Causes amusantes et connues
POUR le Sieur GAUDON, Entrepreneur de Spectacles sur les Boulevards de Paris:
CONTRE le Sieur JEAN RAMPONEAU, ci-devant Cabaretier à la Courtille.
LE sieur Ramponeau, devenu tout-à-coup, sans y prétendre, l'objet des empressemens de la Cour & de la Ville, a eu honte de sa réputation, & a senti qu'il étoit fait pour prendre un vol plus élevé. Des dispositions pour le Théâtre se sont développées en lui assez rapidement; & le Public, toujours son admirateur, se flattoit de le voir au premier jour amuser sur le Boulevard ses yeux & ses oreilles. Il se refuse à la convention solemnelle qu'il avoit faite avec le sieur Gaudon de paroître dans ses Pieces, & des vues d'intérêt le rappellent à son premier état. Qu'il les suive, rien n'est plus naturel; mais vouloir faire souffrir une perte réelle à celui qui l'a arrêté dans sa Troupe; appeller la Religion à son secours pour se jouer de ses engagemens, c'est en vérité abuser du foible qu'on a pour lui, & forcer le Public trop complaisant de ne le regarder plus que comme un homme ordinaire.
FAIT.
Jean Ramponeau naquit à Argenteuil le .... Ses commencemens, comme ceux de la plupart des Grands Hommes, furent obscurs, & on peut le regarder comme le premier de son nom. Il occupa son enfance, comme Homere, à chanter aux portes des cabarets, en attendant qu'il pût lui-même y faire chanter à son tour; mais on ne verra point sans doute, comme pour le Poëte Grec, sept Villes se disputer l'honneur de lui avoir donné la naissance.
Des vues plus solides le tirerent de ces délassemens agréables. Comme il pensoit au-dessus de son âge, il ne tarda pas à s'appercevoir, par le peu d'égards qu'on lui témoignoit quelquefois, que pour acquérir de la considération & de la consistance il lui falloir un état.
La mort d'un oncle fort avancé en âge lui en procura un, en lui transmettant la propriété d'un terrein & d'une vaste maison à la Courtille. Ce vieillard l'avoit bâtie d'une multitude de petites libéralités dont le ciel avoit récompensé son assiduité dans les Eglises; & comme il avoit été extrêmement répandu, il laissa à son neveu un très-grand nombre d'amis, qui, dès que celui-ci eut changé cette maison en cabaret, devinrent naturellement ses premieres pratiques & ses prôneurs.
Placé hors de l'atmosphere de la Ferme, le cabaret fameux de Ramponeau n'en ressentit point les funestes influences. De-là, cette modicité célebre du tarif de ses vins, presqu'incroyable pour les riches, qui ne jugent de la bonté des choses que par la grandeur de leur prix, & si attrayante pour les Citoyens des derniers Ordres de l'Etat. On vit ceux-ci y accourir en foule, on vit les plus grands noms se mêler parmi eux, les Dignités cacher leurs signes distinctifs, & aimer à se confondre parmi ces hommes qu'on regarde quelquefois, dans l'ivresse de la grandeur, comme des êtres d'une espece différente. L'heureux Ramponeau parut alors vraiment l'ami des hommes, & tout retraça chez lui la simplicité sauvage & naturelle du premier âge, & cette égalité dont nous portons en nous le sentiment & le desir. Quelle satisfaction pure c'eût été pour ce Philosophe solitaire, qui l'a si fort prônée, de voir là tant de partisans de son systême ne sentir d'autres besoins, d'autres desirs que la brute, & se rapprocher, la tête panchée sur la table & les bras inclinés vers la terre, de l'état pour lequel il prouve si éloquemment que nous avons été créés!
Mais, malgré cette affluence si flatteuse, Ramponeau sentoit un vuide dans son cœur. Il ne pouvoit se dissimuler que la curiosité publique l'avoit pris pour objet, sans qu'on sçût trop pourquoi; qu'il n'étoit proprement qu'un spectacle muet, & il étoit confus en lui-même de la bonté avec laquelle les Citoyens de cette Capitale, & même des personnes d'un certain rang, vouloient bien admirer un homme tourné comme un autre, & d'une physionomie assez commune, parce qu'il vendoit un plus grand nombre de pintes de vin que ses Confreres. Il résolut de procurer au Public le mérite de l'applaudir avec plus de justice, & d'une maniere plus directe, en montrant que son génie n'étoit pas borné à éluder les droits de la Ferme par un débit fait au-delà de ses limites. Il prit le parti de se faire Comédien.
Il est vrai qu'il fut arrêté d'abord dans ce noble dessein par la difficulté du succès. Il avoit pensé qu'il falloit connoître & étudier la nature, la rendre sans l'outrer, être naïf sans bassesse, noble sans enflure, naturel sans afféterie. Mais cette rigueur de la théorie lui parut bien adoucie par l'aisance de la pratique. On le conduisit à l'un de nos théâtres; il sentit alors qu'il pourroit être un grand Comédien, en disposant ses bras en cercle, en tirant avec effort des sons entrecoupés du fond de sa poitrine, en s'arrêtant à des endroits prétendus beaux, en regardant le ciel d'un œil égaré & furieux, en s'emportant avec violence aux approches du cinquieme acte: ou bien encore en minaudant avec une tabatiere, en allongeant son col vers le parterre, en rendant avec un sourire léger les sentimens les plus passionnés; en un mot que pour peu qu'il pût ou forcer la nature ou la méconnoître, il n'auroit plus à craindre que l'embarras des applaudissemens.
Il s'enhardit donc dans son projet, & pria un ami de le présenter au sieur Gaudon, Entrepreneur des Spectacles sur les Boulevards, afin d'essayer ses talens & ses espérances sur un théâtre plus modeste. Mais quel besoin avoit-il d'être présenté, quand son nom seul l'annonçoit avec tant d'éclat?
Ils firent ensemble le 24 Mars, un traité en présence de beaucoup d'honnêtes gens, notables habitans du Boulevard.
Ce traité fait trop d'honneur à Ramponeau, pour que nous ne nous fassions pas un devoir d'en rendre compte. Cet homme célebre »s'oblige de paroître & jouer dans le Spectacle du sieur Gaudon, & consent que le sieur Gaudon le fasse annoncer, afficher, voir en dehors & en dedans, fasse peindre son portrait au naturel, fasse faire des chansons, livres & pieces à son avantage, pour le tems de deux mois & demi ou environ, depuis le 14 Avril jusqu'au 28 Juin«. De son côté le sieur Gaudon lui promet 400 livres, dont 200 livres, payables par billet à ordre, lui seront délivrées huit jours après son début, & le reste après cinq semaines; & de plus on lui accorde la moitié des produits & bénéfices qu'il acquerra pendant ledit tems, »tant par estampes que livres, chansons & autres généralement quelconques«. L'acte contient encore l'obligation de la part de Ramponeau de se trouver aux heures marquées; il est fait double, avec un dédit de 1000 livres, & l'on convient qu'il sera passé devant Notaires à la premiere requisition.
Quoique ce traité ne contînt une obligation de payer 200 liv. que huit jours après le début, Ramponeau, qui malgré sa célébrité éprouve quelquefois des besoins, souhaita de toucher d'avance le billet à ordre de cette somme, vraisemblablement pour se mettre en équipage: on le lui accorda le lendemain, & il ratifia ainsi avec une vraie satisfaction son engagement.
Afin de le remplir avec plus de succès, il employa une partie des trois semaines qui lui restoient, depuis le 24 Mars jusqu'au 14 Avril, pour se familiariser avec les regards du Public. Ce n'étoit pas qu'il en fût grandement effrayé. Il avoit cette honnête assurance que donne l'usage du grand monde & du monde vu fréquemment.
Le lieu qu'il choisit pour ses essais, fut un lieu où les talens les plus décidés ne se présentent qu'en tremblant. Il alla avec un sieur Hayet, homme de Spectacle, se faire voir à Versailles; mais on assure qu'il n'y réussit pas. Il ne trouva dans ce séjour que de faux amis, & des partisans froids & glacés; & beaucoup de gens qui lui avoient témoigné à la Courtille une considération distinguée, ne parurent pas même le reconnoître à la Cour.
Dépité contre le séjour de la grandeur, Ramponeau revint promptement vers ses ardens admirateurs, les faciles Parisiens. Déja tout étoit prêt pour son triomphe, le sieur Gaudon avoit payé deux habits à un Poëte qu'il fait travailler, avoit fait préparer sa salle avec plus de magnificence, avoit arrêté des Acteurs nouveaux; les chansons étoient composées, une piece en regle étoit faite, les rôles distribués & appris, les affiches imprimées, quand un événement imprévu a répandu la consternation sur le Boulevard, & a détruit l'espérance de l'allégresse publique: Ramponeau a refusé de monter sur le théâtre.
Tout Paris s'est partagé sur la cause de ce refus éclatant.
Les uns jettant les yeux sur l'enfance de Ramponeau, & sur le peu de secours qu'on a donné à ses talens naturels, ont pensé qu'un sentiment secret de son incapacité l'avoit empêché de se commettre sur un théâtre, aux regards du Public, si inconstant dans sa faveur.
D'autres, politiques profonds, ont imaginé que Ramponeau ébloui par la fortune rapide que lui promettoit un débit immense, a lu dans l'avenir les hautes destinées de sa postérité, & qu'il a craint d'apporter, en montant sur le théâtre, quelque obstacle à ses grands établissemens, par la force du préjugé gothique qui nous subjugue encore.
Beaucoup d'honnêtes gens ont cru que c'étoit de sa part, affaire de scrupule. Ils ont fait attention que sa renonciation au théâtre est faite devant un Notaire apostolique, qu'elle porte date du samedi veille de Quasimodo; & en lisant les termes dans lesquels elle est conçue, ils se sont applaudis de sa désertion comme d'une conquête éclatante. Voici les termes de l'acte qui semble favoriser cette idée.
»Aujourd'hui est comparu... sieur Jean Ramponeau, Cabaretier, demeurant à la Basse-Courtille.... lequel a volontairement déclaré que les réflexions mûres qu'il a faites sur les dangers & les obstacles qu'apporte au salut la profession des personnes qui montent sur le théâtre, & sur la justice des censures que l'Eglise a prononcées contre ces sortes de gens, l'ont déterminé à renoncer, comme par ces présentes, par principe de conscience & pour d'autant travailler de sa part à conserver la pureté des mœurs qui convient à un Chrétien & dans laquelle il prie Dieu de le maintenir; il renonce à monter & promet à Dieu de ne jamais monter sur aucun théâtre, ni faire aucune fonction, profession ni acte qui tienne à l'état de ceux qui montent sur les théâtres quels qu'ils soient.
»Pourquoi il proteste, par les présentes, contre toutes soumissions & engagemens qu'il pourroit avoir faits ou pourroit faire avec qui que ce soit, notamment avec le sieur Gourlier dit Gaudon, Entrepreneur de Spectacles sur les Boulevards de cette Ville, pour paroître & jouer, soit dans les Spectacles dudit sieur Gaudon, soit dans tous autres, ou faire par lui-même, ou souffrir qu'il soit fait par son ministere, sous son nom & à son occasion, quelques actions, chansons, livres & estampes, le tout tendant à l'exercice desdites professions de ceux qui montent sur les théâtres & autres semblables, & à lui donner la publicité indécente qui ne convient qu'aux gens de cette sorte: comme lesdites conventions & engagemens quels qu'ils soient & quelques conventions qu'ils contiennent n'ayant été & ne pouvant être qu'extorqués de lui dans des tems où il n'avoit ou n'auroit pas eu l'entier usage de sa raison, ni la faculté de faire des réflexions sur la conséquence de l'exécution desdites soumissions ou engagemens pour la régularité de ses mœurs & son salut, & que conséquemment lesdites soumissions ou engagemens, quels qu'ils soient ou quoi qu'ils contiennent, ne lui pourront nuire ni préjudicier, &c.»
Mais nonobstant le beau dehors de cet acte & les expressions pieuses qu'on y a prodiguées, tous les gens bien instruits sçavent que cette retraite a été pure affaire d'intérêt, que Ramponeau a voulu couvrir du voile de la Religion; & voici à cet égard ce que portent nos mémoires.
Lorsque Ramponeau a pensé sérieusement à se livrer au théâtre, il a, comme tout le monde sçait, vendu son fond moyennant 1500 liv. de rente au sieur Martin, qui depuis pour faciliter la rime à leurs Poëtes, se fait appeller le sieur Martineau. Une des conditions secretes du traité a été que Ramponeau protégeroit cet établissement par quelques regards favorables, & de tems en tems par sa présence.
Martineau qui fondoit ses principales espérances sur le nom célebre de son vendeur, a vu qu'il alloit les perdre, si Ramponeau se livrant au Public sur le Boulevard, ôtoit par-là, ou réduisoit presqu'à rien, le grand motif d'aller à la Courtille. Il lui a fait là-dessus les représentations les plus pressantes & les plus tendres, lui a montré cet édifice élevé par lui & par la Renommée prêt à tomber; & pour mieux le convaincre, il l'a menacé de son insolvabilité, si la diminution du débit occasionnée par la désertion de Ramponeau, ôtoit le seul moyen de lui payer les arrérages d'une rente que rien n'assuroit. Ramponeau a senti toute la force de ces représentations; il s'est trouvé partagé entre la gloire qui l'appelloit au théâtre, & l'intérêt qui le rappelloit à son cabaret. L'intérêt l'a emporté, il est retourné au cabaret où lui & la Dame son épouse ont un appartement complet, il se promene dans les salles & dans les cours, répond avec politesse aux Seigneurs étrangers qui veulent remporter la satisfaction de l'avoir vu, s'entretient familierement avec les nôtres, lie la conversation avec les écots distingués, sourit aux uns, serre la main aux autres, & accorde à tous ses regards & sa vue. Par ce retour à la Courtille, la scene perd un sujet de la plus haute espérance, & le Public un amusement digne de lui.
En payant le dédit de 1000 liv. & les dommages & intérêts résultans de sa retraite à la veille de l'ouverture du théâtre, Ramponeau eût fait une retraite décente, honnête, qu'on eût pu même regarder comme dictée par le desir de conserver la pureté des mœurs & par ses réflexions mûres sur les dangers & les obstacles qu'apporte au salut la profession du théâtre. Par-là il eût été tout ensemble pieux & équitable, & l'estime publique l'auroit suivi dans sa vie privée.
Mais il a cru pouvoir s'exempter de rien payer, en faisant de cette affaire, une affaire de religion, comme si la religion pouvoit dispenser de satisfaire aux loix de l'équité.
Il a donc fait signifier le 12 Avril l'acte de renonciation au théâtre, avec offres de rendre le billet à ordre de 200 liv. qu'il a reçu. Pour donner même plus de faveur à sa prétention, il a pris le 23 Avril des lettres de rescision contre son engagement du 24 Mars dernier.
Il soutient que cet engagement est contraire aux bonnes mœurs; que tout engagement contraire aux bonnes mœurs est nul de plein droit, & ne donne lieu à aucune peine en cas d'inexécution; qu'ainsi si on l'a loué, gravé, chansonné, affiché, tous ces préparatifs doivent être en pure perte pour le sieur Gaudon, & qu'il est de l'intérêt de la religion qu'il puisse retourner dans son cabaret pour y mieux conserver la pureté des mœurs, & prévenir, par ses réflexions mûres, les dangers & les obstacles qui s'opposeroient à son salut.
Nous soutenons au contraire, que dès qu'un établissement est autorisé soit par des Lettres Patentes, soit par des Arrêts des Cours, soit par l'établissement d'une Garde, ou autres témoignages extérieurs d'approbation de la part de la Puissance publique, il est injurieux pour elle de dire qu'un tel établissement soit contraire aux bonnes mœurs, qu'ainsi l'indemnité résultante de l'inexécution des conventions faites avec les chefs de cet établissement doit être prononcée; qu'à la vérité si des ames timorées croyent pouvoir faire plus sûrement leur salut & mieux conserver la pureté des mœurs au cabaret qu'au théâtre, elles peuvent suivre le mouvement de piété qui les anime, mais que l'intérêt du ciel, qu'on allégue, n'autorise point à être injuste, & que dès-là qu'un engagement n'a eu pour objet que de concourir à des fonctions autorisées par l'Etat, on doit payer les peines de son inexécution. Tels sont les moyens du sieur Gaudon. Perdons un moment de vue Ramponeau, si le Public veut bien le permettre; & développons ces moyens de maniere à en faire sentir toute la justice.
MOYENS.
Il est un grand nombre d'expressions qui n'ont qu'un sens vague & général, & qu'on devroit définir d'abord pour disputer de bonne foi. Telle est cette expression que bien des personnes austeres par état ou par goût, adoptent sans examen: le Théâtre est contraire aux bonnes mœurs. Qu'on dise que s'il offre des avantages, il entraîne après lui des dangers, que s'il peut être une école contre le ridicule & contre les vices, il peut en même-tems allumer par les sens le feu des passions; & qu'ainsi, si l'autorité publique, qui ne doit voir les objets qu'en grand & d'une vue générale, croit devoir le permettre pour le délassement des Citoyens, pour l'encouragement du génie, pour l'honneur même de la nation; les Ministres de la religion peuvent le défendre dans l'intérieur du tribunal à quelques ames d'une piété tendre ou d'une foiblesse qui fait craindre pour elles, l'on aura parlé en Chrétien & en homme raisonnable.
Mais vouloir appliquer aux théâtres de nos jours ce que des loix anciennes auront prononcé, ce que deux ou trois Conciles provinciaux du neuvieme siecle auront décidé contre des Histrions qui blessoient la pudeur, ou contre des Gladiateurs qui révoltoient l'humanité par leur barbarie, & renfermer les uns & les autres sous une condamnation générale, c'est évidemment faire une application injuste d'une regle peut-être alors nécessaire, & se livrer à une équivoque visible sur ce que l'on doit entendre par opposé aux bonnes mœurs.
Une chose est contraire aux bonnes mœurs, lorsqu'elle blesse ce sentiment intérieur du juste & de l'honnête gravé au-dedans de nous-mêmes, guide sûr, qui ne nous tromperoit jamais, si les préjugés ou les passions nous permettoient toujours de le suivre. Elle est contraire aux bonnes mœurs, lorsqu'elle est également proscrite dans tous les tems, dans tous les lieux, lorsqu'elle est universellement condamnée par le cri général de toutes les nations policées, uniformité heureuse qui nous apprend qu'il est encore des moyens d'établir entre le bien & le mal des limites immuables. Telle seroit, pour puiser un exemple dans les loix, la convention de commettre un assassinat. Une telle convention est nulle de plein droit; & son inexécution, loin de donner lieu à quelques peines pécuniaires, est honnête & juste; on ne pourroit l'accomplir, sans commettre un crime digne du dernier supplice.
Mais une chose n'est point contraire aux bonnes mœurs, parce qu'elle blesse ou un préjugé local, ou un Rit ou Réglement [19] ecclésiastique, quelque justes qu'en soient les motifs; & si l'on admettoit une fois ce principe, il n'y auroit plus rien de certain dans nos notions, rien de fixe dans la regle des mœurs, rien même de soumis à l'ordre public, puisqu'une simple Ordonnance d'un Supérieur Ecclésiastique (ce que toutefois nous n'avons garde d'insinuer ou de prévoir) pourroit changer en actes criminels les actes les plus indifférens, ou même des actes commandés.
Ainsi l'usage de certains alimens peut blesser un point de discipline ecclésiastique, mais n'a rien de contraire aux bonnes mœurs, puisque nous voyons l'Eglise [20] & l'autorité royale les permettre dans un Royaume voisin moyennant une certaine redevance & pour de justes causes, & puisqu'en certains jours ils sont permis dans quelques-uns de nos Diocèses, & défendus dans d'autres.
Ainsi la stipulation des intérêts des deniers prêtés, est, si l'on peut s'exprimer de la sorte, un péché local en quelques endroits du Royaume, mais ne blesse point les bonnes mœurs, »puisqu'il y a [21] des Parlemens, comme Grenoble, Aix & Pau où il est permis de stipuler les intérêts des deniers prêtés, ainsi qu'en Bresse & en Bugey, & qu'ils y courent du jour de la stipulation«.
Ainsi les Spectacles peuvent blesser un Réglement ecclésiastique, s'il est vrai qu'il en existe quelqu'un contre eux; mais on ne peut les appeller contraires aux bonnes mœurs, car ils sont autorisés parmi nous par des Lettres-Patentes, par des Arrêts [22] & par l'inspection habituelle de la police publique. Dans la ville qui est le centre de la religion, on les voit établis avec l'approbation d'un Souverain qui est le plus respectable Juge de la regle des mœurs, & qui pourroit les détruire, puisqu'il réunit dans ses mains l'un & l'autre pouvoir. On voit une République sage, se faire une branche de revenu assez importante [23] de ce qui, peut-être, fait ailleurs un objet de défenses. On voit parmi nous les sujets d'un théâtre moins épuré, que notre théâtre national, admis à participer à tous nos actes religieux. On a vu sous Louis XIII nos Prélats, toujours réguliers & décens, ne se faire aucune peine d'accompagner au Spectacle un grand Ministre revêtu de la pourpre Romaine, & non moins rival de Corneille que de la Maison d'Autriche, & s'y placer par honneur sur un banc [24] qui leur étoit destiné. On voit tous les jours l'Eglise recevoir pour les besoins de ses membres souffrans le quart du produit de ces délassemens, qu'on prétend qu'elle condamne. Enfin on a vu depuis peu toute la nation courir en foule au Spectacle, y porter sa bienveillance & ses secours au petit-neveu du pere du Théâtre, qu'accabloit, à notre honte, une triste indigence.
Il est affligeant, sans doute, pour un Chrétien & pour un homme qui aime ses semblables, de rencontrer quelquefois de ces contradictions entre deux pouvoirs, qui ont des droits à notre obéissance. Les foibles en concluroient mal qu'ils peuvent se permettre d'assister aux Spectacles, lorsqu'un mouvement intérieur s'y oppose, ou qu'un guide éclairé le leur défend; & ces exemples mêmes ne doivent nullement les y porter, parce qu'ils tiennent (soit pour les Spectacles, soit pour les autres objets) à des circonstances & à des motifs dont aucun Particulier ne doit se rendre juge, & que la regle la plus sûre est de déférer sans réserve à ceux qui sont chargés de nous conduire.
Mais puisqu'il ne dépend pas de nous de détruire ces contradictions, & de rétablir cette harmonie qui anime l'obéissance, puisque nous ne pouvons faire à cet égard que des vœux, il faut, autant qu'il est en nous, obéir avec droiture & simplicité à ces deux pouvoirs, & à chacun d'eux dans l'ordre des choses soumises à sa disposition.
Ainsi la Religion n'approuve point, ou même, si l'on veut, condamne les spectacles. Dans cette vue il est louable de s'en abstenir. Mais la puissance publique les permet; elle autorise les conventions qui sont faites pour leur service ou leur entretien: une convention licite & autorisée emporte avec elle une peine pécuniaire, un juste dédommagement contre celui qui refuse de l'exécuter. Il faut donc prononcer cette peine en Justice, puisque les Tribunaux doivent prononcer suivant les regles de l'ordre public, suivant les loix établies par la puissance publique, & non suivant les conseils que nous recevons dans le for intérieur. Par-là & la Religion & l'autorité publique conservent ou leurs droits ou leur possession respective. Le Chrétien s'abstient de servir au spectacle, quoiqu'il s'y fût engagé, & en cela il suit les mouvemens de sa conscience; mais ce Chrétien, citoyen en même-tems, & soumis à des loix civiles, doit payer le tort réel résultant de l'inexécution d'un traité licite aux yeux de la loi, & en cela il suivra la regle de l'équité.
Tout le vice de la défense de Ramponeau vient donc, comme il est aisé de le voir, de ce que l'on confond, par une équivoque aisée à démêler, ce qui est vraiment contraire aux bonnes mœurs avec ce qui n'est contraire qu'à une institution locale, (qui peut-être même n'existe pas); & à quelques réglemens étrangers à l'autorité publique, qui peut seule établir des nullités & des vices dans nos conventions.
En un mot la regle des mœurs doit être fondée sur la raison & sur l'honnêteté naturelle, fixe, invariable, uniforme, indépendante des opinions, des tems & des lieux, & de tout ce qui n'est qu'accidentel. Tout ce qui ne blesse point une regle peut être la matiere d'une convention licite aux yeux des Tribunaux séculiers; toute convention licite aux yeux des Tribunaux séculiers doit être exécutée, ou la peine de son inexécution doit être prononcée en faveur de celui qui en reçoit du dommage. Or telle est la convention faite entre le sieur Gaudon de Ramponeau, son éleve & son gagiste.
Et pour essayer de convaincre Ramponeau lui-même par un raisonnement plus à sa portée, si quelqu'un allant dans son cabaret lui commandoit, le vendredi, un grand repas en gras, & si, après que Ramponeau auroit égorgé toute sa basse-cour, & mis sur la table tout ce qu'il auroit pu ramasser à la Courtille, cet homme venoit lui dire: »Les réflexions mûres que j'ai faites sur les dangers qu'apporte au salut un repas gras fait le vendredi.... m'ont déterminé à renoncer au vôtre; comme dès-à-présent, par principe de conscience, & pour d'autant travailler de ma part, à conserver la pureté de la discipline qui convient à un Chrétien... j'y renonce». Que diroit Ramponeau à cette conversion imprévue? Seroit-il d'humeur à perdre toute sa dépense, parce qu'il plairoit à celui qui l'auroit ordonnée d'y renoncer? Il lui diroit sans doute, s'il veut être de bonne foi: »Je ne vous empêche point de suivre les mouvemens de votre conscience, & de travailler à votre salut; mais votre conscience doit vous obliger à être juste, & la justice veut que vous me payiez une dépense que je n'ai faite que pour vous, à cause de vous, & sur la foi d'un engagement pris avec vous». Substituons à un repas défendu par un réglement Ecclésiastique, un délassement qu'on prétend défendu par une loi semblable, & nous aurons Ramponeau condamné par sa propre bouche.
Lui sied-il bien de faire ici le Censeur de la République, le juge des obstacles qui s'opposent au salut, le vengeur de la pureté des mœurs, quand il est évident que c'est pour se soustraire à une juste condamnation, qu'il a pris une tournure qui offense la religion même, qu'on ne doit jamais employer à défendre une injustice? Quand on le voit se promenant dans les cours & dans les salles du cabaret boire avec les petits, faire sa cour aux grands, tourner la tête au bruit des applaudissemens, les exciter même par une simplicité apprêtée, & se livrer aux fausses joies & aux vanités du siecle, avec autant d'empressement qu'auparavant?
Et cependant si le sieur Gaudon n'obtient pas les 1000 livres de dédit, & les dommages-intérêts qui lui sont dûs, c'en est fait d'une troupe choisie, pour laquelle il vient de redoubler ses dépenses. Ramponeau est venu de lui-même s'offrir à lui; l'acte a été fait double en présence de plusieurs témoins; on est convenu de le passer devant Notaires à la premiere requisition; il l'a doublement ratifié, soit en recevant le lendemain un à-compte de 200 livres, soit en allant s'exercer à Versailles. En conséquence d'un engagement si libre, si solemnel, si réfléchi, le sieur Gaudon a préparé son spectacle avec la plus grande magnificence. Il a fait graver Ramponeau; il a fait faire des vers, & même une piece entiere à sa louange; composition encore plus chere que l'ode du Poëte Simonide pour deux Lutteurs couronnés aux Jeux Olympiques, parce que Ramponeau, malgré ses réflexions mûres & son zele pour conserver la pureté des mœurs, prête beaucoup moins aux éloges; il a arrêté de nouveaux Acteurs; il a changé ses décorations; il a fait faire beaucoup d'habits de goût, & tout cela pour offrir l'inflexible Ramponeau aux empressemens du Public, qui, par les avances qu'il lui a faites, avoir acquis tant de droits à sa reconnoissance.
Qu'il se livre donc à la retraite, qu'il rentre dans l'obscurité, puisqu'un délassement public & autorisé par nos loix lui paroît un crime, rien n'est plus juste que de rendre le calme à cette conscience allarmée; mais s'il est vrai que la nécessité de réparer les torts qu'on a faits, est une des premieres conditions d'une véritable pénitence, que Ramponeau, en payant les condamnations résultantes de l'inexécution de son traité, prouve à tout le monde la sincérité de sa conversion, & tende à une gloire plus durable & mieux fondée que celle que lui ont donnée jusqu'à présent, aux yeux des hommes, de vains & peu durables applaudissemens. Signé, GAUDON.
Me. ELIE DE BEAUMONT, Avocat.