Causes amusantes et connues
POUR CLAUDE D' HENNEQUIN D' HERBOUVILLE, Demoiselle majeure.
CONTRE la R.....
JE réclame contre un billet nul, qui porte avec soi tous les caracteres de la fraude & de la violence dont il est l'ouvrage. Quand on sçaura dans quels termes ce billet est conçu, dans quelles circonstances je l'ai signé, je suis sûre qu'on en portera le même jugement que moi.
Un soir du mois de Janvier 1750, j'étois seule chez moi, quand on vint m'annoncer deux personnes que je ne connoissois pas, & qui demandoient à me parler. Aussi-tôt je vis entrer un homme & une femme qui m'apprirent que la Demoiselle Jean, Revendeuse en boutique, étoit retenue dans une maison où on l'accusoit d'avoir acheté des effets volés par un Domestique; que cette fille ayant dit que je la connoissois, & que je voudrois bien répondre de sa probité, ils venoient sçavoir à quoi on pouvoit s'en tenir sur son compte.
Je répondis que je connoissois la Demoiselle Jean pour l'avoit vue demeurer pendant sept ans dans la maison d'une de mes amies: qu'elle y passoit pour une fort honnête fille, & que les personnes de la maison & du voisinage achetoient d'elle avec toute sorte de confiance.
Ce témoignage n'ayant pas paru suffisant aux inconnus qui me parloient, j'offris de le mettre par écrit & de le signer. Ils ne furent pas encore contens de cet expédient, ils m'en proposerent un autre beaucoup plus court selon eux, & beaucoup plus désagréable selon moi; c'étoit d'aller avec eux dans la maison où étoit la Demoiselle Jean.
Notez que je demeure à la Porte Saint-Michel. Il s'agissoit d'aller vis-à-vis la Comédie Italienne; il étoit onze heures du soir au mois de Janvier; je rejettai la proposition.
On ne se rebuta pas, on insista à me prier de rendre service à la Demoiselle Jean; on me représenta que si je lui refusois cette grace, on alloit la conduire chez un Commissaire & de-là en prison; au lieu que si je voulois dire un mot elle étoit sauvée. A l'éloignement du quartier, on me répondit qu'il y avoit une voiture à ma porte. Il étoit bien tard, mais quand on est née avec un cœur obligeant, toutes les heures sont égales.
Je partis donc avec les deux inconnus, & le sieur L..., mon voisin, qui voulut bien nous accompagner.
Arrivés dans la rue Mauconseil, nous montâmes au premier appartement d'une maison où je fus fort étonnée de trouver plus de vingt personnes assemblées, dont je ne connoissois pas une seule, à l'exception de la Demoiselle Jean.
On attend que je dise dans quelle maison j'étois? Je l'ignorois moi-même alors, mais voici ce que j'en ai appris depuis. L'appartement où l'on m'avoit amenée étoit occupé par la dame R... ou R..., (car elle porte ces deux noms alternativement.) J'ai eu beau demander quelle étoit cette R..., si elle étoit fille, femme, veuve? Le Public qui devroit la connoître mieux que moi, ne sçait rien de positif là-dessus; elle-même n'en dit pas un mot dans ses Ecritures; ainsi, de peur de me tromper, je l'appellerai tout simplement la R....
On lui donne seulement dans le monde la qualité de mere de la Demoiselle R...., Danseuse respectable de la Comédie Italienne.
Je dis respectable; car après l'éloge qu'on vient de faire de la danse dans un ouvrage public [25], je me garderai bien d'avilir un art qui a mérité d'être célébré par les plus grands Poëtes, d'être cultivé par les peuples les plus sages, d'être protégé par les plus grands Rois; d'un art enfin qui met le Danseur de niveau pour la considération, avec l'ancien Echevin.
J'ai dit que je ne connoissois aucune des personnes que je trouvai chez la R...; c'étoient des Acteurs & des Actrices de la Comédie Italienne, entre lesquels j'entendis nommer T..... & sa femme.
Les Italiens passent pour avoir le talent singulier de jouer des pieces impromptu; ils m'attendoient chez la R.... pour en représenter une de cette espece; malheureusement pour moi ils m'avoient destiné un rôle de dupe; on va voir si je le jouai bien naturellement.
A peine fus-je entrée, qu'un petit Comédien ouvrit la scene, en m'abordant d'un air très-familier, & en me disant que la Demoiselle Jean étoit une coquine, une voleuse, qu'elle s'entendoit avec un Laquais de la R..., duquel elle achetoit tout ce que ce Domestique voloit à sa Maîtresse, & que si elle ne rendoit sur le champ tous les effets volés, on la feroit pendre.
Quoiqu'effrayée de ce début, je répondis comme j'avois fait aux deux personnes qui m'avoient amenée; j'ajoutai que mon intention n'étoit point de protéger la Demoiselle Jean si elle étoit coupable; mais qu'il ne falloit pas la condamner sans l'entendre.
Je m'adressai ensuite à la Demoiselle Jean. Cette fille protesta de son innocence; elle convint d'avoir acheté quelques effets d'un Domestique, mais elle soutint qu'elle les avoit bien payés, & qu'elle avoit eu soin de les inscrire sur son Livre, suivant les Réglemens de Police.
Pendant tout ce dialogue l'Assemblée crioit qu'il falloit envoyer chercher un Commissaire; & sur ce que je m'avisai de représenter que si la Demoiselle Jean disoit vrai, elle ne me paroissoit pas coupable, les menaces se tournerent contre moi; on me prodigua les épithetes les plus indécentes, & on les termina par m'avertir, qu'on ne me laisseroit aller que quand j'aurois payé ou répondu pour la Demoiselle Jean. C'étoit-là le nœud de l'intrigue.
Je sentis alors, mais trop tard, la sottise que j'avois faite de m'exposer à un pareil embarras. Je crus en sortir en demandant combien pouvoient valoir les effets prétendus volés; on m'assura qu'ils ne montoient pas à dix pistoles; la Demoiselle Jean soutint la même chose, & j'offris sur le champ à la R.... de lui faire mon billet de cette somme.
L'assemblée trouvoit mes offres raisonnables; la R.... seule refusa de les accepter; elle prétendit que je devois m'obliger à payer indistinctement tout ce qui avoit été volé, sans fixer la somme. Je voulus faire quelques représentations, mais la R.... les interrompit par un lazzi auquel je ne m'attendois pas; elle vint à moi, & me fit entendre, avec beaucoup de politesse, qu'elle me feroit sauter par la fenêtre, si je ne signois comme elle vouloit.
Le ton, le geste & l'air de bonne foi qui accompagnoient ce compliment, ne me permirent pas de douter qu'il ne fût sincere. Je me hâtai donc de précipiter le dénouement, & j'offris de signer tout ce qu'on voudroit.
Nouvel embarras! On ne sçavoit quelle forme donner à l'acte qu'on vouloit que je signasse; on en dressa vingt projets qu'on déchira successivement; la R... n'en trouvoit aucun à son gré; enfin, on se détermina pour celui-ci que je signai.
Je Soussignée promets qu'en cas que Mademoiselle Jean ne représente pas les effets que le Domestique qui les a volés, lui a vendus, dans le terme du 24 Février prochain, en tenir compte sur l'état qui m'en sera donné par Madame R.... à qui ils appartiennent. Fait à Paris, ce 30 Janvier 1750.
Le billet ne fut pas plutôt signé, que je me pressai de sortir d'une maison où il n'y avoit pas grande sûreté pour moi: je revins avec le sieur L.... mon voisin, qui plus effrayé que moi de ce qu'il avoit vu, n'étoit gueres propre à me rassurer.
Cette aventure me causa une révolution si grande, que je fus obligée de garder le lit pendant plusieurs jours. Je n'en sortis que pour aller chez un Commissaire rendre plainte des violences qu'on avoit employées pour arracher ma signature.
Je n'étois pas encore tranquille; je craignois que la R... ne vînt à l'échéance me demander le payement du billet; on me conseilla de la prévenir, & c'est le parti que j'ai pris.
Je l'ai fait assigner au Châtelet; j'ai demandé la nullité du billet, en exposant les faits tels que je viens de les rapporter, & j'en ai offert la preuve; j'ai même obtenu, par surabondance de droit, des lettres de rescision.
La défense de la R..... a été singuliere. D'abord, sans nier aucun des faits par moi avancés, elle n'a répondu à ma demande, qu'en disant que je lui devois payer 1668 livres, à quoi elle a la modestie de se restraindre, pour les effets qu'on lui a volés, & dont elle m'a fourni un état.
Ensuite ayant senti que ne pas nier mes faits, c'étoit les avouer, elle a composé à sa fantaisie un Roman, qui n'a pas même le mérite de la vraisemblance.
C'est en cet état que ma cause se présente, & mes moyens s'expliquent en deux mots.
PREMIER MOYEN.
Quand je n'aurois en ma faveur que les termes du billet qu'on m'a fait souscrire, ils suffiroient, je crois, pour le faire annuller.
D'abord, c'est un billet contraire aux bonnes mœurs. On m'y fait reconnoître un vol & un recélé dont je n'ai jamais eu la moindre preuve; on m'y fait déclarer qu'un domestique a volé des effets, que la Demoiselle Jean les a recélés; & cependant je ne sçais ces deux faits que sur le témoignage fort suspect de la R...
D'ailleurs, j'ai ouï dire que les obligations qui n'avoient point de cause, étoient nulles, & quand j'en ai demandé la raison, on m'a répondu que les loix présumoient la cause honteuse, toutes les fois qu'on ne l'exprimoit pas. Mais je suis dans un cas bien plus favorable; il ne faut pas recourir aux présomptions; cette cause honteuse est exprimée; cette cause est un vol, & il n'en faut pas davantage pour faire rejetter l'obligation.
C'est ce qu'on a jugé, il y a quelques années, contre un Procureur au Parlement. Il avoit fait faire à sa servante un billet portant promesse de payer une somme qu'elle avouoit lui avoir volée: le billet fut déclaré nul. Si la Demoiselle Jean ou le domestique avoient fait un pareil billet au profit de la R.... il seroit nul; celui que j'ai signé ne l'est pas moins; la cause est honteuse; & le billet est contre les bonnes mœurs.
Enfin on me fait promettre de payer la valeur des effets, suivant l'état qui m'en sera donné par la R.... Mais, de bonne foi, peut-on penser que j'eusse contracté une pareille obligation, si je n'y eusse été contrainte par une force majeure? Quoi! j'aurois exposé ma fortune à la merci de la R..... Je me serois fiée à une femme que je ne connoissois pas? Quand je l'aurois connue pour ce qu'elle étoit, m'y serois-je fiée davantage? C'eût été de ma part une extravagance; elle pouvoit me demander pour le prix des effets volés dix, vingt, trente mille francs; étoit-il naturel que je m'en rapportasse à sa bonne foi? Si je l'ai fait, il faut nécessairement en conclure, ou que j'étois folle, ou que je n'agissois pas librement.
Qu'on joigne à cela les circonstances dans lesquelles je me trouvois. Il étoit minuit; j'étois détenue dans une maison étrangere, exposée aux insultes d'une troupe de gens inconnus, & j'étois seule; car je ne compte pour rien le sieur L..... mon voisin; c'est un homme de soixante ans, à qui l'âge & la frayeur ôtoient les moyens de me défendre.
Je le répete avec confiance; il ne faut que l'assemblage de toutes ces circonstances, jointes à la lecture du billet, pour voir qu'il n'est pas l'effet d'une volonté réfléchie. La nature, l'étendue de l'obligation, celle au profit de qui je l'ai faite, l'heure à laquelle je l'ai souscrite, le lieu où j'étois, tout annonce la fraude, la violence & la mauvaise foi.
SECOND MOYEN.
Mais si, contre mon espérance, le billet ne présentoit pas dans ses termes assez de raisons pour le faire annuller, au moins formeroit-il en ma faveur un commencement de preuves par écrit, qui devroit me faire admettre à la preuve par témoins; & sur ce point la R..... est d'accord avec moi. Mais ce n'est qu'un moyen subsidiaire, & j'ose croire que ceux que j'ai proposés d'abord me dispensent d'employer cette derniere ressource.
PREMIERE OBJECTION.
Vous avez tort, dit la R.... de regarder le billet en question, comme un acte contraire aux bonnes mœurs; ce n'est qu'un cautionnement, & les cautionnemens sont permis.
RÉPONSE.
Je ne me connois gueres en cautionnement; mais il me semble qu'on doit y trouver deux choses qui ne se rencontrent point dans mon billet. La premiere, qu'il soit certain que ceux dont je suis caution doivent quelque chose. La seconde, que je puisse avoir mon recours contr'eux. Je suis caution d'un vol & d'un recélé; mais où est la preuve que le domestique ait volé des effets? Où est la preuve que la Demoiselle Jean les ait recélés? Où sont les plaintes qu'on a rendues contr'eux?
Supposons que je paye à la R..... ce qu'elle me demande: contre qui aurai-je mon recours? Sera-ce contre le laquais que je ne connois pas? Sera-ce contre la Demoiselle Jean qui ne s'est jamais obligée? Que je les attaque l'un ou l'autre, ils me feront un procès criminel; ils me demanderont une réparation de l'injure que je leur fais, en leur supposant des crimes. Cependant mon billet n'a d'autre cause que des crimes prétendus; il suppose bien un délit, mais il ne le prouve pas. Si la dette n'est pas certaine, si je n'ai aucun recours à exercer, mon cautionnement est donc imaginaire.
SECONDE OBJECTION.
Comme il n'étoit pas possible de penser qu'un domestique eût volé pour près de 1700 livres d'effets dans la même maison, on a voulu rendre ce fait vraisemblable, par un autre qui l'est encore moins. La R.... prétend que ces effets étoient renfermés dans dix grands coffres, dans lesquels on n'avoit pas fouillé depuis huit mois: elle ajoute que c'est contre son gré & son avis que j'ai signé le billet, quelle n'a rien oublié pour m'en détourner, & elle demande à en faire la preuve.
RÉPONSE.
La R..... m'a signifié un état des effets en question, & voici en quoi ils consistent:
- Neuf Corsets.
- Huit Casaquins.
- Onze Fichus.
- Six Nappes.
- Trois douzaines de Serviettes.
- Quatre Draps de Maître.
- Trente-six Mouchoirs.
- Quatorze Tabliers de Mousseline.
- Vingt Jupons.
- Quarante Coëffures.
- Vingt-deux Chemises.
- Trente-huit paires de Bas.
- Une Toilette de Mousseline.
- Et deux Peignoirs.
J'avouerai bonnement qu'à la premiere lecture de cet état, je crus que la R...... s'étoit trompée, & qu'elle m'avoit donné le mémoire de ses besoins pour celui de ses pertes. Comme je n'ai jamais vécu avec des filles de spectacle, j'ignorois qu'une danseuse, indépendamment de sa garde-robe courante, pût avoir dix coffres remplis de linge, dont elle fût en état de se passer pendant huit mois. Apparemment que ce métier a, comme bien d'autres, quelque revenant-bon, qui double les appointemens; en ce cas-là, si, au dire de certaines gens, la profession de danseuse n'est pas fort honorable, elle est lucrative au moins; c'est un dédommagement.
Quoi qu'il en soit, je m'en rapporte aux Connoisseurs, & je reviens à l'état des effets qu'on veut me faire payer.
On en fixe la valeur totale à 1668 livres; mais on ne marque pas le prix de chaque article en particulier. Et quand on le marqueroit, suis-je en état de le contredire? Comment puis-je sçavoir, par exemple, ce que valoient les quarante coëffures? Il y a des dentelles à tout prix; il y a des coeffures qui ne valent pas trente sous; il y en a qui valent plus de cent pistoles. De quelle espece étoient celles de la R..... Faut-il s'en rapporter au prix qu'il lui plaît d'y donner? Doit-elle être Juge & Partie dans sa propre cause? Si elle avoit fait monter son état à 20000 francs, il faudroit donc que je les lui payasse? Elle ne le porte qu'à 1668 livres, & il faudra que je les paye? Je ne sçaurois penser qu'on fasse dépendre mon sort de la bonne foi de la R... L'abus qu'elle fait de l'engagement qu'elle m'a fait contracter, prouve, à n'en pas douter, que cet engagement est son ouvrage, & non pas le mien.
Elle offre de prouver que c'est contre son gré que j'ai signé le billet; mais je voudrois bien aussi qu'elle prouvât que c'est, parce que je refusois de déférer à ses avis, qu'elle a voulu me faire sauter par la fenêtre? Elle peut là dessus faire entendre tous les témoins qu'elle jugera à propos. Je n'en excepte qu'un seul; c'est le nommé B.... Limonadier; cet homme a joué un trop grand rôle dans la scene que j'ai rapportée; c'est lui qui a dressé le projet du billet qu'on m'a fait signer, ainsi il est récusable.
J'oubliois de dire que, dans l'état des effets, on trouve treize paires de bas & douze chemises à Madame L...., (c'est sans doute encore quelque mere Danseuse) des jupons garnis de falbalas à Mademoiselle Louison, c'est apparemment la Demoiselle R.... Mais est-ce à moi à fournir des jupons à Mademoiselle R..... Que le Public, qu'elle amuse, l'entretienne, cela est dans la regle; mais que moi, qui, par bien des raisons, ne serai jamais à portée d'admirer ses talens, ni de partager ses plaisirs, que je sois chargé de la réparation de sa garde-robe? Qu'il m'en coûte pour cela 1668 livres? En vérité, c'est une complaisance que je n'aurai jamais: Je compte trop sur l'équité de mes juges, pour craindre qu'ils m'y condamnent. Signé, d'Hennequin d'Herbouville.
Me. JABINEAU DE LA VOUTE, Avocat.