Aventures surprenantes de Robinson Crusoé
Mes deux messagers furent en tout trois semaines absents, et c’est dans cet intervalle, malheureusement pour eux, comme je l’ai rapporté dans la première partie, que je trouvai l’occasion de quitter mon île, laissant derrière moi trois bandits, les plus impudents, les plus endurcis, les plus ingouvernables, les plus turbulents qu’on eût su rencontrer, au grand chagrin et au grand désappointement des pauvres Espagnols, ayez-en l’assurance.
La seule chose loyale que firent ces coquins, ce fut de donner ma lettre aux Espagnols quand ils arrivèrent, et de leur offrir des provisions et des secours, comme je le leur avais recommandé. Ils leur remirent aussi de longues instructions écrites que je leur avais laissées, et qui contenaient les méthodes particulières dont j’avais fait usage dans le gouvernement de ma vie en ces lieux: la manière de faire cuire mon pain, d’élever mes chèvres apprivoisées et de semer mon blé; comment je séchais mes raisins, je faisais mes pots; en un mot, tout ce que je fabriquais. Tout cela, couché par écrit, fut remis par les trois vauriens aux Espagnols, dont deux comprenaient assez bien l’anglais. Ils ne refusèrent pas, qui plus est, de s’accommoder avec eux pour toute autre chose, car ils s’accordèrent très bien pendant quelque temps. Ils partagèrent également avec eux la maison ou la grotte, et commencèrent par vivre fort sociablement. Le principal Espagnol, qui m’avait assisté dans beaucoup de mes opérations, administrait toutes les affaires avec l’aide du père de Vendredi. Quant aux Anglais, ils ne faisaient que rôder çà et là dans l’île, tuer des perroquets, attraper des tortues, et quand le soir ils revenaient à la maison, les Espagnols pourvoyaient à leur souper.
Ces derniers s’en seraient arrangés si les autres les avaient seulement laissés en repos; mais leur cœur ne pouvait leur permettre de le faire longtemps, et, comme le chien dans la crèche, ils ne voulaient ni manger ni souffrir que les autres mangeassent. Leurs différends toutefois furent d’abord peu de chose et ne valent pas la peine d’être rapportés; mais à la fin une guerre ouverte éclata et commença avec toute la grossièreté et l’insolence qui se puissent imaginer, sans raison, sans provocation, contrairement à la nature et au sens commun; et, bien que le premier rapport m’en eût été fait par les Espagnols eux-mêmes, que je pourrais qualifier d’accusateurs, quand je vins à questionner les vauriens, ils ne purent en démentir un mot.
Mais avant d’entrer dans les détails de cette seconde partie, il faut que je répare une omission faite dans la première. J’ai oublié d’y consigner qu’au moment de lever l’ancre pour mettre à la voile, il s’engagea à bord de notre navire une petite querelle, qui un instant fit craindre une seconde révolte; elle ne s’apaisa que lorsque le capitaine, s’armant de courage et réclamant notre assistance, eut séparé de vive force et fait prisonniers deux des plus séditieux, et les eut fait mettre aux fers. Comme ils s’étaient mêlés activement aux premiers désordres, et qu’en dernier lieu ils avaient laissé échapper quelques propos grossiers et nuisibles, il les menaça de les transporter ainsi en Angleterre pour y être pendus comme rebelles et comme pirates.
Cette menace, quoique probablement le capitaine n’eût pas l’intention de l’exécuter, effraya les autres matelots; et quelques-uns d’entre eux mirent dans la tête de leurs camarades que le capitaine ne leur donnait pour le présent de bonnes paroles qu’afin de pouvoir gagner quelque port anglais, où ils seraient tous jetés en prison et mis en jugement.
Le second eut vent de cela et nous en donna connaissance; sur quoi il fut arrêté que moi, qui passais toujours à leurs yeux pour un personnage important, j’irais avec le second les rassurer et leur dire qu’ils pouvaient être certains, s’ils se conduisaient bien durant le reste du voyage, que tout ce qu’ils avaient fait précédemment serait oublié. J’y allai donc: ils parurent contents après que je leur eus donné ma parole d’honneur, et plus encore quand j’ordonnai que les deux hommes qui étaient aux fers fussent relâchés et graciés.
Cette mutinerie nous obligea à jeter l’ancre cette nuit-là, attendu d’ailleurs que le vent était tombé; le lendemain matin nous nous aperçûmes que nos deux hommes qui avaient été mis aux fers s’étaient saisis chacun d’un mousquet et de quelques autres armes,—nous ignorions combien ils avaient de poudre et de plomb,—avaient pris la pinasse du bâtiment, qui n’avait pas encore été halée à bord, et étaient allés rejoindre à terre leurs compagnons de complot.
Aussitôt que j’en fus instruit, je fis monter dans la grande chaloupe douze hommes et le second, et les envoyai à la poursuite de ces coquins; mais ils ne purent les trouver non plus qu’aucun des autres, car dès qu’ils avaient vu la chaloupe s’approcher du rivage, ils s’étaient tous enfuis dans les bois. Le second fut d’abord tenté, pour faire justice de leur coquinerie, de détruire leurs plantations, de brûler leurs ustensiles et leurs meubles, et de les laisser se tirer d’affaire comme ils pourraient; mais, n’ayant pas d’ordres, il laissa toutes choses comme il les trouva, et, ramenant la pinasse, il revint à bord sans eux.
Ces deux hommes joints aux précédents coquins en élevaient le nombre à cinq; mais les trois premiers l’emportaient tellement en scélératesse sur ceux-ci, qu’après qu’ils eurent passé ensemble deux ou trois jours, ils chassèrent les deux nouveaux venus, les abandonnant à eux-mêmes et ne voulant rien avoir de commun avec eux. Ils refusèrent même longtemps de leur donner de la nourriture. Quant aux Espagnols, ils n’étaient point encore arrivés.
Dès que ceux-ci furent venus, les affaires commencèrent à marcher; ils tâchèrent d’engager les trois scélérats d’Anglais à reprendre parmi eux leurs deux compatriotes, afin, disaient-ils, de ne faire qu’une seule famille; mais ils ne voulurent rien entendre, de sorte que les deux pauvres diables vécurent à part, et, voyant qu’il n’y avait que le travail et l’application qui pût les faire vivre confortablement, ils s’installèrent sur le rivage nord de l’île, mais un peu plus à l’ouest, pour être à l’abri des sauvages, qui débarquaient toujours dans la partie orientale.
Là ils bâtirent deux huttes, l’une pour se loger et l’autre pour servir de magasin. Les Espagnols leur ayant remis quelque peu de blé pour semer et une partie des pois que je leur avais laissés, ils bêchèrent, plantèrent, firent des clôtures, d’après l’exemple que je leur avais donné à tous, et commencèrent à se tirer assez bien d’affaire.
Leur première récolte de blé était venue à bien, et, quoiqu’ils n’eussent d’abord cultivé qu’un petit espace de terrain, vu le peu de temps qu’ils avaient eu, néanmoins c’en fut assez pour les soulager et les fournir de pain et d’autres aliments; l’un d’eux, qui avait rempli à bord les fonctions d’aide de cuisine, s’entendait fort bien à faire des soupes, des puddings, et quelques autres mets que le riz, le lait et le peu de viande qu’ils avaient permettaient d’apprêter.
C’est ainsi que leur position commençait à s’améliorer, quand leurs trois fieffés coquins de compatriotes se mirent en tête de venir les insulter et leur chercher noise. Ils leur dirent que l’île était à eux, que le gouverneur,—c’était moi qu’ils désignaient ainsi,—leur en avait donné la possession, que personne qu’eux n’y avait droit, et que, de par tous les diables, ils ne leur permettraient point de faire des constructions sur leur terrain, à moins d’en payer le loyer.
Les deux hommes crurent d’abord qu’ils voulaient rire, et les prièrent de venir s’asseoir auprès d’eux, d’examiner les magnifiques maisons qu’ils avaient construites et d’en fixer eux-mêmes le loyer; l’un d’eux ajouta en plaisantant que s’ils étaient effectivement les propriétaires du sol, il espérait que, bâtissant sur ce terrain et y faisant des améliorations, on devait, selon la coutume de tous les propriétaires, leur accorder un long bail, et il les engagea à amener un notaire pour rédiger l’acte. Un des trois scélérats se mit à jurer, et, entrant en fureur, leur dit qu’il allait leur faire voir qu’ils ne riaient pas; en même temps il s’approche de l’endroit où ces honnêtes gens avaient allumé du feu pour cuire leurs aliments, prend un tison et, l’appliquant sur la partie extérieure de leur hutte, y met le feu: elle aurait brûlé tout entière en quelques minutes si l’un des deux hommes, courant à ce coquin, ne l’eût éloigné et éteint le feu avec ses pieds, sans de grandes difficultés.
Le vaurien, furieux d’être ainsi repoussé par cet honnête homme, s’avança sur lui avec un gros bâton qu’il tenait à la main; et si l’autre n’eût évité adroitement le coup et ne se fût enfui dans la hutte, c’en était fait de sa vie. Son camarade, voyant le danger où ils étaient tous deux, courut le rejoindre, et bientôt ils ressortirent ensemble, avec leurs mousquets; celui qui avait été frappé étendit à terre d’un coup de crosse le coquin qui avait commencé la querelle avant que les deux autres pussent arriver à son aide; puis, les voyant venir à eux, ils leur présentèrent le canon de leurs mousquets et leur ordonnèrent de se tenir à distance.
Les drôles avaient aussi des armes à feu; mais l’un des deux honnêtes gens, plus décidé que son camarade et enhardi par le danger qu’ils couraient, leur dit que s’ils remuaient pied ou main ils étaient tous morts, et leur commanda résolument de mettre bas les armes. Ils ne mirent pas bas les armes, il est vrai; mais, les voyant si déterminés, ils parlementèrent et consentirent à s’éloigner en emportant leur camarade, que le coup de crosse qu’il avait reçu paraissait avoir grièvement blessé. Toutefois les deux honnêtes Anglais eurent grand tort: ils auraient dû profiter de leurs avantages pour désarmer entièrement leurs adversaires comme ils le pouvaient, aller immédiatement trouver les Espagnols et leur raconter comment ces scélérats les avaient traités; car ces trois misérables ne s’occupèrent plus que des moyens de se venger, et chaque jour en fournissait quelque nouvelle preuve.
Mais je ne crois pas devoir charger cette partie de mon histoire du récit des manifestations les moins importantes de leur scélératesse, telles que de fouler aux pieds leurs blés, tuer à coups de fusil trois jeunes chevreaux et une chèvre que les pauvres gens avaient apprivoisée pour en avoir des petits. En un mot, ils les tourmentèrent tellement nuit et jour, que les deux infortunés, poussés à bout, résolurent de leur livrer bataille à tous trois à la première occasion. A cet effet, ils se décidèrent à aller au château,—c’est ainsi qu’ils appelaient ma vieille habitation,—où vivaient à cette époque les trois coquins et les Espagnols. Là leur intention était de livrer un combat dans les règles, en prenant les Espagnols pour témoins. Ils se levèrent donc le lendemain matin avant l’aube, vinrent au château et appelèrent les Anglais par leurs noms, disant à l’Espagnol, qui leur demanda ce qu’ils voulaient, qu’ils avaient à parler à leurs compatriotes.
Il était arrivé que la veille deux des Espagnols, s’étant rendus dans les bois, avaient rencontré l’un des deux Anglais que, pour les distinguer des autres, j’appelle honnêtes gens; celui-ci s’était plaint amèrement aux Espagnols des traitements barbares qu’ils avaient eu à souffrir de leurs trois compatriotes, qui avaient détruit leur plantation, dévasté leur récolte, qu’ils avaient eu tant de peine à faire venir; tué la chèvre et les trois chevreaux qui formaient toute leur subsistance. Il avait ajouté que si lui et ses amis, à savoir les Espagnols, ne venaient de nouveau à leur aide, il ne leur resterait d’autre perspective que de mourir de faim. Quand les Espagnols revinrent le soir au logis, et que tout le monde fut à souper, un d’entre eux prit la liberté de blâmer les trois Anglais, bien qu’avec douceur et politesse, et leur demanda comment ils pouvaient être aussi cruels envers des gens qui ne faisaient de mal à personne, qui tâchaient de subsister par leur travail, et qui avaient dû se donner bien des peines pour amener les choses à l’état de perfection où elles étaient arrivées.
L’un des Anglais repartit brusquement:—«Qu’avaient-ils à faire ici?»—ajoutant qu’ils étaient venus à terre sans permission, et que, quant à eux, ils ne souffriraient pas qu’ils fissent de cultures ou de constructions dans l’île; que le sol ne leur appartenait pas.—«Mais, dit l’Espagnol avec beaucoup de calme, señor Inglés, ils ne doivent pas mourir de faim.»—L’Anglais répondit, comme un malappris qu’il était, qu’ils pouvaient crever de faim et aller au diable, mais qu’ils ne planteraient ni ne bâtiraient dans ce lieu.—«Que faut-il donc qu’ils fassent, señor?» dit l’Espagnol.—Un autre de ces rustres répondit:—«Goddam! qu’ils nous servent et travaillent pour nous.»—«Mais comment pouvez-vous attendre cela d’eux? vous ne les avez pas achetés de vos deniers, vous n’avez pas le droit d’en faire vos esclaves.»—Les Anglais répondirent que l’île était à eux, que le gouverneur la leur avait donnée, et que nul autre n’y avait droit; ils jurèrent leurs grands dieux qu’ils iraient mettre le feu à leurs nouvelles huttes, et qu’ils ne souffriraient pas qu’ils bâtissent sur leur territoire.
—«Mais, señor, dit l’Espagnol, d’après ce raisonnement, nous aussi, nous devons être vos esclaves.»—«Oui, dit l’audacieux coquin, et vous les serez aussi, et nous n’en aurons pas encore fini ensemble.»—entremêlant ses paroles de deux ou trois goddam placés aux endroits convenables. L’Espagnol se contenta de sourire, et ne répondit rien. Toutefois, cette conversation avait échauffé la bile des Anglais, et l’un d’eux,—c’était, je crois, celui qu’ils appelaient Will Atkins,—se leva brusquement et dit à l’un de ses camarades:—«Viens, Jack, allons nous frotter avec eux: je te réponds que nous démolirons leurs châteaux; ils n’établiront pas de colonies dans nos domaines.»
Ce disant, ils sortirent ensemble, armés chacun d’un fusil, d’un pistolet et d’un sabre, et marmottant entre eux quelques propos insolents sur le traitement qu’ils infligeraient aux Espagnols quand l’occasion s’en présenterait; mais il paraît que ceux-ci n’entendirent pas parfaitement ce qu’ils disaient, et qu’ils comprirent seulement qu’on leur faisait des menaces parce qu’ils avaient pris le parti des deux Anglais.
Où allèrent-ils et comment passèrent-ils leur temps ce soir-là, les Espagnols me dirent n’en rien savoir; mais il paraît qu’ils errèrent çà et là dans le pays une partie de la nuit, puis que, s’étant couchés dans l’endroit que j’appelais ma tonnelle, ils se sentirent fatigués et s’endormirent. Au fait, voilà ce qu’il en était: ils avaient résolu d’attendre jusqu’à minuit, et alors de surprendre les pauvres diables dans leur sommeil, et, comme plus tard ils l’avouèrent, avec le projet de mettre le feu à la hutte des deux Anglais pendant qu’ils y étaient, de les faire périr dans les flammes ou de les assassiner au moment où ils sortiraient: comme la malignité dort rarement d’un profond sommeil, il est étrange que ces gens-là ne soient pas restés éveillés.
Toutefois, comme les deux honnêtes gens avaient aussi sur eux des vues, plus honorables, il est vrai, que l’incendie et l’assassinat, il advint, et fort heureusement pour tous, qu’ils étaient debout et sortis avant que les sanguinaires coquins arrivassent à leurs huttes.
Quand ils y furent et virent que leurs adversaires étaient partis, Atkins, qui, à ce qu’il paraît, marchait en avant, cria à ses camarades:—«Holà! Jack, voilà bien le nid; mais, qu’ils soient damnés! les oiseaux sont envolés.»—Ils réfléchirent un moment à ce qui avait pu les faire sortir de si bonne heure, et l’idée leur vint que c’étaient les Espagnols qui les avaient prévenus; là-dessus, ils se serrèrent la main et se jurèrent mutuellement de se venger des Espagnols. Aussitôt qu’ils eurent fait ce pacte de sang, ils se mirent à l’œuvre sur l’habitation des pauvres gens. Ils ne brûlèrent rien, mais ils jetèrent bas les deux huttes, et en dispersèrent les débris, de manière à ne rien laisser debout et à rendre en quelque sorte méconnaissable l’emplacement qu’elles avaient occupé; ils mirent en pièces tout leur petit mobilier, et l’éparpillèrent de telle façon que les pauvres gens retrouvèrent plus tard, à un mille de distance de leur habitation, quelques-uns des objets qui leur avaient appartenu.
Cela fait, ils arrachèrent tous les jeunes arbres que ces pauvres gens avaient plantés, ainsi que les clôtures qu’ils avaient établies pour mettre en sûreté leurs bestiaux et leur grain; en un mot, ils saccagèrent et pillèrent toute chose aussi complètement qu’aurait pu le faire une horde de Tartares.
Pendant ce temps les deux hommes étaient allés à leur recherche, décidés à les combattre partout où ils les trouveraient, bien qu’étant seulement deux contre trois, de sorte que, s’ils se fussent rencontrés, il y aurait eu certainement du sang répandu; car, il faut leur rendre cette justice, ils étaient tous des gaillards solides et résolus.
Mais la Providence mit plus de soin à les séparer qu’ils n’en mirent eux-mêmes à se joindre: comme s’ils se fussent donné la chasse, les trois vauriens étaient à peine partis que les deux honnêtes gens arrivèrent; puis, quand ces deux-ci retournèrent sur leurs pas pour aller à leur rencontre, les trois autres étaient revenus à la vieille habitation. Nous allons voir la différence de leur conduite. Quand les trois drôles furent de retour, encore furieux, et échauffés par l’œuvre de destruction qu’ils venaient d’accomplir, ils abordèrent les Espagnols par manière de bravade et comme pour les narguer, et ils leur dirent ce qu’ils avaient fait; l’un d’entre eux même, s’approchant de l’un des Espagnols, comme un polisson qui jouerait avec un autre, lui ôta son chapeau de dessus la tête, et, le faisant pirouetter, lui dit en lui riant au nez:—«Et vous aussi, señor Jack Espagnol, nous vous mettrons à la même sauce si vous ne réformez pas vos manières.»—L’Espagnol, qui, quoique doux et pacifique, était aussi brave qu’un homme peut désirer de l’être, et d’ailleurs fortement constitué, le regarda fixement pendant quelques minutes; puis, n’ayant à la main aucune arme, il s’approcha gravement de lui, et d’un coup de poing l’étendit par terre comme un boucher abat un bœuf; sur quoi l’un des bandits, aussi scélérat que le premier, fit feu de son pistolet sur l’Espagnol. Il le manqua, il est vrai, car les balles passèrent dans ses cheveux; mais il y en eut une qui lui toucha le bout de l’oreille et le fit beaucoup saigner. La vue de son sang fit croire à l’Espagnol qu’il avait plus de mal que cela n’était effectivement, et il commença à s’échauffer, car jusque-là il avait agi avec le plus grand sang-froid; aussi, déterminé à en finir, il se baissa, et, ramassant le mousquet de celui qu’il avait étendu par terre, il allait coucher en joue l’homme qui avait fait feu sur lui, quand le reste des Espagnols qui se trouvaient dans la grotte sortirent, lui crièrent de ne pas tirer, et, s’étant avancés, s’assurèrent des deux autres Anglais en leur arrachant leurs armes.
Quand ils furent ainsi désarmés, et lorsqu’ils se furent aperçus qu’ils s’étaient fait des ennemis de tous les Espagnols, comme ils s’en étaient fait de leurs propres compatriotes, ils commencèrent dès lors à se calmer, et, baissant le ton, demandèrent qu’on leur rendît leurs armes; mais les Espagnols, considérant l’inimitié qui régnait entre eux et les deux autres Anglais, et pensant que ce qu’il y aurait de mieux à faire serait de les séparer les uns des autres, leur dirent qu’on ne leur ferait point de mal, et que, s’ils voulaient vivre paisiblement, ils ne demandaient pas mieux que de les aider et d’avoir des rapports avec eux comme auparavant; mais qu’on ne pouvait penser à leur rendre leurs armes lorsqu’ils étaient résolus à s’en servir contre leurs compatriotes, et les avaient même menacés de faire d’eux tous des esclaves.
Les coquins n’étaient pas alors plus en état d’entendre raison que d’agir raisonnablement; mais, voyant qu’on leur refusait leurs armes, ils s’en allèrent en faisant des gestes extravagants, et comme fous de rage, menaçant, bien que sans armes à feu, de faire tout le mal en leur pouvoir. Les Espagnols, méprisant leurs menaces, leur dirent de se bien garder de causer le moindre dommage à leurs plantations ou à leur bétail; que s’ils s’avisaient de le faire, ils les tueraient à coups de fusil comme des bêtes féroces partout où ils les trouveraient, et que, s’ils tombaient vivants entre leurs mains, ils pouvaient être sûrs d’être pendus. Il s’en fallut toutefois que cela les calmât, et ils s’éloignèrent en jurant et sacrant comme des échappés de l’enfer. Aussitôt qu’ils furent partis, survinrent les deux autres, enflammés d’une colère et possédés d’une rage aussi grandes, quoique d’une autre nature: ce n’était pas sans motif, car, ayant été à leur plantation, ils l’avaient trouvée toute démolie et détruite; à peine eurent-ils articulé leurs griefs, que les Espagnols leur dirent les leurs, et tous s’étonnèrent que trois hommes en bravassent ainsi dix-neuf impunément.
Les Espagnols les méprisaient, et, après les avoir ainsi désarmés, firent peu de cas de leurs menaces; mais les deux Anglais résolurent de se venger, quoiqu’il pût leur en coûter pour les trouver.
Ici les Espagnols s’interposèrent également, et leur dirent que leurs adversaires étant déjà désarmés, ils ne pouvaient consentir à ce qu’ils les attaquassent avec des armes à feu et les tuassent peut-être.—«Mais, dit le grave Espagnol qui était leur gouverneur, nous ferons en sorte de vous faire rendre justice si vous voulez vous en rapporter à nous: il n’est pas douteux que lorsque leur colère sera apaisée, ils reviendront vers nous, incapables qu’ils sont de subsister sans notre aide; nous vous promettons alors de ne faire avec eux ni paix ni trêve qu’ils ne vous aient donné pleine satisfaction; à cette condition, nous espérons que vous nous promettrez de votre côté de ne point user de violence à leur égard, si ce n’est dans le cas de légitime défense.»
Les deux Anglais cédèrent à cette invitation de mauvaise grâce et avec beaucoup de répugnance; mais les Espagnols protestèrent qu’en agissant ainsi ils n’avaient d’autre but que d’empêcher l’effusion du sang, et de rétablir l’harmonie parmi eux:—«Nous sommes bien peu nombreux ici, dirent-ils, il y a place pour nous tous, et il serait dommage que nous ne fussions pas tous bons amis.»—A la fin les Anglais consentirent, et, en attendant le résultat, demeurèrent quelques jours avec les Espagnols, leur propre habitation étant détruite.
Au bout d’environ trois jours, les trois exilés, fatigués d’errer çà et là et mourant presque de faim,—car ils n’avaient guère vécu dans cet intervalle que d’œufs de tortues,—retournèrent au bocage. Ayant trouvé mon Espagnol, qui, comme je l’ai dit, était le gouverneur, se promenant avec deux autres sur le rivage, ils l’abordèrent d’un air humble et soumis, et demandèrent en grâce d’être de nouveau admis dans la famille. Les Espagnols les accueillirent avec politesse, mais leur déclarèrent qu’ils avaient agi d’une manière si criminelle envers les Anglais leurs compatriotes, et d’une façon si incivile envers eux Espagnols, qu’ils ne pouvaient rien conclure sans avoir préalablement consulté les deux Anglais et le reste de la troupe; qu’ils allaient les trouver, leur en parler, et que dans une demi-heure ils leur feraient connaître le résultat de leur démarche. Il fallait que les trois coupables fussent réduits à une bien rude extrémité, puisque, obligés d’attendre la réponse pendant une demi-heure, ils demandèrent qu’on voulût bien dans cet intervalle leur faire donner du pain; ce qui fut fait: on y ajouta même un gros morceau de chevreau et un perroquet bouilli, qu’ils mangèrent de bon appétit, car ils étaient mourants de faim.
Après avoir tenu conseil une demi-heure, on les fit entrer, et il s’engagea à leur sujet un long débat: leurs deux compatriotes les accusèrent d’avoir anéanti le fruit de leur travail et formé le dessein de les assassiner, toutes choses qu’ils avaient avouées auparavant et que par conséquent ils ne pouvaient nier actuellement; alors les Espagnols intervinrent comme conciliateurs, et de même qu’ils avaient obligé les deux Anglais à ne point faire de mal aux trois autres pendant que ceux-ci étaient privés de leurs armes, de même maintenant ils obligèrent ces derniers à aller rebâtir pour leurs compatriotes deux huttes, l’une devant être de la même dimension, et l’autre plus vaste que les premières, comme aussi à rétablir les clôtures qu’ils avaient arrachées, à planter des arbres à la place de ceux qu’ils avaient déracinés, à bêcher le sol pour y semer du blé là où ils avaient endommagé la culture; en un mot, à rétablir toutes choses en l’état où ils les avaient trouvées, autant du moins que cela se pouvait; car ce n’était pas complètement possible, puisqu’on ne pouvait réparer le temps perdu dans la saison du blé, non plus que rendre les arbres et les haies ce qu’ils étaient.
Ils se soumirent à toutes ces conditions; et, comme pendant ce temps on leur fournit des provisions en abondance, ils devinrent très paisibles, et la bonne intelligence régna de nouveau dans la société; seulement on ne put jamais obtenir de ces trois hommes de travailler pour eux-mêmes, si ce n’est un peu par-ci par-là, et selon leur caprice. Toutefois les Espagnols leur dirent franchement que, pourvu qu’ils consentissent à vivre avec eux d’une manière sociable et amicale, et à prendre en général le bien de la plantation à cœur, on travaillerait pour eux, en sorte qu’ils pourraient se promener et être oisifs tout à leur aise. Ayant donc vécu en paix pendant un mois ou deux, les Espagnols leur rendirent leurs armes, et leur donnèrent la permission de les porter dans leurs excursions comme par le passé.
Une semaine s’était à peine écoulée depuis qu’ils avaient repris possession de leurs armes et recommencé leurs courses, que ces hommes ingrats se montrèrent aussi insolents et aussi peu supportables qu’auparavant; mais, sur ces entrefaites, un incident survint qui mit en péril la vie de tout le monde, et qui les força de déposer tout ressentiment particulier, pour ne songer qu’à la conservation de leur existence.
Il arriva une nuit que le gouverneur espagnol, comme je l’appelle, c’est-à-dire l’Espagnol à qui j’avais sauvé la vie, et qui était maintenant le capitaine, le chef ou le gouverneur de la colonie, se trouva tourmenté d’insomnie et dans l’impossibilité de fermer l’œil: il se portait parfaitement bien de corps, comme il me le dit par la suite en me contant cette histoire, seulement ses pensées se succédaient tumultueusement, son esprit n’était plein que d’hommes combattant et se tuant les uns les autres; cependant il était tout à fait éveillé et ne pouvait avoir un moment de sommeil. Il resta longtemps couché dans cet état; mais, se sentant de plus en plus agité, il résolut de se lever. Comme ils étaient en grand nombre, ils ne couchaient pas dans des hamacs comme moi, qui étais seul, mais sur des peaux de chèvres étendues sur des espèces de lits et de paillasses qu’ils s’étaient faits, de sorte que quand ils voulaient se lever ils n’avaient qu’à se mettre sur leurs jambes, à passer un habit et à chausser leurs souliers, et ils étaient prêts à aller où bon leur semblait.
S’étant donc ainsi levé, il jeta un coup d’œil dehors; mais il faisait nuit et il ne put rien ou presque rien voir; d’ailleurs les arbres que j’avais plantés, comme je l’ai dit dans mon premier récit, ayant poussé à une grande hauteur, interceptaient sa vue, de manière que tout ce qu’il put voir en levant les yeux, ce fut un ciel clair et étoilé. N’entendant aucun bruit, il revint sur ses pas et se recoucha; mais ce fut inutilement: il ne put dormir ni goûter un instant de repos, ses pensées continuant à être agitées et inquiètes sans qu’il sût pourquoi.
Ayant fait quelque bruit en se levant et en allant et venant, l’un de ses compagnons s’éveilla et demanda quel était celui qui se levait. Le gouverneur lui dit ce qu’il éprouvait.—«Vraiment! dit l’autre Espagnol, ces choses-là méritent qu’on s’y arrête, je vous assure: il se prépare en ce moment quelque chose contre nous, j’en ai la certitude;»—et sur-le-champ il lui demanda où étaient les Anglais.—«Ils sont dans leurs huttes, dit-il, tout est en sûreté de ce côté-là.»—Il paraît que les Espagnols avaient pris possession du logement principal, et avaient aménagé un endroit où les trois Anglais, depuis leur dernière mutinerie, étaient toujours relégués sans qu’ils pussent communiquer avec les autres.—«Oui, dit l’Espagnol, il doit y avoir quelque chose là-dessous, ma propre expérience me l’assure. Je suis convaincu que nos âmes, dans leur enveloppe charnelle, communiquent avec les esprits incorporels, habitants du monde invisible et en reçoivent des clartés. Cet avertissement, ami, nous est sans doute donné pour notre bien si nous savons le mettre à profit. Venez, dit-il, sortons et voyons ce qui se passe; et si nous ne trouvons rien qui justifie notre inquiétude, je vous conterai à ce sujet une histoire qui vous convaincra de la vérité de ce que je vous dis.»
En un mot, ils sortirent pour se rendre au sommet de la colline où j’avais coutume d’aller; mais, étant en force et en bonne compagnie, ils n’employèrent pas la précaution que, moi qui étais tout seul, je prenais de monter au moyen de l’échelle que je tirais après moi et replaçais une seconde fois pour gagner le sommet, car ils traversèrent le bocage sans précaution et librement, lorsque tout à coup ils furent surpris de voir à très peu de distance la lumière d’un feu et d’entendre, non pas une voix ou deux, mais les voix d’un grand nombre d’hommes.
Toutes les fois que j’avais découvert des débarquements de sauvages dans l’île, j’avais constamment fait en sorte qu’on ne pût avoir le moindre indice que le lieu était habité; lorsque les événements le leur apprirent, ce fut d’une manière si fugitive, que c’est tout au plus si ceux qui se sauvèrent purent dire ce qu’ils avaient vu, car nous disparûmes aussitôt que possible, et aucun de ceux qui m’avaient vu ne s’échappa pour le dire à d’autres, excepté les trois sauvages qui, lors de notre dernière rencontre, sautèrent dans la pirogue, et qui, comme je l’ai dit, m’avaient fait craindre qu’ils ne retournassent auprès de leurs compatriotes et n’amenassent du renfort.
Était-ce ce qu’avaient pu dire ces trois hommes qui en amenait maintenant un aussi grand nombre, ou bien était-ce le hasard seul ou l’un de leurs festins sanglants, c’est ce que les Espagnols ne purent comprendre, à ce qu’il paraît; mais, quoiqu’il en fût, il aurait mieux valu pour eux qu’ils se fussent tenus cachés et qu’ils n’eussent pas vu les sauvages, que de laisser connaître à ceux-ci que l’île était habitée. Dans ce dernier cas, il fallait tomber sur eux avec vigueur, de manière à n’en pas laisser échapper un seul, ce qui ne pouvait se faire qu’en se plaçant entre eux et leurs canots; mais la présence d’esprit leur manqua, ce qui détruisit pour longtemps leur tranquillité.
Nous ne devons pas douter que le gouverneur et celui qui l’accompagnait, surpris à cette vue, ne soient retournés précipitamment sur leurs pas et n’aient donné l’alarme à leurs compagnons, en leur faisant part du danger imminent dans lequel ils étaient tous. La frayeur fut grande en effet, mais il fut impossible de les faire rester où ils étaient, tous ayant voulu sortir pour juger par eux-mêmes de l’état des choses.
Tant qu’il fit nuit, ils purent pendant plusieurs heures les examiner tout à leur aise à la lueur de trois feux qu’ils avaient allumés à quelque distance l’un de l’autre: ils ne savaient ce que faisaient les sauvages, ni ce qu’ils devaient faire eux-mêmes, car d’abord les ennemis étaient trop nombreux, ensuite ils n’étaient point réunis, mais séparés en plusieurs groupes, et occupaient divers endroits du rivage.
Les Espagnols, à cet aspect, furent dans une grande consternation; les voyant parcourir le rivage dans tous les sens, ils ne doutèrent pas que tôt ou tard quelques-uns d’entre eux ne découvrissent leur habitation ou quelque autre lieu où ils trouveraient des vestiges d’habitants; ils éprouvèrent aussi une grande inquiétude à l’égard de leurs troupeaux de chèvres, car leur destruction les eût réduits presque à la famine. La première chose qu’ils firent donc fut de dépêcher trois hommes, deux Espagnols et un Anglais, avant qu’il fût jour, pour emmener toutes les chèvres dans la grande vallée où était située la caverne, et pour les cacher, si cela était nécessaire, dans la caverne même. Ils étaient résolus à attaquer les sauvages, fussent-ils cent, s’ils les voyaient réunis tous ensemble et à quelque distance de leurs canots; mais cela n’était pas possible, car ils étaient divisés en deux troupes éloignées de deux milles l’une de l’autre, et, comme on le sut plus tard, il y avait là deux nations différentes.
Après avoir longtemps réfléchi sur ce qu’ils avaient à faire et s’être fatigué le cerveau à examiner leur position actuelle, ils résolurent enfin d’envoyer comme espion, pendant qu’il faisait nuit, le vieux sauvage, père de Vendredi, afin de découvrir, si cela était possible, quelque chose touchant ces gens, par exemple d’où ils venaient, ou ce qu’ils se proposaient de faire. Le vieillard y consentit volontiers, et, s’étant mis tout nu, comme étaient la plupart des sauvages, il partit. Après une heure ou deux d’absence, il revint et rapporta qu’il avait pénétré au milieu d’eux sans avoir été découvert; il avait appris que c’étaient deux expéditions séparées et deux nations différentes en guerre l’une contre l’autre; elles s’étaient livré une grande bataille dans leur pays, et un certain nombre de prisonniers ayant été faits de part et d’autre dans le combat, ces guerriers étaient par hasard débarqués dans la même île pour manger leurs prisonniers et se réjouir; mais la circonstance de leur arrivée dans le même lieu avait troublé toute leur joie. Ils étaient furieux les uns contre les autres et si rapprochés qu’on devait s’attendre à les voir combattre aussitôt que le jour paraîtrait. Il ne s’était pas aperçu qu’ils soupçonnassent que d’autres hommes fussent dans l’île. Il avait à peine achevé son récit qu’un grand bruit annonça que les deux petites armées se livraient un combat sanglant.
Le père de Vendredi fit tout ce qu’il put pour engager nos gens à se tenir clos et à ne pas se montrer: il leur dit que leur salut en dépendait, qu’ils n’avaient d’autre chose à faire qu’à rester tranquilles, que les sauvages se tueraient les uns les autres et que les survivants, s’il y en avait, s’en iraient; c’est ce qui arriva; mais il fut impossible d’obtenir cela, surtout des Anglais: la curiosité l’emporta tellement en eux sur la prudence, qu’ils voulurent absolument sortir et être témoins de la bataille; toutefois ils usèrent de quelque précaution, c’est-à-dire qu’au lieu de marcher à découvert dans le voisinage de leur habitation, ils s’enfoncèrent plus avant dans les bois, et se placèrent dans une position avantageuse d’où ils pouvaient voir en sûreté le combat sans être découverts, du moins ils le pensaient; mais il paraît que les sauvages les aperçurent, comme on le verra plus tard.
Le combat fut acharné, et, si je puis en croire les Anglais, quelques-uns des combattants avaient paru à l’un des leurs des hommes d’une grande bravoure et doués d’une énergie invincible, et semblaient mettre beaucoup d’art dans la direction de la bataille. La lutte, dirent-ils, dura deux heures avant qu’on pût deviner à qui resterait l’avantage; mais alors le parti le plus rapproché de l’habitation de nos gens commença à ployer, et bientôt quelques-uns prirent la fuite. Ceci mit de nouveau les nôtres dans une grande consternation; ils craignirent que les fuyards n’allassent chercher un abri dans le bocage qui masquait leur habitation, et ne la découvrissent et que, par conséquent, ceux qui les poursuivaient ne vinssent à faire la même découverte. Sur ce, ils résolurent de se tenir armés dans l’enceinte des retranchements, et si quelques sauvages pénétraient dans le bocage, de faire une sortie et de les tuer, afin de n’en laisser échapper aucun si cela était possible; ils décidèrent aussi que ce serait à coups de sabre ou de crosse de fusil qu’on les tuerait, et non en faisant feu sur eux, de peur que le bruit ne donnât l’alarme.
La chose arriva comme ils l’avaient prévu: trois hommes de l’armée en déroute cherchèrent leur salut dans la fuite, et, après avoir traversé la crique, ils coururent droit au bocage, ne soupçonnant pas le moins du monde où ils allaient, mais croyant se réfugier dans l’épaisseur d’un bois. La vedette postée pour faire le guet en donna avis à ceux de l’intérieur, en ajoutant, à la satisfaction de nos gens, que les vainqueurs ne poursuivaient pas les fuyards et n’avaient pas vu la direction prise par eux. Sur quoi le gouverneur espagnol, qui était plein d’humanité, ne voulut pas permettre qu’on tuât les trois fugitifs; mais, expédiant trois hommes par le haut de la colline, il leur ordonna de la tourner, de les prendre à revers et de les faire prisonniers, ce qui fut exécuté. Les débris de l’armée vaincue se jetèrent dans les canots et gagnèrent la haute mer. Les vainqueurs se retirèrent et les poursuivirent peu ou point, mais, se réunissant tous en un seul groupe, ils poussèrent deux grands cris, qu’on supposa être des cris de triomphe: c’est ainsi que se termina le combat. Le même jour, sur les trois heures de l’après-midi, ils regagnèrent leurs canots. Et alors les Espagnols se retrouvèrent paisibles possesseurs de l’île, leur effroi se dissipa, et pendant plusieurs années ils ne revirent aucun sauvage.
Lorsqu’ils furent tous partis, les Espagnols sortirent de leur grotte, et, parcourant le champ de bataille, trouvèrent environ trente-deux morts sur la place. Quelques-uns avaient été tués avec de grandes et longues flèches, et ils en trouvèrent plusieurs dans le corps desquels elles étaient restées plongées; mais la plupart avaient été tués avec de grands sabres de bois, dont seize ou dix-sept furent trouvés sur le lieu du combat, avec un nombre égal d’arcs et une grande quantité de flèches. Ces sabres étaient de grosses et lourdes choses difficiles à manier, et les hommes qui s’en servaient devaient être extrêmement forts. La majeure partie de ceux qui étaient tués ainsi avaient la tête mise en pièces, ou, comme nous disons en Angleterre, brains knocked out,—la cervelle hors du crâne,—et en outre les jambes et les bras cassés; ce qui attestait qu’ils avaient combattu avec une furie et une rage inexprimables. Tous les hommes qu’on trouva là gisant étaient tout à fait morts, car ces barbares ne quittent leur ennemi qu’après l’avoir entièrement tué, ou emportent avec eux tous ceux qui, tombés sous leurs coups, ont encore un souffle de vie.
Le danger auquel on venait d’échapper apprivoisa pour longtemps les trois Anglais. Ce spectacle les avait remplis d’horreur, et ils ne pouvaient penser sans un sentiment d’effroi qu’un jour ou l’autre ils tomberaient peut-être entre les mains de ces barbares, qui les tueraient non seulement comme ennemis, mais encore pour s’en nourrir comme nous faisons de nos bestiaux. Et ils m’ont avoué que cette idée d’être mangés comme du bœuf ou du mouton, bien que cela ne dût arriver qu’après leur mort, avait eu pour eux quelque chose de si horrible en soi qu’elle leur soulevait le cœur et les rendait malades, et qu’elle leur avait rempli l’esprit de terreurs si étranges qu’ils furent tout autres pendant quelques semaines.
Ceci, comme je le disais, eut pour effet même d’apprivoiser nos trois brutes d’Anglais, dont je vous ai entretenus. Ils furent longtemps fort traitables, et prirent assez d’intérêt au bien commun de la société; ils plantaient, semaient, récoltaient et commençaient à se faire au pays. Mais bientôt un nouvel attentat leur suscita une foule de peines.
Ils avaient fait trois prisonniers, ainsi que je l’ai consigné, et comme ils étaient tous trois jeunes, courageux et robustes, ils en firent des serviteurs, et leur apprirent à travailler pour eux. Ils se montrèrent assez bons esclaves, mais leurs maîtres n’en agirent pas à leur égard comme j’avais fait envers Vendredi: ils ne crurent pas, après leur avoir sauvé la vie, qu’il fût de leur devoir de leur inculquer de sages principes de morale, de religion, de les civiliser et de se les acquérir par de bons traitements et des raisonnements affectueux. De même qu’ils leur donnaient leur nourriture chaque jour, chaque jour ils leur imposaient une besogne, et les occupaient totalement à de vils travaux: aussi manquèrent-ils en cela, car ils ne les eurent jamais pour les assister dans un combat, comme j’avais eu mon serviteur Vendredi, qui m’était aussi attaché que ma chair à mes os.
Mais revenons à nos affaires domestiques. Étant alors tous bons amis,—car le danger commun, comme je l’ai dit plus haut, les avait parfaitement réconciliés,—ils se mirent à considérer leur situation en général. La première chose qu’ils firent, ce fut d’examiner si, voyant que les sauvages fréquentaient particulièrement le côté où ils étaient, et l’île leur offrant plus loin des lieux plus retirés également propres à leur manière de vivre et évidemment plus avantageux, il ne serait pas convenable de transporter leur habitation et de se fixer dans quelque endroit où ils trouveraient plus de sécurité pour eux, et surtout plus de sûreté pour leurs troupeaux et leur grain.
Enfin, après une longue discussion, ils convinrent qu’ils n’iraient pas habiter ailleurs, vu qu’un jour ou l’autre il pourrait leur arriver des nouvelles de leur gouverneur, c’est-à-dire de moi, et que si j’envoyais quelqu’un à leur recherche, ce serait certainement dans cette partie de l’île; que là, trouvant la place rasée, on en conclurait que les habitants avaient tous été tués par les sauvages, et qu’ils étaient partis pour l’autre monde, et qu’alors le secours partirait aussi.
Mais, quant à leur grain et à leur bétail, ils résolurent de les transporter dans la vallée où était ma caverne, le sol y étant, dans une étendue suffisante, également propre à l’un et à l’autre. Toutefois, après une seconde réflexion, ils modifièrent cette résolution, et ils se décidèrent à ne parquer dans ce lieu qu’une partie de leurs bestiaux, et à n’y semer qu’une portion de leur grain, afin que, si une partie était détruite, l’autre pût être sauvée. Ils adoptèrent encore une autre mesure de prudence, et firent bien: ce fut de ne point laisser connaître à leurs trois sauvages prisonniers qu’ils avaient des cultures et des bestiaux dans la vallée, et encore moins qu’il s’y trouvait une caverne qu’ils regardaient comme une retraite sûre en cas de nécessité. C’est là qu’ils transportèrent les deux barils de poudre que je leur avais abandonnés lors de mon départ.
Résolus à ne pas changer de demeure, et reconnaissant l’utilité des soins que j’avais pris à masquer mon habitation par une muraille ou fortification et par un bocage, bien convaincus de cette vérité que leur salut dépendait du secret de leur retraite, ils se mirent à l’ouvrage afin de fortifier et cacher ce lieu encore plus qu’auparavant. A cet effet, j’avais planté des arbres—ou plutôt enfoncé des pieux qui, avec le temps, étaient devenus des arbres.—Dans un assez grand espace, devant l’entrée de mon logement, ils remplirent, suivant la même méthode, tout le reste du terrain depuis ces arbres jusqu’au bord de la crique, où, comme je l’ai dit, je prenais terre avec mes radeaux, et même jusqu’au sol vaseux que couvrait le flot de la marée, ne laissant aucun endroit où l’on pût débarquer ni rien qui indiquât qu’un débarquement fût possible aux alentours. Ces pieux, comme autrefois je le mentionnai, étaient d’un bois d’une prompte végétation; ils eurent soin de les choisir généralement beaucoup plus forts et beaucoup plus grands que ceux que j’avais plantés, et de les placer si drus et si serrés, qu’au bout de trois ou quatre ans il était devenu impossible à l’œil de plonger très avant dans la plantation. Quant aux arbres que j’avais plantés, ils étaient devenus gros comme la jambe d’un homme. Ils en placèrent dans les intervalles un grand nombre de plus petits, si rapprochés qu’ils formaient comme une palissade épaisse d’un quart de mille, où l’on n’eût pu pénétrer qu’avec une petite armée pour les abattre tous; car un petit chien aurait eu de la peine à passer entre les arbres, tant ils étaient serrés.
Mais ce n’est pas tout: ils en firent de même sur le terrain à droite et à gauche, et tout autour de la colline jusqu’à son sommet, sans laisser la moindre issue par laquelle ils pussent eux-mêmes sortir, si ce n’est au moyen de l’échelle qu’on appuyait contre le flanc de la colline, et qu’on replaçait ensuite pour gagner la cime; une fois cette échelle enlevée, il aurait fallu avoir des ailes ou des sortilèges pour parvenir jusqu’à eux.
Cela était fort bien imaginé, et plus tard ils eurent occasion de s’en applaudir; ce qui a servi à me convaincre que, comme la prudence humaine est justifiée par l’autorité de la Providence, c’est la Providence qui la met à l’œuvre, et si nous écoutions religieusement sa voix, je suis pleinement persuadé que nous éviterions un grand nombre d’adversités auxquelles notre vie est exposée par notre propre négligence. Mais ceci soit dit en passant.
Je reprends le fil de mon histoire. Ils vécurent depuis cette époque deux années dans un calme parfait, sans recevoir de nouvelles visites des sauvages. Il est vrai qu’un matin ils eurent une alerte qui les jeta dans une grande consternation; quelques-uns des Espagnols étant allés au côté occidental, ou plutôt à l’extrémité de l’île, dans cette partie que, de peur d’être découvert, je ne hantais jamais, ils furent surpris de voir plus de vingt canots d’Indiens qui se dirigeaient vers le rivage.
Ils revinrent à l’habitation en toute hâte et dans l’épouvante donner l’alarme à leurs compagnons: on se tint clos tout ce jour-là et le jour suivant, ne sortant que de nuit pour aller en observation. Mais ils eurent le bonheur de s’être trompés dans leur appréhension; car, quel que fût le but des sauvages, ils ne débarquèrent pas cette fois-là dans l’île, mais poursuivirent quelque autre projet.
Il s’éleva à cette époque une nouvelle querelle avec les trois Anglais. Un de ces derniers, le plus turbulent, furieux contre un des trois esclaves qu’ils avaient faits prisonniers, parce qu’il n’exécutait pas exactement quelque chose qu’il lui avait ordonné et se montrait peu docile à ses instructions, tira de son ceinturon la hachette qu’il portait à son côté, et s’élança sur le pauvre sauvage, non pour le corriger, mais pour le tuer. Un des Espagnols, qui était près de là, le voyant porter à ce malheureux, à dessein de lui fendre la tête, un rude coup de hachette qui entra fort avant dans l’épaule, crut que la pauvre créature avait le bras coupé; il courut à lui, et, le suppliant de ne pas tuer ce malheureux, se jeta entre lui et le sauvage pour prévenir le crime.
Ce coquin, devenu plus furieux encore, leva sa hachette contre l’Espagnol et jura qu’il le traiterait comme il avait voulu traiter le sauvage. L’Espagnol, voyant venir le coup, l’évita, et avec une pelle qu’il tenait à la main,—car il travaillait en ce moment au champ de blé,—étendit par terre ce forcené; un autre Anglais, accourant au secours de son camarade, renversa d’un coup l’Espagnol; puis, deux Espagnols vinrent à l’aide de leur compatriote, et le troisième Anglais tomba sur eux. Aucun n’avait d’arme à feu; ils n’avaient que des hachettes et d’autres outils, à l’exception du troisième Anglais. Celui-ci était armé de l’un de mes vieux coutelas rouillés, avec lequel il s’élança sur les derniers arrivants et les blessa tous deux. Cette bagarre mit toute la famille en rumeur; du renfort arriva, et les trois Anglais furent faits prisonniers. Il s’agit alors de savoir ce que l’on ferait d’eux. Ils s’étaient montrés si souvent mutins, si terribles, si paresseux, qu’on ne savait trop quelle mesure prendre à leur égard; car ces quelques hommes, dangereux au plus haut degré, ne valaient pas le mal qu’ils donnaient. En un mot, il n’y avait pas de sécurité à vivre avec eux.
L’Espagnol qui était gouverneur leur dit en propres termes que s’ils étaient ses compatriotes, il les ferait pendre, car toutes les lois et tous les gouvernants sont institués pour la conservation de la société, et ceux qui sont nuisibles à la société doivent être repoussés de son sein; mais que, comme ils étaient Anglais, et que c’était à la généreuse humanité d’un Anglais qu’ils devaient tous leur vie et leur délivrance, il les traiterait avec toute la douceur possible, et les abandonnerait au jugement des deux autres Anglais leurs compatriotes.
Un des deux honnêtes Anglais se leva alors, et dit qu’ils désiraient qu’on ne les choisît pas pour juges;—«car, ajouta-t-il, j’ai la conviction que notre devoir serait de les condamner à être pendus.»—Puis il raconta comment Will Atkins, l’un des trois, leur avait proposé de se liguer tous les cinq pour égorger les Espagnols pendant leur sommeil.
Quand le gouverneur espagnol entendit cela, il s’adressa à Will Atkins;—«Comment, señor Atkins, dit-il, vous vouliez nous tuer tous? Qu’avez-vous à dire à cela?»—Ce coquin endurci était si loin de le nier, qu’il affirma que cela était vrai, et, Dieu me damne, jura-t-il, si nous ne le faisons pas avant de démêler rien autre avec vous.»—«Fort bien; mais, señor Atkins, dit l’Espagnol, que vous avons-nous fait pour que vous vouliez nous tuer? et que gagneriez-vous à nous tuer? et que devons-nous faire pour vous empêcher de nous tuer? Faut-il que nous vous tuions ou que nous soyons tués par vous? Pourquoi voulez-vous nous réduire à cette nécessité, señor Atkins?» dit l’Espagnol avec beaucoup de calme et en souriant.
Señor Atkins entra dans une telle rage contre l’Espagnol qui avait fait une raillerie de cela, que, s’il n’avait été retenu par trois hommes, et sans armes, il est croyable qu’il aurait tenté de le tuer au milieu de toute l’assemblée.
Cette conduite insensée les obligea à considérer sérieusement le parti qu’ils devaient prendre. Les deux Anglais et l’Espagnol qui avait sauvé le pauvre esclave étaient d’opinion qu’il fallait pendre l’un des trois, pour l’exemple des autres, et que ce devait être celui-là qui avait deux fois tenté de commettre un meurtre avec sa hachette; et, par le fait, on aurait pu penser, non sans raison, que le crime était consommé, car le pauvre sauvage était dans un état si misérable depuis la blessure qu’il avait reçue, qu’on croyait qu’il n’y survivrait pas.
Mais le gouverneur espagnol dit encore:—«Non,» répétant que c’était un Anglais qui leur avait sauvé la vie à tous, et qu’il ne consentirait jamais à mettre un Anglais à mort, eût-il assassiné la moitié d’entre eux; il ajouta que, s’il était lui-même frappé mortellement par un Anglais, et qu’il eût le temps de parler, ce serait pour demander son pardon.
L’Espagnol mit tant d’insistance qu’il n’y eut pas moyen de lui résister; et, comme les conseils de la clémence prévalent presque toujours lorsqu’ils sont appuyés avec tant de chaleur, tous se rendirent à son sentiment. Mais il restait à considérer ce qu’on ferait pour empêcher ces gens-là de faire le mal qu’ils préméditaient; car tous convinrent, le gouverneur aussi bien que les autres, qu’il fallait trouver le moyen de mettre la société à l’abri du danger. Après un long débat, il fut arrêté tout d’abord qu’ils seraient désarmés, et qu’on ne leur permettrait d’avoir ni fusils, ni poudre, ni plomb, ni sabres, ni arme quelconque; qu’on les expulserait de la société, et qu’on les laisserait vivre comme ils voudraient et comme ils pourraient; mais qu’aucun des autres, Espagnols ou Anglais, ne les fréquenterait, ne leur parlerait et n’aurait avec eux la moindre relation; qu’on leur défendrait d’approcher à une certaine distance du lieu où habitaient les autres, et que s’ils venaient à commettre quelque désordre, comme de ravager, de brûler, de tuer, ou de détruire le blé, les cultures, les constructions, les enclos ou le bétail appartenant à la société, on les ferait mourir sans miséricorde et on les fusillerait partout où on les trouverait.
Le gouverneur, homme d’une grande humanité, réfléchit quelques instants sur cette sentence; puis, se tournant vers les deux honnêtes Anglais:—«Arrêtez, leur dit-il; songez qu’il s’écoulera bien du temps avant qu’ils puissent avoir du blé et des troupeaux à eux; il ne faut pas qu’ils meurent de faim; nous devons donc leur accorder des provisions.»—Il fit donc ajouter à la sentence qu’on leur donnerait une certaine quantité de blé pour semer et se nourrir pendant huit mois, après lequel temps il était présumable qu’ils en auraient provenant de leur récolte; qu’en outre on leur donnerait six chèvres laitières, quatre boucs, six chevreaux pour leur subsistance actuelle et leur approvisionnement, et enfin des outils pour travailler aux champs, tels que six hachettes, une hache, une scie et autres objets; mais qu’on ne leur remettrait ni outils ni provisions, à moins qu’ils ne jurassent solennellement qu’avec ces instruments ils ne feraient ni mal ni outrage aux Espagnols et à leurs camarades anglais.
C’est ainsi qu’expulsés de la société, ils eurent à se tirer d’affaire par eux-mêmes. Ils s’éloignèrent hargneux et récalcitrants; mais, comme il n’y avait pas de remède, jouant les gens à qui il était indifférent de partir ou de rester, ils déguerpirent, prétendant qu’ils allaient se choisir une place pour s’y établir, y planter et y pourvoir à leur existence. On leur donna quelques provisions, mais point d’armes.
Quatre ou cinq jours après, ils revinrent demander des aliments, et désignèrent au gouverneur le lieu où ils avaient dressé leurs tentes et tracé l’emplacement de leur habitation et de leur plantation. L’endroit était effectivement très convenable, situé au nord-est, dans la partie la plus reculée de l’île, non loin du lieu où, grâce à la Providence, j’abordai lors de mon premier voyage après avoir été emporté en pleine mer, Dieu seul sait où! dans ma folle tentative de faire le tour de l’île.
Là, à peu près sur le plan de ma première habitation, ils se bâtirent deux belles huttes, qu’ils adossèrent à une colline ayant déjà quelques arbres parsemés sur trois de ses côtés; de sorte qu’en en plantant d’autres, il fut facile de les cacher, de manière qu’elles ne pussent être aperçues sans beaucoup de recherches.—Ces exilés exprimèrent aussi le désir d’avoir quelques peaux de bouc séchées pour leur servir de lits et de couvertures; on leur en accorda, et, ayant donné leur parole qu’ils ne troubleraient personne et respecteraient les plantations, on leur remit des hachettes et les autres outils dont on pouvait se priver; des pois, de l’orge et du riz pour semer; en un mot, tout ce qui leur était nécessaire, sauf des armes et des munitions.
Ils vécurent ainsi à part environ six mois, et firent leur première récolte; à la vérité, cette récolte fut peu de chose, car ils n’avaient pu ensemencer qu’une petite étendue de terrain, ayant toutes leurs plantations à établir, et par conséquent beaucoup d’ouvrage sur les bras. Lorsqu’il leur fallut faire des planches, de la poterie et autres choses semblables, ils se trouvèrent fort empêchés et ne purent y réussir; quand vint la saison des pluies, n’ayant pas de caverne, ils ne purent tenir leur grain sec, et il fut en grand danger de se gâter: ceci les contrista beaucoup. Ils vinrent donc supplier les Espagnols de les aider, ce que ceux-ci firent volontiers, et en quatre jours on leur creusa dans le flanc de la colline un trou assez grand pour mettre à l’abri de la pluie leur grain et leurs autres provisions; mais c’était après tout une triste grotte, comparée à la mienne et surtout à ce qu’elle était alors; car les Espagnols l’avaient beaucoup agrandie et y avaient pratiqué de nouveaux logements.
Environ trois trimestres après cette séparation, il prit à ces chenapans une nouvelle lubie, qui, jointe aux premiers brigandages qu’ils avaient commis, attira sur eux le malheur et faillit causer la ruine de la colonie tout entière. Les trois nouveaux associés commençaient, à ce qu’il paraît, à se fatiguer de la vie laborieuse qu’ils menaient sans espoir d’améliorer leur condition; il leur vint la fantaisie de faire un voyage au continent d’où venaient les sauvages, afin d’essayer s’ils ne pourraient pas réussir à s’emparer de quelques prisonniers parmi les naturels du pays, les emmener dans leur plantation, et se décharger sur eux des travaux les plus pénibles.
Ce projet n’était pas mal entendu s’ils se fussent bornés à cela; mais ils ne faisaient rien et ne se proposaient rien où il n’y eût du mal soit dans l’intention, soit dans le résultat; et, si je puis dire mon opinion, il semblait qu’ils fussent placés sous la malédiction du ciel; car si nous n’accordons pas que des crimes visibles sont poursuivis de châtiments visibles, comment concilierons-nous les événements avec la justice divine? Ce fut sans doute en punition manifeste de leurs crimes de rébellion et de piraterie qu’ils avaient été amenés à la position où ils se trouvaient; mais, bien loin de montrer le moindre remords de ces crimes, ils y ajoutaient de nouvelles scélératesses, telles que cette cruauté monstrueuse de blesser un pauvre esclave parce qu’il n’exécutait pas ou peut-être ne comprenait pas l’ordre qui lui était donné, de le blesser de telle manière que sans nul doute il en est resté estropié toute sa vie, et dans un lieu où il n’y avait, pour le guérir, ni chirurgien ni médicaments; mais le pire de tout, ce fut leur dessein sanguinaire, c’est-à-dire, tout bien jugé, leur meurtre intentionnel, car, à coup sûr, c’en était un, ainsi que plus tard leur projet concerté d’assassiner de sang-froid les Espagnols durant leur sommeil.
Je laisse les réflexions, et je reprends mon récit. Les trois vauriens vinrent un matin trouver les Espagnols, et en de très humbles termes demandèrent instamment à être admis à leur parler. Ceux-ci consentirent volontiers à entendre ce qu’ils avaient à leur dire. Voilà de quoi il s’agissait:—«Nous sommes fatigués, dirent-ils, de la vie que nous menons; nous ne sommes pas assez habiles pour faire nous-mêmes tout ce dont nous avons besoin, et, manquant d’aide, nous aurions à redouter de mourir de faim; mais si vous vouliez nous permettre de prendre l’un des canots dans lesquels vous êtes venus, et nous donner les armes et les munitions nécessaires pour notre défense, nous gagnerions le continent pour chercher fortune, et nous vous délivrerions ainsi du soin de nous pourvoir de nouvelles provisions.»
Les Espagnols étaient assez enchantés d’être débarrassés d’eux. Cependant ils leur représentèrent avec franchise qu’ils allaient courir à une mort certaine, et leur dirent qu’eux-mêmes avaient éprouvé dans ce lieu de telles souffrances, que, sans être prophètes, ils pouvaient leur prédire qu’ils y mourraient de faim ou y seraient assassinés. Ils les engagèrent à réfléchir à cela.
Ces hommes répondirent audacieusement qu’ils mourraient de faim s’ils restaient, car ils ne pouvaient ni ne voulaient travailler; que lorsqu’ils seraient là-bas, le pire qui pourrait leur arriver, c’était de périr d’inanition; que si on les tuait, tout serait fini pour eux, qu’ils n’avaient ni femmes ni enfants pour les pleurer. Bref, ils renouvelèrent leur demande avec instance, déclarant que de toute manière ils partiraient, qu’on leur donnât ou non des armes.
Les Espagnols leur dirent, avec beaucoup de bonté, que, s’ils étaient absolument décidés à partir, ils ne devaient pas se mettre en route dénués de tout et sans moyens de défense, et que, bien qu’il leur fût pénible de se défaire de leurs armes à feu, n’en ayant pas assez pour eux-mêmes, cependant ils leur donneraient deux mousquets, un pistolet, et de plus un coutelas et à chacun une hachette, qu’ils jugeaient devoir leur suffire.
En un mot, les Anglais acceptèrent cette offre, et les Espagnols leur ayant cuit assez de pain pour subsister pendant un mois et leur ayant donné autant de viande de chèvre qu’ils en pourraient manger pendant qu’elle serait fraîche, ainsi qu’un grand panier de raisins secs, une cruche d’eau douce et un jeune chevreau vivant, ils montèrent hardiment dans un canot pour traverser une mer qui avait au moins quarante milles de large.
Ce canot était grand, et aurait pu aisément transporter quinze ou vingt hommes: aussi ne pouvaient-ils le manœuvrer que difficilement; toutefois, à la faveur d’une bonne brise et du flot de la marée, ils s’en tirèrent assez bien. Ils s’étaient fait un mât d’une longue perche, et une voile de quatre grandes peaux de bouc séchées qu’ils avaient cousues ou lacées ensemble; et ils étaient partis assez joyeusement. Les Espagnols leur crièrent: «Buen viage!» Personne ne pensait les revoir.
Les Espagnols se disaient souvent les uns aux autres, ainsi que les deux honnêtes Anglais qui étaient restés:—«Quelle vie tranquille et confortable nous menons maintenant que ces trois turbulents compagnons sont partis!»—Quant à leur retour, c’était la chose la plus éloignée de leur pensée. Mais voici qu’après vingt-deux jours d’absence, un des Anglais, qui travaillait dehors à sa plantation, aperçoit au loin trois étrangers qui venaient à lui: deux d’entre eux portaient un fusil sur l’épaule.
L’Anglais s’enfuit comme s’il eût été ensorcelé. Il accourut bouleversé et effrayé vers le gouverneur espagnol, et lui dit qu’ils étaient tous perdus, car des étrangers avaient débarqué dans l’île; il ne put dire qui ils étaient. L’Espagnol, après avoir réfléchi un moment, lui répondit:—«Que voulez-vous dire? Vous ne savez pas qui ils sont? mais ce sont des sauvages sûrement.»—«Non, non, repartit l’Anglais, ce sont des hommes vêtus et armés.»—«Alors donc, dit l’Espagnol, pourquoi vous mettez-vous en peine? Si ce ne sont pas des sauvages, ce ne peut être que des amis, car il n’est pas de nation chrétienne sur la terre qui ne soit disposée à nous faire plutôt du bien que du mal.»
Pendant qu’ils discutaient ainsi, arrivèrent les trois Anglais, qui, s’arrêtant en dehors du bois nouvellement planté, se mirent à les appeler. On reconnut aussitôt leur voix, et tout le merveilleux de l’aventure s’évanouit. Mais alors l’étonnement se porta sur un autre objet, c’est-à-dire qu’on se demanda quels étaient leur dessein et le motif de leur retour.
Bientôt on fit entrer nos trois coureurs, et on les questionna sur le lieu où ils étaient allés et sur ce qu’ils avaient fait. En peu de mots ils racontèrent tout leur voyage. Ils avaient, dirent-ils, atteint la terre en deux jours ou un peu moins; mais, voyant les habitants alarmés à leur approche et s’armant de leurs arcs et de leurs flèches pour les combattre, ils n’avaient pas osé débarquer, et avaient fait voile au nord pendant six ou sept heures; alors ils étaient arrivés à un grand chenal, qui leur fit reconnaître que la terre qu’on découvrait de notre domaine n’était pas le continent, mais une île. Après être entrés dans ce bras de mer, ils avaient aperçu une autre île à droite, vers le nord, et plusieurs autres à l’ouest. Décidés à aborder n’importe où, ils s’étaient dirigés vers l’une des îles situées à l’ouest, et étaient hardiment descendus au rivage. Là ils avaient trouvé des habitants affables et bienveillants, qui leur avaient donné quantité de racines et quelques poissons secs, et s’étaient montrés très sociables. Les femmes aussi bien que les hommes s’étaient empressés de les pourvoir de tous les aliments qu’ils avaient pu se procurer, et qu’ils avaient apportés de fort loin sur leur tête.
Ils demeurèrent quatre jours parmi ces naturels. Leur ayant demandé par signes, du mieux qu’il leur était possible, quelles étaient les nations environnantes, ceux-ci répondirent que presque de tous côtés habitaient des peuples farouches et terribles qui, à ce qu’ils leur donnèrent à entendre, avaient coutume de manger des hommes. Quant à eux, ils dirent qu’ils ne mangeaient jamais ni hommes ni femmes, excepté ceux qu’ils prenaient à la guerre; puis, ils avouèrent qu’ils faisaient de grands festins avec la chair de leurs prisonniers.
Les Anglais leur demandèrent à quelle époque ils avaient fait un banquet de cette nature; les sauvages leur répondirent qu’il y avait de cela deux lunes, montrant la lune, puis deux de leurs doigts; et que leur grand Roi avait deux cents prisonniers de guerre qu’on engraissait pour le prochain festin. Nos hommes parurent excessivement désireux de voir ces prisonniers; mais les autres, se méprenant, s’imaginèrent qu’ils désiraient qu’on leur en donnât pour les emmener et les manger, et leur firent entendre, en indiquant d’abord le soleil couchant, puis le levant, que le lendemain matin au lever du soleil ils leur en amèneraient quelques-uns. En conséquence, le matin suivant ils amenèrent cinq femmes et onze hommes,—et les leur donnèrent pour les transporter avec eux,—comme on conduirait des vaches et des bœufs à un port de mer pour ravitailler un vaisseau.
Tout brutaux et barbares que ces vauriens se fussent montrés chez eux, leur cœur se souleva à cette vue, et ils ne surent que résoudre: refuser les prisonniers c’eût été un affront sanglant pour la nation sauvage qui les leur offrait; mais qu’en faire, ils ne le savaient. Cependant, après quelques débats, ils se déterminèrent à les accepter, et ils donnèrent en retour aux sauvages qui les leur avaient amenés une de leurs hachettes, une vieille clef, un couteau et six ou sept de leurs balles: bien qu’ils en ignorassent l’usage, ils en semblèrent extrêmement satisfaits; puis, les sauvages ayant lié sur le dos les mains des pauvres créatures, ils les traînèrent dans le canot.
Les Anglais furent obligés de partir aussitôt après les avoir reçus, car ceux qui leur avaient fait ce noble présent se seraient, sans aucun doute, attendus à ce que le lendemain matin ils se missent à l’œuvre sur ces captifs, en tuassent deux ou trois et peut-être les invitassent à partager leur repas.
Mais, ayant pris congé des sauvages avec tout le respect et la politesse possibles entre gens qui, de part et d’autre, n’entendent pas un mot de ce qu’ils se disent, ils mirent à la voile et revinrent à la première île, où, en arrivant, ils donnèrent la liberté à huit de leurs captifs, dont ils avaient un trop grand nombre.
Pendant le voyage, ils tâchèrent d’entrer en communication avec leurs prisonniers; mais il était impossible de leur faire entendre quoi que ce fût. A chaque chose qu’on leur disait, qu’on leur donnait ou faisait, ils croyaient qu’on allait les tuer. Quand ils se mirent à les délier, ces pauvres misérables jetèrent de grands cris, surtout les femmes, comme si déjà elles se fussent senti le couteau sur la gorge, s’imaginant qu’on ne les détachait que pour les assassiner.
Il en était de même si on leur donnait à manger; ils en concluaient que c’était de peur qu’ils ne dépérissent et qu’ils ne fussent pas assez gras pour être tués. Si l’un d’eux était regardé d’une manière plus particulière, il s’imaginait que c’était pour voir s’il était le plus gras et le plus propre à être tué le premier. Après même que les Anglais les eurent amenés dans l’île et qu’ils eurent commencé à en user avec bonté à leur égard et à les bien traiter, ils ne s’en attendaient pas moins chaque jour à servir de dîner ou de souper à leurs nouveaux maîtres.
Quand les trois aventuriers eurent terminé cet étrange récit ou journal de leur voyage, les Espagnols leur demandèrent où était leur nouvelle famille. Ils leur répondirent qu’ils l’avaient débarquée et placée dans l’une de leurs huttes et qu’ils étaient venus demander quelques vivres pour elle. Sur quoi les Espagnols et les deux autres Anglais, c’est-à-dire la colonie tout entière, résolurent d’aller la voir, et c’est ce qu’ils firent: le père de Vendredi les accompagna.
Quand ils entrèrent dans la hutte, ils les virent assis et garrottés, car lorsque les Anglais avaient débarqué ces pauvres gens, ils leur avaient lié les mains, afin qu’ils ne pussent s’emparer du canot et s’échapper; ils étaient donc là assis, entièrement nus. D’abord il y avait trois hommes vigoureux, beaux garçons, bien découplés, droits et bien proportionnés, pouvant avoir de trente à trente-cinq ans; puis cinq femmes, dont deux paraissaient avoir de trente à quarante ans; deux autres n’ayant pas plus de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, et une cinquième, grande et belle fille de seize à dix-sept ans. Les femmes étaient d’agréables personnes aussi belles de corps que de visage, seulement elles étaient basanées; deux d’entre elles, si elles eussent été parfaitement blanches, auraient passé pour de jolies femmes, même à Londres, car elles avaient un air fort avenant et une contenance fort modeste, surtout lorsque par la suite elles furent vêtues et parées, comme ils disaient, bien qu’à vrai dire, ce fût peu de chose que cette parure. Nous y reviendrons.
Cette vue, on n’en saurait douter, avait quelque chose de pénible pour nos Espagnols, qui, c’est justice à leur rendre, étaient des hommes de la conduite la plus noble, du calme le plus grand, du caractère le plus grave, et de l’humeur la plus parfaite que j’aie jamais rencontrée, et en particulier d’une très grande modestie, comme on va le voir tout à l’heure. Je disais donc qu’il était fort pénible pour eux de voir trois hommes et cinq femmes nus, tous garrottés ensemble et dans la position la plus misérable où la nature humaine puisse être supposée, s’attendant à chaque instant à être arrachés de ce lieu, à avoir le crâne fracassé et à être dévorés comme un veau tué pour un gala.
La première chose qu’ils firent fut d’envoyer le vieil Indien, le père de Vendredi, auprès d’eux, afin de voir s’il en reconnaîtrait quelqu’un, et s’il comprendrait leur langue. Dès que ce vieillard fut entré, il les regarda avec attention l’un après l’autre, mais n’en reconnut aucun; et aucun d’eux ne put comprendre une seule des paroles ou un seul des signes qu’il leur adressait, à l’exception d’une des femmes.
Néanmoins ce fut assez pour le but qu’on se proposait, c’est-à-dire pour les assurer que les gens entre les mains desquels ils étaient tombés étaient des chrétiens, auxquels l’action de manger des hommes et des femmes faisait horreur, et qu’ils pouvaient être certains qu’on ne les tuerait pas. Aussitôt qu’ils eurent l’assurance de cela, ils firent éclater une telle joie, et par des manifestations si grotesques et si diverses, qu’il serait difficile de la décrire: il paraît qu’ils appartenaient à des nations différentes.
On chargea ensuite la femme qui servait d’interprète de leur demander s’ils consentaient à être les serviteurs des hommes qui les avaient emmenés dans le but de leur sauver la vie, et à travailler pour eux. A cette question ils se mirent tous à danser; et aussitôt l’un prit une chose, l’autre une autre, enfin tout ce qui se trouvait sous leurs mains, et le plaçaient sur leurs épaules, pour faire connaître par là qu’ils étaient très disposés à travailler.
Le gouverneur, qui prévit que la présence de ces femmes parmi eux ne tarderait pas à avoir des inconvénients, et pourrait occasionner quelques querelles et peut-être des rixes sanglantes, demanda aux trois Anglais comment ils entendaient traiter leurs prisonnières, et s’ils se proposaient d’en faire leurs servantes ou leurs femmes? L’un d’eux répondit brusquement et hardiment qu’ils en feraient l’un et l’autre. A quoi le gouverneur répliqua:—«Mon intention n’est pas de vous en empêcher; vous êtes maîtres à cet égard. Mais je pense qu’il est juste, afin d’éviter parmi vous les désordres et les querelles, et je l’attends de votre part par cette raison seulement, que si quelqu’un de vous prend une de ces créatures pour femme ou pour épouse, il n’en prenne qu’une, et qu’une fois prise il lui donne protection; car, bien que nous ne puissions vous marier, la raison n’en exige pas moins que, tant que vous resterez ici, la femme que l’un de vous aura choisie soit à sa charge et devienne son épouse; je veux dire, ajouta-t-il, que tant qu’il résidera ici, nul autre que lui n’ait affaire à elle.»—Tout cela parut si juste que chacun y donna son assentiment sans nulle difficulté.
Alors les Anglais demandèrent aux Espagnols s’ils avaient l’intention de prendre quelqu’une de ces sauvages. Mais tous répondirent: «Non.» Les uns dirent qu’ils avaient leurs femmes en Espagne, les autres qu’ils ne voulaient pas de femmes qui n’étaient pas chrétiennes; et tous déclarèrent qu’ils les respecteraient, ce qui est un exemple de vertu que je n’ai jamais rencontré dans tous mes voyages. Pour couper court de leur côté, les cinq Anglais prirent chacun une femme, c’est-à-dire une femme temporaire; et depuis ils menèrent un nouveau genre de vie. Les Espagnols et le père de Vendredi demeuraient dans ma vieille habitation, qu’ils avaient beaucoup élargie à l’intérieur, et avec eux les trois serviteurs qu’ils s’étaient acquis lors de la dernière bataille des sauvages. C’étaient les principaux de la colonie; ils pourvoyaient de vivres tous les autres, ils leur prêtaient toute l’assistance possible, et selon que la nécessité le requérait.
Le prodigieux de cette histoire est que cinq individus insociables et mal assortis se soient accordés au sujet de ces femmes, et que deux d’entre eux n’aient pas choisi la même, d’autant plus qu’il y en avait deux ou trois parmi elles qui étaient sans comparaison plus agréables que les autres. Mais ils trouvèrent un assez bon expédient pour éviter les querelles: ils mirent les cinq femmes à part dans l’une des huttes et allèrent tous dans l’autre, puis tirèrent au sort à qui choisirait le premier.
Celui désigné pour choisir le premier alla seul à la hutte où se trouvaient les pauvres créatures toutes nues, et emmena l’objet de son choix. Il est digne d’observation que celui qui choisit le premier prit celle qu’on regardait comme la moins bien et qui était la plus âgée des cinq, ce qui mit en belle humeur ses compagnons: les Espagnols même en sourirent. Mais le gaillard, plus clairvoyant qu’aucun d’eux, considérait que c’est autant de l’application et du travail que de toute autre chose qu’il faut attendre le bien-être; et, en effet, cette femme fut la meilleure de toutes.
Quand les captives se virent ainsi rangées sur une file, puis emmenées une à une, les terreurs de leur situation les assaillirent de nouveau, et elles crurent fermement qu’elles étaient sur le point d’être dévorées. Aussi, lorsque le matelot anglais entra et en emmena une, les autres poussèrent un cri lamentable, se pendirent après elle et lui dirent adieu avec tant de douleur et d’affection que le cœur le plus dur du monde en aurait été déchiré. Il fut impossible aux Anglais de leur faire comprendre qu’elles ne seraient pas égorgées avant qu’ils eussent fait venir le vieux père de Vendredi, qui, sur-le-champ, leur apprit que les cinq hommes qui étaient allés les chercher l’une après l’autre les avaient choisies pour femmes.
Après que cela fut fait, et que l’effroi des femmes fut un peu dissipé, les hommes se mirent à l’ouvrage. Les Espagnols vinrent les aider, et en peu d’heures on leur eut élevé à chacun une hutte ou tente pour se loger à part, car celles qu’ils avaient déjà étaient encombrées d’outils, d’ustensiles de ménage et de provisions.
Les trois coquins s’étaient établis un peu plus loin que les deux honnêtes gens, mais les uns et les autres sur le rivage septentrional de l’île; de sorte qu’ils continuèrent à vivre séparément. Mon île fut donc peuplée en trois endroits, et pour ainsi dire on venait d’y jeter les fondements de trois villes.
Ici il est bon d’observer que, ainsi que cela arrive souvent dans le monde,—la Providence, dans la sagesse de ses fins, en dispose-t-elle ainsi? c’est ce que j’ignore,—les deux honnêtes gens eurent les plus mauvaises femmes en partage, et les trois réprouvés, qui étaient à peine dignes de la potence, qui n’étaient bons à rien et qui semblaient nés pour ne faire du bien ni à eux-mêmes ni à autrui, eurent trois femmes adroites, diligentes, soigneuses et intelligentes: non que les deux premières fussent de mauvaises femmes sous le rapport de l’humeur et du caractère, car toutes les cinq étaient des créatures très prévenantes, très douces et très soumises, passives plutôt comme des esclaves que comme des épouses; je veux dire seulement qu’elles n’étaient pas également adroites, intelligentes ou industrieuses, ni également économes et soigneuses.
Il est encore une autre observation que je dois faire, à l’honneur d’une diligente persévérance d’une part, et à la honte d’un caractère négligent et paresseux d’autre part; c’est que lorsque j’arrivai dans l’île, et que j’examinai les améliorations diverses, les cultures et la bonne direction des petites colonies, les deux Anglais avaient de si loin dépassé les trois autres, qu’il n’y avait pas de comparaison à établir entre eux. Ils n’avaient ensemencé, il est vrai, les uns et les autres, que l’étendue de terrain nécessaire à leurs besoins, et ils avaient eu raison à mon sens, car la nature nous dit qu’il est inutile de semer plus qu’on ne consomme; mais la différence dans la culture, les plantations, les clôtures, et dans tout le reste se voyait de prime abord.
Les deux Anglais avaient planté autour de leur hutte un grand nombre de jeunes arbres, de manière qu’en approchant de la place vous n’aperceviez qu’un bois. Quoique leur plantation eût été ravagée deux fois, l’une par leurs compatriotes et l’autre par l’ennemi, comme on le verra en son lieu, néanmoins ils avaient tout rétabli, et tout chez eux était florissant et prospère. Ils avaient des vignes parfaitement plantées, bien qu’eux-mêmes n’en eussent jamais vu; et, grâce aux soins qu’ils donnaient à cette culture, leurs raisins étaient déjà aussi bons que ceux des autres. Ils s’étaient aussi fait une retraite dans la partie la plus épaisse des bois. Ce n’était pas une caverne naturelle comme celle que j’avais trouvée, mais une grotte qu’ils avaient creusée à force de travail, où, lorsque arriva le malheur qui va suivre, ils mirent en sûreté leurs femmes et leurs enfants, si bien qu’on ne put les découvrir. Au moyen d’innombrables pieux de ce bois qui, comme je l’ai dit, croît si facilement, ils avaient élevé à l’entour un bocage impénétrable, excepté en un seul endroit où ils grimpaient pour gagner l’extérieur, et de là entraient dans des sentiers qu’ils s’étaient ménagés.
Quant aux trois réprouvés, comme je les appelle à juste titre, bien que leur nouvelle position les eût beaucoup civilisés, en comparaison de ce qu’ils étaient antérieurement, et qu’ils ne fussent pas à beaucoup près aussi querelleurs, parce qu’ils n’avaient plus les mêmes occasions de l’être, néanmoins l’un des compagnons d’un esprit déréglé, je veux dire la paresse, ne les avait point abandonnés. Ils semaient du blé, il est vrai, et faisaient des enclos; mais jamais les paroles de Salomon ne se vérifièrent mieux qu’à leur égard:—«J’ai passé par la vigne du paresseux, elle était couverte de ronces.»—Car, lorsque les Espagnols vinrent pour voir leur moisson, ils ne purent la découvrir en divers endroits, à cause des mauvaises herbes; il y avait dans la haie plusieurs ouvertures par lesquelles les chèvres sauvages étaient entrées et avaient mangé le blé; çà et là on avait bouché le trou comme provisoirement avec des broussailles mortes, mais c’était fermer la porte de l’écurie après que le cheval était déjà volé. Lorsque, au contraire, ils allèrent voir la plantation des deux autres, partout ils trouvèrent des marques d’une industrie prospère: il n’y avait pas une mauvaise herbe dans leurs blés, pas une ouverture dans leurs haies; et eux aussi ils vérifiaient ces autres paroles de Salomon:—«La main diligente devient riche;» car toutes choses croissaient et se bonifiaient chez eux, et l’abondance y régnait au dedans et au dehors: ils avaient plus de bétail que les autres, et dans leur intérieur plus d’ustensiles, plus de bien-être, plus aussi de plaisir et d’agrément.
Il est vrai que les femmes des trois étaient entendues et soigneuses; elles avaient appris à préparer et à accommoder les mets de l’un des deux autres Anglais, qui, ainsi que je l’ai dit, avait été aide de cuisine à bord du navire, et elles apprêtaient fort bien les repas de leurs maris. Les autres, au contraire, n’y entendirent jamais rien; mais celui qui, comme je disais, avait été aide de cuisine, faisait lui-même le service. Quant aux maris des trois femmes, ils parcouraient les alentours, allaient chercher des œufs de tortues, pêcher du poisson et attraper des oiseaux; en un mot, ils faisaient tout autre chose que de travailler: aussi leur ordinaire s’en ressentait-il. Le diligent vivait bien et confortablement; le paresseux vivait d’une manière dure et misérable, et je pense que, généralement parlant, il en est de même en tous lieux.
Mais maintenant nous allons passer à une scène différente de tout ce qui était arrivé jusqu’alors soit à eux, soit à moi. Voici quelle en fut l’origine.
Un matin, de bonne heure, abordèrent au rivage cinq ou six canots d’Indiens ou sauvages, appelez-les comme il vous plaira, et nul doute qu’ils ne vinssent, comme d’habitude, pour manger leurs prisonniers; mais cela était devenu si familier aux Espagnols, à tous nos gens, qu’ils ne s’en tourmentaient plus comme je le faisais. L’expérience leur ayant appris que leur seule affaire était de se tenir cachés, et que s’ils n’étaient point vus des sauvages, ceux-ci, l’affaire une fois terminée, se retireraient paisiblement, ne se doutant pas plus alors qu’ils ne l’avaient fait précédemment qu’il y eût des habitants dans l’île; sachant cela, dis-je, ils comprirent qu’ils n’avaient rien de mieux à faire que de donner avis aux trois plantations qu’on se tînt renfermé et que personne ne se montrât; seulement ils placèrent une vedette dans un lieu convenable pour avertir lorsque les canots se seraient remis en mer.
Tout cela était sans doute fort raisonnable; mais un accident funeste déconcerta toutes ces mesures et fit connaître aux sauvages que l’île était habitée, ce qui faillit causer la ruine de la colonie tout entière. Lorsque les canots des sauvages se furent éloignés, les Espagnols jetèrent au dehors un regard furtif, et quelques-uns d’entre eux eurent la curiosité de s’approcher du lieu qu’ils venaient d’abandonner pour voir ce qu’ils y avaient fait. A leur grande surprise, ils trouvèrent trois sauvages, restés là, étendus à terre, et endormis profondément. On supposa que, gorgés à leur festin inhumain, ils s’étaient assoupis comme des brutes, et n’avaient pas voulu bouger quand les autres étaient partis, ou qu’égarés dans les bois ils n’étaient pas revenus à temps pour s’embarquer.
A cette vue, les Espagnols furent grandement surpris, et fort embarrassés sur ce qu’ils devaient faire. Le gouverneur espagnol se trouvait avec eux, on lui demanda son avis; mais il déclara qu’il ne savait quel parti prendre. Pour des esclaves, ils en avaient assez déjà; quant à les tuer, nul d’entre eux n’y était disposé. Le gouverneur me dit qu’ils n’avaient pu avoir l’idée de verser le sang innocent, car les pauvres créatures ne leur avaient fait aucun mal, n’avaient porté aucune atteinte à leur propriété, et que tous pensaient qu’aucun motif ne pourrait légitimer cet assassinat.
Et ici je dois dire, à l’honneur de ces Espagnols, que, quoi qu’on puisse dire de la cruauté de ce peuple au Mexique et au Pérou, je n’ai jamais dans aucun pays étranger rencontré dix-sept hommes d’une nation quelconque qui fussent en toute occasion si modestes, si modérés, si vertueux, si courtois et d’une humeur si parfaite. Pour ce qui est de la cruauté, on n’en voyait pas l’ombre dans leur nature: on ne trouvait en eux ni inhumanité, ni barbarie, ni passions violentes, et cependant tous étaient des hommes d’une grande ardeur et d’un grand courage.
Leur douceur et leur calme s’étaient manifestés en supportant la conduite intolérable des trois Anglais, et alors leur justice et leur humanité se montrèrent à propos des sauvages dont je viens de parler. Après quelques délibérations, ils décidèrent qu’ils ne bougeraient pas jusqu’à ce que, s’il était possible, ces trois hommes fussent partis. Mais le gouverneur fit la réflexion que ces trois Indiens n’avaient pas de pirogue, et que si on les laissait rôder dans l’île, assurément ils découvriraient qu’elle était habitée, ce qui causerait la ruine de la colonie.
Sur ce, rebroussant chemin et trouvant les compères qui dormaient encore profondément, ils résolurent de les éveiller et de les faire prisonniers; et c’est ce qu’ils firent. Les pauvres diables furent étrangement effrayés quand ils se virent saisis et liés, et, comme les femmes, ils craignirent qu’on ne voulût les tuer et les dévorer; car, à ce qu’il paraît, ces peuples s’imaginent que tout le monde fait comme eux et mange de la chair humaine; mais on les eut bientôt tranquillisés là-dessus et on les emmena.
Ce fut une chose fort heureuse pour nos gens de ne pas les avoir conduits à leur château, je veux dire à mon palais au pied de la colline, mais de les avoir menés d’abord à la tonnelle, où étaient leurs principales cultures, leurs chèvres et leurs champs de blé, et plus tard à l’habitation des deux Anglais.
Là on les fit travailler, quoiqu’on n’eût pas grand ouvrage à leur donner; et, soit négligence à les garder, soit qu’on ne crût pas qu’ils pussent s’émanciper, un d’entre eux s’échappa, et, s’étant réfugié dans les bois, on ne le revit plus.
On eut tout lieu de croire qu’il était retourné dans son pays avec les sauvages, qui débarquèrent trois ou quatre semaines plus tard, firent leurs bombances accoutumées, et s’en allèrent au bout de deux jours. Cette pensée atterra nos gens: ils conclurent, et avec beaucoup de raison, que cet individu retourné parmi ses camarades ne manquerait pas de leur rapporter qu’il y avait des habitants dans l’île, et combien ils étaient faibles et en petit nombre; car, ainsi que je l’ai déjà dit, on n’avait jamais fait connaître à ce sauvage, et cela fut fort heureux, combien nos hommes étaient et où ils vivaient; jamais il n’avait vu ni entendu le feu de leurs armes; on s’était bien gardé, à plus forte raison, de lui faire voir aucun des lieux de retraite, tels que la caverne dans la vallée, ou la nouvelle grotte que les deux Anglais avaient creusée, et ainsi du reste.
La première preuve qu’ils eurent de la trahison de ce misérable fut que, environ deux mois plus tard, six canots de sauvages, contenant chacun de sept à dix hommes, s’approchèrent en voguant le long du rivage nord de l’île, où ils n’avaient pas coutume de se rendre auparavant, et débarquèrent environ une heure après le lever du soleil dans un endroit convenable, à un mille de l’habitation des deux Anglais, où avait été gardé le fugitif. Comme me le dit le gouverneur espagnol, s’ils avaient tous été là, le dommage n’aurait pas été si considérable, car pas un de ces sauvages n’eût échappé; mais le cas était bien différent: deux hommes contre cinquante, la partie n’était pas égale. Heureusement que les deux Anglais les aperçurent à une lieue en mer, de sorte qu’il s’écoula plus d’une heure avant qu’ils abordassent; et, comme ils débarquèrent à environ un mille de leurs huttes, ce ne fut qu’au bout de quelque temps qu’ils arrivèrent jusqu’à eux. Ayant alors grande raison de croire qu’ils étaient trahis, la première chose qu’ils firent fut de lier les deux esclaves qui restaient, et de commander à deux des trois hommes qui avaient été amenés avec les femmes, et qui, à ce qu’il paraît, firent preuve d’une grande fidélité, de les conduire avec leurs deux épouses et tout ce qu’ils pourraient emporter avec eux au milieu du bois, dans cette grotte dont j’ai parlé plus haut, et là, de garder ces deux individus pieds et poings liés, jusqu’à nouvel ordre.
En second lieu, voyant que les sauvages avaient tous mis pied à terre et se portaient de leur côté, ils ouvrirent les enclos dans lesquels étaient leurs chèvres et les chassèrent dans le bois pour y errer en liberté, afin que ces barbares crussent que c’étaient des animaux farouches; mais le coquin qui les accompagnait, trop rusé pour donner là dedans, les mit au fait de tout, et ils se dirigèrent droit à la place. Quand les pauvres gens effrayés eurent mis à l’abri leurs femmes et leurs biens, ils envoyèrent leur troisième esclave venu avec les femmes, et qui se trouvait là par hasard, en toute hâte auprès des Espagnols pour leur donner l’alarme et leur demander un prompt secours. En même temps ils prirent leurs armes et ce qu’ils avaient de munitions, et se retirèrent dans le bois, vers le lieu où avaient été envoyées leurs femmes, se tenant à distance cependant, de manière à voir, si cela était possible, la direction que suivraient les sauvages.
Ils n’avaient pas fait beaucoup de chemin quand, du haut d’un monticule, ils aperçurent la petite armée de leurs ennemis s’avancer directement vers leur habitation, et un moment après ils virent leurs huttes et leurs meubles dévorés par les flammes, à leur grande douleur et à leur grande mortification: c’était pour eux une perte cruelle, une perte irréparable au moins pour quelque temps. Ils conservèrent un moment la même position, jusqu’à ce que les sauvages se répandirent sur toute la place comme des bêtes féroces, fouillant partout à la recherche de leur proie, et en particulier des habitants, dont on voyait clairement qu’ils connaissaient l’existence.
Les deux Anglais, voyant cela et ne se croyant pas en sûreté où ils se trouvaient, car il était probable que quelques-uns de ces barbares viendraient de ce côté, et y viendraient supérieurs en forces, jugèrent convenable de se retirer à un demi-mille plus loin, persuadés, comme cela eut lieu en effet, que plus l’ennemi rôderait, plus il se disséminerait.
Leur seconde halte se fit à l’entrée d’un fourré épais où se trouvait un vieux tronc d’arbre creux et excessivement grand: ce fut dans cet arbre que tous deux prirent position, résolus à attendre l’événement.
Il y avait peu de temps qu’ils étaient là, quand deux sauvages accoururent de ce côté, comme s’ils les eussent découverts et vinssent pour les attaquer. Un peu plus loin ils en virent trois autres, et plus loin encore cinq autres, tous s’avançant dans la même direction; en outre ils en virent à une certaine distance sept ou huit qui couraient d’un autre côté; car ils se répandaient sur tous les points, comme des chasseurs qui battent un bois en quête du gibier.
Les pauvres gens furent alors dans une grande perplexité, ne sachant s’ils devaient rester et garder leur poste ou s’enfuir; mais après une courte délibération, considérant que si les sauvages parcouraient ainsi le pays, ils pourraient peut-être, avant l’arrivée du secours, découvrir leur retraite dans les bois, et qu’alors tout serait perdu, ils résolurent de les attendre là et, s’ils étaient trop nombreux, de monter au sommet de l’arbre, d’où ils ne doutaient pas qu’excepté contre le feu, ils ne se défendissent tant que leurs munitions dureraient, quand bien même tous les sauvages, débarqués au nombre d’environ cinquante, viendraient à les attaquer.
Ayant pris cette détermination, ils se demandèrent s’ils feraient feu sur les deux premiers, ou s’ils attendraient les trois et tireraient sur ce groupe intermédiaire: tactique au moyen de laquelle les deux et les cinq qui suivaient seraient séparés. Enfin ils résolurent de laisser passer les deux premiers, à moins qu’ils ne les découvrissent dans leur refuge et qu’ils ne vinssent les attaquer. Ces deux sauvages les confirmèrent dans cette résolution en se détournant un peu vers une autre partie du bois; mais les trois et les cinq, marchant sur leur piste, vinrent directement à l’arbre comme s’ils eussent su que les Anglais y étaient.
Les voyant arriver droit à eux, ceux-ci résolurent de les prendre en ligne, ainsi qu’ils s’avançaient; et, comme ils avaient décidé de ne faire feu qu’un à la fois, il était possible que du premier coup ils les atteignissent tous trois. A cet effet, celui qui devait tirer mit trois ou quatre balles dans son mousquet, et, à la faveur d’une meurtrière, c’est-à-dire d’un trou qui se trouvait dans l’arbre, il visa tout à son aise sans être vu, et attendit qu’ils fussent à trente verges de l’embuscade, de manière à ne pas manquer son coup.
Pendant qu’ils attendaient ainsi et que les sauvages s’approchaient, ils virent que l’un des trois était le fugitif qui s’était échappé de chez eux, le reconnurent parfaitement, et résolurent de ne pas le manquer, dussent-ils ensemble faire feu. L’autre se tint donc prêt à tirer, afin que si le sauvage ne tombait pas du premier coup, il fût sûr d’en recevoir un second.
Mais le premier tireur était trop adroit pour le manquer; car pendant que les sauvages s’avançaient l’un après l’autre sur une seule ligne, il fit feu et en atteignit deux du coup. Le premier fut tué roide d’une balle dans la tête; le second, qui était l’Indien fugitif, en reçut une au travers du corps et tomba, mais il n’était pas tout à fait mort; et le troisième eut une égratignure à l’épaule, que lui fit sans doute la balle qui avait traversé le corps du second. Épouvanté, quoiqu’il n’eût pas grand mal, il s’assit à terre en poussant des cris et des hurlements affreux.
Les cinq qui suivaient, effrayés du bruit plutôt que pénétrés de leur danger, s’arrêtèrent tout court d’abord; car les bois rendirent la détonation mille fois plus terrible, les échos grondant çà et là, les oiseaux s’envolant de toutes parts et poussant toutes sortes de cris, selon leur espèce, de même que le jour où je tirai le premier coup de fusil qui peut-être eût retenti en ce lieu depuis que c’était une île.
Cependant, tout étant rentré dans le silence, ils vinrent sans défiance, ignorant la cause de ce bruit, jusqu’au lieu où étaient leurs compagnons dans un assez pitoyable état. Là ces pauvres ignorantes créatures, qui ne soupçonnaient pas qu’un danger pareil pût les menacer, se groupèrent autour du blessé, lui adressant la parole et sans doute lui demandant d’où venait sa blessure. Il est présumable que celui-ci répondit qu’un éclair de feu, suivi immédiatement d’un coup de tonnerre de leurs dieux, avait tué ses deux compagnons et l’avait blessé lui-même. Cela, dis-je, est présumable; car rien n’est plus certain qu’ils n’avaient vu aucun homme auprès d’eux, qu’ils n’avaient de leur vie entendu la détonation d’un fusil, qu’ils ne savaient non plus ce que c’était qu’une arme à feu, et qu’ils ignoraient qu’à distance on pût tuer ou blesser avec du feu et des balles. S’il n’en eût pas été ainsi, il est croyable qu’ils ne se fussent pas arrêtés si inconsidérément à contempler le sort de leurs camarades, sans quelque appréhension pour eux-mêmes.
Nos deux hommes, comme ils me l’ont avoué depuis, se voyaient avec douleur obligés de tuer tant de pauvres êtres qui n’avaient aucune idée de leur danger; mais, les tenant là sous leurs coups et le premier ayant rechargé son arme, ils se résolurent à tirer tous deux dessus. Convenus de choisir un but différent, ils firent feu à la fois et en tuèrent ou blessèrent grièvement quatre. Le cinquième, horriblement effrayé, bien que resté sauf, tomba comme les autres. Nos hommes, les voyant tous gisants, crurent qu’ils les avaient tous expédiés.
La persuasion de n’en avoir manqué aucun fit sortir résolument de l’arbre nos deux hommes avant qu’ils eussent rechargé leurs armes, et ce fut une grande imprudence. Ils tombèrent dans l’étonnement quand ils arrivèrent sur le lieu de la scène, et ne trouvèrent pas moins de quatre Indiens vivants, dont deux fort légèrement blessés et un entièrement sauf. Ils se virent alors forcés de les achever à coups de crosse de mousquet. D’abord ils s’assurèrent de l’Indien fugitif qui avait été la cause de tout le désastre, ainsi que d’un autre blessé au genou, et les délivrèrent de leurs peines. En ce moment, celui qui n’avait point été atteint vint se jeter à leurs genoux, les deux mains levées, et par gestes et par signes implorant piteusement la vie. Mais ils ne purent comprendre un seul mot de ce qu’il disait.
Toutefois, ils lui signifièrent de s’asseoir près de là au pied d’un arbre, et un des Anglais, avec une corde qu’il avait dans sa poche par le plus grand des hasards, lui attacha les pieds et lui lia les mains par derrière; puis on l’abandonna. Ils se mirent alors en toute hâte à la poursuite des deux autres qui étaient allés en avant, craignant que ceux-ci ou un plus grand nombre ne vint à découvrir le chemin de leur retraite dans le bois, où étaient leurs femmes et le peu d’objets qu’ils y avaient déposés. Ils aperçurent enfin les deux Indiens, mais ils étaient fort éloignés; néanmoins, ils les virent, à leur grande satisfaction, traverser une vallée proche de la mer, chemin directement opposé à celui qui conduisait à leur retraite pour laquelle ils étaient en de si vives craintes. Tranquillisés sur ce point, ils retournèrent à l’arbre où ils avaient laissé leur prisonnier, qui, à ce qu’ils supposèrent, avait été délivré par ses camarades, car les deux bouts de corde qui avaient servi à l’attacher étaient encore au pied de l’arbre.
Se trouvant alors dans un aussi grand embarras que précédemment, ne sachant de quel côté se diriger, ni à quelle distance était l’ennemi, ni quelles étaient ses forces, ils prirent la résolution d’aller à la grotte où leurs femmes avaient été conduites, afin de voir si tout s’y passait bien, et pour les délivrer de l’effroi où sûrement elles étaient, car, bien que les sauvages fussent leurs compatriotes, elles en avaient une peur horrible, et d’autant plus peut-être qu’elles savaient tout ce qu’ils valaient.
Les Anglais, à leur arrivée, virent que les sauvages avaient passé dans le bois, et même très près du lieu de leur retraite, sans toutefois l’avoir découverte; car l’épais fourré qui l’entourait en rendait l’abord inaccessible pour quiconque n’eût pas été guidé par quelque affilié, et nos barbares ne l’étaient point. Ils trouvèrent donc toutes choses en bon ordre, seulement les femmes étaient glacées d’effroi. Tandis qu’ils étaient là, à leur grande joie, sept des Espagnols arrivèrent à leur secours. Les dix autres avec leurs serviteurs, et le vieux Vendredi, je veux dire le père de Vendredi, étaient partis en masse pour protéger leur tonnelle et le blé et le bétail qui s’y trouvaient, dans le cas où les Indiens eussent rôdé vers cette partie de l’île; mais ils ne se répandirent pas jusque-là. Avec les sept Espagnols se trouvait l’un des trois sauvages qu’ils avaient autrefois faits prisonniers, et aussi celui que, pieds et poings liés, les Anglais avaient laissé près de l’arbre, car, à ce qu’il paraît, les Espagnols étaient venus par le chemin où avaient été massacrés les sept Indiens, et avaient délié le huitième pour l’emmener avec eux. Là, toutefois, ils furent obligés de le garrotter de nouveau, comme l’étaient les deux autres, restés après le départ du fugitif.
Leurs prisonniers commençaient à leur devenir fort à charge, et ils craignaient tellement qu’ils ne leur échappassent, qu’ils s’imaginèrent être, pour leur propre conservation, dans l’absolue nécessité de les tuer tous. Mais le gouverneur n’y voulut pas consentir: il ordonna de les envoyer à ma vieille caverne de la vallée, avec deux Espagnols pour les garder et pourvoir à leur nourriture. Ce qui fut exécuté; et là, ils passèrent la nuit pieds et mains liés.
L’arrivée des Espagnols releva tellement le courage des deux Anglais, qu’ils n’entendirent pas s’arrêter plus longtemps. Ayant pris avec eux cinq Espagnols, et réunissant à eux tous quatre mousquets, un pistolet et deux gros bâtons à deux bouts, ils partirent à la recherche des sauvages. D’abord, quand ils furent arrivés à l’arbre où gisaient ceux qui avaient été tués, il leur fut aisé de voir que quelques autres Indiens y étaient venus; car ils avaient essayé d’emporter leurs morts, et avaient traîné deux cadavres à une bonne distance, puis les avaient abandonnés. De là ils gagnèrent le premier tertre où ils s’étaient arrêtés et d’où ils avaient vu incendier leurs huttes, et ils eurent la douleur de voir s’en élever un reste de fumée; mais ils ne purent y découvrir aucun sauvage. Ils résolurent alors d’aller, avec toute la prudence possible, vers les ruines de leur plantation. Un peu avant d’y arriver, s’étant trouvés en vue de la côte, ils aperçurent distinctement tous les sauvages qui se rembarquaient dans leurs canots pour gagner le large.
Il semblait qu’ils fussent fâchés d’abord qu’il n’y eût pas de chemin pour aller jusqu’à eux, afin de leur envoyer à leur départ une salve de mousqueterie; mais, après tout, ils s’estimèrent fort heureux d’en être débarrassés.
Les pauvres Anglais étant alors ruinés pour la seconde fois, leurs cultures étant détruites, tous les autres convinrent de les aider à relever leurs constructions et de les pourvoir de toutes choses nécessaires. Leurs trois compatriotes même, chez lesquels jusque-là on n’avait pas remarqué la moindre tendance à faire le bien, dès qu’ils apprirent leur désastre,—car, vivant éloignés, ils n’avaient rien su qu’après l’affaire finie,—vinrent offrir leur aide et leur assistance, et travaillèrent de grand cœur pendant plusieurs jours à rétablir leurs habitations et à leur fabriquer des objets de nécessité.
Environ deux jours après ils eurent la satisfaction de voir trois pirogues des sauvages venir échouer à peu de distance sur la grève, ainsi que deux hommes noyés; ce qui leur fit croire avec raison qu’une tempête, qu’ils avaient dû essuyer en mer, avait submergé quelques-unes de leurs embarcations. Le vent, en effet, avait soufflé avec violence durant la nuit qui suivit leur départ.
Si quelques-uns d’entre eux s’étaient perdus, toutefois il s’en était sauvé un assez grand nombre, pour informer leurs compatriotes de ce qu’ils avaient fait et de ce qui leur était advenu, et les exciter à une autre entreprise de la même nature, qu’ils résolurent effectivement de tenter, avec des forces suffisantes pour que rien ne pût leur résister. Mais, à l’exception de ce que le fugitif leur avait dit des habitants de l’île, ils n’en savaient par eux-mêmes que fort peu de chose; jamais ils n’avaient vu ombre humaine en ce lieu, et celui qui leur avait raconté le fait ayant été tué, tout autre témoin manquait qui pût le leur confirmer.
Cinq ou six mois s’étaient écoulés, et l’on n’avait point entendu parler des sauvages; déjà nos gens se flattaient de l’espoir qu’ils n’avaient point oublié leur premier échec, et qu’ils avaient laissé là toute idée de réparer leur défaite, quand tout à coup l’île fut envahie par une redoutable flotte de vingt-huit canots remplis de sauvages armés d’arcs et de flèches, d’énormes casse-têtes, de sabres de bois et d’autres instruments de guerre. Bref, cette multitude était si formidable, que nos gens tombèrent dans la plus profonde consternation.
Comme le débarquement s’était effectué le soir et à l’extrémité orientale de l’île, nos hommes eurent toute la nuit pour se consulter et aviser à ce qu’il fallait faire. Et d’abord, sachant que se tenir totalement cachés avait été jusque-là leur seule planche de salut, et devait l’être d’autant plus encore, en cette conjoncture, que le nombre de leurs ennemis était fort grand, ils résolurent de faire disparaître les huttes qu’ils avaient bâties pour les deux Anglais, et de conduire leurs chèvres à l’ancienne grotte, parce qu’ils supposaient que les sauvages se porteraient directement sur ce point, sitôt qu’il ferait jour, pour recommencer la même échauffourée, quoiqu’ils eussent pris terre cette fois à plus de deux lieues de là.
Ils menèrent aussi dans ce lieu les troupeaux qu’ils avaient à l’ancienne tonnelle, comme je l’appelais, laquelle appartenait aux Espagnols; en un mot, autant que possible, ils ne laissèrent nulle part de traces d’habitation, et le lendemain matin, de bonne heure, ils se postèrent avec toutes leurs forces près de la plantation des deux Anglais, pour y attendre l’arrivée des sauvages. Tout confirma leurs prévisions: ces nouveaux agresseurs, laissant leurs canots à l’extrémité orientale de l’île, s’avancèrent en longeant le rivage droit à cette place, au nombre de deux cent cinquante, suivant que les nôtres purent en juger. Notre armée se trouvait bien faible; mais le pire de l’affaire, c’était qu’il n’y avait pas d’armes pour tout le monde. Nos forces totales s’élevaient, je crois, comme suit, en hommes:
- 17 Espagnols.
 - 5 Anglais.
 - 1 le vieux Vendredi, c’est-à-dire le père de Vendredi.
 - 3 esclaves acquis avec les femmes, lesquels avaient fait preuve de fidélité.
 - 3 autres esclaves qui vivaient avec les Espagnols.
 - —
 - 29
 
Pour armer ces gens, il y avait:
- 11 mousquets.
 - 5 pistolets.
 - 3 fusils de chasse.
 - 5 mousquets ou arquebuses à giboyer pris aux matelots révoltés que j’avais soumis.
 - 2 sabres.
 - 3 vieilles hallebardes.
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 - 29
 
On ne donna aux esclaves ni mousquets ni fusils; mais chacun d’eux fut armé d’une hallebarde, ou d’un long bâton, semblable à un brindestoc, garni d’une longue pointe de fer à chaque extrémité; ils avaient, en outre, une hachette au côté. Tous nos hommes portaient aussi une hache. Deux des femmes voulurent absolument prendre part au combat; elles s’armèrent d’arcs et de flèches que les Espagnols avaient pris aux sauvages lors de la première affaire dont j’ai parlé, et qui avait eu lieu entre les Indiens. Les femmes eurent aussi des haches.
Le gouverneur espagnol, dont j’ai souvent fait mention, avait le commandement général, et William Atkins, qui, bien que redoutable pour sa méchanceté, était un compagnon intrépide et résolu, commandait sous lui.
Les sauvages s’avancèrent comme des lions, et nos hommes, pour comble de malheur, n’avaient pas l’avantage du terrain. Seulement Will Atkins, qui rendit dans cette affaire d’importants services, comme une sentinelle perdue, était planté avec six hommes derrière un petit hallier, avec ordre de laisser passer les premiers et de faire feu ensuite au beau milieu des autres, puis sur-le-champ de battre en retraite aussi vite que possible, en tournant une partie du bois pour venir prendre position derrière les Espagnols, qui se trouvaient couverts par un fourré d’arbres.
Quand les sauvages arrivèrent, ils se mirent à courir çà et là en masse et sans aucun ordre. Will Atkins en laissa passer près de lui une cinquantaine; puis, voyant venir les autres en foule, il ordonna à trois de ses hommes de décharger sur eux leurs mousquets chargés de six ou sept balles, aussi fortes que des balles de gros pistolets. Combien en tuèrent-ils ou en blessèrent-ils, c’est ce qu’ils ne surent pas; mais la consternation et l’étonnement étaient inexprimables chez ces barbares, qui furent effrayés au plus haut degré d’entendre un bruit terrible, de voir tomber leurs hommes morts ou blessés, et sans comprendre d’où cela provenait. Alors, au milieu de leur effroi, William Atkins et ses trois hommes firent feu sur le plus épais de la masse, et en moins d’une minute les trois premiers, ayant rechargé leurs armes, leur envoyèrent une troisième volée.
Si William Atkins et ses hommes se fussent retirés immédiatement après avoir tiré, comme cela leur avait été ordonné, ou si le reste de la troupe eût été à portée de prolonger le feu, les sauvages eussent été mis en pleine déroute, car la terreur dont ils étaient saisis venait surtout de ce qu’ils ne voyaient personne qui les frappât et de ce qu’ils se croyaient tués par le tonnerre et les éclairs de leurs dieux. Mais William Atkins, en restant pour recharger, découvrit la ruse.
Quelques sauvages, qui les épiaient au loin, fondirent sur eux par derrière, et, bien qu’Atkins et ses hommes les eussent encore salués de deux ou trois fusillades et en eussent tué plus d’une vingtaine en se retirant aussi vite que possible, cependant ils le blessèrent lui-même et tuèrent avec leurs flèches un de ses compatriotes, comme ils tuèrent ensuite un des Espagnols et un des esclaves indiens acquis avec les femmes. Cet esclave était un brave compagnon, qui avait combattu en furieux. De sa propre main il avait tué cinq sauvages, quoiqu’il n’eût pour armes qu’un des bâtons ferrés et une hache.
Atkins étant blessé et deux autres étant tués, nos hommes, ainsi maltraités, se retirèrent sur un monticule dans le bois. Les Espagnols, après avoir fait trois décharges, opérèrent aussi leur retraite; car les Indiens étaient si nombreux, et tellement désespérés, que, malgré qu’il y en eût de tués plus de cinquante et un beaucoup plus grand nombre de blessés, ils se jetaient sans peur du danger sur les pas de nos hommes et leur envoyaient une nuée de flèches. On remarqua même que leurs blessés qui n’étaient pas tout à fait mis hors de combat, exaspérés par leurs blessures, se battaient comme des enragés.
Nos gens, dans leur retraite, avaient laissé derrière eux les cadavres de l’Espagnol et de l’Anglais. Les sauvages, quand ils furent arrivés auprès, les mutilèrent de la manière la plus atroce, leur brisant les bras, les jambes et la tête avec leurs massues et leurs sabres de bois, comme de vrais sauvages qu’ils étaient. Mais, voyant que nos hommes avaient disparu, ils semblèrent ne pas vouloir les poursuivre, formèrent une espèce de cercle, ce qu’ils ont coutume de faire, à ce qu’il paraît, et poussèrent deux grands cris en signe de victoire; après quoi ils eurent encore la mortification de voir tomber plusieurs de leurs blessés qu’avait épuisés la perte de leur sang.
Le gouverneur espagnol ayant rassemblé tout son petit corps d’armée sur une éminence, Atkins, quoique blessé, opinait pour qu’on se portât en avant et qu’on fit une charge générale sur l’ennemi. Mais l’Espagnol répondit:—«Señor Atkins, vous avez vu comment leurs blessés se battent; remettons la partie à demain: tous ces éclopés seront roidis et endoloris par leurs plaies, épuisés par le sang qu’ils auront perdu, et nous aurons alors beaucoup moins de besogne sur les bras.»
L’avis était bon. Mais Will Atkins reprit gaiement:—«C’est vrai, señor; mais il en sera de même de moi, et c’est pour cela que je voudrais aller en avant tandis que je suis en haleine.»—«Fort bien, señor Atkins, dit l’Espagnol: vous vous êtes conduit vaillamment, vous avez rempli votre tâche; nous combattrons pour vous si vous ne pouvez venir; mais je pense qu’il est mieux d’attendre jusqu’à demain matin.»—Ils attendirent donc.
Mais, lorsqu’il fit un beau clair de lune, et qu’ils virent les sauvages dans un grand désordre, au milieu de leurs morts et de leurs blessés et se pressant tumultueusement à l’entour, ils se résolurent à fondre sur eux pendant la nuit, dans le cas surtout où ils pourraient leur envoyer une décharge avant d’être aperçus. Il s’offrit à eux une belle occasion pour cela: car l’un des deux Anglais, sur le terrain duquel l’affaire s’était engagée, les ayant conduits par un détour entre les bois et la côte occidentale, et là ayant tourné brusquement au sud, ils arrivèrent si près du groupe le plus épais, qu’avant qu’on eût pu les voir ou les entendre, huit hommes tirèrent au beau milieu et firent une terrible exécution. Une demi-minute après huit autres tirèrent à leur tour et les criblèrent tellement de leurs dragées, qu’ils en tuèrent ou blessèrent un grand nombre. Tout cela se passa sans qu’ils pussent reconnaître qui les frappait, sans qu’ils sussent par quel chemin fuir.
Les Espagnols rechargèrent vivement leurs armes; puis, s’étant divisés en trois corps, ils décidèrent de tomber tous ensemble sur l’ennemi. Chacun de ces pelotons se composait de huit personnes: ce qui formait en somme vingt-quatre combattants, dont vingt-deux hommes et deux femmes, lesquelles, soit dit en passant, se battirent en désespérées.
On répartit par peloton les armes à feu, les hallebardes et les brindestocs. On voulait que les femmes se tinssent derrière, mais elles déclarèrent qu’elles étaient décidées à mourir avec leurs maris. Leur petite armée ainsi disposée, ils sortirent d’entre les arbres et se jetèrent sur l’ennemi en criant et en hélant de toutes leurs forces. Les Indiens se tenaient là debout tous ensemble, mais ils tombèrent dans la plus grande confusion en entendant les cris que jetaient nos gens sur trois différents points. Cependant ils en seraient venus aux mains s’ils nous eussent aperçus; car à peine fûmes-nous assez près pour qu’ils nous vissent qu’ils nous décochèrent quelques flèches, et que le pauvre vieux Vendredi fut blessé, légèrement toutefois. Mais nos gens, sans plus de temps, fondirent sur eux, firent feu de trois côtés, puis tombèrent dessus à coups de crosse de mousquet, à coups de sabres, de bâtons ferrés et de haches, et, en un mot, les frottèrent si bien, qu’ils se mirent à pousser des cris et des hurlements sinistres en s’enfuyant de tous côtés pour échapper à la mort.
Les nôtres étaient fatigués de ce carnage: ils avaient tué ou blessé mortellement, dans les deux rencontres, environ cent quatre-vingts de ces barbares. Les autres, épouvantés, se sauvèrent à travers les bois et sur les collines, avec toute la vitesse que pouvaient leur donner la frayeur et des pieds agiles; et voyant que nos hommes se mettaient peu en peine de les poursuivre, ils se rassemblèrent sur la côte où ils avaient débarqué et où leurs canots étaient amarrés. Mais leur désastre n’était pas encore au bout: car, ce soir-là, un vent terrible s’éleva de la mer, et il leur fut impossible de prendre le large. Pour surcroît, la tempête ayant duré toute la nuit, à la marée montante la plupart de leurs pirogues furent entraînées par la houle si avant sur la rive, qu’il aurait fallu bien des efforts pour les remettre à flot. Quelques-unes même furent brisées contre le rivage, ou en s’entre-choquant.
Nos hommes, bien que joyeux de leur victoire, ne prirent cependant que peu de repos cette nuit-là, et, après s’être refaits le mieux qu’ils purent, ils résolurent de se porter vers cette partie de l’île où les sauvages avaient fui, afin de voir dans quel état ils étaient. Ceci les mena nécessairement sur le lieu du combat, où ils trouvèrent plusieurs de ces pauvres créatures qui respiraient encore, mais que rien n’aurait pu sauver. Triste spectacle pour des cœurs généreux! car un homme vraiment noble, quoique forcé par les lois de la guerre de détruire son ennemi, ne prend point plaisir à ses souffrances.
Tout ordre, du reste, était inutile à cet égard, car les sauvages que les nôtres avaient à leur service dépêchèrent ces pauvres créatures à coups de haches.
Ils arrivèrent enfin en vue du lieu où les chétifs débris de l’armée indienne étaient rassemblés. Là restait environ une centaine d’hommes, dont la plupart étaient assis à terre, accroupis, la tête entre leurs mains et appuyée sur leurs genoux.
Quand nos gens ne furent plus qu’à deux portées de mousquet des vaincus, le gouverneur espagnol ordonna de tirer deux coups à poudre pour leur donner l’alarme, à dessein de voir par leur contenance ce qu’il avait à en attendre, s’ils étaient encore disposés à combattre ou s’ils étaient effrayés au point d’être abattus et découragés, et afin d’agir en conséquence.
Le stratagème eut un plein succès, car les sauvages n’eurent pas plus tôt entendu le premier coup de feu et vu la lueur du second, qu’ils se dressèrent sur leurs pieds dans la plus grande consternation imaginable, et, comme nos gens se précipitaient sur eux, ils s’enfuirent en criant, hurlant et poussant une sorte de mugissement que nos hommes ne comprirent pas et n’avaient point ouï jusque-là, et ils se réfugièrent sur les hauteurs plus avant dans le pays.
Les nôtres eussent d’abord préféré que le temps eût été calme et que les sauvages se fussent rembarqués. Mais ils ne considéraient pas alors que cela pourrait en amener par la suite des multitudes auxquelles il leur serait impossible de résister, ou du moins être la cause d’incursions si redoutables et si fréquentes qu’elles désoleraient l’île et les feraient périr de faim. Will Atkins, qui, malgré sa blessure, se tenait toujours avec eux, se montra, dans cette occurrence, le meilleur conseiller: il fallait, selon lui, saisir l’occasion qui s’offrait de se jeter entre eux et leurs canots, et, par là, les empêcher à jamais de revenir inquiéter l’île.
On tint longtemps conseil sur ce point. Quelques-uns s’opposaient à cela de peur qu’on ne forçât ces misérables à se retirer dans les bois, et à n’écouter que leur désespoir.—«Dans ce cas, disaient-ils, nous serons obligés de leur donner la chasse comme à des bêtes féroces; nous redouterons de sortir pour nos travaux; nous aurons nos plantations incessamment pillées, nos troupeaux détruits; bref, nous serons réduits à une vie de misères continuelles.»
Will Atkins répondit que mieux valait avoir affaire à cent hommes qu’à cent nations; que s’il fallait détruire les canots, il fallait aussi détruire les hommes, sinon être soi-même détruit. En un mot, il leur démontra cette nécessité d’une manière si palpable, qu’ils se rangèrent tous à son avis. Aussitôt ils se mirent à l’œuvre sur les pirogues, et, arrachant du bois sec d’un arbre mort, ils essayèrent de mettre le feu à quelques-unes de ces embarcations; mais elles étaient si humides qu’elles purent à peine brûler. Néanmoins, le feu endommagea tellement leurs parties supérieures, qu’elles furent bientôt hors d’état de tenir la mer. Quand les Indiens virent à quoi nos hommes étaient occupés, quelques-uns d’entre eux sortirent des bois en toute hâte, et, s’approchant le plus qu’ils purent, ils se jetèrent à genoux et se mirent à crier:—«Oa, oa, waramokoa!» et à proférer quelques autres mots de leur langue que personne ne comprit; mais, comme ils faisaient des gestes piteux et poussaient des cris étranges, il fut aisé de reconnaître qu’ils suppliaient pour qu’on épargnât leurs canots, et qu’ils promettaient de s’en aller pour ne plus revenir.
Mais nos gens étaient alors convaincus qu’ils n’avaient d’autre moyen de se conserver ou de sauver leur établissement que d’empêcher à tout jamais les Indiens de revenir dans l’île, sachant bien que s’il arrivait seulement à l’un d’eux de retourner parmi les siens pour leur conter l’événement, c’en était fait de la colonie. En conséquence, faisant comprendre aux Indiens qu’il n’y avait pas de merci pour eux, ils se remirent à l’œuvre et détruisirent les canots que la tempête avait épargnés. A cette vue, les sauvages firent retentir les bois d’un horrible cri que notre monde entendit assez distinctement; puis ils se mirent à courir çà et là dans l’île comme des insensés, de sorte que nos colons ne surent réellement pas d’abord comment s’y prendre avec eux.
Les Espagnols, avec toute leur prudence, n’avaient pas pensé que tandis qu’ils réduisaient ainsi ces hommes au désespoir, ils devaient faire bonne garde autour de leurs plantations; car, bien qu’ils eussent transféré leur bétail, et que les Indiens n’eussent pas trouvé leur principale retraite,—je veux dire mon vieux château de la colline,—ni la caverne dans la vallée, ceux-ci avaient découvert cependant ma plantation de la tonnelle, l’avaient saccagée, ainsi que les enclos et les cultures d’alentour, foulant aux pieds le blé, arrachant les vignes et les raisins déjà presque mûrs, et faisant éprouver à la colonie une perte inestimable sans en retirer aucun profit.
Quoique nos gens pussent les combattre en toute occasion, ils n’étaient pas en état de les poursuivre et de les pourchasser; car, les Indiens étant trop agiles pour nos hommes quand ils les rencontraient seuls, aucun des nôtres n’osait s’aventurer isolément, dans la crainte d’être enveloppé par eux. Fort heureusement ils étaient sans armes: ils avaient des arcs, il est vrai, mais point de flèches, ni matériaux pour en faire, ni outils, ni instruments tranchants.
L’extrémité et la détresse où ils étaient réduits étaient grandes et vraiment déplorables, mais l’état où ils avaient jeté nos colons ne valait pas mieux; car, malgré que leurs retraites eussent été préservées, leurs provisions étaient détruites et leur moisson ravagée. Que faire, à quels moyens recourir? ils ne le savaient. La seule ressource qui leur restât, c’était le bétail qu’ils avaient dans la vallée près de la caverne, le peu de blé qui y croissait et la plantation des trois Anglais, Will Atkins et ses camarades, alors réduits à deux, l’un d’entre eux ayant été frappé à la tête, juste au-dessous de la tempe, par une flèche qui l’avait fait taire à jamais. Et, chose remarquable, celui-ci était ce même homme cruel qui avait porté un coup de hache au pauvre esclave indien, et qui ensuite avait formé le projet d’assassiner les Espagnols.
A mon sens, la condition de nos colons était pire en ce temps-là que ne l’avait jamais été la mienne depuis que j’eus découvert les grains d’orge et de riz, et que j’eus acquis la méthode de semer et de cultiver mon blé et d’élever mon bétail; car alors ils avaient, pour ainsi dire, une centaine de loups dans l’île, prêts à faire leur proie de tout ce qu’ils pourraient saisir, mais qu’il n’était pas facile de saisir eux-mêmes.
La première chose qu’ils résolurent de faire, quand ils virent la situation où ils se trouvaient, ce fut, s’il était possible, de reléguer les sauvages dans la partie la plus éloignée de l’île, au sud-est, afin que si d’autres Indiens venaient à descendre au rivage, ils ne pussent les rencontrer; puis, une fois là, de les traquer, de les harasser chaque jour, et de tuer tous ceux qu’ils pourraient approcher, jusqu’à ce qu’ils eussent réduit leur nombre, et s’ils pouvaient enfin les apprivoiser et les rendre propres à quelque chose, de leur donner du blé, et de leur enseigner à cultiver la terre et à vivre de leur travail journalier.
En conséquence, ils les serrèrent de près et les épouvantèrent tellement par le bruit de leurs armes, qu’au bout de peu de temps, si un des colons tirait sur un Indien et le manquait, néanmoins il tombait de peur. Leur effroi fut si grand, qu’ils s’éloignèrent de plus en plus, et que, harcelés par nos gens, qui tous les jours en tuaient ou blessaient quelques-uns, ils se confinèrent tellement dans les bois et dans les endroits creux, que le manque de nourriture les réduisit à la plus horrible misère, et qu’on en trouva plusieurs morts dans les bois, sans aucune blessure, que la faim seule avait fait périr.
Quand les nôtres trouvèrent ces cadavres, leurs cœurs s’attendrirent, et ils se sentirent émus de compassion, surtout le gouverneur espagnol, qui était l’homme du caractère le plus noblement généreux que de ma vie j’aie jamais rencontré. Il proposa, si faire se pouvait, de saisir vivant un de ces malheureux, et de l’amener à comprendre assez leur dessein pour qu’il pût servir d’interprète auprès des autres, et savoir d’eux s’ils n’acquiesceraient pas à quelque condition qui leur assurerait la vie, et garantirait la colonie du pillage.
Il s’écoula quelque temps avant qu’on pût en prendre aucun; mais, comme ils étaient faibles et exténués, l’un d’eux fut enfin surpris et fait prisonnier. Il se montra d’abord rétif, et ne voulut ni manger ni boire; mais, se voyant traité avec bonté, voyant qu’on lui donnait des aliments, et qu’il n’avait à supporter aucune violence, il finit par devenir plus maniable et par se rassurer.
On lui amena le vieux Vendredi, qui s’entretint souvent avec lui et lui dit combien les nôtres seraient bons envers tous les siens; que non seulement ils auraient la vie sauve, mais encore qu’on leur accorderait pour demeure une partie de l’île, pourvu qu’ils donnassent l’assurance qu’ils garderaient leurs propres limites, et qu’ils ne viendraient pas au delà pour faire tort ou pour faire outrage aux colons; enfin qu’on leur donnerait du blé qu’ils sèmeraient et cultiveraient pour leurs besoins, et du pain pour leur subsistance présente.—Ensuite le vieux Vendredi commanda au sauvage d’aller trouver ses compatriotes et de voir ce qu’ils penseraient de la proposition, lui affirmant que s’ils n’y adhéraient immédiatement, ils seraient tous détruits.
Ces pauvres gens, profondément abattus et réduits au nombre d’environ trente-sept, accueillirent tout d’abord cette offre, et prièrent qu’on leur donnât quelque nourriture. Là-dessus douze Espagnols et deux Anglais, bien armés, avec trois esclaves indiens et le vieux Vendredi, se transportèrent au lieu où ils étaient: les trois esclaves indiens charriaient une grande quantité de pain, du riz cuit en gâteaux et séché au soleil, et trois chèvres vivantes. On enjoignit à ces infortunés de se rendre sur le versant d’une colline, où ils s’assirent pour manger avec force gestes de reconnaissance. Ils furent plus fidèles à leur parole qu’on ne l’aurait pensé; car, excepté quand ils venaient demander des vivres et des instructions, jamais ils ne passèrent leurs limites. C’est là qu’ils vivaient encore lors de mon arrivée dans l’île, et que j’allai les visiter.
Les colons leur avaient appris à semer le blé, à faire le pain, à élever des chèvres et à les traire. Rien ne leur manquait que des femmes pour devenir bientôt une nation. Ils étaient confinés sur une langue de terre; derrière eux s’élevaient des rochers, et devant eux une vaste plaine se prolongeait vers la mer, à la pointe sud-est de l’île. Leur terrain était bon et fertile et ils en avaient suffisamment; car il s’étendait d’un côté sur une largeur d’un mille et demi, et de l’autre sur une longueur de trois ou quatre milles.
Nos hommes leur enseignèrent aussi à faire des bêches en bois, comme j’en avais fait pour mon usage, et leur donnèrent douze hachettes et trois ou quatre couteaux; et, là, ils vécurent comme les plus soumises et les plus innocentes créatures que jamais on n’eût su voir.
La colonie jouit après cela d’une parfaite tranquillité quant aux sauvages, jusqu’à la nouvelle visite que je lui fis, environ deux ans après. Ce n’est pas que de temps à autre quelques canots de sauvages n’abordassent à l’île pour la célébration barbare de leurs triomphes; mais comme ils appartenaient à diverses nations, et que, peut-être, ils n’avaient point entendu parler de ceux qui étaient venus, ils ne firent, à l’égard de leurs compatriotes, aucune recherche, et, en eussent-ils fait, qu’il leur eût été fort difficile de les découvrir.
Voici que j’ai donné, ce me semble, la relation complète de ce qui était arrivé à nos colons jusqu’à mon retour, au moins de ce qui était digne de remarque. Ils avaient merveilleusement civilisé les Indiens ou sauvages, et allaient souvent les visiter; mais ils leur défendaient, sous peine de mort, de venir parmi eux, afin que leur établissement ne fût pas livré derechef.
Une chose vraiment notable, c’est que les sauvages, à qui ils avaient appris à faire des paniers et de la vannerie, surpassèrent bientôt leurs maîtres. Ils tressèrent une multitude de choses les plus ingénieuses, surtout des corbeilles de toute espèce, des cribles, des cages à oiseaux, des buffets, ainsi que des chaises pour s’asseoir, des escabelles, des lits, des couchettes et beaucoup d’autres choses encore; car ils déployaient dans ce genre d’ouvrage une adresse remarquable, quand une fois on les avait mis sur la voie.
Mon arrivée leur fut d’un grand secours, en ce que nous les approvisionnâmes de couteaux, de ciseaux, de bêches, de pelles, de pioches et de toutes choses semblables dont ils pouvaient avoir besoin.
Ils devinrent tellement adroits, à l’aide de ces outils, qu’ils parvinrent à se bâtir de fort jolies huttes ou maisonnettes, dont ils tressaient et arrondissaient les contours comme à de la vannerie; vrais chefs-d’œuvre d’industrie et d’un aspect fort bizarre, mais qui les protégeaient efficacement contre la chaleur et contre toutes sortes d’insectes. Nos hommes en étaient tellement épris, qu’ils invitèrent la tribu sauvage à les venir voir et à s’en construire de pareilles. Aussi, quand j’allai visiter la colonie des deux Anglais, ces planteurs me firent-ils de loin l’effet de vivre comme des abeilles dans une ruche. Quant à Will Atkins, qui était devenu un garçon industrieux, laborieux et réglé, il s’était fait une tente en vannerie comme on n’en avait, je pense, jamais vu. Elle avait cent vingt pas de tour à l’extérieur, je la mesurai moi-même. Les murailles étaient à brins aussi serrés que ceux d’un panier, et se composaient de trente-deux panneaux ou carrés, très solides, d’environ sept pieds de hauteur. Au milieu s’en trouvait une autre, qui n’avait pas plus de vingt-deux pas de circonférence, mais d’une construction encore plus solide, car elle était divisée en huit pans, aux huit angles desquels se trouvaient huit forts poteaux. Sur leur sommet il avait placé de grosses charpentes, jointes ensemble au moyen de chevilles de bois, et d’où il avait élevé pour la couverture une pyramide de huit chevrons fort élégante, je vous l’assure, et parfaitement assemblée, quoiqu’il n’eût pas de clous, mais seulement quelques broches de fer qu’il s’était faites avec la ferraille que j’avais laissée dans l’île.—Cet adroit garçon donna vraiment des preuves d’une grande industrie en beaucoup de choses dont la connaissance lui manquait. Il se fit une forge et une paire de soufflets en bois pour attiser le feu; il se fabriqua encore le charbon qu’en exigeait l’usage, et, d’une pince de fer, il fit une enclume fort passable. Cela le mit à même de façonner une foule de choses, des crochets, des gâches, des pointes, des verrous et des gonds.—Mais revenons à sa case. Après qu’il eut posé le comble de la tente intérieure, il remplit les entrevous des chevrons au moyen d’un treillis si solide et qu’il recouvrit si ingénieusement de paille de riz, et au sommet d’une large feuille d’un certain arbre, que sa maison était tout aussi à l’abri de l’humidité que si elle eût été couverte en tuiles ou en ardoises. Il m’avoua, il est vrai, que les sauvages lui avaient fait la vannerie.
L’enceinte extérieure était couverte, comme une galerie, tout autour de la rotonde intérieure, et de grands chevrons s’étendaient de trente-deux angles au sommet des poteaux de l’habitation du milieu, éloignée d’environ vingt pieds, de sorte qu’il y avait entre le mur de clayonnage extérieur et le mur intérieur un espace semblable à un promenoir, de la largeur de vingt pieds à peu près.
Il avait divisé la place intérieure avec un pareil clayonnage, mais beaucoup plus délicat, et l’avait distribuée en six logements, ou chambres de plain-pied, ayant d’abord chacune une porte donnant extérieurement sur l’entrée ou passage conduisant à la tente principale, puis une autre sur l’espace ou promenoir qui régnait au pourtour, de manière que ce promenoir était aussi divisé en six parties égales, qui servaient non seulement de retraits, mais encore à entreposer toutes les choses nécessaires à la famille. Ces six espaces n’occupant point toute la circonférence, les autres logements de la galerie étaient disposés ainsi: aussitôt que vous aviez passé la porte de l’enceinte extérieure, vous aviez droit devant vous un petit passage conduisant à la porte de la case intérieure; de chaque côté était une cloison de clayonnage, avec une porte par laquelle vous pénétriez d’abord dans une vaste chambre ou magasin, de vingt pieds de large sur environ trente de long, et de là dans une autre un peu moins longue. Ainsi, dans le pourtour, il y avait dix belles chambres, dont six n’avaient entrée que par les logements de la tente intérieure, et servaient de cabinets ou de retraits à chaque chambre respective de cette tente, et quatre grands magasins, ou granges, ou comme il vous plaira de les appeler, deux de chaque côté du passage qui conduisait de la porte d’entrée à la rotonde intérieure, et donnant l’un dans l’autre.