Aventures surprenantes de Robinson Crusoé
Quand nous en vînmes à équiper le sloop, mon vieux partner me dit qu’il y avait un très honnête homme, un planteur brésilien de sa connaissance, lequel avait encouru la disgrâce de l’Église.—«Je ne sais pourquoi, dit-il, mais, sur ma conscience, je pense qu’il est hérétique dans le fond de son cœur. De peur de l’Inquisition, il a été obligé de se cacher. A coup sûr, il serait ravi de trouver une pareille occasion de s’échapper avec sa femme et ses deux filles. Si vous vouliez bien le laisser émigrer dans votre île et lui constituer une plantation, je me chargerais de lui donner un petit matériel pour commencer; car les officiers de l’Inquisition ont saisi tous ses effets et tous ses biens, et il ne lui reste rien qu’un chétif mobilier et deux esclaves. Quoique je haïsse ses principes, cependant je ne voudrais pas le voir tomber entre leurs mains; sûrement il serait brûlé vif.
J’adhérai sur-le-champ à cette proposition, je réunis mon Anglais à cette famille, et nous cachâmes l’homme, sa femme et ses filles sur notre navire, jusqu’au moment où le sloop mit à la voile. Alors, leurs effets ayant été portés à bord de cette embarcation quelque temps auparavant, nous les y déposâmes quand elle fut sortie de la baie.
Notre marin fut extrêmement aise de ce nouveau compagnon. Aussi riches l’un que l’autre en outils et en matériaux, ils n’avaient, pour commencer leur établissement, que ce dont j’ai fait mention ci-dessus; mais ils emportaient avec eux,—ce qui valait tout le reste,—quelques plants de canne à sucre et quelques instruments pour la culture des cannes, à laquelle le Portugais s’entendait fort bien.
Entre autres secours que je fis passer à mes tenanciers dans l’île, je leur envoyai par ce sloop trois vaches laitières, cinq veaux, environ vingt-deux porcs, parmi lesquels trois truies pleines; enfin deux poulinières et un étalon.
J’engageai trois femmes portugaises à partir, selon ma promesse faite aux Espagnols, auxquels je recommandai de les épouser et d’en user dignement avec elles. J’aurais pu en embarquer bien davantage, mais je me souvins que le pauvre homme persécuté avait deux filles, et que cinq Espagnols seulement en désiraient; les autres avaient des femmes en leur puissance, bien qu’en pays éloignés.
Toute cette cargaison arriva à bon port et fut, comme il vous est facile de l’imaginer, fort bien reçue par mes vieux habitants, qui se trouvèrent alors, avec cette addition, au nombre de soixante ou soixante-dix personnes, non compris les petits enfants, dont il y avait un grand nombre. Quand je revins en Angleterre, je trouvai des lettres d’eux tous, apportées par le sloop à son retour du Brésil et venues par la voie de Lisbonne. J’en accuse ici réception.
Maintenant, j’en ai fini avec mon île, je romps avec tout ce qui la concerne; et quiconque lira le reste de ces mémoires fera bien de l’ôter tout à fait de sa pensée, et de s’attendre à lire seulement les folies d’un vieillard que ses propres malheurs et, à plus forte raison, ceux d’autrui n’avaient pu instruire à se garer de nouveaux désastres; d’un vieillard que n’avait pu modérer plus de quarante années de misères et d’adversités, que n’avait pu satisfaire une prospérité surpassant son espérance et que n’avait pu rendre sage une affliction, une détresse qui passe l’imagination.
Je n’avais pas plus affaire d’aller aux Indes Orientales qu’un homme en pleine liberté n’en a d’aller trouver le guichetier de Newgate, et de le prier de l’enfermer avec les autres prisonniers et de lui faire souffrir la faim. Si j’avais pris un petit bâtiment anglais pour me rendre directement dans l’île, si je l’avais chargé, comme j’avais fait pour l’autre vaisseau, de toutes choses nécessaires pour la plantation et pour mon peuple; si j’avais demandé à ce gouvernement-ci des lettres patentes qui assurassent ma propriété, rangée simplement sous la domination de l’Angleterre, ce qu’assurément j’eusse obtenu; si j’y avais transporté du canon, des munitions, des esclaves, des planteurs; si, prenant possession de la place, je l’eusse munie et fortifiée au nom de la Grande-Bretagne et eusse accru sa population, comme aisément je l’eusse pu faire; si alors j’eusse résidé là et eusse renvoyé le vaisseau chargé de bon riz, ce qu’aussi j’eusse pu faire au bout de six mois, en mandant à mes amis de nous le réexpédier avec un chargement à notre convenance; si j’avais fait ceci, si je me fusse fixé là, j’aurais enfin agi, moi, comme un homme de bon sens; mais j’étais possédé d’un esprit vagabond, et je méprisai tous ces avantages. Je me complaisais à me voir le patron de ces gens que j’avais placés là, et à en user avec eux en quelque sorte d’une manière haute et majestueuse comme un antique monarque patriarcal: ayant soin de les pourvoir comme si j’eusse été père de toute la famille, comme je l’étais de la plantation; mais je n’avais seulement jamais eu la prétention de planter au nom de quelque gouvernement ou de quelque nation, de reconnaître quelque prince, et de déclarer mes gens sujets d’une nation plutôt que d’une autre; qui plus est, je n’avais même pas donné de nom à l’île: je la laissai comme je l’avais trouvée, n’appartenant à personne, et sa population n’ayant d’autre discipline, d’autre gouvernement que le mien, lequel, bien que j’eusse sur elle l’influence d’un père et d’un bienfaiteur, n’avait point d’autorité ou de pouvoir pour agir ou commander allant au delà de ce que, pour me plaire, elle m’accordait volontairement. Et cependant cela aurait été plus que suffisant si j’eusse résidé dans mon domaine. Or, comme j’allai courir au loin et ne reparus plus, les dernières nouvelles que j’en reçus me parvinrent par le canal de mon partner, qui plus tard envoya un autre sloop à la colonie, et qui,—je ne reçus toutefois sa missive que cinq années après qu’elle avait été écrite,—me donna avis que mes planteurs n’avançaient que chétivement, et murmuraient de leur long séjour en ce lieu; que Will Atkins était mort; que cinq Espagnols étaient partis; que, bien qu’ils n’eussent pas été très molestés par les sauvages, ils avaient eu cependant quelques escarmouches avec eux, et qu’ils le suppliaient de m’écrire de penser à la promesse que je leur avais faite de les tirer de là, afin qu’ils pussent revoir leur patrie avant de mourir.
Mais j’étais parti à la chasse de l’oie sauvage, en vérité; et ceux qui voudront savoir quelque chose de plus sur mon compte, il faut qu’ils se déterminent à me suivre à travers une nouvelle variété d’extravagances, de détresse et d’impertinentes aventures, où la justice de la Providence se montre clairement, et où nous pouvons voir combien il est facile au ciel de nous rassasier de nos propres désirs, de faire que le plus ardent de nos souhaits soit notre affliction, et de nous punir sévèrement dans les choses mêmes où nous pensions rencontrer le suprême bonheur.
Que l’homme sage ne se flatte pas de la force de son propre jugement, et de pouvoir faire choix par lui-même de sa condition privée dans la vie. L’homme est une créature qui a la vue courte, l’homme ne voit pas loin devant lui; et comme ses passions ne sont pas de ses meilleurs amis, ses affections particulières sont généralement ses plus mauvais conseillers[29].
Je dis ceci, faisant allusion au désir impétueux que j’avais, comme un jeune homme, de courir le monde. Combien il était évident alors que cette inclination s’était perpétuée en moi pour mon châtiment! Comment advint-il, de quelle manière, dans quelle circonstance, quelle en fut la conclusion, c’est chose aisée de vous le rapporter historiquement et dans tous ses détails; mais les fins secrètes de la divine Providence, en permettant que nous soyons ainsi précipités dans le torrent de nos propres désirs, ne seront comprises que de ceux qui savent prêter l’oreille à la voix de la Providence et tirer de religieuses conséquences de la justice de Dieu et de leurs propres erreurs.
Que j’eusse affaire ou pas affaire, le fait est que je partis; ce n’est point l’heure maintenant de s’étendre plus au long sur la raison ou l’absurdité de ma conduite. Or, pour en revenir à mon histoire, je m’étais embarqué pour un voyage, et ce voyage je le poursuivis.
J’ajouterai seulement que mon honnête et véritablement pieux ecclésiastique me quitta ici[30]: un navire étant prêt à faire voile pour Lisbonne, il me demanda la permission de s’y embarquer, destiné qu’il était, comme il le remarqua, à ne jamais achever un voyage commencé. Qu’il eût été heureux pour moi que je fusse parti avec lui!
Mais il était trop tard alors. D’ailleurs le ciel arrange toutes choses pour le mieux; si j’étais parti avec lui, je n’aurais pas eu tant d’occasions de rendre grâce à Dieu, et vous, vous n’auriez point connu la seconde partie des Voyages et Aventures de Robinson Crusoé. Il me faut donc laisser là ces vaines apostrophes contre moi-même, et continuer mon voyage.
Du Brésil, nous fîmes route directement à travers la mer Atlantique pour le cap de Bonne-Espérance, ou, comme nous l’appelons, the Cape of Good Hope, et notre course étant généralement sud-est, nous eûmes une assez bonne traversée; par-ci par-là, toutefois, quelques grains ou quelques vents contraires. Mais j’en avais fini avec mes désastres sur mer: mes infortunes et mes revers m’attendaient au rivage, afin que je fusse une preuve que la terre comme la mer se prête à notre châtiment, quand il plaît au ciel, qui dirige l’événement des choses, d’ordonner qu’il en soit ainsi.
Notre vaisseau faisant un voyage de commerce, il y avait à bord un subrécargue chargé de diriger tous ses mouvements une fois arrivé au Cap; seulement, dans chaque port où nous devions faire escale, il ne pouvait s’arrêter au delà d’un certain nombre de jours fixé par la charte partie; ceci n’était pas mon affaire, et je ne m’en mêlai pas du tout; mon neveu,—le capitaine,—et le subrécargue arrangeaient toutes ces choses entre eux comme ils le jugeaient convenable.
Nous ne demeurâmes au Cap que le temps nécessaire pour prendre de l’eau, et nous fîmes route en toute diligence pour la côte de Coromandel. De fait, nous étions informés qu’un vaisseau de guerre français de cinquante canons et deux gros bâtiments marchands étaient partis aux Indes, et comme je savais que nous étions en guerre avec la France, je n’étais pas sans quelque appréhension à leur égard; mais ils poursuivirent leur chemin et nous n’en eûmes plus de nouvelles.
Je n’encombrerai point mon récit avec la description des lieux, le journal de nos voyages, les variations du compas, les latitudes, les distances, les moussons, la situation des ports, et autres choses semblables dont presque toutes les histoires de longue navigation sont pleines, choses qui rendent leur lecture assez fastidieuse, et sont parfaitement insignifiantes pour tout le monde, excepté seulement pour ceux qui sont allés eux-mêmes dans ces mêmes parages.
C’est bien assez de nommer les ports et les lieux où nous relâchâmes, et de rapporter ce qui nous arriva dans le trajet de l’un à l’autre.—Nous touchâmes d’abord à l’île de Madagascar, où, quoiqu’ils soient farouches et perfides, et particulièrement très bien armés de lances et d’arcs, dont ils se servent avec une inconcevable dextérité, nous ne nous entendîmes pas trop mal avec les naturels pendant quelque temps: ils nous traitaient avec beaucoup de civilité, et pour quelques bagatelles que nous leur donnâmes, telles que couteaux, ciseaux, et cætera, ils nous amenèrent onze bons et gras bouvillons de moyenne taille, mais fort bien en chair, que nous embarquâmes, partie comme provisions fraîches pour notre subsistance présente, partie pour être salés pour l’avitaillement du navire.
Après avoir fait nos approvisionnements, nous fûmes obligés de demeurer là quelque temps; et moi, toujours aussi curieux d’examiner chaque recoin du monde où j’allais, je descendais à terre aussi souvent que possible. Un soir, nous débarquâmes sur le côté oriental de l’île, et les habitants, qui, soit dit en passant, sont très nombreux, vinrent en foule autour de nous, et, tout en nous épiant, s’arrêtèrent à quelque distance. Comme nous avions trafiqué librement avec eux et qu’ils en avaient fort bien usé avec nous, nous ne nous crûmes point en danger; mais, en voyant cette multitude, nous coupâmes trois branches d’arbre et les fichâmes en terre à quelques pas de nous, ce qui est, à ce qu’il paraît, dans ce pays une marque de paix et d’amitié. Quand le manifeste est accepté, l’autre parti plante aussi trois rameaux ou pieux en signe d’adhésion à la trêve. Alors, c’est une condition reconnue de la paix, que vous ne devez point passer par devers eux au delà de leurs trois pieux, ni eux venir par devers vous en deçà des trois vôtres, de sorte que vous êtes parfaitement en sûreté derrière vos trois perches. Tout l’espace entre vos jalons et les leurs est réservé comme un marché pour converser librement, pour troquer et trafiquer. Quand vous vous rendez là, vous ne devez point porter vos armes avec vous, et pour eux, quand ils viennent sur ce terrain, ils laissent près de leurs pieux leurs zagaies et leurs lances, et s’avancent désarmés. Mais si quelque violence leur est faite, si, par là, la trêve est rompue, ils s’élancent aux pieux, saisissent leurs armes, et alors adieu la paix.
Il advint, un soir où nous étions au rivage, que les habitants descendirent vers nous en plus grand nombre que de coutume, mais tous affables et bienveillants. Ils nous apportèrent plusieurs sortes de provisions, pour lesquelles nous leur donnâmes quelques babioles que nous avions: leurs femmes nous apportèrent aussi du lait, des racines et différentes choses pour nous très acceptables, et tout demeura paisible. Nous fîmes une petite tente ou hutte avec quelques branches d’arbres pour passer la nuit à terre.
Je ne sais à quelle occasion, mais je ne me sentis pas si satisfait de coucher à terre que les autres, et le canot se tenant à l’ancre à environ un jet de pierre de la rive, avec deux hommes pour le garder, j’ordonnai à l’un d’eux de descendre à terre; puis, ayant cueilli quelques branches d’arbres pour nous couvrir aussi dans la barque, j’étendis la voile dans le fond, et passai la nuit à bord sous l’abri de ces rameaux.
A deux heures du matin environ, nous entendîmes un de nos hommes faire grand bruit sur le rivage, nous criant, au nom de Dieu, d’amener l’esquif et de venir à leur secours, car ils allaient être tous assassinés. Au même instant, j’entendis la détonation de cinq mousquets,—c’était le nombre des armes que se trouvaient avoir nos compagnons,—et cela à trois reprises. Les naturels de ce pays, à ce qu’il paraît, ne s’effraient pas aussi aisément des coups de feu que les sauvages d’Amérique auxquels j’avais eu affaire.
Ignorant la cause de ce tumulte, mais arraché subitement à mon sommeil, je fis avancer l’esquif, et je résolus, armés des trois fusils que nous avions à bord, de débarquer et de secourir notre monde.
Nous aurions bientôt gagné le rivage; mais nos gens étaient en si grande hâte qu’arrivés au bord de l’eau ils plongèrent pour atteindre vivement la barque: trois ou quatre cents hommes les poursuivaient. Eux n’étaient que neuf en tout; cinq seulement avaient des fusils; les autres, à vrai dire, portaient bien des pistolets et des sabres; mais ils ne leur avaient pas servi à grand’chose.
Nous en recueillîmes sept avec assez de peine, trois d’entre eux étant grièvement blessés. Le pire de tout, c’est que tandis que nous étions arrêtés pour les prendre à bord, nous nous trouvions exposés au même danger qu’ils avaient essuyé à terre. Les naturels faisaient pleuvoir sur nous une telle grêle de flèches, que nous fumes obligés de barricader un des côtés de la barque avec des bancs et deux ou trois planches détachées qu’à notre grande satisfaction, par un pur hasard, ou plutôt providentiellement, nous trouvâmes dans l’esquif.
Toutefois, ils étaient, ce semble, tellement adroits tireurs que, s’il eu fait jour et qu’ils eussent pu apercevoir la moindre partie de notre corps, ils auraient été sûrs de nous. A la clarté de la lune on les entrevoyait, et comme du rivage où ils étaient arrêtés ils nous lançaient des zagaies et des flèches, ayant rechargé nos armes, nous leur envoyâmes une fusillade que nous jugeâmes avoir fait merveille aux cris que jetèrent quelques-uns d’entre eux. Néanmoins, ils demeurèrent rangés en bataille sur la grève jusqu’à la pointe du jour, sans doute, nous le supposâmes, pour être à même de nous mieux ajuster.
Nous gardâmes aussi la même position, ne sachant comment faire pour lever l’ancre et mettre notre voile au vent, parce qu’il nous eût fallu pour cela nous tenir debout dans le bateau, et qu’alors ils auraient été aussi certains de nous frapper que nous le serions d’atteindre avec de la cendrée un oiseau perché sur un arbre. Nous adressâmes des signaux de détresse au navire, et quoiqu’il fût mouillé à une lieue, entendant notre mousqueterie et, à l’aide de longues-vues, découvrant dans quelle attitude nous étions et que nous faisions feu sur le rivage, mon neveu nous comprit de reste. Levant l’ancre en toute hâte, il fit avancer le vaisseau aussi près de terre que possible; puis, pour nous secourir, nous dépêcha une autre embarcation montée par dix hommes. Nous leur criâmes de ne point trop s’approcher, en leur faisant connaître notre situation. Nonobstant, ils s’avancèrent fort près de nous; puis l’un d’eux prenant à la main le bout d’une amarre, et gardant toujours notre esquif entre lui et l’ennemi, si bien qu’il ne pouvait parfaitement l’apercevoir, gagna notre bord à la nage et y attacha l’amarre. Sur ce, nous filâmes par le bout notre petit câble, et, abandonnant notre ancre, nous fûmes remorqués hors de la portée des flèches. Nous, durant toute cette opération, nous demeurâmes cachés derrière la barricade que nous avions faite.
Sitôt que nous ne masquâmes plus le navire, afin de présenter le flanc aux ennemis, il prolongea la côte et leur envoya une bordée chargée de morceaux de fer et de plomb, de balles et autre mitraille, sans compter les boulets, laquelle fit parmi eux un terrible ravage.
Quand nous fûmes rentrés à bord et hors de danger, nous recherchâmes tout à loisir la cause de cette bagarre; et notre subrécargue, qui souvent avait visité ces parages, me mit sur la voie:—«Je suis sûr, dit-il, que les habitants ne nous auraient point touchés après une trêve conclue si nous n’avions rien fait pour les provoquer.»—Enfin il nous revint qu’une vieille femme était venue pour nous vendre du lait et l’avait apporté dans l’espace libre entre nos pieux, accompagnée d’une jeune fille qui nous apportait aussi des herbes et des racines. Tandis que la vieille,—était-ce ou non la mère de la jeune personne, nous l’ignorions,—débitait son laitage, un de nos hommes avait voulu prendre quelque grossière privauté avec la jeune Malgache, de quoi la vieille avait fait grand bruit. Néanmoins, le matelot n’avait pas voulu lâcher sa capture, et l’avait entraînée hors de la vue de la vieille, alors qu’il faisait presque nuit. La vieille femme s’était donc en allée sans elle, et sans doute, on le suppose, ayant par ses clameurs ameuté le peuple, en trois ou quatre heures toute cette grande armée s’était rassemblée contre nous. Nous l’avions échappé belle.
Un des nôtres avait été tué d’un coup de lance dès le commencement de l’attaque, comme il sortait de la hutte que nous avions dressée; les autres s’étaient sauvés, tous, hormis le drille qui était la cause de tout le méchef, et qui paya bien cher sa noire maîtresse: nous ne pûmes de quelque temps savoir ce qu’il était devenu. Nous demeurâmes encore sur la côte pendant deux jours, bien que le vent donnât, et nous lui fîmes des signaux, tandis que notre chaloupe côtoyait le rivage dans les deux sens l’espace de plusieurs lieues, mais en vain. Nous nous vîmes donc dans la nécessité de l’abandonner. Après tout, si lui seul eût souffert de sa faute, ce n’eût pas été grand dommage.
Je ne pus cependant me décider à partir sans m’aventurer une fois encore à terre, pour voir s’il ne serait pas possible d’apprendre quelque chose sur lui et les autres. Ce fut la troisième nuit après l’action que j’eus un vif désir d’en venir à connaître, s’il était possible, par n’importe quel moyen, le dégât que nous avions fait et quel jeu se jouait du côté des Indiens. J’eus soin de me mettre en campagne durant l’obscurité, de peur d’une nouvelle attaque; mais j’aurais dû aussi m’assurer que les hommes qui m’accompagnaient étaient bien sous mon commandement, avant de m’engager dans une entreprise si hasardeuse et si dangereuse, comme inconsidérément je le fis.
Nous nous adjoignîmes, le subrécargue et moi, vingt compagnons des plus hardis, et nous débarquâmes deux heures avant minuit, au même endroit où les Indiens s’étaient rangés en bataille l’autre soir. J’abordai là parce que mon dessein, comme je l’ai dit, était surtout de voir s’ils avaient levé le camp et s’ils n’avaient pas laissé derrière eux quelques traces du dommage que nous leur avions fait. Je pensais que, s’il nous était possible d’en surprendre un ou deux, nous pourrions peut-être ravoir notre homme en échange.
Nous mîmes pied à terre sans bruit, et nous divisâmes notre monde en deux bandes: le bosseman en commandait une, et moi l’autre. Nous n’entendîmes ni ne vîmes personne bouger quand nous opérâmes notre descente; nous poussâmes donc en avant vers le lieu du combat, gardant quelque distance entre nos deux troupes. De prime abord, nous n’aperçûmes rien car il faisait très noir; mais, peu après, notre maître d’équipage, qui conduisait l’avant-garde, trébucha et tomba sur un cadavre. Là-dessus tous firent halte, et, jugeant par cette circonstance qu’ils se trouvaient à la place même où les Indiens avaient pris position, ils attendirent mon arrivée. Alors nous résolûmes de demeurer là jusqu’à ce que, à la lueur de la lune, qui devait monter à l’horizon avant une heure, nous pussions reconnaître la perte que nous leur avions fait essuyer. Nous comptâmes trente-deux indigènes restés sur la place, dont deux n’étaient pas tout à fait morts. Les uns avaient un bras de moins, les autres une jambe, un autre la tête. Les blessés, à ce que nous supposâmes, avaient été enlevés.
Quand, à mon sens, nous eûmes fait une complète découverte de tout ce que nous pouvions espérer connaître, je me disposai à retourner à bord; mais le maître d’équipage et sa bande me firent savoir qu’ils étaient déterminés à faire une visite à la ville indienne où ces chiens, comme ils les appelaient, avaient leur demeure, et me prièrent de venir avec eux. S’ils pouvaient y pénétrer, comme ils se l’imaginaient, ils ne doutaient pas, disaient-ils, de faire un riche butin, et peut-être d’y retrouver Thomas Jeffrys. C’était le nom de l’homme que nous avions perdu.
S’ils m’avaient envoyé demander la permission d’y aller, je sais quelle eût été ma réponse; je leur eus intimé l’ordre sur-le-champ de retourner à bord; car ce n’était point à nous à courir à de pareils hasards, nous qui avions un navire et son chargement sous notre responsabilité, et à accomplir un voyage qui reposait totalement sur la vie de l’équipage; mais comme ils me firent dire qu’ils étaient résolus à partir, et seulement nous demandèrent à moi et à mon escouade de les accompagner, je refusai net, et je me levai—car j’étais assis à terre—pour regagner l’embarcation. Un ou deux de mes hommes se mirent alors à m’importuner pour que je prisse part à l’expédition, et comme je m’y refusais toujours positivement, ils commencèrent à murmurer et à dire qu’ils n’étaient point sous mes ordres et qu’ils voulaient marcher.—«Viens, Jack, dit l’un deux; veux-tu venir avec moi? sinon j’irai tout seul.»—Jack répondit qu’il voulait bien; un autre le suivit, puis un autre.
Bref, tous me laissèrent, excepté un auquel, non sans beaucoup de difficultés, je persuadai de rester. Ainsi le subrécargue et moi, et cet homme, nous regagnâmes la chaloupe où, leur dîmes-nous, nous allions les attendre et veiller pour recueillir ceux d’entre eux qui pourraient s’en tirer;—«car, leur répétai-je, c’est une mauvaise chose que vous allez faire, et je redoute que la plupart de vous ne subissent le sort de Thomas Jeffrys.»
Ils me répondirent, en vrais marins, qu’ils gageaient d’en revenir, qu’ils se tiendraient sur leurs gardes, et cætera; et ils partirent. Je les conjurai de prendre en considération le navire et la traversée; je leur représentai que leur vie ne leur appartenait pas, qu’elle était en quelque sorte incorporée au voyage; que s’il leur mésarrivait, le vaisseau serait perdu faute de leur assistance et qu’ils seraient sans excuse devant Dieu et devant les hommes. Je leur dis bien des choses encore sur cet article, mais c’était comme si j’eusse parlé au grand mât du navire. Cette incursion leur avait tourné la tête; seulement ils me donnèrent de bonnes paroles, me prièrent de ne pas me fâcher, m’assurèrent qu’ils seraient prudents, et que, sans aucun doute, ils seraient de retour dans une heure au plus tard, car le village indien, disaient-ils, n’était pas à plus d’un demi-mille au delà. Ils n’en marchèrent pas moins deux mille et plus avant d’y arriver.
Ils partirent donc, comme on l’a vu plus haut, et quoique ce fût une entreprise désespérée et telle que des fous seuls s’y pouvaient jeter, toutefois c’est justice à leur rendre, ils s’y prirent aussi prudemment que hardiment. Ils étaient tous solidement armés, car chaque homme avait un fusil ou un mousquet, une baïonnette et un pistolet. Quelques-uns avaient de gros poignards, d’autres des coutelas, et le maître d’équipage ainsi que deux autres brandissaient des haches d’armes. Outre tout cela, ils étaient munis de treize grenades. Jamais au monde compagnons plus téméraires et mieux pourvus ne partirent pour un mauvais coup.
En partant, leur principal dessein était le pillage: ils se promettaient beaucoup de trouver de l’or; mais une circonstance qu’aucun d’eux n’avait prévue les remplit du feu de la vengeance, et fit d’eux tous des démons. Quand ils arrivèrent aux quelques maisons indiennes qu’ils avaient prises pour la ville, et qui n’étaient pas éloignées de plus d’un demi-mille, grand fut leur désappointement, car il y avait là tout au plus douze ou treize cases, et où était la ville, et quelle était son importance, ils ne le savaient. Ils se consultèrent donc sur ce qu’ils devaient faire, et demeurèrent quelque temps sans pouvoir rien résoudre: s’ils tombaient sur ces habitants, il fallait leur couper la gorge à tous; pourtant il y avait dix à parier contre un que quelqu’un d’entre eux s’échapperait à la faveur de la nuit, bien que la lune fût levée, et, si un seul s’échappait, qu’il s’enfuirait pour donner l’alerte à toute la ville, de sorte qu’ils se verraient une armée entière sur les bras. D’autre part, s’ils passaient outre et laissaient ces habitants en paix,—car ils étaient tous plongés dans le sommeil,—ils ne savaient par quel chemin chercher la ville.
Cependant ce dernier cas leur semblant le meilleur, ils se déterminèrent à laisser intactes ces habitations, et à se mettre en quête de la ville comme ils pourraient. Après avoir fait un bout de chemin, ils trouvèrent une vache attachée à un arbre, et sur-le-champ il leur vint à l’idée qu’elle pourrait leur être un bon guide:—«Sûrement, se disaient-ils, cette vache appartient au village que nous cherchons ou au hameau que nous laissons, et, en la déliant, nous verrons de quel côté elle ira: si elle retourne en arrière, tant pis; mais si elle marche en avant, nous n’aurons qu’à la suivre.»—Ils coupèrent donc la corde faite de glaïeuls tortillés, et la vache partit devant. Bref, cette vache les conduisit directement au village, qui, d’après leur rapport, se composait de plus de deux cents maisons ou cabanes. Dans quelques-unes plusieurs familles vivaient ensemble.
Là régnait partout le silence et cette sécurité profonde que pouvait goûter dans le sommeil une contrée qui n’avait jamais vu pareil ennemi. Pour aviser à ce qu’ils devaient faire, ils tinrent de nouveau conseil, et, bref, ils se déterminèrent à se diviser en trois bandes et à mettre le feu à trois maisons sur trois différents points du village; puis, à mesure que les habitants sortiraient, de s’en saisir et de les garrotter. Si quelqu’un résistait, il n’est pas besoin de demander ce qu’ils pensaient lui faire. Enfin ils devaient fouiller le reste des maisons et se livrer au pillage. Toutefois il était convenu que sans bruit on traverserait d’abord le village pour reconnaître son étendue et voir si l’on pouvait ou non tenter l’aventure.
La ronde faite, ils se résolurent à hasarder le coup en désespérés; mais tandis qu’ils s’excitaient l’un l’autre à la besogne, trois d’entre eux, qui étaient un peu plus en avant, se mirent à appeler, disant qu’ils avaient trouvé Thomas Jeffrys. Tous accoururent, et ce n’était que trop vrai, car là ils trouvèrent le pauvre garçon pendu tout nu par un bras, et la gorge coupée. Près de l’arbre patibulaire il y avait une maison où ils entrevirent seize ou dix-sept des principaux Indiens qui précédemment avaient pris part au combat contre nous, et dont deux ou trois avaient reçu des coups de feu. Nos hommes s’aperçurent bien que les gens de cette demeure étaient éveillés et se parlaient l’un l’autre, mais ils ne purent savoir quel était leur nombre.
La vue de leur pauvre camarade massacré les transporta tellement de rage, qu’ils jurèrent tous de le venger et que pas un Indien qui tomberait entre leurs mains n’aurait quartier. Ils se mirent à l’œuvre sur-le-champ, toutefois moins follement qu’on n’eût pu l’attendre de leur fureur. Leur premier mouvement fut de se mettre en quête de choses aisément inflammables; mais, après un instant de recherche, ils s’aperçurent qu’ils n’en avaient que faire, car la plupart des maisons étaient basses et couvertes de glaïeuls et de joncs dont la contrée est pleine. Ils firent donc alors des artifices en humectant un peu de poudre dans la paume de leur main; et au bout d’un quart d’heure le village brûlait en quatre ou cinq endroits, et particulièrement cette habitation où les Indiens ne s’étaient pas couchés. Aussitôt que l’incendie éclata, ces pauvres misérables commencèrent à s’élancer dehors pour sauver leur vie; mais ils trouvaient leur sort dans cette tentative; là, au seuil de la porte où ils étaient repoussés, le maître d’équipage lui-même en pourfendit un ou deux avec sa hache d’armes. Comme la case était grande et remplie d’Indiens, le drôle ne se soucia pas d’y entrer, mais il demanda et jeta au milieu d’eux une grenade qui d’abord les effraya; puis, quand elle éclata, elle fit un tel ravage parmi eux qu’ils poussèrent des hurlements horribles.
Bref, la plupart des infortunés qui se trouvaient dans l’entrée de la hutte furent tués ou blessés par cette grenade, hormis deux ou trois qui se précipitèrent à la porte que gardaient le maître d’équipage et deux autres compagnons, avec la baïonnette au bout du fusil, pour dépêcher tous ceux qui prendraient ce chemin. Il y avait un autre logement dans la maison où le prince ou roi, n’importe, et quelques autres, se trouvaient: là, on les retint jusqu’à ce que l’habitation, qui pour lors était tout en flammes, croulât sur eux. Ils furent étouffés ou brûlés tous ensemble.
Tout ceci durant, nos gens n’avaient pas lâché un coup de fusil, de peur d’éveiller les Indiens avant de pouvoir s’en rendre maîtres; mais le feu ne tarda pas à les arracher au sommeil, et mes drôles cherchèrent alors à se tenir ensemble bien en corps; car l’incendie devenait si violent, toutes les maisons étant faites de matières légères et combustibles, qu’ils pouvaient à peine passer au milieu des rues; et leur affaire était pourtant de suivre le feu pour consommer leur extermination. Au fur et à mesure que l’embrasement chassait les habitants de ces demeures brûlantes, ou que l’effroi les arrachait de celles encore préservées, nos lurons, qui les attendaient au seuil de la porte, les assommaient en s’appelant et en se criant réciproquement de se souvenir de Thomas Jeffrys.
Tandis que ceci se passait, je dois confesser que j’étais fort inquiet, surtout quand je vis les flammes du village embrasé, qui, parce qu’il était nuit, me semblaient tout près de moi.
A ce spectacle, mon neveu le capitaine, que ses hommes réveillèrent aussi, ne fut guère plus tranquille, ne sachant ce dont il s’agissait et dans quel danger j’étais, surtout quand il entendit les coups de fusil: car nos aventuriers commençaient alors à faire usage de leurs armes à feu. Mille pensées sur mon sort et celui du subrécargue et sur nous tous oppressaient son âme; et enfin, quoiqu’il lui restât peu de monde disponible, ignorant dans quel mauvais cas nous pouvions être, il prit l’autre embarcation et vint me trouver à terre, à la tête de treize hommes.
Grande fut sa surprise de nous voir, le subrécargue et moi, dans la chaloupe, seulement avec deux matelots, dont l’un y avait été laissé pour sa garde; et bien qu’enchanté de nous retrouver en bon point, comme nous il séchait d’impatience de connaître ce qui se passait, car le bruit continuait et la flamme croissait. J’avoue qu’il eût été bien impossible à tout homme au monde de réprimer son envie de savoir ce qu’il était advenu, ou son inquiétude sur le sort des absents. Bref, le capitaine me dit qu’il voulait aller au secours de ses hommes, coûte que coûte. Je lui représentai, comme je l’avais déjà fait à nos aventuriers, la sûreté du navire, les dangers du voyage, l’intérêt des armateurs et des négociants, et cætera, et lui déclarai que je voulais partir, moi et deux hommes seulement, pour voir si nous pourrions, à distance, apprendre quelque chose de l’événement, et revenir le lui dire.
J’eus autant de succès auprès de mon neveu que j’en avais eu précédemment auprès des autres:—«Non, non; j’irai, répondit-il; seulement je regrette d’avoir laissé plus de dix hommes à bord, car je ne puis penser à laisser périr ces braves faute de secours: j’aimerais mieux perdre le navire, le voyage, et ma vie et tout!...»—Il partit donc.
Alors il ne me fut pas plus possible de rester en arrière qu’il m’avait été possible de les dissuader de partir. Pour couper court, le capitaine ordonna à deux matelots de retourner au navire avec la pinasse, laissant la chaloupe à l’ancre, et de ramener encore douze hommes. Une fois arrivés, six devaient garder les deux embarcations et les six autres venir nous rejoindre. Ainsi seize hommes seulement devaient demeurer à bord; car l’équipage entier ne se composait que de soixante-cinq hommes, dont deux avaient péri dans la première échauffourée.
Nous nous mîmes en marche; à peine, comme on peut le croire, sentions-nous la terre que nous foulions, et guidés par la flamme, à travers champs, nous allâmes droit au lieu de l’incendie. Si le bruit de la fusillade nous avait surpris d’abord, les cris des pauvres Indiens nous remuèrent bien autrement et nous remplirent d’horreur. Je le confesse, je n’avais jamais assisté au pillage d’une cité ni à la prise d’assaut d’une ville. J’avais bien entendu dire qu’Olivier Cromwell, après avoir pris Drogheda en Irlande, y avait fait massacrer hommes, femmes et enfants. J’avais bien ouï raconter que le comte de Tilly, lors du sac de la ville de Magdebourg avait fait égorger vingt-deux mille personnes de tout sexe; mais jusqu’alors je ne m’étais jamais fait une idée de la chose même, et je ne saurais ni la décrire, ni rendre l’horreur qui s’empara de nos esprits.
Néanmoins nous avancions toujours et enfin nous atteignîmes le village, sans pouvoir toutefois pénétrer dans les rues à cause du feu. Le premier objet qui s’offrit à nos regards, ce fut les ruines d’une maison ou d’une hutte, ou plutôt ses cendres, car elle était consumée. Tout auprès, éclairés en plein par l’incendie, gisaient quatre hommes et trois femmes tués, et nous eûmes lieu de croire qu’un ou deux autres cadavres étaient ensevelis parmi les décombres en feu.
En un mot, nous trouvâmes partout les traces d’une rage si barbare, et d’une fureur si au delà de tout ce qui est humain, que nous ne pûmes croire que nos gens fussent coupables de telles atrocités, ou, s’ils en étaient les auteurs, nous pensâmes que tous avaient mérité la mort la plus cruelle. Mais ce n’était pas tout: nous vîmes l’incendie s’étendre, et comme les cris croissaient à mesure que l’incendie croissait, nous tombâmes dans la dernière consternation. Nous nous avançâmes un peu, et nous aperçûmes, à notre grand étonnement, trois femmes nues, poussant d’horribles cris, et fuyant comme si elles avaient des ailes, puis, derrière elles, dans la même épouvante et la même terreur, seize ou dix-sept naturels poursuivis-je ne saurais les mieux nommer—par trois de nos bouchers anglais, qui, ne pouvant les atteindre, leur envoyèrent une décharge: un pauvre diable, frappé d’une balle, fut renversé sous nos yeux. Quand ces Indiens nous virent, croyant que nous étions des ennemis et que nous voulions les égorger, comme ceux qui leur donnaient la chasse, ils jetèrent un cri horrible, surtout les femmes, et deux d’entre eux tombèrent par terre comme morts d’effroi.
A ce spectacle, j’eus le cœur navré, mon sang se glaça dans mes veines, et je crois que si les trois matelots anglais qui les poursuivaient se fussent approchés, je les aurais fait tuer par notre monde. Nous essayâmes de faire connaître à ces pauvres fuyards que nous ne voulions point leur faire de mal, et aussitôt ils accoururent et se jetèrent à nos genoux, levant les mains et se lamentant piteusement pour que nous leur sauvions la vie. Leur ayant donné à entendre que c’était là notre intention, tous vinrent pêle-mêle derrière nous se ranger sous notre protection. Je laissai mes hommes assemblés, et je leur recommandai de ne frapper personne, mais, s’il était possible, de se saisir de quelqu’un de nos gens pour voir de quel démon ils étaient possédés, ce qu’ils espéraient faire, puis enfin, de leur enjoindre de se retirer, en leur assurant que, s’ils demeuraient jusqu’au jour, ils auraient une centaine de mille hommes à leurs trousses. Je les laissai, dis-je, et prenant seulement avec moi deux de nos marins, je m’en allai parmi les fuyards. Là, quel triste spectacle m’attendait! Quelques-uns s’étaient horriblement rôti les pieds en passant et courant à travers le feu; d’autres avaient les mains brûlées; une des femmes était tombée dans les flammes et avait été presque mortellement grillée avant de pouvoir s’en arracher; deux ou trois hommes avaient eu, dans leur fuite, le dos et les cuisses tailladés par nos gens; un autre enfin avait reçu une balle dans le corps, et mourut tandis que j’étais là.
J’aurais bien désiré connaître quelle avait été la cause de tout ceci, mais je ne pus comprendre un mot de ce qu’ils me dirent; à leurs signes, toutefois, je m’aperçus qu’ils n’en savaient rien eux-mêmes. Cet abominable attentat me transperça tellement le cœur que, ne pouvant tenir là plus longtemps, je retournai vers nos compagnons. Je leur faisais part de ma résolution et leur commandais de me suivre, quand, tout à coup, s’avancèrent quatre de nos matamores avec le maître d’équipage à leur tête, courant, tout couverts de sang et de poussière, sur des monceaux de corps qu’ils avaient tués, comme s’ils cherchaient encore du monde à massacrer. Nos hommes les appelèrent de toutes leurs forces; un d’eux, non sans beaucoup de peine, parvint à s’en faire entendre; ils reconnurent alors qui nous étions, et s’approchèrent de nous.
Sitôt que le maître d’équipage nous vit, il poussa comme un cri de triomphe, pensant qu’il lui arrivait du renfort, et, sans plus écouter:—«Capitaine, s’écria-t-il, noble capitaine, que je suis aise que vous soyez venu! nous n’en avons pas encore à moitié fini. Les plats gueux! les chiens d’enfer! je veux en tuer autant que le pauvre Tom a de cheveux sur la tête. Nous avons juré de n’en épargner aucun; nous voulons extirper cette race de la terre!»—Et il se reprit à courir, pantelant, hors d’haleine, sans nous donner le temps de lui dire un mot.
Enfin, élevant la voix pour lui imposer un peu silence:—«Chien sanguinaire! lui criai-je, qu’allez-vous faire? Je vous défends de toucher à une seule de ces créatures, sous peine de la vie. Je vous ordonne, sur votre tête, de mettre fin à cette tuerie, et de rester ici: sinon vous êtes mort.»
—«Tudieu! sir, dit-il, savez-vous ce que vous faites et ce qu’ils ont fait? Si vous voulez savoir la raison de ce que nous avons fait, nous, venez ici.»—Et, sur ce, il me montra le pauvre Tom pendu à un arbre, et la gorge coupée.
J’avoue qu’à cet aspect je fus irrité moi-même, et qu’en toute autre occasion j’eusse été fort exaspéré; mais je pensai que déjà ils n’avaient porté que trop loin leur rage et je me rappelai les paroles de Jacob à ses fils Siméon et Lévi:—«Maudite soit leur colère, car elle a été féroce, et leur vengeance, car elle a été cruelle.»—Or, une nouvelle besogne me tomba alors sur les bras, car lorsque les marins qui me suivaient eurent jeté les yeux sur ce triste spectacle, ainsi que moi, j’eus autant de peine à les retenir que j’en avais eu avec les autres. Bien plus, mon neveu le capitaine se rangea de leur côté, et me dit, de façon à ce qu’ils l’entendissent, qu’ils redoutaient seulement que nos hommes ne fussent écrasés par le nombre; mais quant aux habitants, qu’ils méritaient tous la mort, car tous avaient trempé dans le meurtre du pauvre matelot et devaient être traités comme des assassins. A ces mots, huit de mes hommes, avec le maître d’équipage et sa bande, s’enfuirent pour achever leur sanglant ouvrage. Et moi, puisqu’il était tout à fait hors de mon pouvoir de les retenir, je me retirai morne et pensif: je ne pouvais supporter la vue et encore moins les cris et les gémissements des pauvres misérables qui tombaient entre leurs mains.
Personne ne me suivit, hors le subrécargue et deux hommes, et avec eux seuls je retournai vers nos embarcations. C’était une grande folie à moi, je l’avoue, de m’en aller ainsi; car il commençait à faire jour et l’alarme s’était répandue dans le pays. Environ trente ou quarante hommes armés de lances et d’arcs campaient à ce petit hameau de douze ou treize cabanes dont il a été question déjà; mais, par bonheur, j’évitai cette place et je gagnai directement la côte. Quand j’arrivai au rivage, il faisait grand jour: je pris immédiatement la pinasse et je me rendis à bord, puis je la renvoyai pour secourir nos hommes le cas échéant.
Je remarquai, à peu près vers le temps où j’accostai le navire, que le feu était presque éteint et le bruit apaisé; mais environ une demi-heure après que j’étais à bord, j’entendis une salve de mousqueterie et je vis une grande fumée. C’était, comme je l’appris plus tard, nos hommes qui, chemin faisant, assaillaient les quarante Indiens postés au petit hameau. Ils en tuèrent seize ou dix-sept et brûlèrent toutes les maisons, mais ils ne touchèrent point aux femmes ni aux enfants.
Au moment où la pinasse regagnait le rivage, nos aventuriers commencèrent à reparaître: ils arrivaient petit à petit, non plus en deux corps et en ordre comme ils étaient partis, mais pêle-mêle, mais à la débandade, de telle façon qu’une poignée d’hommes résolus aurait pu leur couper à tous la retraite.
Mais ils avaient jeté l’épouvante dans tout le pays. Les naturels étaient si consternés, si atterrés qu’une centaine d’entre eux, je crois, auraient fui seulement à l’aspect de cinq des nôtres. Dans toute cette terrible action il n’y eut pas un homme qui fit une belle défense. Surpris tout à la fois par l’incendie et l’attaque soudaine de nos gens au milieu de l’obscurité, ils étaient si éperdus qu’ils ne savaient que devenir. S’ils fuyaient d’un côté, ils rencontraient un parti; s’ils reculaient, un autre, et partout la mort. Quant à nos marins, pas un n’attrapa la moindre blessure, hors un homme qui se foula le pied et un autre qui eut une main assez grièvement brûlée.
J’étais fort irrité contre mon neveu le capitaine, et au fait intérieurement, contre tous les hommes du bord, mais surtout contre lui, non seulement parce qu’il avait forfait à son devoir, comme commandant du navire, responsable du voyage, mais encore parce qu’il avait plutôt attisé qu’amorti la rage de son équipage dans cette sanguinaire et cruelle entreprise. Mon neveu me répondit très respectueusement, et me dit qu’à la vue du cadavre du pauvre matelot, massacré d’une façon si féroce et si barbare, il n’avait pas été maître de lui-même et n’avait pu maîtriser sa colère. Il avoua qu’il n’aurait pas dû agir ainsi comme capitaine du navire, mais comme il était homme, que la nature l’avait remué et qu’il n’avait pu prévaloir sur elle. Quant aux autres, ils ne m’étaient soumis aucunement, et ils ne le savaient que trop: aussi tinrent-ils peu de compte de mon blâme.
Le lendemain nous mîmes à la voile, nous n’apprîmes donc rien de plus. Nos hommes n’étaient pas d’accord sur le nombre des gens qu’ils avaient tués: les uns disaient une chose, les autres une autre; mais, selon le plus admissible de tous leurs récits, ils avaient bien expédié environ cent cinquante personnes, hommes, femmes et enfants, et n’avaient pas laissé une habitation debout dans le village.
Quant au pauvre Thomas Jeffrys, comme il était bien mort, car on lui avait coupé la gorge si profondément que sa tête était presque décollée, ce n’eût pas été la peine de l’emporter. Ils le laissèrent donc où ils l’avaient trouvé, seulement ils le descendirent de l’arbre où il était pendu par un bras.
Quelque juste que semblât cette action à nos marins, je n’en demeurai pas moins là-dessus en opposition ouverte avec eux, et toujours depuis je leur disais que Dieu maudirait notre voyage; car je ne voyais dans le sang qu’ils avaient fait couler durant cette nuit qu’un meurtre qui pesait sur eux. Il est vrai que les Indiens avaient tué Thomas Jeffrys; mais Thomas Jeffrys avait été l’agresseur, il avait rompu la trêve, et il avait enlevé une de leurs jeunes filles qui était venue à notre camp innocemment et sur la foi des traités.
A bord, le maître d’équipage défendit sa cause par la suite. Il disait qu’à la vérité nous semblions avoir rompu la trêve, mais qu’il n’en était rien; que la guerre avait été ouverte la nuit précédente par les naturels eux-mêmes, qui avaient tiré sur nous et avaient tué un de nos marins sans aucune provocation; que puisque nous avions été en droit de les combattre, nous avions bien pu aussi être en droit de nous faire justice d’une façon extraordinaire; que ce n’était pas une raison parce que le pauvre Tom avait pris quelques libertés avec une jeune Malgache, pour l’assassiner et d’une manière si atroce; enfin, qu’ils n’avaient rien fait que de juste, et qui, selon les lois de Dieu, ne fût à faire aux meurtriers.
On va penser sans doute qu’après cet événement nous nous donnâmes de garde de nous aventurer à terre parmi les païens et les barbares; mais point du tout, les hommes ne deviennent sages qu’à leurs propres dépens, et toujours l’expérience semble leur être d’autant plus profitable qu’elle est plus chèrement achetée.
Nous étions alors destinés pour le golfe Persique et de là pour la côte de Coromandel, en touchant seulement à Surate; mais le principal dessein de notre subrécargue l’appelait dans la baie du Bengale, d’où, s’il manquait l’affaire pour laquelle il avait mission, il devait aller à la Chine, et revenir à la côte en s’en retournant.
Le premier désastre qui fondit sur nous ce fut dans le golfe Persique, où, s’étant aventurés à terre sur la côte Arabique du golfe, cinq de nos hommes furent environnés par les Arabes et tous tués ou emmenés en esclavage: le reste des matelots montant l’embarcation n’avait pas été à même de les délivrer et n’avait eu que le temps de regagner la chaloupe.
Je montrai alors à nos gens la juste rétribution du ciel en ce cas; mais le maître d’équipage me répondit avec chaleur que j’allais trop loin dans mes censures que je ne saurais appuyer d’aucun passage des Écritures, et il s’en référa au chapitre XIII de saint Luc, verset 4, où notre Sauveur donne à entendre que ceux sur lesquels la Tour de Siloé tomba, n’étaient pas plus coupables que les autres Galiléens; mais ce qui me réduisit tout de bon au silence en cette occasion, c’est que pas un des cinq hommes que nous venions de perdre n’était du nombre de ceux descendus à terre lors du massacre de Madagascar,—ainsi toujours l’appelais-je, quoique l’équipage ne pût supporter qu’impatiemment ce mot de massacre. Cette dernière circonstance, comme je l’ai dit, me ferma réellement la bouche pour le moment.
Mes sempiternels sermons à ce sujet eurent des conséquences pires que je ne m’y attendais, et le maître d’équipage, qui avait été le chef de l’entreprise, un beau jour vint à moi hardiment et me dit qu’il trouvait que je remettais bien souvent cette affaire sur le tapis, que je faisais d’injustes réflexions là-dessus et qu’à cet égard j’en avais fort mal usé avec l’équipage et avec lui-même en particulier; que, comme je n’étais qu’un passager, que je n’avais ni commandement dans le navire, ni intérêt dans le voyage, ils n’étaient pas obligés de supporter tout cela; qu’après tout qui leur disait que je n’avais pas quelque mauvais dessein en tête, et ne leur susciterais pas un procès quand ils seraient de retour en Angleterre; enfin, que si je ne me déterminais pas à en finir et à ne plus me mêler de lui et de ses affaires, il quitterait le navire, car il ne croyait pas qu’il fût sain de voyager avec moi.
Je l’écoutai assez patiemment jusqu’au bout, puis je lui répliquai qu’il était parfaitement vrai que je m’étais toujours opposé au massacre de Madagascar, car je ne démordais pas de l’appeler ainsi, et qu’en toute occasion j’en avais parlé fort à mon aise, sans l’avoir en vue lui plus que les autres; qu’à la vérité je n’avais point de commandement dans le navire et n’y exerçais aucune autorité, mais que je prenais la liberté d’exprimer mon opinion sur des choses qui visiblement nous concernaient tous.—«Quant à mon intérêt dans le voyage, ajoutai-je, vous n’y entendez goutte: je suis propriétaire pour une grosse part dans ce navire, et en cette qualité je me crois quelque droit de parler, même plus que je ne l’ai encore fait, sans avoir de comptes à rendre ni à vous ni à personne autre.»—Je commençais à m’échauffer: il ne me répondit que peu de chose cette fois, et je crus l’affaire terminée. Nous étions alors en rade au Bengale, et, désireux de voir le pays, je me rendis à terre, dans la chaloupe, avec le subrécargue, pour me récréer. Vers le soir, je me préparais à retourner à bord, quand un des matelots s’approcha de moi et me dit qu’il voulait m’épargner la peine[31] de regagner la chaloupe, car ils avaient ordre de ne point me ramener à bord. On devine quelle fut ma surprise à cet insolent message. Je demandai au matelot qui l’avait chargé de cette mission près de moi. Il me répondit que c’était le patron de la chaloupe; je n’en dis pas davantage à ce garçon, mais je lui ordonnai d’aller faire savoir à qui de droit qu’il avait rempli son message, et que je n’y avais fait aucune réponse.
J’allai immédiatement retrouver le subrécargue, et lui contai l’histoire, ajoutant qu’à l’heure même je pressentais qu’une mutinerie devait éclater à bord. Je le suppliai donc de s’y rendre sur-le-champ dans un canot indien pour donner l’éveil au capitaine; mais j’aurais pu me dispenser de cette communication, car avant même que je lui eusse parlé à terre, le coup était frappé à bord. Le maître d’équipage, le canonnier et le charpentier, et en un mot tous les officiers inférieurs, aussitôt que je fus descendu dans la chaloupe, se réunirent vers le gaillard d’arrière et demandèrent à parler au capitaine. Là, le maître d’équipage faisant une longue harangue,—car le camarade s’exprimait fort bien,—et répétant tout ce qu’il m’avait dit, lui déclara en peu de mots que, puisque je m’en étais allé paisiblement à terre, il leur serait pénible d’user de violence envers moi, ce qu’autrement, si je ne me fusse retiré de moi-même, ils auraient fait pour m’obliger à m’éloigner.—«Capitaine, poursuivit-il, nous croyons donc devoir vous dire que, comme nous nous sommes embarqués pour servir sous vos ordres, notre désir est de les accomplir avec fidélité; mais que si cet homme ne veut pas quitter le navire, ni vous, capitaine, le contraindre à le quitter, nous abandonnerons tous le bâtiment; nous vous laisserons en route.»—Au mot tous, il se tourna vers le grand mât, ce qui était, à ce qu’il paraît, le signal convenu entre eux, et là-dessus tous les matelots qui se trouvaient là réunis se mirent à crier:—«Oui, tous! tous!»
Mon neveu le capitaine était un homme de cœur et d’une grande présence d’esprit. Quoique surpris assurément à cette incartade, il leur répondit cependant avec calme qu’il examinerait la question, mais qu’il ne pouvait rien décider là-dessus avant de m’en avoir parlé. Pour leur montrer la déraison et l’injustice de la chose, il employa quelques arguments; mais ce fut en vain. Ils jurèrent devant lui, en se secouant la main à la ronde, qu’ils s’en iraient tous à terre, à moins qu’il ne promît de ne point souffrir que je revinsse à bord du navire.
La clause était dure pour mon neveu, qui sentait toute l’obligation qu’il m’avait, et ne savait comment je prendrais cela. Aussi commença-t-il à leur parler cavalièrement. Il leur dit que j’étais un des plus considérables intéressés dans ce navire, et qu’en bonne justice il ne pouvait me mettre à la porte de ma propre maison; que ce serait me traiter à peu près à la manière du fameux pirate Kid, qui fomenta une révolte à bord, déposa le capitaine dans une île inhabitée et fit la course avec le navire; qu’ils étaient libres de s’embarquer sur le vaisseau qu’ils voudraient, mais que si jamais ils reparaissaient en Angleterre, il leur en coûterait cher; que le bâtiment était le mien, qu’il ne pouvait m’en chasser, et qu’il aimerait mieux perdre le navire et l’expédition aussi, que de me désobliger à ce point; donc, qu’ils pouvaient agir comme bon leur semblait. Toutefois, il voulut aller à terre pour s’entretenir avec moi, et invita le maître d’équipage à le suivre, espérant qu’ils pourraient accommoder l’affaire.
Ils s’opposèrent tous à cette démarche, disant qu’ils ne voulaient plus avoir aucune espèce de rapport avec moi, ni sur terre ni sur mer, et que si je remettais le pied à bord, ils s’en iraient.—«Eh bien! dit le capitaine, si vous êtes tous de cet avis, laissez-moi aller à terre pour causer avec lui.»—Il vint donc me trouver avec cette nouvelle, un peu après le message qui m’avait été apporté de la part du patron de la chaloupe, du Cockswain.
Je fus charmé de revoir mon neveu, je dois l’avouer, dans l’appréhension où j’étais qu’ils ne se fussent saisis de lui pour mettre à la voile, et faire la course avec le navire. Alors j’aurais été jeté dans une contrée lointaine dénué et sans ressource, et je me serais trouvé dans une condition pire que lorsque j’étais tout seul dans mon île.
Mais heureusement ils n’allèrent pas jusque-là, à ma grande satisfaction; et quand mon neveu me raconta ce qu’ils lui avaient dit, comment ils avaient juré, en se serrant la main, d’abandonner tous le bâtiment s’il souffrait que je rentrasse à bord, je le priai de ne point se tourmenter de cela, car je désirais rester à terre. Seulement je lui demandai de vouloir bien m’envoyer tous mes effets et de me laisser une somme suffisante, pour que je fusse à même de regagner l’Angleterre aussi bien que possible.
Ce fut un rude coup pour mon neveu, mais il n’y avait pas moyen de parer à cela, il fallait se résigner. Il revint donc à bord du navire et annonça à ses hommes que son oncle cédait à leur importunité, et envoyait chercher ses bagages. Ainsi tout fut terminé en quelques heures: les mutins retournèrent à leur devoir, et moi je commençai à songer à ce que j’allais devenir.
J’étais seul dans la contrée la plus reculée du monde: je puis bien l’appeler ainsi, car je me trouvais d’environ trois mille lieues par mer plus loin de l’Angleterre que je ne l’avais été dans mon île. Seulement, à dire vrai, il m’était possible de traverser par terre le pays du Grand-Mogol jusqu’à Surate, d’aller de là à Bassora par mer, en remontant le golfe Persique, de prendre le chemin des caravanes à travers les déserts de l’Arabie jusqu’à Alep et Scanderoun, puis de là, par mer, de gagner l’Italie, et enfin de traverser la France; additionné tout ensemble, ceci équivaudrait au moins au diamètre entier du globe, et mesuré, je suppose que cela présenterait bien davantage.
Un autre moyen s’offrait encore à moi: c’était celui d’attendre les bâtiments anglais qui se rendent au Bengale, venant d’Achem dans l’île de Sumatra, et de prendre passage à bord de l’un d’eux pour l’Angleterre; mais comme je n’étais point venu là sous le bon plaisir de la Compagnie anglaise des Indes Orientales, il devait m’être difficile d’en sortir sans sa permission, à moins d’une grande faveur des capitaines de navire ou des facteurs de la Compagnie, et aux uns et aux autres j’étais absolument étranger.
Là, j’eus le singulier plaisir, parlant par antiphrase, de voir le bâtiment mettre à la voile sans moi: traitement que sans doute jamais homme dans ma position n’avait subi, si ce n’est de la part de pirates faisant la course et déposant à terre ceux qui ne tremperaient point dans leur infamie. Ceci sous tous les rapports n’y ressemblait pas mal. Toutefois, mon neveu m’avait laissé deux serviteurs, ou plutôt un compagnon et un serviteur: le premier était le secrétaire du commis aux vivres, qui s’était engagé à me suivre, et le second était son propre domestique. Je pris un bon logement dans la maison d’une dame anglaise, où logeaient plusieurs négociants, quelques Français, deux Italiens, ou plutôt deux Juifs, et un Anglais. J’y étais assez bien traité; et, pour qu’il ne fût pas dit que je courais à tout inconsidérément, je demeurai là plus de neuf mois à réfléchir sur le parti que je devais prendre et sur la conduite que je devais tenir. J’avais avec moi des marchandises anglaises de valeur et une somme considérable en argent: mon neveu m’avait remis mille pièces de huit et une lettre de crédit supplémentaire en cas que j’en eusse besoin, afin que je ne pusse être gêné quoiqu’il advînt.
Je trouvai un débit prompt et avantageux de mes marchandises; et comme je me l’étais primitivement proposé, j’achetai de fort beaux diamants, ce qui me convenait le mieux dans ma situation, parce que je pouvais toujours porter tout mon bien avec moi.
Après un long séjour en ce lieu, et bon nombre de projets formés pour mon retour en Angleterre, sans qu’aucun répondît à mon désir, le négociant anglais qui logeait avec moi, et avec lequel j’avais contracté une liaison intime, vint me trouver un matin:—«Compatriote, me dit-il, j’ai un projet à vous communiquer; comme il s’accorde avec mes idées, je crois qu’il doit cadrer avec les vôtres également, quand vous y aurez bien réfléchi.
«Ici nous sommes placés, ajouta-t-il, vous par accident, moi par mon choix, dans une partie du monde fort éloignée de notre patrie; mais c’est une contrée où nous pouvons, nous qui entendons le commerce et les affaires, gagner beaucoup d’argent. Si vous voulez joindre mille livres sterling aux mille livres sterling que je possède, nous louerons ici un bâtiment, le premier qui pourra nous convenir. Vous serez le capitaine, moi je serai le négociant, et nous ferons un voyage de commerce à la Chine. Pourquoi demeurerions-nous tranquilles? Le monde entier est en mouvement, roulant et circulant sans cesse; toutes les créatures de Dieu, les corps célestes et terrestres sont occupés et diligents: pourquoi serions-nous oisifs? Il n’y a point dans l’univers de fainéants, si ce n’est parmi les hommes: pourquoi grossirions-nous le nombre des fainéants?»
Je goûtai fort cette proposition, surtout parce qu’elle semblait faite avec beaucoup de bon vouloir et d’une manière amicale. Je ne dirai pas que ma situation isolée et détachée me rendait plus que toute autre situation propre à embrasser une entreprise commerciale: le négoce n’était pas mon élément; mais je puis bien dire avec vérité que si le commerce n’était pas mon élément, une vie errante l’était; et jamais proposition d’aller visiter quelque coin du monde que je n’avais point encore vu ne pouvait m’arriver mal à propos.
Il se passa toutefois quelque temps avant que nous eussions pu nous procurer un navire à notre gré; et quand nous eûmes un navire, il ne fut pas aisé de trouver des marins anglais, c’est-à-dire autant qu’il en fallait pour gouverner le navire et diriger les matelots que nous prendrions sur les lieux. A la fin cependant nous trouvâmes un lieutenant, un maître d’équipage et un canonnier anglais, un charpentier hollandais, et trois Portugais, matelots du gaillard d’avant; avec ce monde et des marins indiens tels quels nous pensâmes que nous pourrions passer outre.
Il y a tant de voyageurs qui ont décrit l’histoire de leurs voyages et de leurs expéditions dans ces parages, qu’il serait pour tout le monde assez insipide de donner une longue relation des lieux où nous allâmes et des peuples qui les habitent. Je laisse cette besogne à d’autres, et je renvoie le lecteur aux journaux des voyageurs anglais, dont beaucoup sont déjà publiés et beaucoup plus encore sont promis chaque jour. C’est assez pour moi de vous dire que nous nous rendîmes d’abord à Achem, dans l’île de Sumatra, puis de là à Siam, où nous échangeâmes quelques-unes de nos marchandises contre de l’opium et de l’arack; le premier est un article d’un grand prix chez les Chinois, et dont ils manquaient à cette époque. En un mot, nous allâmes jusqu’à Sung-Kiang; nous fîmes un très grand voyage; nous demeurâmes huit mois dehors, et nous retournâmes au Bengale. Pour ma part, je fus grandement satisfait de mon entreprise.—J’ai remarqué qu’en Angleterre souvent on s’étonne de ce que les officiers que la Compagnie envoie aux Indes et les négociants qui généralement s’y établissent, amassent de si grands biens et quelquefois reviennent riches à soixante, soixante-dix, cent mille livres sterling.
Mais ce n’est pas merveilleux, ou du moins cela s’explique, quand on considère le nombre innombrable de ports et de comptoirs où le commerce est libre, et surtout quand on songe que, dans tous ces lieux, ces ports fréquentés par les navires anglais il se fait constamment des demandes si considérables de tous les produits étrangers, que les marchandises qu’on y porte y sont toujours d’une aussi bonne défaite que celles qu’on en exporte.
Bref, nous fîmes un fort bon voyage, et je gagnai tant d’argent dans cette première expédition, et j’acquis de telles notions sur la manière d’en gagner davantage, que si j’eusse été de vingt ans plus jeune, j’aurais été tenté de me fixer en ce pays, et n’aurais pas cherché fortune plus loin. Mais qu’était tout ceci pour un homme qui avait passé la soixantaine, pour un homme bien assez riche, venu dans ces climats lointains plutôt pour obéir à un désir impatient de voir le monde qu’au désir cupide d’y faire grand gain? Et c’est vraiment à bon droit, je pense, que j’appelle ce désir impatient; car c’en était là: quand j’étais chez moi j’étais impatient de courir, et quand j’étais à l’étranger j’étais impatient de revenir chez moi. Je le répète, que m’importait ce gain? Déjà bien assez riche, je n’avais nul désir importun d’accroître mes richesses; et c’est pourquoi les profits de ce voyage me furent choses trop inférieures pour me pousser à de nouvelles entreprises. Il me semblait que dans cette expédition je n’avais fait aucun lucre, parce que j’étais revenu au lieu d’où j’étais parti, à la maison, en quelque sorte; d’autant que mon œil, comme celui dont parle Salomon, n’était jamais rassasié, et que je me sentais de plus en plus désireux de courir et de voir. J’étais venu dans une partie du monde que je n’avais jamais visitée, celle dont plus particulièrement j’avais beaucoup entendu parler, et j’étais résolu à la parcourir autant que possible: après quoi, pensais-je, je pourrais dire que j’avais vu tout ce qui au monde est digne d’être vu.
Mais mon compagnon de voyage et moi nous avions une idée différente. Je ne dis pas cela pour insister sur la mienne, car je reconnais que la sienne était la plus juste et la plus conforme au but d’un négociant, dont toute la sagesse, lorsqu’il est au dehors en opération commerciale, se résume en cela, que pour lui la chose la meilleure est celle qui peut lui faire gagner le plus d’argent. Mon nouvel ami s’en tenait au positif, et se serait contenté d’aller, comme un cheval de roulier, toujours à la même auberge, au départ et au retour, pourvu, selon sa propre expression, qu’il y pût trouver son compte. Mon idée, au contraire, tout vieux que j’étais, ressemblait fort à celle d’un écolier fantasque et buissonnier qui ne se soucie point de voir une chose deux fois.
Or ce n’était pas tout. J’avais une sorte d’impatience de me rapprocher de chez moi, et cependant pas la moindre résolution arrêtée sur la route à prendre. Durant cette indétermination, mon ami, qui était toujours à la recherche des affaires, me proposa un autre voyage aux îles des Épices pour rapporter une cargaison de clous de girofle de Manille on des environs, lieux où vraiment les Hollandais font tout le commerce, bien qu’ils appartiennent en partie aux Espagnols. Toutefois nous ne poussâmes pas si loin, nous nous en tînmes seulement à quelques autres places où ils n’ont pas un pouvoir absolu comme ils l’ont à Batavia, Ceylan et cætera. Nous n’avions pas été longs à nous préparer pour cette expédition: la difficulté principale avait été de m’y engager. Cependant, à la fin rien autre ne s’étant offert et trouvant qu’après tout rouler et trafiquer avec un profit si grand, et je puis bien dire certain, était chose plus agréable en soi et plus conforme à mon humeur que de rester inactif, ce qui pour moi était une mort, je m’étais déterminé à ce voyage. Nous le fîmes avec un grand succès, et, touchant à Bornéo et à plusieurs autres îles dont je ne puis me remémorer le nom, nous revînmes au bout de cinq mois environ. Nous vendîmes nos épices, qui consistaient principalement en clous de girofle et en noix muscades, à des négociants persans, qui les expédièrent pour le Golfe; nous gagnâmes cinq pour un, et nous eûmes réellement un bénéfice énorme.
Mon ami, quand nous réglâmes ce compte, me regarda en souriant:—«Eh bien! maintenant, me dit-il, se moquant aimablement de ma nonchalance, ceci ne vaut-il pas mieux que de trôler çà et là comme un homme désœuvré, et de perdre notre temps à nous ébahir de la sottise et de l’ignorance des païens?»—«Vraiment, mon ami, répondis-je, je le crois et commence à me convertir aux principes du négoce; mais souffrez que je vous le dise en passant, vous ne savez ce dont je suis capable; car si une bonne fois je surmonte mon indolence, et m’embarque résolument, tout vieux que je suis, je vous harasserai de côté et d’autre par le monde jusqu’à ce que vous n’en puissiez plus; car je prendrai si chaudement l’affaire à cœur, que je ne vous laisserai point de répit.»
Or, pour couper court à mes spéculations, peu de temps après ceci arriva un bâtiment hollandais venant de Batavia; ce n’était pas un navire marchand européen, mais un caboteur, du port d’environ deux cents tonneaux. L’équipage, prétendait-on, avait été si malade, que le capitaine, n’ayant pas assez de monde pour tenir la mer, s’était vu forcé de relâcher au Bengale; et comme s’il eût assez gagné d’argent, ou qu’il souhaitât pour d’autres raisons d’aller en Europe, il fit annoncer publiquement qu’il désirait vendre son vaisseau. Cet avis me vint aux oreilles avant que mon nouveau partner n’en eût ouï parler, et il me prit grandement envie de faire cette acquisition. J’allai donc le trouver et je lui en touchai quelques mots. Il réfléchit un moment, car il n’était pas homme à s’empresser; puis, après cette pause, il répondit:—«Il est un peu trop gros; mais cependant prenons-le.»—En conséquence, tombant d’accord avec le capitaine, nous achetâmes ce navire, le payâmes et en prîmes possession. Ceci fait, nous résolûmes d’embaucher les gens de l’équipage pour les joindre aux hommes que nous avions déjà et poursuivre notre affaire. Mais tout à coup, ayant reçu non leurs gages, mais leur part de l’argent, comme nous l’apprîmes plus tard, il ne fut plus possible d’en retrouver un seul. Nous nous enquîmes d’eux partout, et à la fin nous apprîmes qu’ils étaient partis tous ensemble par terre pour Agra, la grande cité, résidence du Mogol, à dessein de se rendre de là à Surate, puis de gagner par mer le golfe Persique.
Rien depuis longtemps ne m’avait autant chagriné que d’avoir manqué l’occasion de partir avec eux. Un tel pèlerinage, m’imaginais-je, eût été pour moi, en pareille compagnie, tout à la fois agréable et sûr, et aurait complètement cadré avec mon grand projet: j’aurais vu le monde et en même temps je me serais rapproché de ma patrie. Mais je fus beaucoup moins inconsolable peu de jours après quand je vins à savoir quelle sorte de compagnons c’étaient, car, en peu de mots, voici leur histoire. L’homme qu’ils appelaient capitaine n’était que le canonnier et non le commandant. Dans le cours d’un voyage commercial ils avaient été attaqués sur le rivage par quelques Malais, qui tuèrent le capitaine et trois de ses hommes. Après cette perte, nos drôles, au nombre de onze, avaient résolu de s’enfuir avec le bâtiment, ce qu’ils avaient fait, et l’avaient amené dans le golfe du Bengale, abandonnant à terre le lieutenant et cinq matelots, dont nous aurons des nouvelles plus loin.
N’importe par quelle voie ce navire leur était tombé entre les mains, nous l’avions acquis honnêtement, pensions-nous, quoique, je l’avoue, nous n’eussions pas examiné la chose aussi exactement que nous le devions; car nous n’avions fait aucune question aux matelots, qui, si nous les avions sondés, se seraient assurément coupés dans leurs récits, se seraient démentis réciproquement, peut-être contredits eux-mêmes, et d’une manière ou d’une autre nous auraient donné lieu de les suspecter. L’homme nous avait montré un contrat de vente du navire à un certain Emmanuel Clostershoven ou quelque nom semblable, forgé comme tout le reste, je suppose, qui soi-disant était le sien, ce que nous n’avions pu mettre en doute; et, un peu trop inconsidérément ou du moins n’ayant aucun soupçon de la chose, nous avions conclu le marché.
Quoi qu’il en fût, après cet achat nous enrôlâmes des marins anglais et hollandais, et nous nous déterminâmes à faire un second voyage dans le sud-est pour aller chercher des clous de girofle et autres épices aux îles Philippines et aux Moluques. Bref, pour ne pas remplir de bagatelles cette partie de mon histoire, quand la suite en est si remarquable, je passai en tout six ans dans ces contrées, allant et revenant et trafiquant de port en port avec beaucoup de succès. La dernière année, j’entrepris avec mon partner, sur le vaisseau ci-dessus mentionné, un voyage en Chine, convenus que nous étions d’aller d’abord à Siam pour y acheter du riz.
Dans cette expédition, contrariés par les vents, nous fûmes obligés de louvoyer longtemps çà et là dans le détroit de Malacca et parmi les îles, et comme nous sortions de ces mers difficiles, nous nous aperçûmes que le navire avait fait une voie d’eau: malgré toute notre habileté, nous ne pouvions découvrir où elle était. Cette avarie nous força de chercher quelque port, et mon partner, qui connaissait le pays mieux que moi, conseilla au capitaine d’entrer dans la rivière de Camboge, car j’avais fait capitaine le lieutenant anglais, un M. Thompson, ne voulant point me charger du commandement du navire, Cette rivière coule au nord de la grande baie ou golfe qui remonte jusqu’à Siam.
Tandis que nous étions mouillés là, allant souvent à terre me récréer, un jour vint à moi un Anglais, second canonnier, si je ne me trompe, à bord d’un navire de la Compagnie des Indes Orientales, à l’ancre plus haut dans la même rivière près de la ville de Camboge ou à Camboge même. Qui l’avait amené en ce lieu? Je ne sais; mais il vint à moi, et, m’adressant la parole en anglais:—«Sir, dit-il, vous m’êtes étranger et je vous le suis également; cependant j’ai à vous dire quelque chose qui vous touche de très près.»
Je le regardai longtemps fixement, et je crus d’abord le reconnaître; mais je me trompais.—«Si cela me touche de très près, lui dis-je, et ne vous touche point vous-même, qui vous porte à me le communiquer?»—«Ce qui m’y porte, c’est le danger imminent où vous êtes, et dont je vois que vous n’avez aucune connaissance.»—«Tout le danger où je suis que je sache, c’est que mon navire a fait une voie d’eau que je ne puis trouver; mais je me propose de le mettre à terre demain pour tâcher de la découvrir.»—«Mais, sir, répliqua-t-il, qu’il ait fait ou non une voie, que vous l’ayez trouvée ou non, vous ne serez pas si fou que de le mettre à terre demain quand vous aurez entendu ce que j’ai à vous dire. Savez-vous, sir, que la ville de Camboge n’est guère qu’à quinze lieues plus haut sur cette rivière et qu’environ à cinq lieues de ce côté il y a deux gros bâtiments anglais et trois hollandais?»—«Eh bien! qu’est-ce que cela me fait, à moi? repartis-je.»—«Quoi! sir, reprit-il, appartient-il à un homme qui cherche certaine aventure comme vous faites d’entrer dans un port sans examiner auparavant quels vaisseaux s’y trouvent, et s’il est de force à se mesurer avec eux? Je ne suppose pas que vous pensiez la partie égale.»—Ce discours m’avait fort amusé, mais pas effrayé le moins du monde, car je ne savais ce qu’il signifiait. Et me tournant brusquement vers notre inconnu, je lui dis:—«Sir, je vous prie, expliquez-vous; je n’imagine pas quelle raison je puis avoir de redouter les navires de la Compagnie, ou des bâtiments hollandais: je ne suis point interlope. Que peuvent-ils avoir à me dire?»
Il prit un air moitié colère, moitié plaisant, garda un instant le silence, puis souriant:—«Fort bien, sir, me dit-il, si vous vous croyez en sûreté, à vos souhaits! je suis pourtant fâché que votre destinée vous rende sourd à un bon avis; sur l’honneur, je vous l’assure, si vous ne regagnez la mer immédiatement, vous serez attaqués à la prochaine marée par cinq chaloupes bien équipées, et peut-être, si l’on vous prend, serez-vous pendus comme pirates, sauf à informer après. Sir, je pensais trouver un meilleur accueil en vous rendant un service d’une telle importance.»—«Je ne saurais être méconnaissant d’aucun service, ni envers aucun homme qui me témoigne de l’intérêt; mais cela passe ma compréhension, qu’on puisse avoir un tel dessein contre moi. Quoi qu’il en soit, puisque vous me dites qu’il n’y a point de temps à perdre, et qu’on ourdit contre moi quelque odieuse trame, je retourne à bord sur-le-champ et je remets immédiatement à la voile, si mes hommes peuvent étancher la voie d’eau ou si malgré cela nous pouvons tenir la mer. Mais, sir, partirai-je sans savoir la raison de tout ceci? Ne pourriez-vous me donner là-dessus quelques lumières?»
—«Je ne puis vous conter qu’une partie de l’affaire, sir, me dit-il; mais j’ai là avec moi un matelot hollandais qui, à ma prière, je pense, vous dirait le reste si le temps le permettait. Or le gros de l’histoire, dont la première partie, je suppose, vous est parfaitement connue, c’est que vous êtes allés avec ce navire à Sumatra; que là votre capitaine a été massacré par les Malais avec trois de ses gens, et que, vous et quelques-uns de ceux qui se trouvaient à bord avec vous, vous vous êtes enfuis avec le bâtiment, et depuis vous êtes faits pirates. Voilà le fait en substance, et vous allez être tous saisis comme écumeurs, je vous l’assure, et exécutés sans autre forme de procès; car, vous le savez, les navires marchands font peu de cérémonies avec les forbans quand ils tombent en leur pouvoir.»
—«Maintenant vous parlez bon anglais, lui dis-je, et je vous remercie; et quoique je ne sache pas que nous ayons rien fait de semblable, quoique je sois sûr d’avoir acquis honnêtement et légitimement ce vaisseau[32], cependant, puisqu’un pareil coup se prépare, comme vous dites, et que vous me semblez sincère, je me tiendrai sur mes gardes.»—«Non, sir, reprit-il, je ne vous dis pas de vous mettre sur vos gardes: la meilleure précaution est d’être hors de danger. Si vous faites quelque cas de votre vie et de celle de vos gens, regagnez la mer sans délai à la marée haute; comme vous aurez toute une marée devant vous, vous serez déjà bien loin avant que les cinq chaloupes puissent descendre, car elles ne viendront qu’avec le flux, et comme elles sont à vingt milles plus haut, vous aurez l’avance de près de deux heures sur elles par la différence de la marée, sans compter la longueur du chemin. En outre, comme ce sont des chaloupes seulement, et non point des navires, elles n’oseront vous suivre au large, surtout s’il fait du vent.»
—«Bien, lui dis-je, vous avez été on ne peut plus obligeant en cette rencontre: que puis-je faire pour votre récompense?»—«Sir, répondit-il, vous ne pouvez avoir grande envie de me récompenser, vous n’êtes pas assez convaincu de la vérité de tout ceci: je vous ferai seulement une proposition: il m’est dû dix-neuf mois de paie à bord du navire le........., sur lequel je suis venu d’Angleterre, il en est dû sept au Hollandais qui est avec moi; voulez-vous nous en tenir compte? nous partirons avec vous. Si la chose en reste là, nous ne demanderons rien de plus; mais s’il advient que vous soyez convaincu que nous avons sauvé, et votre vie, et le navire, et la vie de tout l’équipage, nous laisserons le reste à votre discrétion.»
J’y topai sur-le-champ, et je m’en allai immédiatement à bord, et les deux hommes avec moi. Aussitôt que j’approchai du navire, mon partner, qui ne l’avait point quitté, accourut sur le gaillard d’arrière et tout joyeux me cria:—«O ho! O ho! nous avons bouché la voie.»—«Tout de bon? lui dis-je; béni soit Dieu! mais qu’on lève l’ancre en toute hâte.»—«Qu’on lève l’ancre! répéta-t-il, qu’entendez-vous par là? Qu’y a-t-il?»—«Point de questions, répliquai-je; mais tout le monde à l’œuvre, et qu’on lève l’ancre sans perdre une minute.» Frappé d’étonnement, il ne laissa pas d’appeler le capitaine, et de lui ordonner incontinent de lever l’ancre, et quoique la marée ne fût pas entièrement montée, une petite brise de terre soufflant, nous fîmes route vers la mer. Alors j’appelai mon partner dans la cabine et je lui contai en détail mon aventure, puis nous fîmes venir les deux hommes pour nous donner le reste de l’histoire. Mais comme ce récit demandait beaucoup de temps, il n’était pas terminé qu’un matelot vint crier à la porte de la cabine, de la part du capitaine, que nous étions chassés.—«Chassés! m’écriai-je; comment et par qui?»—«Par cinq sloops, ou chaloupes, pleines de monde.»—«Très bien! dis-je; il paraît qu’il y a du vrai là dedans.»—Sur-le-champ je fis assembler tous nos hommes, et je leur déclarai qu’on avait dessein de se saisir du navire pour nous traiter comme des pirates; puis je leur demandai s’ils voulaient nous assister et se défendre. Ils répondirent joyeusement, unanimement, qu’ils voulaient vivre et mourir avec nous. Sur ce, je demandai au capitaine quelle était à son sens la meilleure marche à suivre dans le combat, car j’étais résolu à résister jusqu’à la dernière goutte de mon sang.—«Il faut, dit-il, tenir l’ennemi à distance avec notre canon, aussi longtemps que possible, puis faire pleuvoir sur lui notre mousqueterie pour l’empêcher de nous aborder; enfin, ces ressources épuisées, nous retirer dans nos quartiers; peut-être n’auront-ils point d’instruments pour briser nos cloisons et ne pourront-ils pénétrer jusqu’à nous.»
Là-dessus notre canonnier reçut l’ordre de transporter deux pièces à la timonerie, pour balayer le pont de l’avant à l’arrière, et de les charger de balles, de morceaux de ferraille, et de tout ce qui lui tomberait sous la main. Tandis que nous nous préparions au combat, nous gagnions toujours le large avec assez de vent, et nous apercevions dans l’éloignement les embarcations, les cinq grandes chaloupes qui nous suivaient avec toute la toile qu’elles pouvaient faire.
Deux de ces chaloupes, qu’à l’aide de nos longues-vues nous reconnûmes pour anglaises, avaient dépassé les autres de près de deux lieues, et gagnaient considérablement sur nous; à n’en pas douter, elles voulaient nous joindre; nous tirâmes donc un coup de canon à poudre pour leur intimer l’ordre de mettre en panne et nous arborâmes un pavillon blanc, comme pour demander à parlementer; mais elles continuèrent de forcer de voiles jusqu’à ce qu’elles vinssent à portée de canon. Alors nous amenâmes le pavillon blanc auquel elles n’avaient point fait réponse, et, déployant le pavillon rouge, nous tirâmes sur elles à boulets. Sans en tenir aucun compte, elles poursuivirent. Quand elles furent assez près pour être hélées avec le porte-voix que nous avions à bord, nous les arraisonnâmes, et leur enjoignîmes de s’éloigner, que sinon mal leur en prendrait.
Ce fut peine perdue, elles n’en démordirent point, et s’efforcèrent d’arriver sous notre poupe comme pour nous aborder par l’arrière. Voyant qu’elles étaient résolues à tenter un mauvais coup, et se fiaient sur les forces qui les suivaient, je donnai l’ordre de mettre en panne afin de leur présenter le travers, et immédiatement on leur tira cinq coups de canon, dont un avait été pointé si juste qu’il emporta la poupe de la chaloupe la plus éloignée, ce qui mit l’équipage dans la nécessité d’amener toutes les voiles et de se jeter sur l’avant pour empêcher qu’elle ne coulât; elle s’en tint là, estimant qu’elle en avait assez; mais la plus avancée n’en poursuivant pas moins sa course, nous nous préparâmes à faire feu sur elle en particulier.
Dans ces entrefaites, une des trois qui suivaient, ayant devancé les deux autres, s’approcha de celle que nous avions désemparée pour la secourir, et nous la vîmes ensuite en recueillir l’équipage. Nous hélâmes de nouveau la chaloupe la plus proche, et lui offrîmes de nouveau une trêve pour parlementer, afin de savoir ce qu’elle nous voulait: pour toute réponse elle s’avança sous notre poupe. Alors notre canonnier, qui était un adroit compagnon, braqua ses deux canons de chasse et fit feu sur elle; mais il manqua son coup, et les hommes de la chaloupe, faisant des acclamations et agitant leurs bonnets, poussèrent en avant. Le canonnier, s’étant de nouveau promptement apprêté, fit feu sur eux une seconde fois. Un boulet, bien qu’il n’atteignît pas l’embarcation elle-même, tomba au milieu des matelots, et fit, nous pûmes le voir aisément, un grand ravage parmi eux. Incontinent nous virâmes lof pour lof; nous leur présentâmes la hanche, et, leur ayant lâché trois coups de canon, nous aperçûmes que la chaloupe était presque mise en pièces; le gouvernail entre autres et un morceau de la poupe avaient été emportés; ils serrèrent donc leurs voiles immédiatement, jetés qu’ils étaient dans une grande confusion.
Pour compléter leur désastre, notre canonnier leur envoya deux autres coups; nous ne sûmes où ils frappèrent, mais nous vîmes la chaloupe qui coulait bas. Déjà plusieurs hommes luttaient avec les flots.—Sur-le-champ je fis mettre à la mer et garnir de monde notre pinasse, avec ordre de repêcher quelques-uns de nos ennemis s’il était possible, et de les amener de suite à bord, parce que les autres chaloupes commençaient à s’approcher. Nos gens de la pinasse obéirent et recueillirent trois pauvres diables, dont l’un était sur le point de se noyer: nous eûmes bien de la peine à le faire revenir à lui. Aussitôt qu’ils furent rentrés à bord, nous mîmes toutes voiles dehors pour courir au large, et quand les trois autres chaloupes eurent rejoint les deux premières, nous vîmes qu’elles avaient cessé la chasse.
Ainsi délivré d’un danger qui, bien que j’en ignorasse la cause, me semblait beaucoup plus grand que je ne l’avais appréhendé, je fis changer de route pour ne point donner à connaître où nous allions. Nous mîmes donc le cap à l’est, entièrement hors de la ligne suivie par les navires européens chargés pour la Chine ou même tout autre lieu en relation commerciale avec les nations de l’Europe.
Quand nous fûmes au large, nous tînmes conseil avec les deux marins, et nous leur demandâmes d’abord ce que tout cela pouvait signifier. Le Hollandais nous mit tout d’un coup dans le secret, en nous déclarant que l’aventurier qui nous avait vendu le navire, comme on sait, n’était rien moins qu’un voleur qui s’était enfui avec. Alors il nous raconta comment le capitaine, dont il nous dit le nom que je ne puis me remémorer aujourd’hui, avait été traîtreusement massacré par les naturels sur la côte de Malacca, avec trois de ses hommes, et comment lui, ce Hollandais, et quatre autres s’étaient réfugiés dans les bois, où ils avaient erré bien longtemps, et d’où lui seul enfin s’était échappé d’une façon miraculeuse en atteignant à la nage un navire hollandais, qui, naviguant près de la côte en revenant de Chine, avait envoyé sa chaloupe à terre pour faire aiguade. Cet infortuné n’avait pas osé descendre sur le rivage où était l’embarcation; mais, dans la nuit, ayant gagné l’eau un peu au delà, après avoir nagé fort longtemps, il avait à la fin été recueilli par la chaloupe du navire.
Il nous dit ensuite qu’il était allé à Batavia, où, ayant abandonné les autres dans leur voyage, deux marins appartenant à ce navire étaient arrivés; il nous conta que le drôle qui s’était enfui avec le bâtiment l’avait vendu au Bengale à un ramassis de pirates qui, partis en course, avaient déjà pris un navire anglais et deux hollandais très richement chargés.
Cette dernière allégation nous concernait directement; et quoiqu’il fût patent qu’elle était fausse, cependant, comme mon partner le disait très bien, si nous étions tombés entre leurs mains, ces gens avaient contre nous une prévention telle, que c’eût été en vain que nous nous serions défendus, ou que de leur part nous aurions espéré quartier. Nos accusateurs auraient été nos juges: nous n’aurions rien eu à en attendre que ce que la rage peut dicter et seule exécuter une colère aveugle. Aussi l’opinion de mon partner fut-elle de retourner en droiture au Bengale, d’où nous venions, sans relâcher à aucun port, parce que là nous pourrions nous justifier, nous pourrions prouver où nous nous trouvions quand le navire était arrivé, à qui nous l’avions acheté, et surtout s’il advenait que nous fussions dans la nécessité de porter l’affaire devant nos juges naturels, parce que nous pourrions être sûrs d’obtenir quelque justice et de ne pas être pendus d’abord et jugés après.
Je fus quelque temps de l’avis de mon partner; mais, après y avoir songé un peu plus sérieusement:—«Il me semble bien dangereux pour nous, lui dis-je, de tenter de retourner au Bengale, d’autant que nous sommes en deçà du détroit de Malacca. Si l’alarme a été donnée, nous pouvons avoir la certitude d’y être guettés par les Hollandais de Batavia et par les Anglais; et si nous étions en quelque sorte pris en fuite, par là nous nous condamnerions nous-mêmes: il n’en faudrait pas davantage pour nous perdre.»—Je demandai au marin anglais son sentiment. Il répondit qu’il partageait le mien et que nous serions immanquablement pris.
Ce danger déconcerta un peu et mon partner et l’équipage. Nous déterminâmes immédiatement d’aller à la côte du Ton-Kin, puis à la Chine, et là, tout en poursuivant notre premier projet, nos opérations commerciales, de chercher d’une manière ou d’une autre à nous défaire de notre navire pour nous en retourner sur le premier vaisseau du pays que nous nous procurerions. Nous nous arrêtâmes à ces mesures comme aux plus sages, et en conséquence nous gouvernâmes nord-nord-est, nous tenant à plus de cinquante lieues hors de la route ordinaire vers l’est.
Ce parti pourtant ne laissa pas d’avoir ses inconvénients; les vents, quand nous fûmes à cette distance de la terre, semblèrent nous être plus constamment contraires, les moussons, comme on les appelle, soufflant est et est-nord-est; de sorte que, tout mal pourvu de vivres que nous étions pour un long trajet, nous avions la perspective d’une traversée laborieuse; et ce qui était encore pire, nous avions à redouter que les navires anglais et hollandais dont les chaloupes nous avaient donné la chasse, et dont quelques-uns étaient destinés pour ces parages, n’arrivassent avant nous, ou que quelque autre navire chargé pour la Chine, informé de nous par eux, ne nous poursuivît avec la même vigueur.
Il faut que je l’avoue, je n’étais pas alors à mon aise, et je m’estimais, depuis que j’avais échappé aux chaloupes, dans la plus dangereuse position où je me fusse trouvé de ma vie; en quelque mauvaise passe que j’eusse été, je ne m’étais jamais vu jusque-là poursuivi comme un voleur; je n’avais non plus jamais rien fait qui blessât la délicatesse et la loyauté, encore moins qui fût contraire à l’honneur. J’avais été surtout mon propre ennemi, je n’avais été même, je puis bien le dire, hostile à personne autre qu’à moi. Pourtant je me voyais empêtré dans la plus méchante affaire imaginable; car bien que je fusse parfaitement innocent, je n’étais pas à même de prouver mon innocence; pourtant, si j’étais pris, je me voyais prévenu d’un crime de la pire espèce, au moins considéré comme tel par les gens auxquels j’avais à faire.
Je n’avais qu’une idée: chercher notre salut; mais comment? mais dans quel port, dans quel lieu? Je ne savais.—Mon partner, qui d’abord avait été plus démonté que moi, me voyant ainsi abattu, se prit à relever mon courage; et après m’avoir fait la description des différents ports de cette côte, il me dit qu’il était d’avis de relâcher à la Cochinchine ou à la baie de Ton-Kin, pour gagner ensuite Macao, ville appartenant autrefois aux Portugais, où résident encore beaucoup de familles européennes, et où se rendent d’ordinaire les missionnaires, dans le dessein de pénétrer en Chine.
Nous nous rangeâmes à cet avis, et en conséquence, après une traversée lente et irrégulière, durant laquelle nous souffrîmes beaucoup, faute de provisions, nous arrivâmes en vue de la côte de très grand matin, et songeant aux circonstances passées et au danger imminent auquel nous avions échappé, nous résolûmes de relâcher dans une petite rivière, ayant toutefois assez de fond pour nous, et de voir si nous ne pourrions pas, soit par terre, soit avec la pinasse du navire, reconnaître quels bâtiments se trouvaient dans les ports d’alentour. Nous dûmes vraiment notre salut à cette heureuse précaution; car si tout d’abord aucun navire européen ne s’offrit à nos regards dans la baie de Ton-Kin, le lendemain matin il y arriva deux vaisseaux hollandais, et un troisième sans pavillon déployé, mais que nous crûmes appartenir à la même nation, passa environ à deux lieues au large, faisant voile pour la côte de Chine. Dans l’après-midi nous aperçûmes deux bâtiments anglais, tenant la même route. Ainsi nous pensâmes nous voir environnés d’ennemis de tous côtés. Le pays où nous faisions station était sauvage et barbare, les naturels voleurs par vocation ou par profession; et bien qu’avec eux nous n’eussions guère commerce, et qu’excepté pour nous procurer des vivres nous évitassions d’avoir affaire à eux, ce ne fut pourtant qu’à grand’peine que nous pûmes nous garder de leurs insultes plusieurs fois.
La petite rivière où nous étions n’est distante que de quelques lieues des dernières limites septentrionales de ce pays. Avec notre embarcation nous côtoyâmes au nord-est jusqu’à la pointe de terre qui ouvre la grande baie de Ton-Kin, et ce fut durant cette reconnaissance que nous découvrîmes, comme on sait, les ennemis dont nous étions environnés. Les naturels chez lesquels nous étions sont les plus barbares de tous les habitants de cette côte; ils n’ont commerce avec aucune autre nation, et vivent seulement de poisson, d’huile, et autres grossiers aliments. Une preuve évidente de leur barbarie toute particulière, c’est la coutume qu’ils ont, lorsqu’un navire a le malheur de naufrager sur leur côte, de faire l’équipage prisonnier, c’est-à-dire esclave; et nous ne tardâmes pas à voir un échantillon de leur bonté en ce genre à l’occasion suivante.
J’ai consigné ci-dessus que notre navire avait fait une voie d’eau en mer, et que nous n’avions pu la découvrir. Bien qu’à la fin elle eût été bouchée aussi inopinément qu’heureusement dans l’instant même où nous allions être capturés par les chaloupes hollandaises et anglaises à proximité de la baie de Siam, cependant, comme nous ne trouvions pas le bâtiment en aussi bon point que nous l’aurions désiré, nous résolûmes, tandis que nous étions en cet endroit, de l’échouer au rivage après avoir retiré le peu de choses lourdes que nous avions à bord, pour nettoyer et réparer la carène, et, s’il était possible, trouver où s’était fait le déchirement.
En conséquence, ayant allégé le bâtiment et mis tous les canons et les autres objets mobiles d’un seul côté, nous fîmes de notre mieux pour le mettre à la bande, afin de parvenir jusqu’à la quille; car, toute réflexion faite, nous ne nous étions pas souciés de l’échouer à sec: nous n’avions pu trouver une place convenable pour cela.
Les habitants, qui n’avaient jamais assisté à un pareil spectacle, descendirent émerveillés au rivage pour nous regarder; et voyant le vaisseau ainsi abattu, incliné vers la rive, et ne découvrant point nos hommes qui, de l’autre côté, sur des échafaudages et dans les embarcations, travaillaient à la carène, ils s’imaginèrent qu’il avait fait naufrage et se trouvait profondément engravé.
Dans cette supposition, au bout de deux ou trois heures et avec dix ou douze grandes barques qui contenaient les unes huit, les autres dix hommes, ils se réunirent près de nous, se promettant sans doute de venir à bord, de piller le navire, et, s’ils nous y trouvaient, de nous mener comme esclaves à leur roi ou capitaine, car nous ne sûmes point qui les gouvernait.
Quand ils s’approchèrent du bâtiment et commencèrent de ramer à l’entour, ils nous aperçurent tous fort embesognés après la carène, nettoyant, calfatant et donnant le suif, comme tout marin sait que cela se pratique.
Ils s’arrêtèrent quelque temps à nous contempler. Dans notre surprise, nous ne pouvions concevoir quel était leur dessein; mais, à tout événement, profitant de ce loisir, nous fîmes entrer quelques-uns des nôtres dans le navire, et passer des armes et des munitions à ceux qui travaillaient, afin qu’ils pussent se défendre au besoin. Et ce ne fut pas hors de propos; car après tout au plus un quart d’heure de délibération, concluant sans doute que le vaisseau était réellement naufragé, que nous étions à l’œuvre pour essayer de le sauver et de nous sauver nous-mêmes à l’aide de nos embarcations, et, quand on transporta nos armes, que nous tâchions de faire le sauvetage de nos marchandises, ils posèrent en fait que nous leur étions échus et s’avancèrent droit sur nous, comme en ligne de bataille.
A la vue de cette multitude, la position vraiment n’était pas tenable, nos hommes commencèrent à s’effrayer, et se mirent à nous crier qu’ils ne savaient que faire. Je commandai aussitôt à ceux qui travaillaient sur les échafaudages de descendre, de rentrer dans le bâtiment, et à ceux qui montaient les chaloupes de revenir. Quant à nous, qui étions à bord, nous employâmes toutes nos forces pour redresser le bâtiment. Ni ceux de l’échafaudage cependant, ni ceux des embarcations, ne purent exécuter ces ordres avant d’avoir sur les bras les Cochinchinois qui, avec deux de leurs barques, se jetaient déjà sur notre chaloupe pour faire nos hommes prisonniers.
Le premier dont ils se saisirent était un matelot anglais, un hardi et solide compagnon. Il tenait un mousquet à la main; mais, au lieu de faire feu, il le déposa dans la chaloupe: je le crus fou. Le drôle entendait mieux que moi son affaire; car il agrippa un païen, le tira violemment de sa barque dans la nôtre, puis, le prenant par les deux oreilles, lui cogna la tête si rudement contre le plat-bord, que le camarade lui resta dans les mains. Sur l’entrefaite, un Hollandais qui se trouvait à côté ramassa le mousquet, et avec la crosse manœuvra si bien autour de lui, qu’il terrassa cinq barbares au moment où ils tentaient d’entrer dans la chaloupe. Mais qu’était tout cela pour résister à quarante ou cinquante hommes qui, intrépidement, ne se méfiant pas du danger, commençaient à se précipiter dans la chaloupe, défendue par cinq matelots seulement! Toutefois un incident qui nous prêta surtout à rire, procura à nos gens une victoire complète. Voici ce que c’est:
Notre charpentier, en train de donner un suif à l’extérieur du navire et de brayer les coutures qu’il avait calfatées pour boucher les voies, venait justement de faire descendre dans la chaloupe deux chaudières, l’une pleine de poix bouillante, l’autre de résine, de suif, d’huile et d’autres matières dont on fait usage pour ces opérations, et le garçon qui servait notre charpentier avait justement à la main une grande cuillère de fer avec laquelle il passait aux travailleurs la matière en fusion, quand, par les écoutes d’avant, à l’endroit même où se trouvait ce garçon, deux de nos ennemis entrèrent dans la chaloupe. Le compagnon aussitôt les salua d’une cuillerée de poix bouillante qui les grilla et les échauda si bien, d’autant qu’ils étaient à moitié nus, qu’exaspérés par leurs brûlures, ils sautèrent à la mer beuglant comme deux taureaux. A ce coup le charpentier s’écria:—«Bien joué, Jack! bravo, va toujours!»—Puis, s’avançant lui-même, il prend un guipon, et le plongeant dans la chaudière à la poix, lui et son aide en envoient une telle profusion, que, bref, dans trois barques, il n’y eut pas un assaillant qui ne fût roussi et brûlé d’une manière piteuse, d’une manière effroyable, et ne poussât des cris et des hurlements tels que de ma vie je n’avais ouï un plus horrible vacarme, voire même rien de semblable; car bien que la douleur, et c’est une chose digne de remarque, fasse naturellement jeter des cris à tous les êtres, cependant chaque nation a un mode particulier d’exclamation et ses vociférations à elle comme elle a son langage à elle. Je ne saurais, aux clameurs de ces créatures, donner un nom ni plus juste ni plus exact que celui de hurlement. Je n’ai vraiment jamais rien ouï qui en approchât plus que les rumeurs des loups que j’entendis hurler, comme on sait, dans la forêt, sur les frontières du Languedoc.
Jamais victoire ne me fit plus de plaisir, non seulement parce qu’elle était pour moi inopinée et qu’elle nous tirait d’un péril imminent, mais encore parce que nous l’avions remportée sans avoir répandu d’autre sang que celui de ce pauvre diable qu’un de nos hommes avait dépêché de ses mains, à mon regret toutefois, car je souffrais de voir tuer de pareils pauvres misérables sauvages, même en cas de personnelle défense, dans la persuasion où j’étais qu’ils croyaient ne faire rien que de juste, et n’en savaient pas plus long. Et, bien que ce meurtre pût être justifiable parce qu’il avait été nécessaire et qu’il n’y a point de crime nécessaire dans la nature, je n’en pensais pas moins que c’est là une triste vie que celle où il nous faut sans cesse tuer nos semblables pour notre propre conservation, et, de fait, je pense toujours ainsi; même aujourd’hui j’aimerais mieux souffrir beaucoup que d’ôter la vie à l’être le plus vil qui m’outragerait. Tout homme judicieux, et qui connaît la valeur d’une vie, sera de mon sentiment, j’en ai l’assurance, s’il y réfléchit sérieusement.
Mais pour en revenir à mon histoire, durant cette échauffourée mon partner et moi, qui dirigions le reste de l’équipage à bord, nous avions fort dextrement redressé le navire ou à peu près: et, quand nous eûmes remis les canons en place, le canonnier me pria d’ordonner à notre chaloupe de se retirer, parce qu’il voulait envoyer une bordée à l’ennemi. Je lui dis de s’en donner de garde, de ne point mettre en batterie, que sans lui le charpentier ferait la besogne; je le chargeai seulement de faire chauffer une autre chaudière de poix, ce dont prit soin notre coq qui se trouvait à bord. Mais nos assaillants étaient si atterrés de leur première rencontre, qu’ils ne se soucièrent pas de revenir. Quant à ceux de nos ennemis qui s’étaient trouvés hors d’atteinte, voyant le navire à flot, et pour ainsi dire debout, ils commencèrent, nous le supposâmes du moins, à s’apercevoir de leur bévue et à renoncer à l’entreprise, trouvant que ce n’était pas là du tout ce qu’ils s’étaient promis.—C’est ainsi que nous sortîmes de cette plaisante bataille; et comme deux jours auparavant nous avions porté à bord du riz, des racines, du pain et une quinzaine de pourceaux gras, nous résolûmes de ne pas demeurer là plus longtemps, et de remettre en mer quoiqu’il en pût advenir; car nous ne doutions pas d’être environnés, le jour suivant, d’un si grand nombre de ces marauds, que notre chaudière de poix n’y pourrait suffire.
En conséquence tout fut replacé à bord le soir même, et dès le matin nous étions prêts à partir. Dans ces entrefaites, comme nous avions mouillé l’ancre à quelque distance du rivage, nous fûmes bien moins inquiets: nous étions alors en position de combattre et de courir au large si quelque ennemi se fût présenté. Le lendemain, après avoir terminé à bord notre besogne, toutes les voies se trouvant parfaitement étanchées, nous mîmes à la voile. Nous aurions bien voulu aller dans la baie de Ton-Kin, désireux que nous étions d’obtenir quelques renseignements sur ces bâtiments hollandais qui y étaient entrés; mais nous n’osâmes pas, parce que nous avions vu peu auparavant plusieurs navires qui s’y rendaient, à ce que nous supposâmes. Nous cinglâmes donc au nord-est, à dessein de toucher à l’île Formose, ne redoutant pas moins d’être aperçus par un bâtiment marchand hollandais ou anglais, qu’un navire hollandais, ou anglais ne redoute de l’être dans la Méditerranée par un vaisseau de guerre algérien.
Quand nous eûmes gagné la haute mer, nous tînmes toujours au nord-est comme si nous voulions aller aux Manilles ou îles Philippines, ce que nous fîmes pour ne pas tomber dans la route des vaisseaux européens; puis nous gouvernâmes au nord jusqu’à ce que nous fussions par 22 degrés 20 minutes de latitude, de sorte que nous arrivâmes directement à l’île Formose, où nous jetâmes l’ancre pour faire de l’eau et des provisions fraîches. Là, les habitants, qui sont très courtois et très civils dans leurs manières, vinrent au-devant de nos besoins et en usèrent très honnêtement et très loyalement avec nous dans toutes leurs relations et tous leurs marchés, ce que nous n’avions pas trouvé chez l’autre peuple, et ce qui peut-être est dû au reste du christianisme autrefois planté dans cette île par une mission de protestants hollandais: preuve nouvelle de ce que j’ai souvent observé, que la religion chrétienne, partout où elle est reçue, civilise toujours les hommes et réforme leurs mœurs, qu’elle opère ou non leur sanctification.
De là nous continuâmes à faire route au nord, nous tenant toujours à la même distance de la côte de Chine, jusqu’à ce que nous eussions passé tous les ports fréquentés par les navires européens, résolus que nous étions autant que possible à ne pas nous laisser prendre, surtout dans cette contrée, où, vu notre position, c’eût été fait de nous infailliblement. Pour ma part, j’avais une telle peur d’être capturé, que, je le crois fermement, j’eusse préféré de beaucoup tomber entre les mains de l’inquisition espagnole[33].
Étant alors parvenus à la latitude de 30 degrés, nous nous déterminâmes à entrer dans le premier port de commerce que nous trouverions. Tandis que nous ralliions la terre, une barque vint nous joindre à deux lieues au large, ayant à bord un vieux pilote portugais, qui, nous ayant reconnu pour un bâtiment européen, venait nous offrir ses services. Nous fûmes ravis de sa proposition; nous le prîmes à bord, et là-dessus, sans nous demander où nous voulions aller, il congédia la barque sur laquelle il était venu.
Bien persuadé qu’il nous était loisible alors de nous faire mener par ce vieux marin où bon nous semblerait, je lui parlai tout d’abord de nous conduire au golfe de Nanking, dans la partie la plus septentrionale de la côte de Chine. Le bonhomme nous dit qu’il connaissait fort bien le golfe de Nanking; mais, en souriant, il nous demanda ce que nous y comptions faire.
Je lui répondis que nous voulions y vendre notre cargaison, y acheter des porcelaines, des calicots, des soies écrues, du thé, des soies ouvrées, puis nous en retourner par la même route.—«En ce cas, nous dit-il, ce serait bien mieux votre affaire de relâcher à Macao, où vous ne pourriez manquer de vous défaire avantageusement de votre opium, et où, avec votre argent, vous pourriez acheter toute espèce de marchandises chinoises à aussi bon marché qu’à Nanking.»
Dans l’impossibilité de détourner le bonhomme de ce sentiment dont il était fort entêté et fort engoué, je lui dis que nous étions gentlemen aussi bien que négociants, et que nous avions envie d’aller voir la grande cité de Péking et la fameuse cour du monarque de la Chine.—«Alors, reprit-il, il faut aller à Ningpo, d’où, par le fleuve qui se jette là dans la mer, vous gagnerez, au bout de cinq lieues, le grand canal. Ce canal, partout navigable, traverse le cœur de tout le vaste empire chinois, coupe toutes les rivières, franchit plusieurs montagnes considérables au moyen d’écluses et de portes et s’avance jusqu’à la ville de Péking, après un cours de deux cent soixante-dix lieues.»
—«Fort bien, senhor Portuguez, répondis-je; mais ce n’est pas là notre affaire maintenant: la grande question est de savoir s’il vous est possible de nous conduire à la ville de Nanking, d’où plus tard nous nous rendrions à Péking.»—Il me dit que oui, que c’était pour lui chose facile, et qu’un gros navire hollandais venait justement de prendre la même route. Ceci me causa quelque trouble: un vaisseau hollandais était pour lors notre terreur, et nous eussions préféré rencontrer le diable pourvu qu’il ne soit pas venu sous une figure trop effroyable. Nous avions la persuasion qu’un bâtiment hollandais serait notre ruine; nous n’étions pas de taille à nous mesurer, tous les vaisseaux qui trafiquent dans ces parages étant d’un port considérable et d’une beaucoup plus grande force que nous.
Le bonhomme s’aperçut de mon trouble et de mon embarras quand il me parla du navire hollandais, et il me dit:
—«Sir, vous n’avez rien à redouter des Hollandais, je ne suppose pas qu’ils soient en guerre aujourd’hui avec votre nation.»—«Non, dis-je, il est vrai; mais je ne sais quelles libertés les hommes se peuvent donner lorsqu’ils sont hors de la portée des lois de leur pays.»—«Eh quoi! reprit-il, vous n’êtes pas des pirates, que craignez-vous? A coup sûr, on ne s’attaquera pas à de paisibles négociants.»
Si, à ces mots, tout mon sang ne me monta pas au visage, c’est que quelque obstruction l’arrêta dans les vaisseaux que la nature a destinés à sa circulation.—Jeté dans la dernière confusion, je dissimulai mal, et le bonhomme s’aperçut aisément de mon émotion.
—«Sir, me dit-il, je vois que je déconcerte vos mesures: je vous en prie, s’il vous plaît, faites ce que bon vous semble, et croyez bien que je vous servirai de toutes mes forces.»—«Oui, cela est vrai, senhor, répondis-je, maintenant je suis quelque peu ébranlé dans ma résolution, je ne sais où je dois aller, d’autant surtout que vous avez parlé de pirates. J’ose espérer qu’il n’y en a pas dans ces mers; nous serions en fort mauvaise position: vous le voyez, notre navire n’est pas de haut bord et n’est que faiblement équipé.»
—«Oh! sir, s’écria-t-il, tranquillisez-vous; je ne sache pas qu’aucun pirate ait paru dans ces mers depuis quinze ans, un seul excepté, qui a été vu, à ce que j’ai ouï dire, dans la baie de Siam il y a environ un mois; mais vous pouvez être certain qu’il est parti pour le Sud; d’ailleurs ce bâtiment n’est ni formidable ni propre à son métier; il n’a pas été construit pour faire la course; il a été enlevé par un tas de coquins qui se trouvaient à bord, après que le capitaine et quelques-uns de ses hommes eurent été tués par des Malais à ou près l’île de Sumatra.»
—«Quoi! dis-je, faisant semblant de ne rien savoir de cette affaire, ils ont assassiné leur capitaine?»—«Non, reprit-il, je ne prétends pas qu’ils l’aient massacré; mais comme après le coup ils se sont enfuis avec le navire, on croit généralement qu’ils l’ont livré par trahison entre les mains de ces Malais qui l’égorgèrent, et que sans doute ils avaient apostés pour cela.»—«Alors, m’écriai-je, ils ont mérité la mort tout autant que s’ils avaient frappé eux-mêmes»—«Oui-da, repartit le bonhomme, ils l’ont méritée et pour certain ils l’auront s’ils sont découverts par quelque navire anglais ou hollandais; car tous sont convenus, s’ils rencontrent ces brigands, de ne leur point donner de quartier.»—«Mais, lui fis-je observer, puisque vous dites que le pirate a quitté ces mers, comment pourraient-ils le rencontrer?» —«Oui, vraiment, répliqua-t-il, on assure qu’il est parti; ce qu’il y a de certain toutefois, comme je vous l’ai déjà dit, c’est qu’il est entré il y a environ un mois, dans la baie de Siam, dans la rivière de Camboge, et que là, découvert par des Hollandais, qui avaient fait partie de l’équipage et qui avaient été abandonnés à terre quand leurs compagnons s’étaient enfuis avec le navire, peu s’en est fallu qu’il ne soit tombé entre les mains de quelques marchands anglais et hollandais mouillés dans la même rivière. Si leurs premières embarcations avaient été bien secondées, on l’aurait infailliblement capturé; mais ne se voyant harcelé que par deux chaloupes, il vira vent devant, fit feu dessus, les désempara avant que les autres fussent arrivées, puis, gagnant la haute mer, leur fit cesser la chasse et disparut. Comme ils ont une description exacte du navire, ils sont sûrs de le reconnaître, et partout où ils le trouveront ils ont juré de ne faire aucun quartier ni au capitaine ni à ses hommes et de les pendre tous à la grande vergue.»
—«Quoi! m’écriai-je, ils les exécuteront à tort ou à droit? Ils les pendront d’abord et les jugeront ensuite?»—«Bon Dieu! sir, répondit le vieux pilote, qu’est-il besoin de formalités avec de pareils coquins? Qu’on les lie dos à dos et qu’on les jette à la mer, c’est là tout ce qu’ils méritent.»
Sentant le bonhomme entre mes mains et dans l’impossibilité de me nuire, je l’interrompis brusquement:—«Fort bien, senhor, lui dis-je, et voilà justement pourquoi je veux que vous nous meniez à Nanking et ne veux pas rebrousser vers Macao ou tout autre parage fréquenté par les bâtiments anglais ou hollandais; car, sachez, senhor, que messieurs les capitaines de ces vaisseaux sont un tas de malavisés, d’orgueilleux, d’insolents personnages qui ne savent ce que c’est que la justice, ce que c’est que de se conduire selon les lois de Dieu et la nature; fiers de leur office et n’entendant goutte à leur pouvoir pour punir des voleurs, ils se font assassins; ils prennent sur eux d’outrager des gens faussement accusés et de les déclarer coupables sans enquête légale; mais si Dieu me prête vie, je leur en ferai rendre compte, je leur ferai apprendre comment la justice veut être administrée, et qu’on ne doit pas traiter un homme comme un criminel avant que d’avoir quelque preuve et du crime et de la culpabilité de cet homme.»
Sur ce, je lui déclarai que notre navire était celui-là même que ces messieurs avaient attaqué; je lui exposai tout au long l’escarmouche que nous avions eue avec leurs chaloupes et la sottise et la couardise de leur conduite; je lui contai toute l’histoire de l’acquisition du navire et comment le Hollandais nous avait présenté la chose; je lui dis les raisons que j’avais de ne pas ajouter foi à l’assassinat du capitaine par les Malais, non plus qu’au rapt du navire; que ce n’était qu’une fable du cru de ces messieurs pour insinuer que l’équipage s’était fait pirate; qu’après tout ces messieurs auraient dû au moins s’assurer du fait avant de nous attaquer au dépourvu et de nous contraindre à leur résister:—«Ils auront à répondre, ajoutai-je, du sang des hommes que dans notre légitime défense nous avons tués!»
Ébahi à ce discours, le bonhomme nous dit que nous avions furieusement raison de gagner le Nord, et que, s’il avait un conseil à nous donner, ce serait de vendre notre bâtiment en Chine, chose facile, puis d’en construire ou d’en acheter un autre dans ce pays:—«Assurément, ajouta-t-il, vous n’en trouverez pas d’aussi bon que le vôtre; mais vous pourrez vous en procurer un plus que suffisant pour vous ramener vous et toutes vos marchandises au Bengale, ou partout ailleurs.»
Je lui dis que j’userais de son avis quand nous arriverions dans quelque port où je pourrais trouver un bâtiment pour mon retour ou quelque chaland qui voulût acheter le mien. Il m’assura qu’à Nanking les acquéreurs afflueraient; que pour m’en revenir une jonque chinoise ferait parfaitement mon affaire; et qu’il me procurerait des gens qui m’achèteraient l’un et qui me vendraient l’autre.
—«Soit! senhor, repris-je; mais comme vous dites que ces messieurs connaissent si bien mon navire, en suivant vos conseils, je pourrais jeter d’honnêtes et braves gens dans un affreux guêpier et peut-être les faire égorger inopinément; car partout où ces messieurs rencontreront le navire, il leur suffira de le reconnaître pour impliquer l’équipage: ainsi d’innocentes créatures seraient surprises et massacrées.»—«Non, non, dit le bonhomme, j’aviserai au moyen de prévenir ce malencontre: comme je connais tous ces commandants dont vous parlez et que je les verrai tous quand ils passeront, j’aurai soin de leur exposer la chose sous son vrai jour, et de leur démontrer l’énormité de leur méprise; je leur dirai que s’il est vrai que les hommes de l’ancien équipage se soient enfuis avec le navire, il est faux pourtant qu’ils se soient faits pirates; et que ceux qu’ils ont assaillis vers Camboge ne sont pas ceux qui autrefois enlevèrent le navire, mais de braves gens qui l’ont acheté innocemment pour leur commerce: et je suis persuadé qu’ils ajouteront foi à mes paroles, assez du moins pour agir avec plus de discrétion à l’avenir.»—«Bravo, lui dis-je, et voulez-vous leur remettre un message de ma part?»—«Oui, volontiers, me répondit-il, si vous me le donnez par écrit et signé, afin que je puisse leur prouver qu’il vient de vous, qu’il n’est pas de mon cru.»—«Me rendant à son désir, sur-le-champ je pris une plume, de l’encre et du papier, et je me mis à écrire sur l’échauffourée des chaloupes, sur la prétendue raison de cet injuste et cruel outrage, un long factum où je déclarais en somme à ces messieurs les commandants qu’ils avaient fait une chose honteuse, et que, si jamais ils reparaissaient en Angleterre et que je vécusse assez pour les y voir, ils la paieraient cher, à moins que durant mon absence les lois de ma patrie ne fussent tombées en désuétude.
Mon vieux pilote lut et relut ce manifeste et me demanda à plusieurs reprises si j’étais prêt à soutenir ce que j’y avançais. Je lui répondis que je le maintiendrais tant qu’il me resterait quelque chose au monde, dans la conviction où j’étais que tôt ou tard je devais la trouver belle pour ma revanche. Mais je n’eus pas l’occasion d’envoyer le pilote porter ce message, car il ne s’en retourna point[34]. Tandis que tout ceci se passait entre nous, par manière d’entretien, nous avancions directement vers Nanking, et au bout d’environ treize jours de navigation, nous vînmes jeter l’ancre à la pointe sud-ouest du grand golfe de ce nom, où j’appris par hasard que deux bâtiments hollandais étaient arrivés quelque temps avant moi, et qu’infailliblement je tomberais entre leurs mains. Dans cette conjoncture, je consultai de nouveau mon partner; il était aussi embarrassé que moi, et aurait bien voulu descendre sain et sauf à terre, n’importe où. Comme ma perplexité ne me troublait pas à ce point, je demandai au vieux pilote s’il n’y avait pas quelque crique, quelque havre où je pusse entrer, pour traiter secrètement avec les Chinois sans être en danger de l’ennemi. Il me dit que si je voulais faire encore quarante-deux lieues au sud, nous trouverions un petit port nommé Quinchang, où les pères de la Mission débarquaient d’ordinaire en venant de Macao, pour aller enseigner la religion chrétienne aux Chinois, et où les navires européens ne se montraient jamais; et que, si je jugeais à propos de m’y rendre, là, quand j’aurais mis pied à terre, je pourrais prendre tout à loisir une décision ultérieure.—«J’avoue, ajouta-t-il, que ce n’est pas une place marchande, cependant à certaines époques il s’y tient une sorte de foire, où les négociants japonais viennent acheter des marchandises chinoises.»
Nous fûmes tous d’avis de gagner ce port, dont peut-être j’écris le nom de travers; je ne puis au juste me le rappeler, l’ayant perdu ainsi que plusieurs autres notés sur un petit livre de poche que l’eau me gâta, dans un accident que je relaterai en son lieu; je me souviens seulement que les négociants chinois et japonais avec lesquels nous entrâmes en relation lui donnaient un autre nom que notre pilote portugais, et qu’ils le prononçaient comme ci-dessus Quinchang.
Unanimes dans notre résolution de nous rendre à cette place, nous levâmes l’ancre le jour suivant; nous étions allés deux fois à terre pour prendre de l’eau fraîche, et dans ces deux occasions les habitants du pays s’étaient montrés très civils envers nous, et nous avaient apporté une profusion de choses, c’est-à-dire de provisions, de plantes, de racines, de thé, de riz et d’oiseaux; mais rien sans argent.
Le vent étant contraire, nous n’arrivâmes à Quinchang qu’au bout de cinq jours; mais notre satisfaction n’en fut pas moins vive. Transporté de joie, et, je puis bien le dire, de reconnaissance envers le ciel, quand je posai le pied sur le rivage, je fis serment ainsi que mon partner, s’il nous était possible de disposer de nous et de nos marchandises d’une manière quelconque, même désavantageuse, de ne jamais remonter à bord de ce navire de malheur. Oui, il me faut ici le reconnaître, de toutes les circonstances de la vie dont j’ai fait quelque expérience, nulle ne rend l’homme si complètement misérable qu’une crainte continuelle. L’Écriture dit avec raison:—«L’effroi que conçoit un homme lui tend un piège.»—C’est une mort dans la vie; elle oppresse tellement l’âme qu’elle la plonge dans l’inertie, étouffe tout sentiment et abat toute cette vigueur naturelle qui soutient ordinairement l’homme dans ses afflictions, et qu’il retrouve toujours dans les plus grandes perplexités[35].