Causes amusantes et connues
POUR NICOLAS DUPERRET, LAURENT POUSSIN, & Jean-Baptiste Trubert, tous Charbonniers, à Paris; le dernier Tambour de l'Arquebuse; Accusés, Prisonniers ès prisons du Grand Châtelet, Appellans & Demandeurs;
CONTRE le nommé ROBLOT, Syndic & Juré de la Communauté des Maîtres Savetiers de Paris, plaignant au nom de la Communauté, Intimé, & Défendeur.
NIL sub sole novum, rien de neuf sous le ciel; c'est la devise des Savetiers. Ils auroient dû par-là être plus éloignés que tous autres de l'esprit de nouveauté: cependant ils n'ont pu s'en défendre, & ils fournissent aujourd'hui une preuve complette qu'il y a tous les jours quelque chose de nouveau sous le ciel, ne fût-ce que dans la folie des hommes.
Une marche grotesque composée de gens accoûtrés de savates, de tire-pieds, de pieds de bœufs & de bouquets leur a paru digne d'attirer les yeux de la Justice.
Citer une plaisanterie innocente au pied des Tribunaux, & les interroger sur une mascarade, c'est en quelque sorte manquer au respect dû aux Loix, & en avilir la dignité. Si les Demandeurs avoient été bien pénétrés de cette vérité, ils n'auroient point intenté une action aussi ridicule que mal-fondée; & tranquilles sur leurs escabelles, ils ne se seroient point crus deshonorés de voir des hommes se couvrir des ornemens dont ils décorent leurs boutiques; mais il est vraisemblable que le moment de leur vanité étoit venu, & qu'il étoit dit qu'il y auroit quelque chose de nouveau sous le soleil.
FAIT.
Le 31 Juillet 1751, veille de la fête de Saint Pierre-ès-liens, que les maîtres Savetiers ont choisi pour leur Patron, plusieurs Charbonniers du port Saint-Paul & autres ports, du nombre desquels étoient les Appellans, résolurent de se divertir de quelques-uns de leurs Confreres mariés avec de vieilles veuves; & à cet effet, d'aller avec des instrumens leur présenter des bouquets, prétendant que la fête devoit leur être commune avec les Savetiers qui ne travaillent qu'en vieux cuirs.
Cette espece de ressemblance qu'ils avoient cru voir entre leurs amis & ces derniers, leur fournit l'idée d'une marche risible, & propre à laisser entrevoir à ceux qui en étoient le sujet, le prétendu rapport que l'on mettoit entre leur état & celui de la Savaterie.
Ils prirent pour cet effet deux ânes, qu'ils ornerent de tous les outils de la profession. L'aventure de l'âne de Feron avoit trop fait de bruit pour qu'ils l'ignorassent; & comme leur but n'étoit point de nuire, mais de s'amuser, ils eurent soin de choisir les deux plus tranquilles de ces tranquilles animaux. Sûrs qu'ils n'avoient rien à craindre de la sagesse de leur monture, que les femmes de leurs maris n'en recevroient point de plaies profondes, & qu'il ne faudroit point de certificat de Curé ni de voisins, pour justifier de la docilité de leurs Bucéphales, ils ne s'occuperent qu'à les décorer d'une maniere qui répondît à la fête.
Ces deux animaux furent couverts d'un caparaçon fort sale; aux extrémités qui en pendoient sur la croupe, étoient attachés des pieds de bœufs, en forme de glands, il y en avoit de même en guise de pistolets; & sur le caparaçon on avoit cousu de toutes les especes de plus vieilles savattes.
Deux d'entr'eux devoient monter ces ânes avec des habits de caractere & de goût.
L'un des Appellans, nommé Laurent Poussin, acheta à la Friperie une vieille robe, avec veste & culotes noires, toutes en lambeaux, dont il paya 10 sous: il s'en affubla, & mit par-dessus, en forme de cordon, de gauche à droite, un morceau de vieille toile, sur lequel étoient cousues artistement des savattes & tous les outils de ce brillant métier, avec une cocarde au chapeau, & deux alênes en sautoir.
Un autre, nommé Pierre Harny, prit un vieil habit d'Arlequin, parsemé de mêmes instrumens & de vieilles savattes de tous âges & de tout sexe.
Chacun des deux ânes devoit être conduit par deux hommes habillés grotesquement & du même goût, avec une pique à la main, où, au lieu de fer, il y auroit un pied de bœuf: on avoit choisi pour ces fonctions les plus grands de la compagnie, pour qu'ils eussent plus l'air des Heyduques.
Tous ceux qui devoient composer le cortege, devoient avoir des cocardes & des marques caractéristiques de la Savaterie.
Il étoit convenu entre tous, que tous ceux qui paroîtroient gris à cette auguste cérémonie en seroient exclus, ne voulant y admettre que des gens de sens-froid pour éviter noise.
L'Assemblée se fit à quatre heures après-midi au Port Saint-Paul, chez le sieur Appillon, Marchand de vin, à l'Ange du Mûrier. Partie de ceux qui devoient la composer, étoient venus en bon ordre du Quai Malaquai, escortant l'âne sur lequel étoit monté Brise-fer: ils avoient traversé les Quais jusqu'au Port Saint-Paul, & leur marche singuliere n'avoit eu d'autre effet que de surprendre agréablement le peuple avide de nouveauté, & que d'amuser les honnêtes gens. La sotise a droit de faire rire, quand elle est gaie & innocente.
Le cortege de Brise-fer & de son âne parut à peine au bout du Pont-Marie, que la joie de son arrivée fut marquée par une décharge de trente boîtes.
Tous les Garçons-Plumets des Officiers Charbonniers commencerent la marche deux à deux: ils avoient à leur tête des tambours & des fifres; dans le milieu étoient les deux Héros sur leurs ânes; ils tenoient d'une main un pied de bœuf, & de l'autre un gros bouquet de fleurs rangées.
Ils partirent en bon ordre dans le dessein de n'aller que chez ceux de leurs amis dans le cas d'être réputés Savetiers; une nouvelle décharge de boîtes annonça le départ de tout le cortege.
Montéton, qui avoit donné l'idée de cette mascarade, avoit été Savetier avant que d'être Charbonnier; c'étoit lui qui montoit un des deux ânes; & qui sçachant bien tourner un compliment dans le goût & à la portée de l'esprit des Savetiers, se chargea de faire les harangues.
Toute la troupe prit le chemin du quai de charbon de terre; d'où passant par la rue Saint-Paul, elle gagna la rue Saint-Antoine. La gravité & la décence qui y regnoient, attirerent une foule innombrable de peuple qui la suivoit avec plaisir.
Quoique la fête n'eût été ordonnée que sur le rapport qu'on avoit imaginé qu'il y avoit entre ceux que l'on vouloit divertir & les Savetiers, cependant, comme Monteton avoit été Savetier lui-même, il ne put se refuser à l'amour du Corps, & il crut devoir associer à ses plaisirs un de ses anciens camarades.
On fit à cet effet arrêter les deux ânes devant la boutique de Maître Pigal, Savetier, rue Saint-Paul, vis-à-vis la rue des Prêtres: toute la troupe se partagea des deux côtés de la rue, l'on fit battre une chamade, après laquelle l'un des Appellans le complimenta, & lui présenta galamment un bouquet que Maître Pigal reçut de même. Cette plaisanterie l'amusant autant que les Charbonniers, il s'y prêta de bonne grace, envoya chercher plusieurs bouteilles de bierre qu'il fit boire aux Appellans & aux autres, & il donna ensuite trente sous aux conducteurs pour se rafraîchir, quand ils le jugeroient à propos; les chamades continuerent, & à la fin de chacune, le peuple qui suivoit chanta avec acclamations réitérées: Honneur à la Manique.
L'on se sépara ensuite très-contens les uns des autres, & Maître Pigal vit partir le cortege avec une espece de regret.
Un pareil début fit bien augurer aux Appellans & à leurs amis, de la suite de la tournée. Quoique leur dessein ne fût, comme on l'a dit ci-dessus, que d'aller chez leurs camarades; flattés de l'accueil que leur avoit fait Maître Pigal, ils résolurent de s'arrêter devant les boutiques des autres Savetiers qu'ils trouveroient en chemin, ne s'imaginant point que ce qui avoit amusé l'un, pût déplaire à l'autre.
Ils s'arrêterent donc devant la boutique du nommé Chardon, même rue Saint-Paul, se rangerent décemment; les deux ânes & leurs conducteurs s'approcherent avec les Tambours & les Fifres: on forma autour d'eux le demi-cercle, l'on fit battre une chamade, qui fut suivie du compliment & de la présentation du bouquet.
Quel fut l'étonnement des Appellans, quand ils virent qu'au lieu de répondre à leur honnêteté, ce Savetier impoli leur jetta au nez un seau d'eau puante & croupie, où il fait tremper ses savattes, & qu'il les accabla d'injures? Il leur fit sentir qu'il étoit Petit-Juré de son Corps, qui se trouvoit insulté en sa personne.
Aussi-tôt que les Appellans virent que l'on recevoit mal leur compliment, & que le jeu déplaisoit à Chardon, ils se retirerent, & continuerent leur chemin toujours en bon ordre, & sans insulter personne: ils arriverent ainsi à la vieille rue du Temple, peu inquiets de la mauvaise humeur de Chardon.
Ce bouillant Savetier, fier de son rang de Petit-Juré, n'écoutant qu'un sot orgueil, & suivant les impressions de son mauvais génie, étoit sorti de sa boutique dans le dessein de prendre la Garde au premier poste, & de faire arrêter tout le cortege, qu'il suivoit toujours en invectivant & menaçant.
Un particulier inconnu, lassé des insolences de ce Savetier qui n'entendoit point la raillerie, s'étant avisé de lui représenter le tort qu'il avoit de se fâcher d'un badinage, Chardon l'entreprit: des paroles outrageantes on en vint aux coups: un soufflet donné au Savetier qui lui marqua l'œil, le rendit furieux; il courut chercher la Garde de la barriere S. Paul, l'emmena dans la vieille rue du Temple où étoient les Appellans & tous leurs camarades, occupés à amuser une populace immense qui rioit de toutes leurs cérémonies.
Le Sergent du Guet s'étant approché des Appellans, se saisit de l'un d'eux qui étoit monté sur un des ânes, & lui mit les menottes; son camarade jugea très-à-propos de se soustraire par la fuite à un pareil traitement, & se retira pendant la rumeur en lieu sûr avec son âne. Tous ceux qui composoient l'assemblée s'étant rapprochés, dirent au Sergent du Guet qu'ils étoient prêts d'aller avec lui chez le premier Commissaire, à charge que le Savetier y seroit conduit avec eux; qu'il n'étoit pas besoin de menottes, & qu'ils iroient librement & sans bruit. L'on ôta les menottes à l'un des Appellans, & on mena toute la troupe chez le Commissaire de Rochebrune, rue Geoffroi-Lasnier.
Maître de Rochebrune & son Clerc étoient absens: l'on resta cependant chez lui, & l'on fit chercher un autre Commissaire: on s'adressa à Me. Girard, qui s'étant transporté chez Me. de Rochebrune, le substitua, reçut la plainte de Chardon, & le rapport du Sergent du Guet, qui dit, contre toute vérité, que les Appellans & leurs camarades avoient voulu faire rébellion; en quoi il fut aussi-tôt démenti par un Inspecteur de Police qui avoit été présent à la capture, & qui avoit suivi la conduite des Appellans, dont il répondit.
Tandis qu'on verbalisoit, l'on envoya chercher (soit de la part de Me. Girard, qu'on dit être le Commissaire des Savetiers, soit de la part de Chardon) le Syndic de leur Communauté. Aussi-tôt qu'il fut arrivé, il fit changer les choses de face. On fit sortir par le Guet tout le peuple de la cour du Commissaire, de même que tous les camarades des Appellans. On les retint seuls avec l'âne; on les fit conduire de suite en prison au grand Châtelet, où on les fit écrouer; l'âne fut mis en fourriere au petit S. Ouen, rue de la Mortellerie, & rendu le lendemain au Propriétaire sur sa réclamation.
Le 2 Août ils furent interrogés.
Leurs femmes & leurs amis qui s'intéressoient à leur liberté, firent cependant toutes les démarches nécessaires chez le Commissaire Girard & chez Chardon, qui fâché d'avoir mal pris la plaisanterie, & regardant sans prévention ce qui s'étoit passé, n'y vit plus qu'une envie de se divertir de la part des Appellans, qui n'auroit point dû attirer sa mauvaise humeur: aussi n'hésita-t-il point à leur donner le désistement de sa plainte, par acte passé le 2 Août pardevant Me. Brisseau de son Confrere, Notaires.
Au moyen de ce désistement, les Appellans ne croyant point avoir d'autre Partie que lui, leverent l'expédition de leur écrou, pour la joindre à une requête à fins d'élargissement. Ils furent étonnés qu'ils eussent été écroués à la requête du nommé Roblot, Syndic & Juré de la Communauté des Maîtres Savetiers, & qu'il avoit demandé la jonction du Procureur du Roi.
Ils firent cependant à tout événement dresser une requête. Quand ils la firent présenter, ils apprirent qu'on alloit informer contre eux & leurs camarades sur les poursuites dudit Roblot, au nom de sa Communauté, aidé du ministere public.
Ils interjetterent appel à la Cour de la plainte; permission d'informer; information faite en conséquence, & de tout ce qui s'en étoit ensuivi, ou pourroit s'ensuivre; demanderent permission de faire intimer sur leur appel qui bon leur sembleroit; & cependant mainlevée provisionnelle de leurs personnes, aux offres de se représenter.
Arrêt intervint le 6 qui les reçut Appellans, & leur permit d'intimer. Il ne prononça point sur l'élargissement, mais il ordonna qu'avant faire droit, les procédures, si aucunes y avoient, seroient apportées au Greffe criminel de la Cour. Les Appellans ont fait signifier l'Arrêt le 7, avec commandement au Greffier criminel du Châtelet, qui n'ayant point encore les procédures qu'on instruisoit, n'a pu jusqu'au 16 obéir, l'information ne lui ayant été remise que le 11.
Tels sont le fait & la procédure qui a été tenue jusqu'à présent.
L'on ne se seroit jamais imaginé que d'une action en elle-même très-innocente, & qui n'avoit pour but qu'une simple badinerie capable d'amuser le peuple, on en feroit aux Appellans un crime, & un crime capital qu'on suivroit par une instruction en grand appareil à la requête d'un homme qui n'a point été insulté, & que le Ministere public s'y intéresseroit au nom d'une Communauté qui est sans qualité.
Cependant les Appellans ont la douleur d'être informés de toutes parts que le Corps des Savetiers, à l'instigation dudit Roblot, fait envisager leur conduite comme une assemblée tumultueuse capable d'élever une émeute & une sédition populaire, & que c'étoit sur ce pied qu'ils faisoient informer.
Les femmes des Appellans, dont une est prête d'accoucher, se sont rendues avec quelques amis chez ledit Roblot. Elles l'ont trouvé à une assemblée considérable de tous ceux du Corps qui avoient passé les Charges. Elles ont tout mis en usage pour fléchir par leurs soumissions, leurs prieres & leurs larmes ces gens, qui, au lieu de s'y rendre, les ont insultées & injuriées, en les menaçant de faire punir leurs maris de peines afflictives & infamantes.
Ils répandent dans le public qu'ils sont dix-huit cent Savetiers, & qu'ils se priveront plutôt tous d'aller aux guinguettes pendant un mois pour employer l'argent qu'ils y dépenseroient à pousser le procès, que d'en avoir le démenti; & que les moindres peines qu'on pût infliger aux Appellans, étoient le carcan & bicêtre.
La parfaite sécurité que donnent aux Appellans & leur conscience & l'innocence de leur démarche leur feroit mépriser tous ces mauvais discours, & leur laisseroit garder le silence, si la détention injuste où ils se trouvent depuis le dernier Juillet, ne les forçoit à le rompre & à mettre sous les yeux de la Cour & du Public leurs moyens de justification.
MOYENS.
De tous les faits exposés ci-dessus, & exposés dans la plus exacte vérité, il résulte que plusieurs Charbonniers, du nombre desquels étoient les Appellans, se sont réunis pour se divertir; qu'ils ont imaginé une marche singuliere; que parmi toutes les mascarades qu'ils auroient pû employer, leur choix est tombé sur les attributs respectables de la savaterie; qu'un homme sorti de ce Corps, devenu depuis Charbonnier, en a été l'inventeur; qu'un Membre de ce même Corps s'en est réjoui, tandis qu'un autre n'écoutant que sa mauvaise humeur, a fait d'un divertissement public une rixe particuliere qui a occasionné l'emprisonnement des Appellans.
De laquelle de toutes ces choses le nommé Roblot, qui a fait arrêter & écrouer les Appellans, est-il en droit de se plaindre?
Sera-ce du dessein que les Appellans ont eu de se divertir? Est-il Censeur public? Non, il est Juré des Savetiers. On n'imagine pas à quel titre il s'est plaint; ce qu'on sçait, c'est qu'il a fait envisager l'assemblée des Appellans comme tumultueuse & séditieuse.
On le laissera tranquille pour un tems sur la diffamation qui se trouve dans un pareil exposé, & l'on se contentera de disculper les idées défavorables qu'il auroit pu faire naître. Quoi de plus aisé?
Les nôces, les bals, les parties de campagne, les mascarades de la Foire de Besons, la danse d'épée des Suisses tous armés, & autres divertissemens ont-ils jamais été regardés comme illicites ou dangereux, dès que le mystere n'y a point présidé?
Les Appellans sont bien dans le cas de la publicité, & à l'abri de tout ce qui pourroit s'appeller attroupement clandestin. C'est dans un cabaret ouvert à tout le monde, & dans lequel, peut-être, il se trouvoit plus de Savetiers que d'autres, qu'est indiqué le rendez-vous: c'est le long des Quais qu'ils s'y rendent; ils y sont reçus au bruit de l'artillerie & des boîtes: tout le Public est témoin de leur marche, & du bon ordre qu'ils y observent: ils n'ont aucunes armes qui puissent laisser craindre un mauvais dessein, & les animaux dont ils se servent pour monture ne sont rien moins que guerriers. Peut-être cependant les sobres Savetiers descendent-ils de ces peuples que Bacchus ne trouva le moyen de vaincre que par les cris de l'âne de Silene. Si c'est dans ce cas que ces animaux leur ont paru redoutables, leur crainte est excusable, mais le sont-ils de vouloir qu'elle soit publique? Tout le monde n'est pas Savetier.
Est-ce la marche singuliere que les Appellans ont imaginée? Est-ce le choix qu'ils ont fait pour leur mascarade des attributs de la savaterie, dont on prétend leur faire un crime? Le sceptre, la pourpre, la robe fournissent tous les jours les habillemens dont la folie couvre innocemment, & sans aucuns risques ses Suppôts. Un tire-pied, des savates, des alênes, un polissoir, un astic sont-ils des marques plus nobles? Faudra-t-il désormais les regarder comme l'encensoir auquel il n'étoit point permis de toucher sans être frappé de mort? Avec des idées aussi grandes sur leurs droits, il est étonnant que les Orfevres envieux (pour me servir de leurs termes) n'aient point encore présenté requête, tendante à ce qu'il fût défendu de les jouer sur nos théâtres. Comment n'ont-ils pas de même intenté une action contre une Compagnie respectable, qui, malgré l'austérité de mœurs qu'elle pratique, a cru pouvoir publiquement faire danser un ballet où des Savetiers formoient une entrée, portoient leur escabelle, s'y asseioient avec une gravité qui leur est particuliere, & siffloient la linotte en tirant le fil gros?
Les garçons Plumets des Officiers Charbonniers ne sont donc pas les seuls qui aient osé se travestir en Savetiers. Il ne s'agit point ici d'une marque de dignité usurpée pour avilir ou compromettre les fonctions dont elle est représentative: aucune Loi, aucune Bulle qui défende ou anathématise un pareil travestissement: aucune recherche donc à en faire, encore moins doit-il s'ensuivre une procédure extraordinaire.
Sera-ce du salut & du compliment qui ont été faits à deux Membres du Corps de l'Etat (car c'est ainsi que la Communauté des Savetiers se qualifie) que l'on tirera un sujet de plainte? Le dessein des Charbonniers n'avoit nullement pour objet d'admettre les Savetiers à leurs divertissemens. S'ils l'ont fait, c'est à la louable instigation de Monteton, qui, comme on l'a vu ci-dessus, avoit imaginé la mascarade, qui peu auparavant étoit Savetier, & qui est encore Maître. Ce dernier n'avoit adopté l'habillement du métier, que pour donner à ses anciens Confreres une preuve qu'il se faisoit honneur de leur avoir appartenu; il croyoit par-là se conserver leur bienveillance; & il le croyoit d'autant plus volontiers, qu'il se souvenoit d'avoir entendu dire dans un repas de Confrairie par l'un d'eux des plus anciens, qu'Alexandre, ce fameux Conquérant, avoit déplu aux Macédoniens en ne conservant rien de leur habillement.
O Savetiers! gens discourtois! il est donc dangereux d'avoir avec vous de l'attachement & de la reconnoissance? Eh bien! Monteton oubliera qu'il a été compté parmi vous; il ne sera plus Savetier, puisque vous le voulez. Cependant il conserve encore assez d'affection, pour vous conjurer de jetter les yeux sur la conduite de Maître Pigal, & d'en imiter l'affabilité. La maniere dont il a reçu un ancien Confrere lui a attiré la bienveillance de son voisinage, & il s'est attiré tout l'honneur d'une fête qui n'étoit point ordonnée par lui, & qu'il méritoit.
Chardon demeurant dans la même rue ne pouvoit ignorer qu'il n'y avoit rien eu d'insultant dans la maniere dont les Appellans s'étoient présentés à la boutique de Maître Pigal, il auroit dû conséquemment en imiter la conduite. Mais il ne suffit pas d'être Savetier pour être poli.
Dans l'instant que Monteton déploie pour le haranguer l'éloquence qu'il avoit acquise parmi eux, & lui présente un bouquet, Chardon prend le baquet plein d'eau croupie, & le lui jette sur le corps.
Si les Appellans fussent partis dans le dessein d'insulter les Savetiers, ils auroient saisi l'occasion que celui-ci présentoit d'injurier: quelle conduite tiennent-ils au contraire? Ils excusent la grossiéreté de Chardon, à laquelle l'honnêteté de Maître Pigal auroit pu les rendre encore plus sensibles; ils se taisent; ils se retirent. De quoi pouvoit se plaindre Chardon? Que ne restoit-il sur son escabelle, on ne lui auroit point fait d'insultes, puisque Maître Pigal ne s'étoit point trouvé insulté. Il agit cependant comme un homme qui repousse l'injure par l'injure: on ne lui répond pas; sa satisfaction ne devoit-elle pas être complette? Ce n'est qu'au desir immodéré de vengeance de sa part qui l'a fait sortir de sa boutique, que l'on doit attribuer la rixe qui est survenue, non avec les Appellans, mais avec un inconnu lassé de ses invectives. Est-ce aux Appellans à répondre des actions du premier passant?
La plainte de Chardon a donc été mal fondée; (aussi en a-t-il donné son désistement). Comment le Corps de l'Etat se croira-t-il plus recevable à se plaindre?
Les Savetiers regarderoient-ils comme une affaire de Corps l'acclamation dont le peuple s'est servi, en criant, Honneur à la Manique.
Les injures sont personnelles; celles faites à un Membre d'un Corps ne sont censées l'avoir été au Corps entier, qu'autant qu'elles sont faites à un des Jurés dans l'exercice de ses fonctions pour le bien & l'intérêt de la Communauté. Or les choses ne sont point dans ce cas; nulle raison donc de faire de la querelle d'un particulier une contention générale.
Prétendent-ils y voir une idée d'avilissement jetté sur leur profession? On les croit trop sensés pour le faire. Ce n'est ni de glose, ni de commentaire injurieux sur leur métier dont il s'agit ici; mais d'une expression, qui, prise dans la plus rigoureuse signification, ne veut dire autre chose que bon jour, Savetier. Comment veulent-ils qu'on les qualifie? Ne voyent-ils pas que c'est eux-mêmes qui se font l'injure? & que ne point vouloir qu'on les appelle par leur nom, c'est en rougir & donner à leur état quelque chose d'avilissant, que les Appellans sont bien éloignés d'y voir.
De ce qu'on a traité Chardon de Savetier, & de ce qu'il ne se fait pas honneur de l'être, toute la Communauté intervient; mais a-t-elle le droit d'intervenir? Non. Elle a encore moins celui d'opérer la détention de gens qui l'estiment, qui ne peuvent se passer d'elle, & qui n'ont jamais prétendu manquer au respect avec lequel on voit jusqu'aux enfans prononcer le nom des Membres du Corps de l'Etat. On a coutume chez le peuple de ne nommer les Savetiers qu'en disant, sauf respect, & en ôtant le chapeau.
C'est cependant à la requisition de Roblot, que le Commissaire Girard a fait conduire les Appellans au grand Châtelet, au mépris de l'Ordonnance qui défend même aux Juges de décerner des décrets de prise-de-corps contre les domiciliés, hors le cas où il écheoit peines afflictives ou infamantes. Ordonnance de 1670, tit. 10, art. 19. Mais le Commissaire y trouvoit sans doute son intérêt.
Il n'y a point ici de délit, conséquemment point de peines, & les Appellans sont domiciliés; ils ont même un état, c'est celui de garçons Plumets des Officiers Charbonniers; ils ne craignent point que cet aveu les noircisse; & lorsque les Savetiers se courroucent d'entendre crier, honneur à la manique, ils leur permettent volontiers de crier honneur à la médaille. Ils permettent de même à qui le voudra, d'emprunter pour déguisement les marques de leur état. Loin d'en être fâchés, ils le verront toujours avec plaisir, parce que cela leur rappellera toujours ces instans heureux où la France pleine de joie de la santé de son Roi, les introduisit sur le théâtre, & jugea leur caractere digne d'exprimer l'allégresse publique.
Me. MANGIENNE, Avocat.