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Causes amusantes et connues

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MÉMOIRE

POUR ACHILLE COUPSON, Horloger, Défendeur:

CONTRE Monsieur le Procureur du Roi, Demandeur;

EN présence des Bourgeois & Habitans de la Rue & Croix des Petits-Champs.

M. le Procureur du Roi ne fait que prêter son nom dans cette affaire, à titre de nécessité de Ministere. Il s'agit de l'exécution des Réglemens de Police, & de la conservation des usages les plus anciens. Ce Ministere même leur sera certainement favorable; & l'on n'entendra pas sa voix s'élever contre des regles, qu'il concourt avec tant de zele, à maintenir dans leur intégrité.

Les charges de la Société ne doivent-elles pas être également partagées entre tous les citoyens? Est-il des états qui puissent s'y soustraire? & connoît-on parmi nous des honneurs qui en dispensent? Telle est la question trop singuliere, que l'on est obligé de discuter aujourd'hui.

Le 21 Juillet 1749, il a été procédé en la maniere ordinaire, chez le Commissaire Regnard le jeune, à l'élection des Commis pour allumer les chandelles des lanternes publiques du quartier de Saint-Eustache. Les Bourgeois & Habitans de la rue & Croix des Petits-Champs, du côté de la rue Saint-Honoré, ont nommé, & choisi pour allumer les quatorze lanternes dudit département, la personne de M. D.... Notaire, demeurant rue de la Croix des Petits-Champs. L'élection a été revêtue de toutes ses solemnités. L'Extrait en a été délivré en bonne forme le 18 Août 1749.

Jamais élection n'a été plus unanime. M. D.... mérite, à juste titre, l'estime & l'amitié de ses voisins. Ils ne manquent point les occasions de lui rendre sa profession utile. Ils l'ont vu avec plaisir partager avec eux les charges publiques. Ils se sont flattés que cet Officier s'y porteroit de bonne grace, & ils n'ont pas cru d'abord s'être trompés dans leurs espérances. Tous les devoirs de bienséance ont été remplis à son égard. On a été dans l'instant, comme il est d'usage, le féliciter sur sa nouvelle élection. On l'a invité à un repas qui se donne pour l'ordinaire en pareil cas. Ces bourgeois s'étoient même efforcés de le rendre digne de lui. Les grandes occupations de M. D.... ne lui ont pas permis de s'y rendre. Mais il a certainement été sensible à ces politesses. La douceur & la simplicité de son caractere en répondent. Rien n'a été oublié, de la part de ces Bourgeois, des attentions usitées dans ces occasions. Leur plaisir s'est même manifesté par des réjouissances publiques.

Quelle a donc dû être leur surprise, lorsqu'ils ont appris, que le 18me. Août 1749, le sieur Achille Coupson, Horloger, avoit été assigné, à la Requête de M. le Procureur du Roi, à comparoir, au premier jour d'audience, en la Chambre, & pardevant M. le Lieutenant-Général de Police, pour se voir condamner à accepter la commission d'allumer les chandelles, dans les lanternes publiques de son département, pendant la présente année, jusqu'à la cessation, à laquelle commission le Commissaire Regnard le jeune, comme plus ancien du quartier, l'a nommé d'Office, au lieu & place de M. D..., Notaire.

Il est difficile de comprendre quels ont pu être les motifs de ce changement. Le sieur Coupson ose dire même, qu'il n'est pas soutenable dans la forme. L'élection du 21me. Juillet est réguliere. Rien ne la peut changer. Il n'y a point eu d'élection depuis. La premiere reste donc dans toute sa force. La place est remplie. Il ne s'agit pas d'y nommer d'Office. Ces variations ne dépendent point du Commissaire. C'est aux voix seules des Habitans, convoqués à cet effet, à former cette élection: & sans cela pourquoi les convoqueroit-on? Ce seroit un jeu, une pure dérision; & la Justice ne rit pas ainsi de ses opérations.

La nomination d'Office ne peut avoir lieu, que lorsque l'on refuse de faire l'élection, ou que l'on ne s'accorde pas sur cette élection. Mais l'élection une fois faite, unanimement, revêtue du sceau de l'autorité du Commissaire, tout est consommé. Il n'est plus permis de varier. Le registre du Commissaire, à cet égard, devient un acte public. Il n'est susceptible d'aucun changement. Tous les Habitans ont acquis leur libération pour cette année. On ne sçauroit leur enlever ce droit.

Mais au fond, quels peuvent être les moyens? M. D.... est un Notaire qui occupe le rez-de-chaussée de la maison qu'il habite. C'est-là qu'il travaille: c'est le siege principal de sa fortune. Sa maison, ainsi que celles des autres Bourgeois, qui servent le Public, chacun dans leur genre, sa maison porte, à l'extérieur, les marques des fonctions qu'il remplit. Le Public est utile à tous les Concitoyens. Ils doivent tous également supporter les charges qui l'intéressent; & celles dont il s'agit regardent plus singuliérement encore M. D..... Il est question de la lumiere publique. Comme chacun en profite, chacun à son tour en doit procurer l'usage à son quartier. Ces besoins même sont plus indifférens à l'Artisan. Son commerce n'est pas si considérable. Sa retraite se fait de meilleure heure. On le soumet cependant à cette charge. Il procure tous les ans à M. D...., à sa famille, à ses domestiques, à ses équipages, au Public que son mérite personnel attire continument chez lui, & qu'il regretteroit fort de n'y pas voir, il leur procure le secours si nécessaire de la lumiere. A quel titre M. D.... refuseroit-il de lui rendre, à son tour, ce service? Plus il se croit élevé parmi eux, plus il leur est redevable de l'exemple, du zele & de l'attention que l'on se doit les uns aux autres. M. G...., Notaire, voisin de M. D....., a accepté pour cette année la même commission. Le Public est respectable dans tous les états qui le composent. On ne doit pas se trouver deshonoré de le servir; & indépendamment de sa propre utilité, lui être bon à quelque chose, doit être un avantage précieux pour chaque Citoyen.

Ces sentimens sont certainement ceux de M. D.... On ne doute pas de sa façon de penser à cet égard. Il la prouve dans toutes les autres actions de sa vie. Pourquoi y manqueroit-il dans une occasion aussi simple? C'est ce Public qui le fait ce qu'il est. Qu'il ne lui refuse donc pas les services de toutes les especes qu'il peut lui rendre, sur-tout après qu'il les a tant de fois reçus lui-même. Qu'il ne laisse pas croire qu'il ne connoît de ces services que ceux qui peuvent lui être utiles. Qu'il paroisse au contraire se livrer avec autant de goût à ceux qui sont purement gratuits. C'est le caractere d'une ame noble & généreuse. Ce doit être celui de M. D... C'est par-là, singuliérement, qu'il doit chercher à s'élever au-dessus de tous les Bourgeois de son quartier.

Mais M. D.... est Secrétaire du Roi. En est-il moins citoyen? Ces charges, quelque honorables qu'elles soient, le séparent-elles de la société? Tout honnête homme les fuiroit alors. Elles lui deviendroient odieuses; & n'est-ce pas les devoirs de la société qu'on lui veut faire remplir?

Un des principaux objets de la Police dans toutes les grandes villes, & singuliérement à Paris, est d'y entretenir la propreté & la clarté. Les établissemens qui ont été faits à cet effet, les Déclarations qui ont été rendues réunissent sous une même vue les boues & lanternes. On ne les a jamais séparées. Elles ont toujours été l'objet des mêmes attentions, des mêmes Réglemens. L'avantage de la lumiere & de la propreté a toujours paru égal. Celui qui est obligé de faire nettoyer sa porte, est donc assujetti, par la même Loi, par le même engagement, à faire allumer les lanternes. Le devoir est le même; il ne connoît aucune distinction.

Ce sont des principes que l'on a entendu adopter publiquement dans l'Audience par le Magistrat même qui y préside. Il est trop instruit, trop attentif, trop exact, & il porte la régularité sur ces matieres à un trop haut point, pour ne pas rendre hommage à ces principes. Aucuns égards, aucunes déférences ne les lui feront certainement méconnoître. Or les Secrétaires du Roi sont-ils obligés de faire nettoyer leurs portes? Que M. D... traite la question, s'il l'ose. Les Secrétaires du Roi sont donc obligés de faire allumer les lanternes à leur tour.

C'est même une foible charge pour eux: un louis les en débarrasse. Comment en pourroient-ils faire la matiere d'une contestation sérieuse? Ce ne peut pas être par intérêt. L'objet est trop modique: aucun honnête homme n'y sera sensible. Seroit-ce par vanité? Voudroient-ils ne ressembler en rien aux autres Habitans de leur quartier? Mais la seule ambition permise est d'être utile à la société, de la servir, & de lui marquer d'autant plus de reconnoissance, que l'on en reçoit plus de services, à proportion que l'on est plus élevé.

Cet engagement de la société n'admet aucune exception. Dans une cause plaidée à ce sujet en la Grand'Chambre, le mercredi 19me. Mars 1749, on a entendu M. l'Avocat-Général établir, que personne n'étoit exempt de cette commission, & que si les Princes, les Ministres & les Magistrats n'étoient pas élus pour la remplir, c'étoit par respect de la part du peuple, & non par devoir.

Aussi les premiers Magistrats se sont-ils souvent fait honneur de partager cette charge avec le Public. M. Herault, ce Magistrat que les qualités du cœur distinguoient autant que les talens de l'esprit, M. Herault pour lors Lieutenant-Général de Police, a fait allumer les lanternes; & il a suivi en cela l'exemple de nos plus grands Princes. Le Public a eu la satisfaction, uniquement réservée à notre Nation, de se voir soulagé dans ces fonctions, quelque communes qu'elles soient, par la bonté généreuse qu'ont eu M. le Duc, & M. le Prince de Conty, de vouloir bien les partager.

Les Secrétaires du Roi peuvent donc faire allumer les lanternes. Ils le doivent. Jamais charge n'a eu plus de privileges: mais cette exemption n'en est pas un; & d'ailleurs, dans la personne de M. D..., le Secrétaire du Roi ne se trouve-t-il pas nécessairement confondu avec le Notaire, pour ne faire des deux qu'un Citoyen? Que le dernier des Habitans de son quartier lui demande un acte, comme Notaire; qu'il s'obstine à vouloir que ce soit lui-même qui le fasse, se refusera-t-il à ce travail, sous le prétexte qu'il est Secrétaire du Roi? Dira-t-il qu'il seroit indécent qu'étant Secrétaire du Roi, il s'occupât des affaires d'un Roturier? Il fera l'acte; on le lui payera, & il recevra son honoraire. Il ne cesseroit donc d'être Citoyen que quand les services qu'on lui demanderoit à ce titre seroient gratuits, & même onéreux. Il ne se regarderoit comme Secrétaire du Roi que quand il s'agiroit de remplir les devoirs de Citoyen. Ce systême n'est pas soutenable. M. D... lui-même le désavouera. Le sieur Coupson ne sera plus inquiété. L'élection du 21me. Juillet aura son effet.

Me. MANNORY, ancien Avocat.

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