← Retour

Causes amusantes et connues

16px
100%

MÉMOIRE

POUR JACQUES FERON, Blanchisseur, demeurant à Vanvres, Défendeur & Demandeur;

CONTRE Pierre Leclerc, Jardinier-Fleuriste à Paris, Demandeur & Défendeur.

LE délit que l'Asne de Jacques Feron a commis, à son corps défendant, est bien naturel. Un peu d'intempérance, la rencontre imprévue d'une ânesse en chaleur, & l'imprudence de la femme Leclerc, en sont la source & les motifs. Cependant Pierre Leclerc veut aujourd'hui rendre Jacques Feron responsable de ce cas fortuit; il lui demande 1200 livres de dommages-intérêts, résultans d'une morsure que sa femme s'est attirée, en excédant de coups l'âne de Feron. Une pareille prétention n'est certainement pas bien réfléchie. Pour en être convaincu, il ne faut que rapprocher la circonstance critique, dans laquelle se trouvoit l'âne de Feron, lors de la rixe qui s'est élevée entre lui & la femme Leclerc.


Nous soussignés... n'avoir point entendu que
le présent âne ait fait de malice dans le pays.

Jacques Feron est obligé d'avoir une bête de somme pour porter le linge de ceux qu'il blanchit. Il se sert à cet effet d'un âne entier. Depuis quatre ans qu'il a cet animal, il n'a causé aucun dommage dans le pays, & n'a blessé ni offensé personne [5]. Le premier jour de Juillet dernier, la femme Feron vint à Paris montée sur cet âne, & descendit chez le sieur Nepveux, Marchand Epicier, porte Saint-Jacques; elle lia le baudet par son licou aux barreaux de la boutique, & fit emplette de savon & de soude: elle se souvint qu'elle avoit besoin de sel; voulant en acheter, elle pria le sieur Nepveux d'avoir l'œil sur son âne, & fut au regrat qui est quatre portes plus bas.

A peine la femme Feron étoit-elle partie, que la femme Leclerc passa, montée sur une ânesse en chaleur. L'attitude de l'âne attaché après les barreaux de la boutique du sieur Nepveux, fixa l'attention de la bourrique; un mouvement naturel la fit arrêter, allongeant les oreilles, & ronflant des narines, elle se prit à braire: l'âne ne voulant pas rester en reste de politesse avec la bourrique, il lui répondit sur le même ton, & la solution de la conversation asine, fut que l'âne de Feron, à la faveur de cinq ou six coups de tête, parvint à rompre son licou, & suivit la femme Leclerc & son ânesse.

Tout autre que la femme Leclerc auroit arrêté, ou du moins fait arrêter le baudet. L'inquiétude dans laquelle la perte de cet animal devoit jetter son maître, étoit un motif plus que suffisant pour l'engager à prier quelque passant de s'en saisir; mais, soit que le jeu lui plût, soit qu'elle fût charmée de s'approprier un âne qu'elle trouvoit à sa convenance, elle ne s'opposa point à sa poursuite.

Quoi qu'il en soit, la femme Leclerc, son ânesse, & l'âne de Feron, firent chemin de compagnie, & arriverent paisiblement tous trois à la porte du Demandeur [6]. La femme Leclerc étant descendue de dessus son ânesse, l'âne de Feron jugea à propos de la remplacer: alors la femme Leclerc, on ne sçait trop par quel motif, le frappa à grands coups de bâton.

Les animaux les plus doux & les plus pacifiques étant irrités dans des momens aussi critiques entrent en fureur, & deviennent très-dangereux: c'est précisément ce qui arriva dans cette occasion. Le baudet se sentant harcelé aussi vivement par la femme Leclerc, fit treve à ses plaisirs pour songer à sa conservation; la bourrique se mit aussi de la partie, & chacun tâcha de se défendre de son mieux. Une querelle de cette nature causa, comme on peut se l'imaginer, une grande rumeur dans le quartier; les voisins accoururent, & séparerent les combattans; mais l'âne de Feron eut le malheur d'être fait prisonnier [7].

La chaleur de l'action passée, la femme Leclerc s'apperçut qu'elle avoit été mordue au bras. Alors elle abandonna le dessein qu'elle avoit sans doute formé de s'approprier l'âne; elle s'imagina qu'il lui seroit plus avantageux de former une demande en dommages-intérêts contre le maître, que de garder le baudet; il ne s'agissoit que de sçavoir à qui il appartenoit; mais la chose ne lui étoit pas difficile. Elle envoya le lendemain 2 Juillet 1750, sur les sept heures du matin, une femme chez le sieur Nepveux, à la porte duquel elle l'avoit vu attaché la veille, lui dire que, si quelqu'un avoit perdu un âne, il le pouvoit venir chercher chez un Jardinier-Fleuriste du fauxbourg Saint-Marceau, proche les Gobelins [8].

Jacques Feron étoit encore occupé à la quête de son âne, lorsque le sieur Nepveux le fit avertir qu'il étoit chez Leclerc. Feron charmé d'avoir retrouvé un animal qui lui étoit si utile pour son commerce, envoya promptement sa femme à l'endroit qu'on lui avoit indiqué. Mais, quelle fut la surprise de la femme Feron, lorsqu'au lieu de lui rendre son âne, on la menaça de la ruiner: elle retourna fort triste chez elle, & le baudet resta en chartre-privée chez Leclerc.

Le 4 Juillet dernier, le Demandeur, sans doute dans la vue d'effectuer la menace qu'il avoit faite, rendit plainte devant le Commissaire Laumonier. Il fit assigner Feron le même jour, pour se voir condamner à lui payer une somme de 1500 livres [9] de dommages-intérêts, & 20 sous par jour, pour la nourriture & fourriere de l'âne. Sur cette demande les Parties s'étant présentées à l'audience le 21 Août dernier, intervint Sentence, qui permit à Leclerc de faire preuve des faits articulés dans sa plainte, sauf à Feron la preuve au contraire, & ordonna que l'âne de Feron lui seroit rendu à sa caution juratoire.

En exécution de ce jugement, Leclerc a fait faire le 29 du même mois une enquête; mais la plupart des témoins qui ont été entendus, ont fait des dépositions si contraires aux faits articulés dans sa plainte, que Feron, dont les facultés sont très-minces, a cru devoir s'épargner le coût d'une enquête respective. Sa défense se réduira donc aux inductions qui se tirent des faits dont on vient de faire le récit; lesquels, pour la plupart, sont constatés par la déposition même des témoins, que Leclerc a fait entendre.

La demande de Leclerc a deux objets différens. D'un côté, il prétend que Feron doit être tenu de lui payer 1200 livres, parce que son âne n'a pas eu la complaisance de se laisser battre impunément; & d'un autre, il exige 20 sous par jour, pour la nourriture de cet animal, qu'il a tenu en fourriere chez lui, & dont il se servoit pour aller au marché.

Pour réussir dans une demande aussi singuliere, & apparemment pour émouvoir la commisération des Juges, il ne cesse d'étaler la grandeur de la plaie de sa femme. Mais a-t-il fait attention que cette plaie qu'il annonce si profonde & si large, n'a été constatée par aucun rapport de Chirurgiens? Car on ne s'imagine pas qu'il puisse regarder comme valable celui qu'il a fait faire le 30 Juillet dernier, un mois après la morsure dont il se plaint [10].

Mais, supposons avec lui que cette plaie soit aussi considérable qu'il le dit, Feron en peut-il être tenu? Nul doute pour la négative, puisque son âne étoit attaché aux barreaux de la boutique du sieur Nepveux, & qu'il y seroit resté tranquillement sans la rencontre de l'ânesse, dont l'état demandoit des attentions que la femme Leclerc n'avoit pas eues; il y a même lieu de présumer qu'elle avoit formé le dessein de profiter de la circonstance, pour s'approprier cet âne; car il est ridicule de dire, comme son mari l'avance dans la plainte qu'il a rendue, qu'elle a fait tous ses efforts pour s'en débarrasser: la distance qui se trouve de la Porte Saint-Jacques aux Gobelins est trop considérable pour qu'elle n'ait pu arrêter la poursuite du baudet; si elle ne l'a pas fait, c'est qu'elle avoit ses raisons pour ne point demander du secours aux passans. Feron ne peut donc être tenu des suites d'une entrevue asine, que la femme Leclerc paroît avoir facilité.

A cette réflexion on en joint encore une autre qui se présente d'elle-même. Les ânes sont des animaux naturellement doux & pacifiques: on ne les a jamais mis au nombre des bêtes nuisibles & dangereuses. Mais en même-tems personne n'ignore que, dans la position où étoit celui de Feron, ils deviennent furieux, & qu'on ne peut s'exposer à les frapper sans commettre la derniere imprudence: cependant c'est précisément ce tems que la femme Leclerc a choisi pour assouvir sa colere; elle a été mordue; à qui en doit-elle imputer la faute, si ce n'est à elle-même?

Le sentiment de Domat [11] est décisif, lorsqu'il dit d'après les loix [12]: Si un chien, ou un autre animal ne mord, ou ne fait d'autre dommage, que parce qu'il a été effarouché ou agacé, celui qui aura donné sujet au mal arrivé, en sera tenu; & si c'est le même qui l'a souffert, il doit se l'imputer. La femme Leclerc ne s'est pas contentée d'agacer l'âne de Feron, elle l'a presqu'assommé à coups de bâton. Son mari a donc mauvaise grace de former une demande aussi déplacée: Si instigatu alterius fera damnum dederit, cessabit haec actio [13].

Plus l'on réfléchit sur la conduite de la femme Leclerc en cette occasion, moins on peut en démêler les motifs. Ou elle vouloit profiter des attraits passagers de sa bourrique, pour se procurer gratuitement l'âne de Feron, ou elle ne vouloit que s'amuser de cette rencontre. Dans le premier cas, la morsure dont elle se plaint seroit une punition du larcin qu'elle vouloit commettre; & dans le second, elle n'auroit point dû frapper le baudet, pour avoir mis fin à une aventure amoureuse qu'elle avoit favorisée dans son principe.

Pierre Leclerc ne peut pas dire que sa femme n'a point frappé l'âne flagranti delicto, car ce fait seroit démenti par les témoins qui composent son enquête: ils disent en termes précis avoir vu passer la dame Leclerc montée sur une ânesse suivie d'un âne, auquel ladite femme Leclerc DONNOIT DES COUPS DE BATON pour le faire en aller; que l'âne monta sur ladite ânesse, & la femme Leclerc LUI DONNANT ENCORE DES COUPS DE BATON pour le faire ôter, ledit âne la mordit au bras. Ainsi nul doute que la femme Leclerc n'ait frappé l'âne de Feron: il s'est vengé; rien de plus naturel. Cette seule circonstance est donc suffisante pour faire rejetter la prétention du Demandeur.

Mais il y a plus: qui est-ce qui a engagé l'âne à casser son licou pour suivre la femme Leclerc jusqu'aux Gobelins? c'est l'ânesse: la femme Leclerc ne pouvoir ignorer l'état de sa bourrique: elle ne devoit donc s'en servir qu'avec les précautions que sa situation exigeoit; ne les ayant point prises, elle est dans le cas de la loi, Si quadrupes pauperiem fecisse dicatur, qui s'exprime ainsi au § 8; & si alia quadrupes aliam concitavit, ut damnum daret, ejus quæ concitavit nomine agendum erit: c'est la bourrique de la femme Leclerc qui a excité la poursuite de l'âne, la femme Leclerc doit donc être tenue des suites qu'elle a eu.

Quant au second chef des conclusions de Leclerc, il n'est pas plus réfléchi que le premier: il demande 20 sous par jour, pour la nourriture d'un âne qu'il a gardé chez lui de son autorité privée, depuis le premier Juillet jusqu'au premier Septembre, & dont il se servoit tous les jours pour aller au marché; en sorte que c'est à une somme de 60 livres qu'il a fixé les deux mois de nourriture du baudet.

Quoique cette pension qui excede du double la valeur de l'âne soit un peu chere; comme Feron n'en peut être tenu, il ne s'amusera pas à en contester le prix; il se contentera d'observer que la femme Leclerc s'étant attirée la morsure qui fait la matiere de la cause, elle n'étoit pas en droit de garder chez elle l'âne qui la lui avoit faite; si elle l'a nourri, c'étoit pour qu'il fût en état de faire les pénibles corvées auxquelles elle l'employoit journellement: ainsi cette seconde demande tombe de plein droit avec la premiere.

Mais il n'en est pas de même de celle que Feron a formée pour l'indue détention de son âne; le préjudice que la privation de cet animal lui a causé est sensible. Il a été obligé pendant deux mois de louer un cheval pour les affaires de son commerce; ce qui l'a jetté dans une dépense au-dessus de ses forces: c'est Leclerc qui la lui a occasionnée; n'est-il pas juste qu'il l'en dédommage?

D'après ce léger examen de la cause, le Défendeur n'a-t-il pas tout lieu d'espérer que la Cour n'adoptera pas une prétention aussi mal fondée que celle du Demandeur, qui tend à rendre Feron responsable de l'imprudence que la femme Leclerc a commise, en frappant un animal, qui, loin de lui faire tort, travailloit au contraire à augmenter son ménage. Signé, FERON.

Certificat du sieur Nepveux, Marchand Epicier, à la boutique duquel l'âne étoit attaché.

Je soussigné, certifie que le 2 Juillet 1750, lendemain que l'âne du nommé Jacques Feron, qui étoit à ma porte, a suivi l'ânesse du nommé Leclerc, il vint sur les sept heures du matin une femme me demander si ce n'étoit pas ici que l'on avoit perdu un âne; sur quoi lui ayant répondu que oui; elle m'a dit que la personne à qui il appartenoit pouvoit le venir chercher, qu'on lui rendroit; qu'il étoit chez un Jardinier-Fleuriste, fauxbourg Saint-Marcel, proche les Gobelins; en foi de quoi j'ai délivré le présent Certificat, pour valoir & servir ce que de raison. A Paris, ce 20 Août 1750. Signé, NEPVEUX, Marchand Epicier, Porte Saint-Jacques.

Certificat du Curé, & des principaux Habitans de la Paroisse de Vanvres.

NOUS soussignés Prieur-Curé, & Habitans de la Paroisse de Vanvres, avons connoissance que Marie-Françoise Sommier, femme de Jacques Feron, avoient un âne depuis quatre ans, pour le service de leur commerce, & que pendant tout le tems qu'ils l'ont eu, personne ne l'a connu méchant, & n'a jamais blessé personne, même pendant six ans qu'il a appartenu à un autre Habitant; qu'aucun ne s'en est jamais plaint, ni entendu qu'il ait fait de malice dans le pays: en foi de quoi nous soussignés, lui avons délivré le présent témoignage. A VANVRES, ce 19 Septembre 1750. Signé, PINTEREL, Prieur & Curé de Vanvres; JERÔME PATIN, C. JANNET, LOUIS RETORÉ, LOUIS SENLIS, & CLAUDE CORBONET.

Me. LALAURE, Avocat.

Chargement de la publicité...