Causes amusantes et connues
POUR JEAN- DENIS JAMBU, Bourgeois de Paris:
CONTRE Demoiselle ANNE- CECILE VERSET, sa Femme.
J'AI rendu plainte contre ma femme de ce qu'elle a enlevé plusieurs meubles & effets précieux de notre communauté. Le fait est reconnu & prouvé, ainsi sa condamnation étoit inévitable. Pour s'y soustraire, elle a imaginé de me faire un procès, & de former une demande en séparation de corps & de biens, sous prétexte que je suis un débauché, un ivrogne, un furieux. J'ai beau m'examiner, je ne me trouve coupable envers elle que d'une seule chose, c'est d'avoir souffert, peut-être trop patiemment, tous les torts qu'elle a avec moi depuis 27 ans.
Comme jusqu'ici les mauvais procédés n'avoient point éclaté, je les avois enduré sans me plaindre. Mais puisqu'elle ose m'attaquer, puisqu'elle distribue contre moi des Mémoires dans le Public, il faut bien que je me défende; je n'aurai besoin pour cela que de faire l'histoire de ma vie.
FAIT.
Je suis aveugle depuis l'âge de cinq ans. Mon pere & ma mere qui faisoient à Paris un gros commerce de Lingerie, rue Poissonniere, songerent de bonne heure à me mettre à couvert des surprises auxquelles la perte de la vue pouvoit m'exposer. Dès l'âge de quatorze ans ils me firent recevoir Frere Aveugle aux Quinze-Vingts, en donnant à la Maison un contrat de rente sur la Ville, pour laquelle on me constitua une pension viagere.
Ensuite on me fit apprendre à jouer de plusieurs instrumens, on cultiva ma mémoire, & on me mit si bien au fait du commerce, que je distinguois au toucher la différente qualité des toiles & des mousselines, j'en connoissois le prix, je sçavois plier, auner, tailler les ouvrages & les coudre: ensorte qu'il sembloit que j'eusse les yeux au bout des doigts.
Quand j'eus atteint l'âge de vingt-huit ans, on songea à me marier, & on jetta les yeux sur la Demoiselle Verset qui venoit travailler au logis. C'étoit une fille sans parens, sans biens, sans espérances, mais elle avoit du talent pour le commerce, & paroissoit aimer le travail: ces qualités parurent suffisantes à ma famille. D'ailleurs on se persuada qu'une fille qui me devroit sa fortune me seroit attachée par reconnoissance autant que par devoir, & qu'elle auroit pour moi les égards & les attentions dont j'avois plus besoin qu'un autre dans l'état où j'étois.
Mes parens payerent l'apprentissage de la Demoiselle Verset, & quand ils l'eurent fait recevoir maîtresse Lingere je l'épousai au mois de Janvier 1729. On me donna par mon contrat de mariage 6000 liv.; & quoique ma femme n'eût rien, je ne laissai pas de reconnoître qu'elle apportoit en dot 2500 liv.
Tous ces bienfaits furent payés d'ingratitude. Dès les premiers jours de notre mariage, ma femme fit éclater un caractere méprisant & absolu, qui m'annonça tout ce que j'avois à craindre de ses emportemens. Pour les prévenir je n'avois que deux moyens: le premier d'employer le ton & les gestes qui sont d'usage en pareil cas pour mettre une femme à la raison; le second de m'armer de patience. Je préférai ce dernier parti, & j'aimai mieux souffrir que de rendre ma femme malheureuse.
J'espérois que si elle devenoit mere, son mépris & sa dureté pour moi diminueroient, mais tout le contraire arriva; ses grossesses étoient marquées par un redoublement de méchanceté, & de tous les enfans que nous avons eus, il ne nous est resté qu'une fille qui a toujours été, comme moi, l'objet de la mauvaise humeur de sa mere.
Après huit ans de mariage, ma femme me signifia qu'elle ne vouloit plus que nous couchassions ensemble, & effectivement dès le même jour elle fit changer son lit, & en prit un si étroit qu'il ne m'étoit pas possible de le partager avec elle. Je fus donc obligé de me reléguer dans une petite soupente, où mon lit n'étoit composé que d'un matelas. Mais j'y avois du moins la tranquillité, j'y tenois renfermés mon clavecin & quelques autres instrumens à qui ma femme en vouloit presqu'autant qu'à moi.
J'étois trop heureux dans mon réduit, il fallut encore le quitter: ma femme y logea ses ouvrieres, & je me vis obligé de coucher dans la boutique. Ce fait paroîtra incroyable, & cependant il est très-vrai que je n'ai point eu d'autre lit pendant neuf ans que le comptoir de la boutique, sans matelas ni couverture. Le bruit s'en répandit dans le quartier, quoique je ne m'en plaignisse pas; & sur les reproches qu'on en fit à ma femme, elle crut s'excuser en disant que je voulois coucher ainsi par mortification. Me donner la réputation d'un saint, pour n'avoir pas celle d'une méchante femme! le détour n'étoit pas mal-adroit. Je ne sçais si le public en fut la dupe, mais pour moi je ne remercierai pas ma femme du soin qu'elle a pris de me sanctifier malgré moi, en me faisant coucher sur des planches. Elle me faisoit faire tant d'autres pénitences, qu'elle auroit bien pu m'épargner celle-là.
Je passe sous silence bien d'autres traits qui ne lui font pas plus d'honneur, & je viens à l'événement qui lui a fourni un prétexte pour se plaindre de moi.
Ma fille étant en âge d'être mariée, ma femme voulut lui faire épouser un jeune homme qu'elle lui destinoit depuis deux ans, sans que j'eusse rien sçu de son projet. J'avois des raisons essentielles pour empêcher ce mariage & j'en fis part à ma femme, mais elle les rejetta avec mépris & menaça de passer outre. Accoutumée à faire plier mes volontés aux siennes, elle crut qu'il lui suffiroit d'ordonner pour être obéie. Et en effet quand il n'avoit été question que de moi, j'avois toujours cédé; mais il s'agissoit d'un établissement qui auroit rendu ma fille malheureuse; pour cette fois je voulus être le maître, & je refusai mon consentement.
Cette résistance, à laquelle ma femme ne s'attendoit pas, la mit dans une fureur inexprimable. Pour en éviter les suites je me retirai aux Quinze-Vingts, & cet expédient me réussit. Car après avoir tenté inutilement de me faire interdire & de marier ma fille sans mon consentement, ma femme se vit enfin obligée de congédier son gendre prétendu, & tout de suite elle m'en proposa un autre. C'étoit le sieur Gohier d'Armenon, jeune homme bien né & qui avoit de la fortune: je ne fis aucune difficulté de l'accepter pour gendre.
Par le contrat de mariage, qui fut passé devant Me. Lecourt Notaire le 21 Août 1754, nous cédâmes aux futurs époux toutes les marchandises de notre commerce, estimées entre nous à vingt-huit mille neuf cens livres, & toutes nos dettes actives montant à plus de dix-sept mille livres. A la charge par eux de nous faire une pension de sept cens douze livres par an, & de payer en notre acquit quelques dettes à différens Marchands.
Les choses ainsi disposées, le mariage fut célébré le 27 Août, mais dès le lendemain ma femme annonça aux nouveaux mariés qu'elle n'entendoit point renoncer à son commerce, qu'elle vouloit rester dans sa boutique & disposer de tout comme auparavant.
En vain les jeunes gens essayerent-ils de lui faire sentir que l'abandonnement qu'on leur avoit fait des marchandises étant une condition de leur mariage, il y avoit de l'injustice à les en priver: qu'étant chargés par leur contrat de payer les loyers de la boutique & de la maison, du jour de leur mariage, il falloit les en laisser jouir. Ma femme ne voulut rien entendre, les menaces & les emportemens furent toute sa réponse. Je demeurois toujours aux Quinze-Vingts: j'engageai ma femme à laisser ses enfans en repos dans leur boutique, & à venir demeurer avec moi, mais elle me dit que j'étois un polisson & m'ordonna de me taire.
Pendant quatre jours que dura ce vacarme, ma femme obligeoit tous les soirs son gendre & sa fille d'aller coucher dans l'appartement qu'occupoit le sieur Gohier étant garçon, & elle restoit seule maîtresse dans la maison pendant la nuit. Elle en profita pour faire enlever non-seulement le linge, les hardes & bijoux à son usage, mais encore des lits, des meubles & toute l'argenterie. Elle fit placer tous ces effets dans deux chambres qu'elle avoit, l'une rue Beauregard, & l'autre rue Sainte-Barbe.
Après cette expédition, ma femme se retira, laissant la maison dégarnie de meubles, & en vuide de plus de 2000 livres dans les marchandises.
Un tel procédé me dispensoit d'avoir des ménagemens pour ma femme: je révoquai une procuration que je lui avois donnée pour toucher quelques rentes; je rendis plainte; j'obtins une Ordonnance de M. le Lieutenant-Civil, & en présence d'un Commissaire je fis faire une saisie & revendication de tous les effets que ma femme avoit transportés dans les deux chambres dont je viens de parler. Il s'y en trouva pour plus de huit mille francs.
Jusqu'ici on a vu des outrages & des excès, mais certainement ils ne viennent pas de ma part. Cependant ma femme qui sentoit combien sa conduite étoit odieuse, s'est avisée de rendre plainte contre moi le 18 Octobre 1754, & sous prétexte de faits qu'elle y avance, elle a formé sa demande en séparation de corps & d'habitation.
MOYENS.
Je laisse à mon Défenseur le soin d'expliquer & de faire valoir à l'Audience les Loix qui doivent décider dans ma cause, & je me bornerai ici à quelques réflexions.
La demande en revendication que j'ai formée contre ma femme ne peut faire de difficulté, si j'en crois les gens du métier. Il est de principe, m'a-t-on dit, que le mari est maître de la communauté, conséquemment la femme ne peut disposer des meubles, qui en font partie, sans le consentement de son mari. Or il est certain dans le fait que ma femme a soustrait, sans ma participation, les meubles de notre communauté, cela est prouvé, & par son aveu, & par la saisie & revendication que j'en ai faite. Il est vrai qu'elle prétend que ce qu'elle a fait enlever ne vaut pas plus de 2000 liv.
Mais outre qu'il est démontré par la saisie que les meubles revendiqués valent plus de 7 ou 8000 livres, c'est que quand ils ne vaudroient qu'une pistole, ma femme n'ayant pu les faire enlever sans mon consentement, je suis en droit de les prendre par-tout où je les trouve. Dès que ma femme ne contredit pas le principe, cela me suffit: quand elle m'aura restitué les meubles compris dans la saisie, je me pourvoirai pour me faire rendre les autres.
En voila assez, je crois, sur un point qui n'est pas contesté: passons maintenant à la demande en séparation.
La premiere réflexion qui se présente est que cette demande n'est qu'une récrimination. Ma femme m'enleve pour 7 ou 8000 francs de meubles, j'en rends plainte, je les revendique, je la fais assigner pour me les restituer, tout cela se passe dans les mois d'Août & de Septembre, & ce n'est que le 18 Octobre près d'un mois après, que ma femme forme sa demande en séparation. Ne voit-on pas que c'est un subterfuge pour se dispenser de rendre les meubles? Si j'étois un débauché, un furieux, comme ma femme le suppose, pourquoi l'a-t-elle souffert pendant vingt ans sans se plaindre? Falloit-il attendre qu'elle m'eût volé pour demander sa séparation? L'accusation ne sied pas bien dans la bouche d'un coupable; & les faits dont ma femme se plaint, fussent-ils vrais, l'instant où elle les annonce doit les rendre fort suspects. Voyons seulement s'ils sont vraisemblables.
I. FAIT.
Ma femme prétend que lorsqu'elle étoit enceinte de son premier enfant, je lui proposai de nous séparer, pour entrer chacun dans un Couvent, sous prétexte que je n'étois pas fait pour le mariage; que je l'en pressai de nouveau au moment qu'elle venoit de faire une fausse couche, accident occasionné par l'effroi qu'elle avoit eu d'une chûte que j'avois faite étant ivre. Elle exagere beaucoup la complaisance d'épouser un aveugle qui n'avoit gueres plus de fortune qu'elle.
RÉPONSE.
Si j'avois eu autant de dégoût pour le mariage qu'on voudroit le faire croire, il ne tenoit qu'à moi de ne pas prendre ce parti; mon état m'auroit servi de prétexte, & d'ailleurs je n'avois là-dessus aucune violence à craindre de mes parens. Si donc je me suis marié, c'est que je l'ai bien voulu. Mais il est bien singulier qu'avec cette prétendue aversion pour le mariage je n'aie pas laissé d'avoir quatre enfans. Les maris qui ont le plus de vocation, n'ont pas de meilleurs procédés.
Il est vrai que je fis un jour une chûte très-violente qui effraya ma femme & la fit accoucher avant terme: je fus fort fâché de ces deux accidens, mais le vin n'y avoit aucune part, & un aveugle n'a pas besoin d'être ivre pour tomber.
A l'égard de la grâce que ma femme dit m'avoir faite en m'épousant, je l'en remercie, mais je crois l'avoir bien payée. Qu'on lise notre contrat de mariage: elle a apporté 2500 liv. & c'étoit un présent de ma famille: j'avois 6000 liv. en me mariant, & il m'en est échu 8 autres après la mort de mes pere & mere; la proportion, comme on voit, n'étoit pas égale.
D'ailleurs, quoiqu'aveugle, je n'étois pas un homme inutile dans la maison. Comme la perte d'un sens tourne au profit des autres, la nature, qui ne veut rien perdre, trouve toujours moyen de nous dédommager, & ma femme le savait bien. Quels services ne lui ai-je pas rendus, soit pour plier & déplier les marchandises, soit pour tailler l'ouvrage & le coudre? Tout Paris venoit admirer mon adresse, & comme ordinairement cette curiosité n'étoit pas stérile, cela n'a pas peu contribué à augmenter notre commerce.
En un mot ma femme avoit de bons yeux, mais elle étoit sans biens; j'étois aveugle, mais je lui donnois un établissement; ainsi, tout bien examiné, Monsieur valoit bien Madame.
J'ajouterai qu'il y a une grande distinction à faire entre les différens aveugles, connus à Paris sous le nom de Quinze-Vingts. Ceux du premier ordre, du nombre desquels je suis, sont aggrégés à la Maison en payant une dot, & ils sont reçus en qualité de Freres. Le second ordre qui, chez nous comme ailleurs, a le plus de peine & le moins de profit, est composé de pauvres aveugles qu'on loge & qu'on nourrit par charité. Ce sont, pour ainsi dire, des aveugles à portion congrue, & nous sommes les gros Décimateurs.
Nous pouvons demeurer hors de la Maison avec la permission des Supérieurs, (qui ne la refusent jamais) nous ne portons ni la robe ni la fleur de lys, & nous avons pour revenus la quête des Eglises de Paris, & les loyers des appartemens de l'enclos des Quinze-Vingts.
Les pauvres aveugles, au contraire, portent la robe, disent des Oraisons & quêtent pour nous dans les Eglises. Par exemple, celle du S. Esprit, près la Grêve, m'est échue, & l'aveugle, qui la dessert pour moi, me rend 200 liv. par an. Je conçois bien qu'on ne seroit pas curieux d'être aveugle à si bon marché, mais c'est toujours une consolation quand on a le malheur de l'être.
II. FAIT.
On prétend que la cinquième année de notre mariage (il y a 22 ans) je donnai à ma femme un coup de pied si violent qu'elle en fut estropiée pendant plus de cinq semaines. Que quelque tems après, ma femme ayant refusé de venir avec moi voir tirer un feu d'artifice rue aux Oücs chez une femme suspecte, outré de voir mes projets renversés, je lui jettai une chaise à la tête, & je lui rompis deux veines, qu'elle en a été incommodée pendant huit ans, & qu'elle en porte encore la marque.
RÉPONSE.
Je n'étois pas sans doute un furieux d'habitude ou je m'en suis bien corrigé, puisque pour me faire trouver coupable, on est obligé d'aller chercher de prétendus faits passés il y a 22 ans. Et quels faits encore! Un coup de pied dont la blessure dura cinq semaines, un coup de chaise dont ma femme est incommodée pendant huit ans. Pourquoi n'a-t-elle pas plutôt dit que je lui avois donné des coups de bâton. Mon état m'oblige d'en avoir toujours un à la main, & ce geste eût été plus naturel, que celui de jetter une chaise à la tête. Outre cela il est si aisé d'esquiver le coup & d'échapper à un aveugle, que le fait n'est pas croyable.
Le motif de la dispute est encore plus ridicule. Je voulois, dit-on, aller voir un feu d'artifice, rue aux Oües: la belle récréation pour un aveugle! le beau sujet pour se mettre en colere! Un feu d'artifice n'est pas plus fait pour moi que les tours d'un Joueur de gobelets, ou les sauts d'un Danseur de corde.
Enfin pourra-t-on croire que j'eusse eu tant d'empressement à conduire ma femme dans une maison où j'aurois eu des liaisons trop intimes? Ces deux faits sont inconciliables. Si la maison étoit suspecte, loin d'y mener ma femme je l'en aurois éloignée. Or elle prétend que je l'ai pressée d'y aller: je n'y avois donc aucune liaison dont je ne voulusse bien qu'elle fût le témoin. Etoit-ce là d'ailleurs un prétexte pour la maltraiter? mes projets n'étoient point dérangés par son refus, puisque je pouvois aller seul dans cette maison & que j'y aurois été plus libre.
III. FAIT.
Ma femme termine sa plainte en disant qu'au mois de Septembre dernier j'ai voulu la chasser de sa maison où elle demeuroit depuis 25 ans, & cela au moment où elle n'avoit aucune retraite; que quand elle me demanda un quartier de pension pour vivre, je répondis qu'il falloit lui donner un quartier de bûche. Qu'enfin il me sied mal aujourd'hui de demander qu'elle revienne avec moi, tandis que je l'ai moi-même abandonnée.
RÉPONSE.
Qu'on se rappelle ce qui arriva entre ma femme & ses enfans le lendemain du mariage, & l'on verra de quel côté sont les mauvais procédés.
1o. Il avoit été convenu en mariant ma fille que nous lui céderions la boutique & l'appartement qui y touche: les futurs, par le contrat, s'étoient chargés d'en payer les loyers, à compter du jour du mariage, il falloit donc leur laisser cet appartement, où il n'étoit pas possible, tant il est petit, que nous pussions habiter avec eux. Si mon gendre & moi nous avons fait quelques représentations à ce sujet, elles étoient fondées sur la justice, & accompagnées de toute la douceur qui pouvoit les faire écouter.
2o. Loin qu'on ait chassé ma femme de la maison, c'est elle-même qui en a chassé son gendre & sa fille, en les obligeant d'aller coucher dehors trois jours de suite. C'est elle qui pendant ce tems a dégarni la maison de meubles & de marchandises.
3o. Croira-t-on après cela que je l'aie menacé de coups de bûche? Etoit-elle femme à endurer un tel propos? Etois-je un homme à le tenir? Un mari assez doux, assez patient pour coucher pendant plus de huit ans sur le comptoir d'une boutique, pour avoir la paix dans son ménage, n'a pas coutume d'employer les expressions dont on veut me faire un crime.
4o. Dire, comme fait ma femme, qu'elle n'avoit point de retraite après le mariage de sa fille, c'est contredire un fait prouvé par les pieces de la Cause & par la notoriété publique. On voit par la saisie & revendication, que ma femme avoit deux appartemens, l'un rue Beauregard, l'autre rue Sainte-Barbe, qui tous deux étoient meublés, & où par-conséquent elle pouvoit trouver une retraite. Et quand elle n'en auroit point eu, lui falloit-il d'autre demeure que celle de son mari? J'habitois un appartement dans l'enclos des Quinze-Vingts, que n'y venoit-elle avec moi, comme nous en étions convenus en mariant ma fille?
5o. Il y avoit une autre circonstance, qui mettoit ma femme dans la nécessité de n'avoir point d'autre appartement que le mien: c'est qu'ayant été aggrégée aux Quinze-Vingts il y a quelques années en qualité de Sœur, elle ne pouvoit demeurer hors de la Maison sans la permission des Supérieurs, qui ne souffrent jamais qu'une femme quitte son mari; autrement elle perd la rente viagere & les autres avantages attachés à la résidence dans la Maison.
6o. Enfin si j'ai abandonné ma femme pour me retirer aux Quinze-Vingts, elle sçait que ce n'est ni par mépris ni par un esprit d'inconstance. Elle vouloit marier sa fille à un homme qui, par toutes sortes de raisons, ne devoit pas y prétendre; mon refus d'y consentir la mettoit en fureur, il falloit ou répondre sur le même ton, ou me retirer. En pareil cas quitter sa femme, c'est fuir l'occasion de se brouiller. Comme le motif de ma retraite a cessé au mariage de ma fille, je n'ai plus aucune raison pour ne pas vivre avec ma femme, & elle en a cent pour venir demeurer avec moi.
Les réflexions que je fais ici sont celles qui viendront à l'esprit de tous ceux qui liront les plaintes de ma femme. Elle auroit bien dû, puisqu'elle travailloit d'imagination, arranger ses faits de maniere qu'ils fussent au moins vraisemblables.
Mais supposons pour un instant qu'ils fussent vrais, il y auroit une fin de non-recevoir qui les détruiroit tous. C'est que les faits qu'elle allegue s'étant passés il y a quinze ou vingt ans, ils ont été couverts & effacés par la cohabitation & par le silence que ma femme a gardé depuis ce tems.
On m'a dit qu'il y avoit un grand nombre d'Arrêts qui l'avoient ainsi jugé, & entr'autres un du 14 Juillet 1735, contre la Comtesse de Seveyrac. Elle demandoit sa séparation sous prétexte de mauvais traitemens & d'injures; mais son mari rapportoit la preuve que depuis l'époque qu'elle donnoit à ces prétendus excès, il avoit continué de demeurer & de vivre en bonne intelligence avec elle. Elle fut déboutée de sa demande en séparation.
Il en doit être de même à l'égard de ma femme: elle n'a jamais rendu plainte des mauvais traitemens qu'elle prétend avoir eu à essuyer de ma part, elle a toujours continué de vivre avec moi pendant près de 25 ans. Ainsi elle n'est pas recevable à réveiller des faits assoupis & oubliés depuis si long-tems.
OBJECTION.
Persuadée que je ne manquerois pas de lui opposer ce moyen, ma femme a essayé d'y répondre d'avance. Elle prétend que la cohabitation ne couvre les mauvais traitemens que quand ils n'ont point été suivis d'autres survenus depuis. »Or mon mari, dit-elle, ne s'est pas contenté de me maltraiter il y a 25 ans, il a toujours continué depuis, & notamment fort peu de jours avant ma demande: ces faits nouveaux font revivre les anciens.»
RÉPONSE.
Que j'aie maltraité ma femme pendant 25 ans sans qu'elle ait osé s'en plaindre, c'est ce qui paroîtra incroyable à tous ceux qui la connoissent. Naturellement vive & impérieuse, elle n'avoit ni assez de douceur ni assez de patience pour ménager pendant si long-tems un mari qui l'auroit si peu mérité. L'aigreur qu'elle met aujourd'hui dans ses reproches, annonce assez clairement qu'elle n'étoit pas femme à négliger les occasions d'en faire, si elle les avoit eues plutôt.
Elle est forcée d'avouer que la plupart des faits qu'elle allegue sont passés il y a déjà long-tems; elle ne veut les faire revivre qu'à la faveur des faits nouveaux: mais où sont ces faits nouveaux? c'est d'avoir voulu la faire sortir d'une maison où elle n'avoit ni droit ni raison de demeurer; c'est de l'avoir menacé de coups de bûche, menace qui, de son propre aveu, n'a point eu d'effet.
Je suppose ces faits vrais, comment ose-t-on proposer sérieusement à la Justice de pareilles miseres pour fonder une demande en séparation? Si on écoutoit des plaintes de cette espece, les Tribunaux ne retentiroient plus que des criailleries de femmes qui accuseroient leurs maris. Une menace, une injure, ou quelqu'autre vivacité, (arrachées souvent au mari le plus tranquille par une femme de mauvaise humeur qui l'excede) deviendroient autant de crimes qui ne pourroient être réparés que par une séparation. Quel danger pour la société, si on ouvroit la porte à de tels abus!
Heureusement la sagesse des Magistrats me rassure contre ces allarmes. Combien de femmes, à qui la mienne n'osera se comparer ni pour le rang ni pour la naissance, & qui ont échoué dans leurs demandes en séparation, quoiqu'elles alléguassent, qu'elles prouvassent même des faits extrêmement graves! Ici au contraire, de quoi s'agit-il? D'une querelle de ménage, entre de petits bourgeois; de prétendus excès passés il y a 25 ans, qui n'ont point été suivis de plainte, & qui ont été couverts par une cohabitation continuelle; de faits nouveaux qui, de même que les anciens, ne sont ni vrais ni vraisemblables; & tout cela présenté dans la circonstance la moins favorable pour ma femme.
Si j'avois voulu la laisser en possession des effets qu'elle m'a enlevés, j'eusse été le meilleur mari du monde; mais je les revendique, parce qu'ils montent à près de 7 à 8000 livres; & je deviens tout d'un coup un furieux, un homme avec lequel on ne peut plus vivre. Ce n'est donc que pour éviter la restitution de mon bien qu'on veut se séparer d'avec moi.
Mais c'est trop de perdre tout à la fois ma femme & mes meubles. Peut-être à ma place bien des maris, contens de r'avoir leurs effets, regarderaient la perte du surplus comme un gain. Cette façon de penser n'est pas faite pour moi; & quels que soient les torts de ma femme, je n'oublierai jamais mes premiers engagemens.
Me. JABINEAU DELAVOUTE, Avocat.