← Retour

Chanteraine

16px
100%

IX

SIMON Fontenac avait tenu ferme.—Après s'être abouché avec le proviseur du lycée Lakanal et avec la supérieure des Dames de la Croix, il signifiait aux deux «geais» que, le 3 octobre, ils entreraient comme pensionnaires, Landry à Lakanal, et Clairette au couvent d'Antony. Il déclarait en outre à cette dernière que, pour prévenir le retour de fréquentations fâcheuses et pour couper le mal à la racine, elle ne quitterait sa pension qu'aux grandes vacances. Donc, le jour de la rentrée, les enfants furent impitoyablement conduits à leur nouveau gîte: Fontenac escorta le Traquet à Sceaux, afin de le recommander tout particulièrement au prône; Clairette fut confiée à Monique, qui pleura bruyamment à l'heure de la séparation et revint à Chanteraine le cœur gros.

Le régime de l'internat, avec sa règle méthodique et sa discipline rigide, parut très dur aux nouveaux pensionnaires. Il différait tellement de leur précédent mode d'existence, fait de rêveries paresseuses, de vagabondages en plein air et de libre fantaisie!—Clairette, surtout, en souffrit. Tendrement expansive comme elle l'était, elle se sentit froid au cœur dans cette maison glaciale où on l'avait cloîtrée. En dépit de ses rébellions et de ses irrévérences de langage, elle aimait sérieusement son père et ne pouvait se consoler d'avoir baissé dans son estime et son affection. Elle avait la nostalgie de Chanteraine, du «laboratoire» encombré de livres et d'oiseaux empaillés; elle regrettait amèrement tout ce qui appartenait à sa vie passée: les emportements rageurs de Fontenac, les gronderies bougonnes de Monique, même les querelles et les bourrades du Traquet. Malgré tout, elle avait un faible pour ce vaurien de frère, si égoïste et vaniteux, si sournois et si lâcheur, mais, en même temps, si agile de corps et d'esprit, si drôle et si enjôleur!... Sa turbulence et ses taquineries lui manquaient. Désorientée, au milieu des bonnes sœurs en cornettes et des élèves aux mines de saintes nitouches, elle demeurait inabordable, méfiante et farouche comme un animal sauvage. Pendant les heures de récréation, elle se terrait dans un coin; elle y occupait ses loisirs à regarder les nuages que le vent d'Ouest emportait dans la direction de Chanteraine; elle fermait les yeux, revoyait le mur où, masquée à demi par le feuillage léger du cytise, elle guettait l'apparition de Jacques Gerdolle derrière les poiriers du clos voisin. Elle pensait à Jacques avec une tendresse d'autant plus persistante que le fils du pépiniériste avait été la cause involontaire de sa claustration à Antony. Ces amours de la quinzième année sont pareilles aux herbes folles qui repoussent plus denses et plus obstinées à mesure qu'on s'acharne à les détruire. Elles ont la sève vivace et sans cesse renouvelée de ces liserons qui font le désespoir des jardiniers et qui, cependant, sont si charmants, délicats et purs. La sympathie qui inclinait Clairette vers Jacques Gerdolle était tout instinctive et innocente. Il n'y entrait encore aucun élément de sensualité dont elle eût à rougir. Elle le trouvait beau comme un héros de roman, et cette admiration ingénue suffisait à remplir son cœur d'adolescente. Son unique délectation, pendant les heures de solitude, consistait à se rappeler, par le menu, leurs brèves entrevues d'autrefois, et à se répéter, comme une délicieuse musique, les paroles, le plus souvent insignifiantes, qu'ils échangeaient: elle, juchée parmi les branches du cytise; lui, campé au bas du mur. Son unique réconfort était de songer que le lycéen étudiait, comme externe, à Lakanal, et qu'il aurait occasion de s'y rencontrer avec le Traquet...

Quant à ce dernier, il avait, tout d'abord, désagréablement pâti de sa réclusion au lycée; mais, comme il possédait un bon fonds de légèreté et d'insouciance, il s'était plus rapidement habitué que sa sœur au régime de l'internat et avait pris philosophiquement le parti de s'accommoder aux mœurs de ses compagnons. Il détestait la solitude et ne se souciait pas de faire longtemps bande à part. Au bout de quelques jours, il se mêlait déjà familièrement aux bruyants plaisirs des élèves de sa cour. Ses camarades, au début, ayant essayé de le brimer, avaient très vite acquis la conviction que le «nouveau» ne se laissait pas intimider et rendait coup pour coup. Après deux ou trois empoignades, d'où Landry s'était victorieusement tiré, toute la cour avait déclaré que Fontenac était un «chic type». Les drôleries du gamin, ses grimaces de clown et les bons tours qu'il jouait aux pions, le haussaient vite dans l'estime des copains et lui valaient une popularité dont il s'enorgueillissait. Il n'était donc pas trop à plaindre; moins sévèrement traité que sa sœur, il pouvait sortir tous les dimanches lorsqu'il n'était pas consigné, ce qui arrivait, malheureusement, au moins deux fois sur quatre. Et puis, comme fiche de consolation, il y avait les bonnes aubaines, c'est-à-dire les visites mensuelles de Mme de Cormery. Celle-ci, pour jouer son rôle de mère dévouée et pour se faire bien venir de Landry, ne manquait pas d'apparaître au parloir chargée d'un copieux «fardeau» de licheries qu'on partageait, ensuite, entre les camarades, et que le Traquet payait par de flagorneuses et vives démonstrations d'amour filial.

M. Fontenac, également, se montrait, de temps en temps, au lycée; mais les entrevues du père et du fils ne donnaient, ni à l'un ni à l'autre, de notables satisfactions. Avant de faire appeler Landry, Simon se rendait d'abord chez le proviseur, et là on lui communiquait les plaintes des professeurs au sujet de la dissipation et de l'insubordination de l'élève Fontenac, de sorte que la visite paternelle se passait en reproches et en récriminations véhémentes. Le Traquet courbait le dos sous l'orage et abrégeait, autant que possible, l'entretien, qui se terminait généralement, de sa part, par un «ouf!» irrespectueux. Un jeudi, jour de parloir, Simon venait de quitter Landry et causait dans le hall avec le censeur, lorsqu'il vit entrer Mme de Cormery, parée d'une toilette tapageuse et les mains chargées de friandises. Au même moment, le gamin, qu'on était allé prévenir et qui croyait son père parti, se précipita impétueusement vers sa mère, la débarrassa des paquets, la remercia avec forces embrassades et cajoleries, puis l'entraîna, en riant, dans le salon. L'ancien juge, qui n'avait reçu de sa progéniture qu'un accueil sournois et réservé, fut profondément blessé de cette mortifiante palinodie. Brusquement, il tourna les talons et s'éloigna, plein d'amertume.

—Cet enfant, songeait-il, est politique et rusé comme un vieux diplomate; ses caresses intéressées ne s'adressent qu'aux gens qui flattent sa vanité ou ses vices; les embrassades qu'il prodigue à ceux dont il espère tirer quelque profit ne sont que comédie pure.

Il s'en revint écœuré et, pendant longtemps, s'abstint de toute visite au lycée.

Pâques ramena Landry, pour quinze jours, à Chanteraine; mais il n'y trouva pas l'agrément qu'il espérait. Ces jours de congé, passés solitairement en tête à tête avec Simon Fontenac, lui parurent absolument maussades. Clairette, avec ses espiègleries, sa gaillarde franchise, son goût pour les équipées aventureuses, ses rebuffades même, Clairette lui manquait. Sans elle, la maison lui donnait froid dans le dos. Aussi quand, le lundi de Pâques, Monique s'apprêta pour aller voir «la petite» à son couvent, le Traquet manifesta-t-il chaleureusement l'intention de l'accompagner.

L'adolescente, en apercevant Landry au parloir, poussa un cri de joie et lui sauta au cou. Elle laissa Monique en dévote conversation avec les sœurs et obtint la permission d'emmener son frère au jardin. Quand ils furent seuls en plein air, elle l'embrassa de nouveau fougueusement.

—Que je suis aise de te voir, mon mignon! déclara-t-elle; il me semble que tu apportes, avec toi, un peu de l'air et du soleil de la maison.

—La maison! répondit dédaigneusement le Traquet, elle n'est pourtant pas rigolo depuis que tu n'y es plus. Mince de plaisirs!... Ma parole, j'aime encore mieux le bahut.

—Alors, interrogea Clairette, flattée, tu te plais à ton lycée?

—Ma foi, oui!... On y fait de fameuses parties de barres, on embête les pions, on se promène en fraude dans le parc avec les copains... A propos, je rencontre de temps en temps, à la gymnastique, ton amoureux.

—Jacques! s'écria étourdiment la jeune fille.

—Oui, le beau Jacques... Nous sommes devenus une paire d'amis; il me prête sa bécane les jours de sortie et nous parlons souvent de vous, mademoiselle...

—Vraiment, il se souvient de moi? murmura-t-elle en baissant les yeux.

—Il t'adore toujours, il en devient bête... à tel point qu'il a écrit des vers pour toi... C'est idiot; mais il m'a prié de te les remettre, et chose promise, chose due... Je les ai là...

Il prit, dans sa poche, un portefeuille de basane où il serrait ses rares exemptions et en tira un papier rose plié en quatre.

—Donne! s'exclama impétueusement Clairette.

Et, sans attendre, elle s'empara du carré de papier.

Elle le lut hâtivement, en se dissimulant derrière un massif de fusains. Il contenait de pauvres vers à la mesure boîteuse et aux rimes indigentes, mais tout imprégnés d'une tendresse enthousiaste. L'adolescente les savoura comme un fruit exquisement parfumé et devint rouge de plaisir.

—Je les garde, déclara-t-elle en repliant le papier rose et en le cachant dans son corsage.

—Sapristi, comme ça t'émotionne! observa le Traquet... Puisque ce galimatias te fait tant de plaisir, tu devrais bien remercier mon grand ami par un bout de billet.

—Je n'oserai jamais...

—Va donc... Jacques y compte un peu et j'ai promis de lui rapporter une réponse... Hein? c'est convenu?... Je reviendrai samedi, avec Monique, et je me chargerai de ton poulet...

Clairette se décida à écrire, et, quand Landry renouvela sa visite au couvent, elle profita d'un moment où ils étaient seuls pour lui glisser dans la main une petite enveloppe cachetée:

—Mets ma lettre en poche et recommande bien à Jacques de la déchirer dès qu'il l'aura lue...

Désormais, à chacune de ses visites, le Traquet, qui y trouvait son profit, servit de messager entre le fils du pépiniériste et Clairette. Il amusait les religieuses par ses espiègleries, son bavardage, ses câlineries; elles le choyaient et lui laissaient toute liberté de se promener dans le jardin avec sa sœur. Chaque fois, il apportait un billet de Jacques, et, chaque fois, Clairette, enchantée, lui confiait une réponse. Dans ces lettres griffonnées à la hâte, l'adolescente épanchait, à tort et à travers, son enfantine passion; son gentil cœur de fille étourdie s'y montrait dans toute sa grâce prime-sautière. Jacques, enthousiasmé, savourait avec délices ces billets d'amour candide. Il était trop amoureux lui-même pour avoir égard aux recommandations de son amie, et, loin de déchirer les lettres, il les enfermait comme autant de trésors dans un pupitre dont il gardait la clé suspendue à son cou.

On atteignit ainsi l'époque tant désirée des grandes vacances, et Clairette revint à Chanteraine, le cœur joyeux, tout gonflé de confuses espérances. Mais Simon Fontenac, devenu méfiant, la tenait de court, et Monique, surtout, exerçait une grondeuse surveillance. La jeune fille ne pouvait voir Jacques qu'à la dérobée, lorsqu'il rôdait près de la grille. Elle n'osait plus se risquer sur le mur, de peur d'éveiller les soupçons paternels. Elle était heureuse, néanmoins, heureuse de se sentir tout près de son bon ami et de respirer le même air que lui. D'ailleurs le Traquet servait de trait d'union, et la correspondance des deux amoureux ne chômait pas. Pour la première fois depuis que le frère et la sœur vivaient côte à côte, une affectueuse paix régnait entre eux; jamais un nuage ne troublait leur entente cordiale. Monique n'en revenait pas. Simon Fontenac, qui avait redouté, pendant cette période des vacances, le retour des querelles coutumières, se félicitait de pouvoir enfin se livrer à ses chères études sans en être distrait par les tapageuses prises de bec des deux «geais», et devenait moins ombrageux. Clairette, réjouie des bonnes dispositions de Landry, qu'elle attribuait naïvement à une recrudescence d'amitié, comblait son frère d'attentions et de petits cadeaux; celui-ci, que Jacques choyait également, se louait fort du nouvel état des choses et s'employait de son mieux à servir sa sœur et son ami. Comme la surveillance de M. Fontenac se relâchait, il résolut même de leur ménager une entrevue. Un après-midi où Monique s'était absentée, il emmena Clairette au fond du jardin, déverrouilla une porte à claire-voie qui donnait sur la campagne, et, sous prétexte d'une promenade à travers champs, longea, avec sa sœur, le sentier qui limitait la pépinière de Gerdolle.

La moisson était terminée. Les chaumes, dépouillés, étendaient au soleil leurs blondes ondulations, semées, çà et là, de floraisons violacées, où bruissaient des sauterelles. De distance en distance, des meules en forme de soupières dressaient, en pleine lumière, leur massive architecture de javelles couleur d'or. Tout à coup, au détour d'une de ces meules, ils se trouvèrent face à face avec Jacques Gerdolle.

—Heureux hasard! s'écria le Traquet en goguenardant, ou, plutôt, heureuse surprise que Bibi a arrangée... Maintenant, je vous laisse, vous devez avoir à causer... Je vais en griller une et je viendrai vous reprendre dans une heure.

Une fois seuls, Clairette et Jacques demeurèrent d'abord gauches et silencieux. Ce tête-à-tête, qu'ils avaient si ardemment souhaité, les laissait craintifs et décontenancés.

—Il y a un peu d'ombre au pied de la meule, commença enfin le rhétoricien; ne voulez-vous pas vous y asseoir?

—Comme il vous plaira, répliqua t-elle.

Ils s'adossèrent à la base du tas de gerbes et le silence retomba entre eux. Très haut dans l'air, au-dessus des champs moissonnés, d'invisibles alouettes chantaient, et leurs notes vibrantes semblaient la mystérieuse musique de l'azur.

—Quel beau temps! reprit Clairette.

—Nous en avons pour jusqu'à la fin des vacances, affirma Jacques. Hélas! Comme les jours filent... Dans une semaine ce sera déjà la rentrée... Est-ce que vous retournerez au couvent?

—Sûr que oui!... Et vous, rentrerez-vous au lycée?

—Non, papa prétend que, dans notre métier, on n'a pas besoin d'être bachelier... J'irai à Versailles suivre des cours d'arboriculture.

Une tristesse ennuagea les yeux de Clairette:

—Alors, je... Nous n'aurons plus de vos nouvelles?

—Si fait... Je reviendrai tous les soirs à la maison et je verrai toujours Landry aux sorties... S'il est consigné, par hasard, ajouta Jacques en riant, j'irai le visiter à Lakanal, et je lui donnerai mes lettres... Mais, vous, continuerez-vous à m'écrire, mademoiselle Clairette?

—Pourquoi ne m'appelez-vous pas Clairette tout court, comme autrefois? demanda la jeune fille, en tortillant dans ses doigts un brin de paille.

—Je n'osais pas... de peur d'être rabroué, comme une fois, quand vous me parliez du haut de votre mur.

—Dans ce temps-là, nous nous connaissions à peine... Mais, maintenant que nous sommes devenus de bons amis, je vous le permets... Alors, mes lettres vous font plaisir?

—Elles sont ma seule joie... Avez-vous lu Bérénice, de Racine?

—Non; on ne nous tolère, au couvent, qu'Athalie et Esther.

—Dans Bérénice, il y a deux vers que je me répète toujours en pensant à vous:

Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois,
Et crois toujours la voir pour la première fois...

Eh bien! avec une légère variante, il en est de même de vos lettres: depuis six mois, je les lis et crois toujours les lire pour la première fois...

—Comment, interrompit Clairette, contente et inquiète, vous ne les avez donc pas déchirées?... Je vous l'avais pourtant bien recommandé!

—Je n'en ai pas eu le courage... Mais, ne craignez rien, personne ne les lira que moi... Elles sont enfermées en lieu sûr et à l'abri des curieux.

—C'est égal, dit-elle, boudeuse, vous ne tenez pas vos promesses, et on ne peut se fier à vous.

—Clairette, protesta Jacques, ne soyez pas fâchée... Je vous aime tant!

Il avait saisi une main que Clairette ne retirait pas; mais il n'osait ni la serrer dans la sienne, ni encore moins la porter à ses lèvres, bien qu'il en eût grande envie. Jacques était un timide. Élevé soigneusement par une mère très tendre, morte deux ans auparavant, il avait gardé, de cette éducation, des délicatesses toutes féminines, et baiser la main d'une jeune fille lui semblait une privauté trop audacieuse, presque inconvenante.

Ils furent surpris dans cette situation par le retour du Traquet.

—Méfiance! dit le gamin, je viens d'apercevoir le père Gerdolle dans sa pépinière... Si vous ne voulez pas être pigés, brusquons les adieux et cavalons-nous!...

Cette fois, les deux mains se serrèrent précipitamment, les yeux échangèrent un regard tendrement douloureux; puis le frère et la sœur s'esquivèrent, et Jacques resta pensif au pied de la meule...

En affirmant que ses lettres étaient en lieu sûr et que personne ne les lirait, le pauvre garçon se trompait cruellement. Depuis le commencement des vacances, Cyrille Gerdolle, instruit de la présence de Clairette à Chanteraine, surveillait de très près les faits et gestes de son garçon. L'intimité de Jacques avec Landry, malgré la différence d'âge, lui parut d'abord suspecte. Sans en avoir l'air, il redoubla d'attention, épia les allées et venues du Traquet et acquit la conviction qu'une correspondance clandestine était établie entre son fils et la fille de Simon Fontenac. Continuant habilement son métier d'espion, il suivait Jacques comme son ombre, et quand le rhétoricien se retirait dans sa chambre, le pépiniériste le guettait en appliquant un œil au trou de la serrure; si bien qu'un beau matin il vit son héritier extraire d'un pupitre un paquet de lettres nouées par une faveur rose. Le rhétoricien les parcourait lentement l'une après l'autre; quand il fut au bout de sa lecture, il réintégra le paquet dans la cachette, soupira et ferma le pupitre à double tour.

Cyrille Gerdolle n'était pas gêné par les scrupules, et, d'ailleurs, il se croyait tout permis, au nom de l'autorité paternelle. Le jour même du rendez-vous préparé par le Traquet, le pépiniériste, ayant constaté l'absence de son garçon, s'introduisit dans la chambre de travail et se dirigea tout droit vers le pupitre. A l'aide d'un ciseau, il fit sauter lestement la serrure, s'empara de la correspondance de Mlle Fontenac et s'en alla, sans remords, la lire parmi les arbres de sa pépinière.

Après s'être séparé de ses amis, Jacques regagna lentement le logis et gravit l'escalier qui menait à sa chambre. Encore tout entrepris par les ivresses du tête-à-tête, il éprouvait le besoin de continuer son extase d'amour, en se délectant à la lecture des lettres de Clairette. Mais à peine eut-il jeté un coup d'œil sur sa table qu'il s'aperçut du désastre. La serrure avait été forcée et les lettres avaient disparu. Suffoqué, indigné, mais ne soupçonnant pas quel pouvait être l'auteur de cette violation de domicile, il bondit dans l'escalier et arriva au seuil du jardin, juste au moment où Cyrille Gerdolle revenait de sa promenade en sifflotant.

—Papa! s'écria-t-il, hors de lui.

—Eh bien! quoi? interrogea flegmatiquement le pépiniériste, est-ce qu'il y a le feu?

—Non, mais on m'a dévalisé, on a cambriolé mon pupitre!...

—Fais pas tant de raffut! repartit Gerdolle en regardant son fils dans le fond des yeux; le cambrioleur, c'est moi!

—Toi?

—Parfaitement.

Il saisit le bras de Jacques et le poussa dans la pièce qui lui servait de bureau:

—Entre ici... Je te dois une explication... Je vais te la donner.

Il ferma soigneusement la porte, puis, se plantant en face de son fils effaré:

—Mon garçon, continua-t-il, j'aime pas les cachotteries. Depuis un bout de temps, je soupçonnais qu'il se manigançait quelque chose entre toi et les gens de Chanteraine. Ta grande amitié pour ce morveux de Landry, qui a quatre ans de moins que toi, m'a paru louche, et je me suis demandé si tu ne cultivais pas le frère pour galantiser plus à ton aise avec la sœur...

—Oh!...

—Ne te récrie pas et laisse-moi finir... Comme tu ne te pressais pas de me raconter tes affaires, j'ai voulu m'édifier moi-même sur la nature de tes relations avec la demoiselle de Fontenac... Tu es mineur, je suis responsable de tes actes, et c'était mon devoir de me renseigner... Donc j'ai ouvert ton pupitre—un peu violemment, je te l'accorde—et, comme je m'en doutais, j'y ai trouvé les lettres de ton amoureuse... Je viens de les lire. Bigre! mon fiston, tu lui as donné dans l'œil, à cette petite!... Elle t'adore, et elle te le chante sur tous les tons... Une gentille personne, cette Clairette!... Tout feu, tout flamme, et un peu avancée pour son âge, par exemple, mais un joli brin de fille... Mes compliments, tu es un heureux gaillard!

—C'est une indignité! protesta Jacques, exaspéré; rends-moi les lettres que tu m'as volées!

—Je m'en garderai bien, répliqua ironiquement Gerdolle; elles sont trop intéressantes!... Je suis en train de me brouiller avec le père Fontenac et j'aurai besoin de faire flèche de tout bois pour venir à bout d'un pareil mauvais coucheur... Non seulement, reprit-il avec un accent plus bref et plus impérieux, je ne te rendrai pas cette correspondance, mais tu vas me jurer ici de cesser absolument tout rapport avec la jeune fille et avec son garnement de frère.

—Et si je refuse? riposta le rhétoricien, révolté.

—Si tu refuses, déclara froidement le pépiniériste, aussi vrai que je m'appelle Gerdolle, je t'expédie à soixante lieues d'ici, dans une ferme-école où tu auras le temps de te calmer, et, de plus, je remets aujourd'hui même les lettres de la demoiselle entre les mains du père... Ha! ça te jette un froid, mon jeune coq!... Je ne dis pas, ajouta-t-il en se radoucissant, que je désapprouve ton goût et que Mlle Clairette ne serait pas une bru à mon gré... Mais nous avons, pour le quart d'heure, d'autres chiens à fouetter... Fontenac va devenir mon adversaire, et je ne veux point que tu entretiennes des relations avec mes ennemis. Laisse-moi jouer ma partie et ne te mets point, comme un étourneau, en travers de mes projets... Entendu, n'est-ce pas?... Là-dessus, remonte dans ta chambre et tiens-toi tranquille; sinon, il t'en cuira!...

Jacques s'en alla, désespéré et la tête basse. Quand il fut dehors, le pépiniériste prit dans sa poche le mignon paquet des lettres de Clairette et l'enferma à double tour dans l'un des tiroirs de son bureau.

—Maintenant, murmura-t-il, nous pouvons marcher...

Chargement de la publicité...