Causes amusantes et connues
POUR JEANNE MACRON, fille majeure, servante domestique, Accusatrice & Demanderesse;
CONTRE le Sieur . . . . . Accusé & Défendeur.
IL n'est permis à personne de frapper les domestiques de ses voisins; & l'on ne croit pas que le Sieur . . . . en ait le privilége exclusif; cependant, sans le moindre prétexte, il s'est donné la licence d'excéder de coups Jeanne Macron: elle demande des dommages-intérêts proportionnés au mal qu'elle a souffert, à la dépense qu'elle a faite, & à la perte de la condition qu'elle avoit depuis deux ans: les informations doivent être concluantes; il y a de plus un rapport fait par un Maître en Chirurgie, qui constate les blessures de l'Accusatrice: l'état fâcheux dans lequel elle se trouve, mérite certainement la protection des Juges.
Depuis que le Sieur . . . a cédé son office à son gendre, il emploie son loisir à faire des querelles à ses voisins; les passans ne sont pas même à l'abri de ses mauvaises humeurs; les crieuses de vieux chapeaux, les marchands de peaux de lapins, & les raccommodeurs de fayance, ont ressenti plusieurs fois les effets de son humeur atrabilaire: les cris que ces sortes de gens ont coutume de faire pour annoncer leur état, lui frappent le tympan, & lui échauffent la bile: il sort de son cabinet, se prend de parole avec eux, & la scene se termine ordinairement par des épithetes réciproques, que le respect dû à la Cour ne permet pas de rapporter. On pense bien, qu'avec un caractere aussi morosif, les domestiques de ses voisins sont souvent en butte à ses tracasseries. En effet, en qualité de locataire du rez-de-chaussée, le Sieur . . . veut les assujettir à laver & balayer la cour tous les jours; s'ils le refusent (comme cela leur arrive quelquefois) il s'emporte contr'eux; enfin il étend son despotisme jusqu'à les vouloir empêcher de jetter des eaux par les plombs posés à cet effet.
C'est de-là que vient la disgrace de l'Accusatrice: elle avoit coutume de se servir de la cuvette placée pour recevoir les eaux de sa cuisine; cela déplut au Sieur . . . On convient que ces eaux qui sont des lavures de vaisselle, des eaux de savon & autres, n'étoient pas odoriférantes; mais enfin, les plombs d'une maison ne sont pas faits pour recevoir des parfums, ils ont un usage destiné; & chaque locataire, tel délicat soit-il, doit supporter ces incommodités passageres en faveur de la commodité commune.
Le Sieur . . . n'adopte pas ces regles de société: comme sa cuisine est au rez-de-chaussée, il regarde les plombs qui sont placés pour l'utilité de celles qui sont au troisieme étage, comme superflus; ils ne servent, selon lui, qu'à causer de l'infection dans la maison. C'est sur ce fondement qu'il en défendit l'usage à l'Accusatrice. Enfraindre les loix que le Sieur . . . . impose dans la maison, est vis à-vis de lui un crime que rien ne peut effacer. Aussi la désobéissance de Jeanne Macron fut-elle suivie d'une menace de coups de bâton qui ne tarda pas à s'effectuer.
En effet, le 30 Juin dernier l'Accusatrice étoit occupée à balayer la cour, lorsqu'un Particulier entra, & lui demanda à parler à un des locataires. Elle lui en indiqua l'appartement. Alors le Sieur . . . qui avoit toujours sur le cœur les eaux que l'Accusatrice jettoit par les plombs, malgré ses défenses, lui cria de sa salle à manger: Veux-tu te taire? Jeanne Macron étonnée de ce début, dont elle ne prévoyoit certainement pas les suites, lui répondit: Je n'ai rien dit, Monsieur, qui puisse vous fâcher. Attends, répliqua le Sieur . . . je vais t'apprendre à me parler. Aussi-tôt il quitte son buffet & son verre, court sur l'Accusatrice, se jette sur elle, & d'un coup de pied par le ventre, la renverse par terre, lui arrache le balai qu'elle tenoit, lui en donne plusieurs coups sur la tête, & lui porte un coup de talon sur la jambe gauche; il l'auroit infailliblement assommée, si les domestiques des autres locataires ne s'y étoient opposés.
L'Accusatrice avoue ingénument que se sentant traiter de la sorte, elle apostropha le Sieur . . . de quelques noms que la violence de son procédé méritoit assurément [14]. Ces épithetes ranimerent sa fureur: il rentra chez lui, disant qu'il alloit chercher son épée; cependant il n'apporta qu'une canne, avec laquelle il se disposoit de remplacer le manche à balai.
Mais Jeanne Macron qui venoit de connoître par expérience le Sieur . . . . pour un homme d'expédition, n'attendit pas l'effet de l'espadon qu'il commençoit à faire: craignant avec raison pour sa vie, elle se jetta avec précipitation dans la cuisine d'un des locataires qui est au rez-de-chaussée, & en ferma la porte sur elle. Cet obstacle rendit vaine la poursuite du Sieur . . . & le trou de la serrure, par lequel il exhala sa fureur, fut enfin sa derniere ressource.
Dans ce moment l'Accusatrice se trouva mal, sa tête enfla considérablement des coups qu'elle venoit de recevoir: elle envoya chercher un Chirurgien qui la saigna & la pansa: elle a été plusieurs jours sans pouvoir s'aider de sa jambe gauche; il s'est même formé dans sa tête un dépôt, qui heureusement a percé par le nez.
Le maître de l'Accusatrice arriva un moment après cette scene. Le Sieur . . . encore tout fumant du combat qu'il venoit de rendre contre cette pauvre domestique, exigea son expulsion, disant à son maître que s'il ne la mettoit dehors, il arriveroit malheur. Assurément tout autre n'auroit pas fait plus de cas des instances que des menaces du Sieur . .: car après tout, l'insulte faite au domestique retomboit sur le maître; mais celui-ci trop complaisant, & sans doute voulant prévenir tout accident, congédia l'Accusatrice, en faisant son éloge, & en blâmant la conduite rigoureuse du Sieur . . . C'est ainsi que le respect humain, & ce qu'on appelle procédés, l'emporterent dans cette occasion sur la justice & l'humanité.
C'est de tous ces faits dont l'Accusatrice a sur le champ rendu plainte. Le même jour elle a fait dresser procès-verbal de ses blessures: le lendemain premier Juillet elle a donné sa requête à fin de permission d'informer: sa demande lui a été accordée; elle a fait assigner cinq témoins, elle n'a pas eu le moyen d'en faire entendre davantage: l'information a été suivie d'un décret d'assigné pour être ouï. Le Sieur . . . . a subi interrogatoire; il y convient d'avoir donné deux soufflets à l'Accusatrice, (circonstance, dit-il, qu'il a omis involontairement dans sa plainte). Il ajoute que les témoins qui composent l'information de l'Accusatrice, se sont vantés d'avoir déposé contre lui, sans avoir dit la vérité: d'où il infere que plusieurs témoins ont menti à Dieu & à Justice; ce sont ses propres termes. Ces témoins, qui sont gens d'honneur, de probité, & reconnus pour tels, sont certainement en droit de se pourvoir contre le Sieur . . . en réparation; car il n'est pas permis de calomnier de la sorte.
Quoi qu'il en soit, le Sieur . . . dans le dessein de faire diversion, a rendu plainte de son côté le premier Juillet, il a fait entendre pour témoins la nommée Beaufort sa cuisiniere, le nommé Vinot son laquais, & la femme de chambre de la Dame . . . femme du laquais de Monsieur, toujours prête à obliger son maître.
De quelle utilité peuvent être au Sieur . . . les dépositions de ses serviteurs? elles doivent être rejettées suivant tous les principes en cette matiere. Ils n'étoient pas témoins nécessaires puisqu'il y en avoit d'autres. Le Sieur . . . a encore fait entendre trois des cinq témoins de l'information de l'Accusatrice; mais on ne pense pas que ces dernieres dépositions lui soient favorables.
Sa plainte, qu'il a lue à qui a voulu l'entendre, n'est qu'un tissu de suppositions que la nécessité de se défendre lui a fait imaginer à loisir dans son cabinet; c'est une procédure récriminatoire, destituée de fondement, qui ne peut faire impression. Celle de l'Accusatrice est donc la seule qui mérite attention: les témoins qu'elle a fait entendre doivent avoir déposé de la résolution prise depuis plusieurs jours par le Sieur . . . de battre, d'assommer l'Accusatrice, & des mauvais traitemens qu'il a exercés contr'elle. Ce n'est pas ici une simple rixe arrivée par cas fortuit; c'est un dessein prémédité, réfléchi, & exécuté avec la derniere violence: rien de plus répréhensible.
Si un domestique avoit formé le projet de frapper le Sieur . . . & qu'il l'eût exécuté, la Justice n'infligeroit-elle pas des peines corporelles au domestique? C'est donc bien la moindre chose qu'elle prononce contre le Sieur . . . des condamnations pécuniaires.
Il est d'autant plus important de réprimer les fougueuses vivacités du Sieur... qu'en maltraitant ainsi les domestiques des autres locataires, il met ces derniers dans le cas de se porter contre lui à des extrêmités fâcheuses. Personne ne voit battre ses domestiques sans émotion; & dans cette affaire, le Sieur . . . doit se féliciter de la docilité du maître de l'Accusatrice.
Si le Sieur . . . vouloit se rendre justice, & réfléchir sur la bassesse de son procédé, il rougiroit des excès auxquels il s'est porté. Car enfin, est-il d'un galant homme de frapper une fille, la domestique de son voisin? Convient-il, on ne dit pas à un ancien Notaire, mais à tout homme bien né, de maltraiter sans cause & sans raison un domestique qui ne lui appartient pas? Non content d'avoir assouvi sa fureur sur l'Accusatrice, le Sieur . . . a encore exigé de son maître qu'il la congédiât, sous prétexte d'observer les bienséances; c'est mettre le comble à l'emportement. Ensorte que cette fille s'est trouvée à la fois malade, sans condition, & hors d'état d'entrer en maison: elle a souffert beaucoup, & beaucoup dépensé; n'est-ce pas le cas de condamner le Sieur . . . en des dommages-intérêts considérables? Il est riche, & en état de les supporter; l'Accusatrice au contraire est dans la derniere misere, & c'est le Sieur ... qui l'y a précipitée; il faut donc qu'il l'en retire: puisqu'il prétend passer son loisir à battre les domestiques de ses voisins, & que cette occupation fait ses menus plaisirs, à la bonne-heure, trahit sua quemque voluptas, mais du moins qu'il les paye. Signé JEANNE MACRON.
Me. LALAURE, Avocat.