Causes amusantes et connues
POUR le Sieur BOUCHER DE VILLERS, Peintre, Dessinateur des Médailles pour le Cabinet du Roi, Demandeur;
CONTRE le Sieur C....., Apothicaire, Défendeur.
UN Apothicaire qui s'est fait peindre ne veut pas satisfaire son Peintre, il ne lui offre pour paiement que de mauvaises drogues; le portrait, dit-il, n'est pas ressemblant; comme si une Partie pouvoit être Juge dans sa propre cause, ou que l'on dût s'en rapporter à un Apothicaire pour juger de la ressemblance des visages? Si le sieur C...... eût examiné de bien près sa prétention, il auroit vu qu'elle est absolument sans fondement, & l'auroit sans doute abandonnée sur le champ.
FAIT.
Le sieur C..., Apothicaire, vint, il y a plus d'un an, prier le sieur de Villers de lui faire son portrait. Un autre Peintre quelque tems avant, avoit déja peint l'Apothicaire, à l'huile; mais celui-ci vouloit une miniature pour faire un brasselet à sa femme.
Le sieur de Villers y consentit; mais comme leurs occupations, qui ont des objets diamétralement opposés, ne leur permettoient pas de trouver des occasions de se réunir, le sieur C.... proposa d'envoyer son portrait, & le sieur de Villers s'engagea d'en faire une copie pour laquelle il voulut bien se restreindre à 96 liv. que le sieur C.... promit de lui payer.
L'ouvrage fini, le sieur C...., qui le vint voir, le trouva bien; mais au lieu d'un petit bonnet & d'une robe de chambre, il demanda en grace une perruque nouée & un habit noir. Le sieur de Villers pour les 96 liv. n'étoit assurément pas obligé d'habiller & de deshabiller ainsi le sieur C... à sa volonté; cependant, quoique le premier portrait fût en robe de chambre, & que le sieur C.... qui étoit d'une figure très-agréable, fût très-bien en deshabillé, le sieur de Villers voulut bien se prêter à lui mettre sa perruque & son habit, sans prétendre aucune augmentation au prix convenu.
Quand tout fut fait au gré du sieur C.... & qu'il n'y avoit plus qu'à payer, son empressement se ralentit, il employa toutes sortes de délais, de défaites peu vraisemblables & de finesses maladroites pour avoir ses portraits & ne rien donner; le sieur de Villers qui s'en apperçut aisément, l'a fait avertir dix fois, sans succès, de les retirer en lui donnant 96 livres; il n'a répondu que par des propos vagues, & a été jusqu'à compromettre le Lieutenant de Police, en se vantant qu'avec un simple placet il obligeroit le sieur de Villers à rendre le portrait à l'huile, & garder le portrait en miniature.
Le sieur de Villers a donc été forcé de faire sommer le sieur C..... de le payer en lui remettant les deux portraits, & trois jours après de le faire assigner au Châtelet aux mêmes fins.
Le sieur C..... dans ses défenses a dénaturé tous les faits, en convenant néanmoins du marché fait à 96 livres. Ainsi ce marché est une chose constante entre les Parties; mais il a prétendu avoir fourni au sieur C.... pour 60 liv. 9 sous de drogues, dont il a demandé la condamnation contre lui en lui offrant 35 liv. 11 sous pour le surplus, au cas que par des gens de l'art le portrait en miniature fût jugé ressemblant.
Le sieur de Villers par ses repliques a rétabli les faits; il convient d'abord que le sieur C.... lui a fourni plusieurs drogues, tant bonnes que mauvaises, détaillées dans un mémoire que le sieur de Villers rapporte & qu'il a fait régler par un homme de l'art, car on sçait qu'un mémoire d'Apothicaire est dans le cas au moins, autant que bien d'autres, d'être réglé; à l'égard de l'Apothicaire en miniature, il le soutient ressemblant à l'Apothicaire à l'huile, & c'est tout ce qu'il avoit promis de faire. Quelques réflexions très-courtes vont lever le voile, & montrer au sieur C.... la vérité à découvert.
MOYENS.
Le sieur de Villers s'est engagé à faire le portrait en miniature du sieur C...., d'après un portrait à l'huile de ce même sieur C...., la preuve en résulte de ce que le sieur C.... lui a envoyé ce portrait à l'huile, qui est encore entre les mains du sieur de Villers; le prix fut fixé à 96 livres. Le sieur C... en convient; l'Apothicaire à l'huile est en robe de chambre, le sieur de Villers mit en robe de chambre sa miniature; le sieur C.... voulut une perruque nouée & un habit noir, le sieur de Villers s'y prêta & ne demande rien de plus: tous ces faits sont constans: il faut donc que le sieur C.... lui paye 96 liv.
Celui-ci, qui voudroit avoir ses portraits & ne pas payer, s'alembique l'esprit pour trouver un remede à son embarras; il voudroit s'en tirer avec de la manne en sorte, de la casse cuite & du petit lait; assurément de la bonne casse est bonne, mais il ne suffit pas de purger son créancier pour se libérer avec lui, il lui restera toujours de l'humeur tant qu'il ne sera pas payé, & des parties d'Apothicaire enflées de moitié, n'opéreront jamais un paiement légitime.
Le sieur C.... a promis de payer 96 livres, il ne le nie pas, il a fourni au sieur de Villers pour 40 liv. de drogues; suivant son mémoire réglé, il doit donc encore 56 livres. Le sieur C... n'a jamais rien fait de plus clair que ce calcul, & le sieur de Villers nie formellement qu'il lui ait jamais été rien fourni de plus par le sieur C...., qui d'ailleurs, aux termes de la Coutume de Paris, n'a plus d'action.
Aussi se méfiant de cette ressource, il avance que le portrait ne lui ressemble pas. Mais c'est de sa part une équivoque qu'il faut éclaircir. Il est possible que la miniature ne lui ressemble pas au dernier point de perfection; & voici pourquoi. Dans tout ceci, c'est le sieur C.... qui est original, les deux portraits sont copies, le sieur de Villers s'étoit engagé pour 96 liv. de faire ressembler le portrait en miniature au portrait que lui avoit envoyé le sieur C.....: or le sieur de Villers met en fait que l'Apothicaire en miniature ressemble, non pas peut-être à l'Apothicaire original, il ne s'y étoit pas engagé, mais très-parfaitement à l'Apothicaire à l'huile.
Une seconde raison est, qu'on ne se reconnoît pas si bien soi-même, & dès-là il est moins étonnant que le sieur C... s'y trompe.
D'ailleurs lorsqu'on le peignit à l'huile il avoit cinq ou six ans de moins, & possédoit alors la plus jolie figure d'Apothicaire, sans comparaison, qu'il y ait à Paris; mais le tems peut lui avoir enlevé quelqu'une de ses graces.
Enfin, dans le portrait à l'huile, il est peint en robe de chambre, à son fourneau, près d'une cornuë, d'un récipient & de plusieurs phioles; au lieu que dans la miniature, à cause du petit espace, tout ce qu'il y avoit de cornuë, de récipient, &c. a été supprimé, & il a voulu une perruque & un habit noir. Peut-être toutes ces différences lui ont-elles fait illusion; le sieur de Villers aime à se le persuader, & voudroit sauver le sieur C.... du soupçon de mauvaise foi, en le supposant dans l'erreur.
Mais il en faut revenir au vrai, le portrait en miniature ressemble au portrait à l'huile, le sieur de Villers le soutient, la vue seule en décide. Resteroit-il du doute? le sieur de Villers veut bien consentir, quoique ce ne soit pas le cas, que des Experts donnent leur avis, si les Juges le croient nécessaire. Ces Experts peuvent se passer du sieur C..., ils ne doivent même pas voir l'original, ils n'ont à juger que la ressemblance d'une copie à l'autre. D'après leur avis, il ne restera plus qu'à condamner le sieur C..... au paiement de 96 livres, prix convenu & avoué, à la déduction de 40 livres & quelques sous pour les drogues que le sieur de Villiers consent avoir reçues, & en tous les dépens.
Ce Mémoire est de Me. Coqueley de Chausse-Pierre, Avocat.