ce qu’on appelle un engenho[7], c’est-à-dire une plantation et une sucrerie. Je vécus quelque temps chez lui, et, par ce moyen, je pris connaissance de la manière de planter et de faire le sucre. Voyant la bonne vie que menaient les planteurs, et combien ils s’enrichissaient promptement, je résolus, si je pouvais en obtenir la licence, de m’établir parmi eux, et de me faire planteur, prenant en même temps la détermination de chercher quelque moyen pour recouvrer l’argent que j’avais laissé à Londres. Dans ce dessein, ayant obtenu une sorte de lettre de naturalisation, j’achetai autant de terre inculte que mon argent me le permit, et je formai un plan pour ma plantation et mon établissement proportionné à la somme que j’espérais recevoir de Londres.
J’avais un voisin, un Portugais de Lisbonne, mais né de parents anglais; son nom était Wells, et il se trouvait à peu près dans les mêmes circonstances que moi. Je l’appelle voisin parce que sa plantation était proche de la mienne, et que nous vivions très amicalement. Mon avoir était mince aussi bien que le sien; et, pendant environ deux années, nous ne plantâmes guère que pour notre nourriture. Toutefois nous commencions à faire des progrès, et notre terre commençait à se bonifier; si bien que la troisième année nous semâmes du tabac et apprêtâmes l’un et l’autre une grande pièce de terre pour planter des cannes à sucre l’année suivante. Mais tous les deux nous avions besoin d’aide; alors je sentis plus que jamais combien j’avais eu tort de me séparer de mon garçon Xury.
Mais hélas! avoir fait mal, pour moi qui ne faisais jamais bien, ce n’était pas chose étonnante; il n’y avait d’autre remède que de poursuivre. Je m’étais imposé une occupation tout à fait éloignée de mon esprit naturel, et entièrement contraire à la vie que j’aimais et pour laquelle j’avais abandonné la maison de mon père et méprisé tous ses bons avis; car j’entrais précisément dans la condition moyenne, ce premier rang de la vie inférieure qu’autrefois il m’avait recommandé, et que, résolu à suivre, j’eusse pu de même trouver chez nous sans m’être fatigué à courir le monde. Souvent, je me disais:—«Ce que je fais ici, j’aurais pu le faire tout aussi bien en Angleterre, au milieu de mes amis; il était inutile pour cela de parcourir deux mille lieues, et de venir parmi des étrangers, des sauvages, dans un désert, et à une telle distance que je ne puis recevoir de nouvelles d’aucun lieu du monde, où l’on a la moindre connaissance de moi.»
Ainsi j’avais coutume de considérer ma position avec le plus grand regret. Je n’avais personne avec qui converser, que de temps en temps mon voisin: point d’autre ouvrage à faire que par le travail de mes mains, et je me disais souvent que je vivais tout à fait comme un naufragé jeté sur quelque île déserte et entièrement livré à lui-même. Combien il a été juste, et combien tout homme devrait réfléchir que tandis qu’il compare sa situation présente à d’autres qui sont pires, le ciel pourrait l’obliger à en faire l’échange, et le convaincre, par sa propre expérience, de sa félicité première: combien il a été juste, dis-je, que cette vie réellement solitaire, dans une île réellement déserte, et dont je m’étais plaint, devînt mon lot; moi qui l’avais si souvent injustement comparée avec la vie que je menais alors, qui, si j’avais persévéré, m’eût en toute probabilité conduit à une grande prospérité et à une grande richesse.
J’étais à peu près basé sur les mesures relatives à la conduite de ma plantation, avant que mon gracieux ami le capitaine du vaisseau, qui m’avait recueilli en mer, s’en retournât; car son navire demeura environ trois mois à faire son chargement et ses préparatifs de voyage. Lorsque je lui parlai du petit capital que j’avais laissé derrière moi à Londres, il me donna cet amical et sincère conseil:—«Senhor Inglez[8], me dit-il, car il m’appelait toujours ainsi,—si vous voulez me donner, pour moi, une procuration en forme, et pour la personne dépositaire de votre argent, à Londres, des lettres et des ordres d’envoyer vos fonds à Lisbonne, à telles personnes que je vous désignerai, et en telles marchandises qui sont convenables à ce pays-ci, je vous les apporterai, si Dieu veut, à mon retour; mais comme les choses humaines sont toutes sujettes aux revers et aux désastres, veuillez ne me remettre des ordres que pour une centaine de livres sterling, que vous dites être la moitié de votre fonds, et que vous hasarderez premièrement; si bien que si cela arrive à bon port, vous pourrez ordonner du reste pareillement; mais si cela échoue, vous pourrez, au besoin, avoir recours à la seconde moitié.»
Ce conseil était salutaire et plein de considérations amicales; je fus convaincu que c’était le meilleur parti à prendre; et, en conséquence, je préparai des lettres pour la dame à qui j’avais confié mon argent, et une procuration pour le capitaine, ainsi qu’il le désirait.
J’écrivis à la veuve du capitaine anglais une relation de toutes mes aventures, mon esclavage, mon évasion, ma rencontre en mer avec le capitaine portugais, l’humanité de sa conduite, l’état dans lequel j’étais alors, avec toutes les instructions nécessaires pour la remise de mes fonds; et, lorsque cet honnête capitaine fut arrivé à Lisbonne, il trouva moyen, par l’entremise d’un des Anglais négociants en cette ville, d’envoyer non seulement l’ordre, mais un récit complet de mon histoire, à un marchand de Londres, qui le reporta si efficacement à la veuve, que non seulement elle délivra mon argent, mais, de sa propre cassette, elle envoya au capitaine portugais un très riche cadeau, pour son humanité et sa charité envers moi.
Le marchand de Londres convertit les cent livres sterling en marchandises anglaises, ainsi que le capitaine le lui avait écrit, et il les lui envoya en droiture à Lisbonne, d’où il me les apporta toutes en bon état au Brésil; parmi elles, sans ma recommandation,—car j’étais trop novice en mes affaires pour y avoir songé,—il avait pris soin de mettre toutes sortes d’outils, d’instruments de fer et d’ustensiles nécessaires pour ma plantation, qui me furent d’un grand usage.
Je fus surpris agréablement quand cette cargaison arriva, et je crus ma fortune faite. Mon bon munitionnaire le capitaine avait dépensé les cinq livres sterling que mon amie lui avait envoyées en présent, à me louer, pour le terme de six années, un serviteur qu’il m’amena, et il ne voulut rien accepter sous aucune considération, si ce n’est un peu de tabac, que je l’obligeai à recevoir comme étant de ma propre récolte.
Ce ne fut pas tout; comme mes marchandises étaient toutes de manufactures anglaises, tels que draps, étoffes, flanelle et autres choses particulièrement estimées et recherchées dans le pays, je trouvai moyen de les vendre très avantageusement, si bien que je puis dire que je quadruplai la valeur de ma cargaison, et je fus alors infiniment au-dessus de mon pauvre voisin, quant à la prospérité de ma plantation, car la première chose que je fis ce fut d’acheter un esclave nègre, et de louer un serviteur européen; un autre, veux-je dire, outre celui que le capitaine m’avait amené de Lisbonne.
Mais le mauvais usage de la prospérité est souvent la vraie cause de nos plus grandes adversités; il en fut ainsi pour moi. J’eus, l’année suivante, beaucoup de succès dans ma plantation; je récoltai sur mon propre terrain cinquante gros rouleaux de tabac, non compris ce que, pour mon nécessaire, j’en avais échangé avec mes voisins, et ces cinquante rouleaux pesant chacun environ cent livres, furent bien confectionnés et mis en réserve pour le retour de la flotte de Lisbonne. Alors, mes affaires et mes richesses augmentant, ma tête commença à être pleine d’entreprises au delà de ma portée, semblables à celles qui souvent causent la ruine des plus habiles spéculateurs.
Si je m’étais maintenu dans la position où j’étais alors, j’eusse pu m’attendre encore à toutes les choses heureuses pour lesquelles mon père m’avait si expressément recommandé une vie tranquille et retirée, et desquelles il m’avait si justement dit que la condition moyenne était remplie. Mais ce n’était pas là mon sort; je devais être derechef l’agent obstiné de mes propres misères; je devais accroître ma faute, et doubler les reproches que dans mes afflictions futures j’aurais le loisir de me faire. Toutes ces infortunes prirent leur source dans mon attachement manifeste et opiniâtre à ma folle inclination de courir le monde, et dans mon abandon à cette passion, contrairement à la plus évidente perspective d’arriver à bien par l’honnête et simple poursuite de ce but et de ce genre de vie, que la nature et la Providence concouraient à m’offrir pour l’accomplissement de mes devoirs.
Comme lors de ma rupture avec mes parents, de même alors je ne pouvais plus être satisfait, et il fallait que je m’en allasse et que j’abandonnasse l’heureuse espérance que j’avais de faire bien mes affaires et de devenir riche dans ma nouvelle plantation, seulement pour suivre un désir téméraire et immodéré de m’élever plus promptement que la nature des choses ne l’admettait. Ainsi je me replongeai dans le plus profond gouffre de misère humaine où l’homme puisse jamais tomber, et le seul peut-être qui lui laisse la vie et un état de santé dans le monde.
Pour arriver maintenant par degrés aux particularités de cette partie de mon histoire, vous devez supposer qu’ayant alors vécu à peu près quatre années au Brésil, et commençant à prospérer et à m’enrichir dans ma plantation, non seulement j’avais appris le portugais, mais que j’avais lié connaissance et amitié avec mes confrères les planteurs, ainsi qu’avec les marchands de San-Salvador, qui était notre port. Dans mes conversations avec eux, j’avais fréquemment fait le récit de mes deux voyages sur la côte de Guinée, de la manière d’y trafiquer avec les nègres, et de la facilité d’y acheter pour des babioles, telles que des grains de collier[9], des breloques, des couteaux, des ciseaux, des haches, des morceaux de glace et autres choses semblables, non seulement de la poudre d’or, des graines de Guinée, des dents d’éléphant, etc., mais des nègres pour le service du Brésil, et en grand nombre.
Ils écoutaient toujours très attentivement mes discours sur ce chapitre, mais plus spécialement la partie où je parlais de la traite des nègres, trafic non seulement peu avancé à cette époque, mais qui, tel qu’il était, n’avait jamais été fait qu’avec les Asientos, ou permission des rois d’Espagne et de Portugal, qui en avaient le monopole public, de sorte qu’on achetait peu de nègres, et qu’ils étaient excessivement chers.
Il advint qu’une fois, me trouvant en compagnie avec des marchands et des planteurs de ma connaissance, je parlai de tout cela passionnément; trois d’entre eux vinrent auprès de moi le lendemain au matin, et me dirent qu’ils avaient beaucoup songé à ce dont je m’étais entretenu avec eux la soirée précédente, et qu’ils venaient me faire une secrète proposition.
Ils me déclarèrent, après m’avoir recommandé la discrétion, qu’ils avaient le dessein d’équiper un vaisseau pour la côte de Guinée.—«Nous avons tous, comme vous, des plantations, ajoutèrent-ils, et nous n’avons rien tant besoin que d’esclaves; mais comme nous ne pouvons pas entreprendre ce commerce, puisqu’on ne peut vendre publiquement les nègres lorsqu’ils sont débarqués, nous ne désirons faire qu’un seul voyage, pour en ramener secrètement et les répartir sur nos plantations.»—En un mot, la question était que si je voulais aller à bord comme leur subrécargue, pour diriger la traite sur la côte de Guinée, j’aurais ma portion contingente de nègres sans fournir ma quote-part d’argent.
C’eût été une belle proposition, il faut en convenir, si elle avait été faite à quelqu’un qui n’eût pas eu à gouverner un établissement et une plantation à soi appartenant, en beau chemin de devenir considérables et d’un excellent rapport; mais pour moi, qui étais ainsi engagé et établi, qui n’avais qu’à poursuivre, comme j’avais commencé, pendant trois ou quatre ans encore, et qu’à faire venir d’Angleterre mes autres cent livres sterling restant, pour être alors, avec cette petite addition, à peu près possesseur de trois ou quatre mille livres, qui accroîtraient encore chaque jour; mais pour moi, dis-je, penser à un pareil voyage, c’était la plus absurde chose dont un homme placé en de semblables circonstances pouvait se rendre coupable.
Mais comme j’étais né pour être mon propre destructeur, il me fut aussi impossible de résister à cette offre, qu’il me l’avait été de maîtriser mes premières idées vagabondes lorsque les bons conseils de mon père échouèrent contre moi. En un mot, je leur dis que j’irais de tout mon cœur s’ils voulaient se charger de conduire ma plantation durant mon absence, et en disposer ainsi que je l’ordonnerais si je venais à faire naufrage. Ils me le promirent, et ils s’y engagèrent par écrit ou par convention, et je fis un testament formel, disposant de ma plantation et de mes effets, en cas de mort, et instituant mon légataire universel le capitaine de vaisseau qui m’avait sauvé la vie, comme je l’ai narré plus haut, mais l’obligeant à disposer de mes biens suivant que je l’avais prescrit dans mon testament, c’est-à-dire qu’il se réserverait pour lui-même une moitié de leur produit, et que l’autre moitié serait embarquée pour l’Angleterre.
Bref, je pris toutes précautions possibles pour garantir mes biens et entretenir ma plantation. Si j’avais usé de moitié autant de prudence à considérer mon propre intérêt, et à me former un jugement de ce que je devais faire ou ne pas faire, je ne me serais certainement jamais éloigné d’une entreprise aussi florissante; je n’aurais point abandonné toutes les chances probables de m’enrichir, pour un voyage sur mer où je serais exposé à tous les hasards communs, pour ne rien dire des raisons que j’avais de m’attendre à des infortunes personnelles.
Mais j’étais entraîné, et j’obéis aveuglément à ce que me dictait mon goût plutôt que ma raison. Le bâtiment étant équipé convenablement, la cargaison fournie et toutes choses faites suivant l’accord, par mes partenaires dans ce voyage, je m’embarquai à la maleheure, le 1er septembre, huit ans après, jour pour jour, qu’à Hull je m’étais éloigné de mon père et de ma mère pour faire le rebelle à leur autorité, et le fou quant à mes propres intérêts.
Notre vaisseau, d’environ cent vingt tonneaux, portait six canons et quatorze hommes, non compris le capitaine, son valet et moi. Nous n’avions guère à bord d’autre cargaison de marchandises que des clincailleries convenables pour notre commerce avec les nègres, tels que des grains de collier[10], des morceaux de verre, des coquilles, de méchantes babioles, surtout de petits miroirs, des couteaux, des ciseaux, des cognées et autres choses semblables.
Le jour même où j’allai à bord, nous mîmes à la voile, faisant route au nord le long de notre côte, dans le dessein de cingler vers celle d’Afrique, quand nous serions par les dix ou onze degrés de latitude septentrionale; c’était, à ce qu’il paraît, la manière de faire ce trajet à cette époque. Nous eûmes un fort bon temps, mais excessivement chaud, tout le long de notre côte jusqu’à la hauteur du cap Saint-Augustin, où, gagnant le large, nous noyâmes la terre et portâmes le cap, comme si nous étions chargés pour l’île Fernando-Noronha; mais, tenant notre course au nord-est quart nord, nous laissâmes à l’est cette île et ses adjacentes. Après une navigation d’environ douze jours, nous avions doublé la ligne et nous étions, suivant notre dernière estime, par les sept degrés vingt-deux minutes de latitude nord, quand un violent tourbillon ou un ouragan nous désorienta entièrement. Il commença du sud-est, tourna à peu près au nord-ouest, et enfin se fixa au nord-est, d’où il se déchaîna d’une manière si terrible, que pendant douze jours de suite nous ne fîmes que dériver, courant devant lui et nous laissant emporter partout où la fatalité et la furie des vents nous poussaient. Durant ces douze jours, je n’ai pas besoin de dire que je m’attendais à chaque instant à être englouti; au fait, personne sur le vaisseau n’espérait sauver sa vie.
Dans cette détresse, nous eûmes, outre la terreur de la tempête, un de nos hommes mort de la calenture, et un matelot et le domestique emportés par une lame. Vers le douzième jour, le vent mollissant un peu, le capitaine prit hauteur, le mieux qu’il put, et estima qu’il était environ par les onze degrés de latitude nord, mais qu’avec le cap Saint-Augustin il avait vingt-deux degrés de différence en longitude ouest; de sorte qu’il se trouva avoir gagné la côte de la Guyane, ou partie septentrionale du Brésil, au delà du fleuve des Amazones, vers l’Orénoque, communément appelé la Grande Rivière. Il commença à consulter avec moi sur la route qu’il devait prendre, car le navire faisait plusieurs voies d’eau et était tout à fait désemparé. Il opinait pour rebrousser directement vers les côtes du Brésil.
J’étais d’un avis positivement contraire. Après avoir examiné avec lui les cartes des côtes maritimes de l’Amérique, nous conclûmes qu’il n’y avait point de pays habité où nous pourrions relâcher avant que nous eussions atteint l’archipel des Caraïbes. Nous résolûmes donc de faire voile vers la Barbade, où nous espérions, en gardant la haute mer pour éviter l’entrée du golfe du Mexique, pouvoir aisément parvenir en quinze jours de navigation, d’autant qu’il nous était impossible de faire notre voyage à la côte d’Afrique sans des secours, et pour notre vaisseau et pour nous-mêmes.
Dans ce dessein, nous changeâmes de route, et nous gouvernâmes nord-ouest quart ouest, afin d’atteindre une de nos îles anglaises, où je comptais recevoir quelque assistance. Mais il en devait être autrement; car, par les douze degrés dix-huit minutes de latitude, nous fûmes assaillis par une seconde tempête qui nous emporta avec la même impétuosité vers l’ouest, et nous poussa si loin hors de toute route fréquentée, que si nos existences avaient été sauvées quant à la mer, nous aurions eu plutôt la chance d’être dévorés par les sauvages que celle de retourner en notre pays.
En ces extrémités, le vent soufflait toujours avec violence, et à la pointe du jour un de nos hommes s’écria: Terre! A peine nous étions-nous précipités hors de la cabine, pour regarder dans l’espoir de reconnaître en quel endroit du monde nous étions, que notre navire donna contre un banc de sable: son mouvement étant ainsi subitement arrêté, la mer déferla sur lui d’une telle manière, que nous nous attendîmes tous à périr sur l’heure et que nous nous réfugiâmes vers le gaillard d’arrière, pour nous mettre à l’abri de l’écume et des éclaboussures des vagues.
Il serait difficile à quelqu’un qui ne se serait pas trouvé en une pareille situation, de décrire ou de concevoir la consternation d’un équipage dans de telles circonstances. Nous ne savions ni où nous étions, ni vers quelle terre nous avions été poussés, ni si c’était une île ou un continent, ni si elle était habitée ou inhabitée. Et comme la fureur du vent était toujours grande, quoique moindre, nous ne pouvions pas même espérer que le navire demeurerait quelques minutes sans se briser en morceaux, à moins que les vents, par une sorte de miracle, ne changeassent subitement. En un mot, nous nous regardions les uns les autres, attendant la mort à chaque instant, et nous préparant tous pour un autre monde, car il ne nous restait rien ou que peu de chose à faire en celui-ci. Toute notre consolation présente, tout notre réconfort, c’était que le vaisseau, contrairement à notre attente, ne se brisait pas encore, et que le capitaine disait que le vent commençait à s’abattre. Bien que nous nous aperçûmes en effet que le vent s’était un peu apaisé, néanmoins notre vaisseau, ainsi échoué sur le sable, étant trop engravé pour espérer de le remettre à flot, nous étions vraiment dans une situation horrible, et il ne nous restait plus qu’à songer à sauver notre vie du mieux que nous pourrions. Nous avions un canot à notre poupe avant la tourmente, mais d’abord il s’était défoncé à force de heurter contre le gouvernail du navire, et, ensuite, ayant rompu ses amarres, il avait été englouti ou emporté au loin à la dérive; nous ne pouvions donc pas compter sur lui. Nous avions bien encore une chaloupe à bord, mais la mettre à la mer était chose difficile; cependant il n’y avait pas à tergiverser, car nous nous imaginions à chaque minute que le vaisseau se brisait, et même quelques-uns de nous affirmaient que déjà il était entr’ouvert.
Alors notre second se saisit de la chaloupe, et, avec l’aide des matelots, elle fut lancée par-dessus le flanc du navire. Nous y descendîmes tous, nous abandonnant, onze que nous étions, à la merci de Dieu et de la tempête; car, bien que la tourmente fût considérablement apaisée, la mer, néanmoins, s’élevait à une hauteur effroyable contre le rivage, et pouvait bien être appelée Den Wild Zee,—la mer sauvage,—comme les Hollandais l’appellent lorsqu’elle est orageuse.
Notre situation était alors vraiment déplorable, nous voyions tous pleinement que la mer était trop grosse pour que notre embarcation pût résister, et qu’inévitablement nous serions engloutis. Comment cingler? Nous n’avions pas de voiles, et nous en aurions eu que nous n’en aurions rien pu faire. Nous nous mîmes à ramer vers la terre, mais avec le cœur gros et comme des hommes marchant au supplice. Aucun de nous n’ignorait que la chaloupe, en abordant, serait brisée en mille pièces par le choc de la mer. Néanmoins, après avoir recommandé nos âmes à Dieu de la manière la plus fervente, nous hâtâmes de nos propres mains notre destruction en ramant de toutes nos forces vers la terre où déjà le vent nous poussait. Le rivage était-il du roc ou du sable, était-il plat ou escarpé? Nous l’ignorions. Il ne nous restait qu’une faible lueur d’espoir, c’était d’atteindre une baie, une embouchure de fleuve, où par un grand bonheur nous pourrions faire entrer notre barque, l’abriter du vent, et peut-être même trouver le calme. Mais rien de tout cela n’apparaissait; mais à mesure que nous approchions de la rive, la terre nous semblait plus redoutable que la mer.
Après avoir ramé, ou plutôt dérivé pendant une lieue et demie, à ce que nous jugions, une vague furieuse, s’élevant comme une montagne, vint, en roulant à notre arrière, nous annoncer notre coup de grâce. Bref, elle nous saisit avec tant de furie que d’un seul coup elle fit chavirer la chaloupe et nous en jeta loin, séparés les uns des autres, en nous laissant à peine le temps de dire: O mon Dieu! car nous fûmes tous engloutis en un moment.
Rien ne saurait retracer quelle était la confusion de mes pensées lorsque j’allai au fond de l’eau. Quoique je nageasse très bien, il me fut impossible de me délivrer des flots pour prendre respiration. La vague, m’ayant porté ou plutôt emporté à une longue distance vers le rivage, et s’étant étalée et retirée, me laissa presque à sec, mais à demi étouffé par l’eau que j’avais avalée. Me voyant plus près de la terre ferme que je ne m’y étais attendu, j’eus assez de présence d’esprit et de force pour me dresser sur mes pieds, et m’efforcer de gagner le rivage, avant qu’une autre vague revînt et m’enlevât. Mais je sentis bientôt que c’était impossible, car je vis la mer s’avancer derrière moi furieuse et aussi haute qu’une grande montagne. Je n’avais ni le moyen ni la force de combattre cet ennemi; ma seule ressource était de retenir mon haleine, et de m’élever au-dessus de l’eau, et en surnageant ainsi de préserver ma respiration, et de voguer vers la côte, s’il m’était possible. J’appréhendais par-dessus tout que le flot, après m’avoir transporté, en venant, vers le rivage, ne me rejetât dans la mer en s’en retournant.
La vague qui revint sur moi m’ensevelit tout d’un coup, dans sa propre masse, à la profondeur de vingt ou trente pieds; je me sentais emporté avec une violence et une rapidité extrêmes à une grande distance du côté de la terre. Je retenais mon souffle, et je nageais de toutes mes forces. Mais j’étais près d’étouffer, faute de respiration, quand je me sentis remonter, et quand, à mon grand soulagement, ma tête et mes mains percèrent au-dessus de l’eau. Il me fut impossible de me maintenir ainsi plus de deux secondes, cependant cela me fit un bien extrême, en me redonnant de l’air et du courage. Je fus derechef couvert d’eau assez longtemps, mais je tins bon; et, sentant que la lame étalait et qu’elle commençait à refluer, je coupai à travers les vagues et je repris pied. Pendant quelques instants je demeurai tranquille pour prendre haleine, et pour attendre que les eaux se fussent éloignées. Puis, alors, prenant mon élan, je courus à toutes jambes vers le rivage. Mais cet effort ne put me délivrer de la furie de la mer, qui revenait fondre sur moi; et, par deux fois, les vagues m’enlevèrent, et, comme précédemment, m’entraînèrent au loin, le rivage étant tout à fait plat.
La dernière de ces deux fois avait été bien près de m’être fatale; car la mer m’ayant emporté ainsi qu’auparavant, elle me mit à terre ou plutôt elle me jeta contre un quartier de roc, et avec une telle force, qu’elle me laissa évanoui, dans l’impossibilité de travailler à ma délivrance. Le coup, ayant porté sur mon flanc et sur ma poitrine, avait pour ainsi dire chassé entièrement le souffle de mon corps; et, si je ne l’avais recouvré immédiatement, j’aurais été étouffé dans l’eau; mais il me revint un peu avant le retour des vagues, et voyant qu’elles allaient encore m’envelopper, je résolus de me cramponner au rocher et de retenir mon haleine, jusqu’à ce qu’elles fussent retirées. Comme la terre était proche, les lames ne s’élevaient plus aussi haut, et je ne quittai point prise qu’elles ne se fussent abattues. Alors je repris ma course, et je m’approchai tellement de la terre, que la nouvelle vague, quoiqu’elle me traversât, ne m’engloutit point assez pour m’entraîner. Enfin, après un dernier effort, je parvins à la terre ferme, où, à ma grande satisfaction, je gravis sur les rochers escarpés du rivage, et m’assis sur l’herbe, délivré de tous périls et à l’abri de toute atteinte de l’océan.
J’étais alors à terre et en sûreté sur la rive; je commençai à regarder le ciel et à remercier Dieu de ce que ma vie était sauvée, dans un cas où, quelques minutes auparavant, il y avait à peine lieu d’espérer. Je crois qu’il serait impossible d’exprimer au vif ce que sont les extases et les transports d’une âme arrachée, pour ainsi dire, du plus profond de la tombe. Aussi, ne suis-je pas étonné de la coutume d’amener un chirurgien pour tirer du sang au criminel à qui on apporte des lettres de surséance juste au moment où, la corde serrée au cou, il est près de recevoir la mort, afin que la surprise ne chasse point les esprits vitaux de son cœur, et ne le tue point.
Absorbé dans la contemplation de ma délivrance, je me promenais çà et là sur le rivage, levant les mains vers le ciel, faisant mille gestes et mille mouvements que je ne saurais décrire; songeant à tous mes compagnons qui étaient noyés, et que là pas une âme n’avait dû être sauvée excepté moi; car je ne les revis jamais, ni eux, ni aucun vestige d’eux, si ce n’est trois chapeaux, un bonnet et deux souliers dépareillés.
Alors je jetai les yeux sur le navire échoué; mais il était si éloigné, et les brisants et l’écume de la lame étaient si forts, qu’à peine pouvais-je le distinguer; et je considérai, ô mon Dieu! comment il avait été possible que j’eusse atteint le rivage.
Après avoir soulagé mon esprit par tout ce qu’il y avait de consolant dans ma situation, je commençai à regarder à l’entour de moi, pour voir en quelle sorte de lieu j’étais, et ce que j’avais à faire. Je sentis bientôt mon contentement diminuer, et qu’en un mot ma délivrance était affreuse, car j’étais trempé et n’avais pas de vêtements pour me changer, ni rien à manger ou à boire pour me réconforter. Je n’avais non plus d’autre perspective que celle de mourir de faim ou d’être dévoré par les bêtes féroces. Ce qui m’affligeait particulièrement, c’était de ne point avoir d’arme pour chasser et tuer quelques animaux pour ma subsistance, ou pour me défendre contre n’importe quelles créatures qui voudraient me tuer pour la leur. Bref, je n’avais rien sur moi qu’un couteau, une pipe à tabac, et un peu de tabac dans une boîte. C’était là toute ma provision: aussi tombai-je dans une si terrible désolation d’esprit, que pendant quelque temps je courus çà et là comme un insensé. A la tombée du jour, le cœur plein de tristesse, je commençai à considérer quel serait mon sort s’il y avait en cette contrée des bêtes dévorantes, car je n’ignorais pas qu’elles sortent à la nuit pour rôder et chercher leur proie.
La seule ressource qui s’offrit alors à ma pensée fut de monter à un arbre épais et touffu, semblable à un sapin, mais épineux, qui croissait près de là, et où je résolus de m’établir pour toute la nuit, laissant au lendemain à considérer de quelle mort il me faudrait mourir; car je n’entrevoyais encore nul moyen d’existence. Je m’éloignai d’environ un demi-quart de mille du rivage, afin de voir si je ne trouverais point d’eau douce pour étancher ma soif: à ma grande joie, j’en rencontrai. Après avoir bu, ayant mis un peu de tabac dans ma bouche pour prévenir ma faim, j’allai à l’arbre, je montai dedans, et je tâchai de m’y placer de manière à ne pas tomber si je venais à m’endormir; et, pour ma défense, ayant coupé un bâton court, semblable à un gourdin, je pris possession de mon logement. Comme j’étais extrêmement fatigué, je tombai dans un profond sommeil, et je dormis confortablement comme peu de personnes, je pense, l’eussent pu faire en ma situation, et je m’en trouvai plus soulagé que je crois l’avoir jamais été dans une occasion opportune.
Lorsque je m’éveillai, il faisait grand jour; le temps était clair, l’orage était abattu, la mer n’était plus ni furieuse ni houleuse comme la veille. Mais quelle fut ma surprise en voyant que le vaisseau avait été, par l’élévation de la marée, enlevé, pendant la nuit, du banc de sable où il s’était engravé, et qu’il avait dérivé presque jusqu’au récif dont j’ai parlé plus haut, et contre lequel j’avais été précipité et meurtri. Il était environ à un mille du rivage, et comme il paraissait poser encore sur sa quille, je souhaitai d’aller à bord, afin de sauver au moins quelques choses nécessaires pour mon usage.
Quand je fus descendu de mon appartement, c’est-à-dire de l’arbre, je regardai encore à l’entour de moi, et la première chose que je découvris fut la chaloupe, gisant sur la terre, où le vent et la mer l’avaient lancée, à environ deux milles à ma droite. Je marchai le long du rivage aussi loin que je pus pour y arriver; mais ayant trouvé entre cette embarcation et moi un bras de mer qui avait environ un demi-mille de largeur, je rebroussai chemin; car j’étais alors bien plus désireux de parvenir au bâtiment, où j’espérais trouver quelque chose pour ma subsistance.
Un peu après midi, la mer était très calme et la marée si basse, que je pouvais avancer jusqu’à un quart de mille du vaisseau. Là, j’éprouvai un renouvellement de douleur; car je vis clairement que si nous fussions demeurés à bord, nous eussions tous été sauvés, c’est-à-dire que nous serions tous venus à terre sains et saufs, et que je n’aurais pas été si malheureux que d’être, comme je l’étais alors, entièrement dénué de toute société et de toute consolation. Ceci m’arracha de nouvelles larmes des yeux: mais ce n’était qu’un faible soulagement, et je résolus d’atteindre le navire, s’il était possible. Je me déshabillai, car la chaleur était extrême, et me mis à l’eau. Parvenu au bâtiment, la grande difficulté était de savoir comment monter à bord. Comme il posait sur terre et s’élevait à une grande hauteur hors de l’eau, il n’y avait rien à ma portée que je pusse saisir. J’en fis deux fois le tour à la nage, et, la seconde fois, j’aperçus un petit bout de cordage, que je fus étonné de n’avoir point vu d’abord, et qui pendait au porte-haubans de misaine, assez bas pour que je pusse l’atteindre, mais non sans grande difficulté. A l’aide de cette corde je me hissai sur le gaillard d’avant. Là, je vis que le vaisseau était brisé, et qu’il y avait une grande quantité d’eau dans la cale, mais qu’étant posé sur les accores d’un banc de sable ferme, ou plutôt de terre, il portait la poupe extrêmement haut et la proue si bas, qu’elle était presque à fleur d’eau; de sorte que l’arrière était libre, et que tout ce qu’il y avait dans cette partie était sec. On peut bien être assuré que ma première besogne fut de chercher à voir ce qui était avarié et ce qui était intact. Je trouvai d’abord que toutes les provisions du vaisseau étaient en bon état et n’avaient point souffert de l’eau; et me sentant fort disposé à manger, j’allai à la soute au pain où je remplis mes goussets de biscuits, que je mangeai en m’occupant à autre chose; car je n’avais pas de temps à perdre. Je trouvai aussi du rhum dans la grande chambre: j’en bus un long trait, ce qui, au fait, n’était pas trop pour me donner du cœur à l’ouvrage. Alors, il ne me manquait plus rien qu’une barque pour me munir de bien des choses que je prévoyais devoir m’être fort essentielles.
Il était superflu de demeurer oisif à souhaiter ce que je ne pouvais avoir; la nécessité éveilla mon industrie. Nous avions à bord plusieurs vergues, plusieurs mâts de hune de rechange, et deux ou trois espars doubles: je résolus de commencer par cela à mettre à l’œuvre, et j’élinguai hors du bord tout ce qui n’était point trop pesant, attachant chaque pièce avec une corde pour qu’elle ne pût pas dériver. Quand ceci fut fait, je descendis à côté du bâtiment, et les tirant à moi, je liai fortement ensemble quatre de ces pièces par les deux bouts, le mieux qu’il me fut possible, pour en former un radeau. Ayant posé en travers trois ou quatre bouts de bordage, je sentis que je pouvais très bien marcher dessus, mais qu’il ne pourrait pas porter une forte charge, à cause de sa trop grande légèreté. Je me remis donc à l’ouvrage, et, avec la scie du charpentier, je coupai en trois, sur la longueur, un mât de hune, et l’ajoutai à mon radeau avec beaucoup de travail et de peine. Mais l’espérance de me procurer le nécessaire me poussait à faire bien au delà de ce que j’aurais été capable d’exécuter en toute autre occasion.