Chanteraine
The Project Gutenberg eBook of Chanteraine
Title: Chanteraine
Author: André Theuriet
Release date: June 21, 2017 [eBook #54952]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
Credits: Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
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Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.
Chanteraine
| ŒUVRES DE André Theuriet |
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|---|---|
| Édition elzévirienne | |
| fr. | |
| Poésies (1860-1874). Le Chemin des Bois.—Le Bleu et le Noir. 1 vol. avec portrait. | 6,00 |
| Poésies (1874-1894). Le Livre de la Payse.—Jardin d Automne. 1 vol. | 3,00 |
| Nouvelles. Bigarreau.—Claude Blouet.—L'Abbé Daniel, etc. 1 vol. | 6,00 |
| Sauvageonne. 1 vol. | 6,00 |
| Madame Heurteloup. 1 vol. | 6,00 |
| La Maison des deux Barbeaux.—Toute seule. 1 vol. | 6,00 |
| Édition in-18 POÉSIE |
|
| Le Chemin des Bois. 1 vol. (épuisé) | 3,00 |
| Le Bleu et le Noir. 1 vol. (épuisé) | 3,00 |
| Le Livre de la Payse. 1 vol. (épuisé) | 3,00 |
| Jardin d'Automne. 1 vol. | 3,00 |
| PROSE | |
| Nouvelles intimes. 1 vol. (épuisé). | 3,50 |
| Péché Mortel. 1 vol. | 3,50 |
| Bigarreau. 1 vol. | 3,50 |
| Les Œillets de Kerlaz. 1 vol. | 3,50 |
| Amour d'Automne. 1 vol. | 3,50 |
| Deux Sœurs. 1 vol. | 3,50 |
| L'Oncle Scipion. 1 vol. | 3,50 |
| Charme dangereux. 1 vol. | 3,50 |
| Mademoiselle Roche. 1 vol. | 3,50 |
| Tentation. 1 vol. | 3,50 |
| Cœurs meurtris. 1 vol. | 3,50 |
| Boisfleury. 1 vol. | 3,50 |
| Le Refuge. 1 vol. | 3,50 |
| Dorine. 1 vol. | 3,50 |
| Villa tranquille. 1 vol. | 3,50 |
| Claudette. 1 vol. | 3,50 |
| Le Manuscrit du Chanoine. 1 vol. | 3,50 |
| Sensations d'Enfant.—Monsieur Lulu. 1 vol. | 3,50 |
| Chanteraine. 1 vol. | 3,50 |
| Contes pour les Jeunes et les Vieux. 1 v. in-8o illustré, broch. | 9,00 |
| Contes pour les Soirs d'Hiver. 1 v. in-8o illustré, broché. | 9,00 |
| L'Oncle Scipion. 1 vol. in-8o illustré, broché. | 9,00 |
| L'Abbé Daniel. 1 vol. in-32, illustré par Jeanniot. | 2,00 |
| Rose-Lise. 1 vol. in-32, illustré par Myrbach. | 2,00 |
| Deuil de Veuve. 1 vol. in-32, illustré par Muenier. | 2,00 |
| Discours de Réception a l'Académie française, 1 v. in-8o. | 1,00 |
| THÉATRE | |
| Jean-Marie. Drame en un acte en vers. 1 vol. | 1,00 |
Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège. |
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ANDRÉ THEURIET
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
Chanteraine
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31
M DCCCCIV
Chanteraine
PREMIÈRE PARTIE
I
BONJOUR, m'sieu Jacques, vous êtes matinal!...
Assise, jambes pendantes, sur le chaperon du mur séparant le jardin paternel du verger voisin, Clairette Fontenac interpellait, sans façon, un jeune lycéen de seize ans qui venait de traverser le clos du pépiniériste Gerdolle et s'était arrêté sournoisement à quelques pas de la muraille. L'adolescent, maigre, svelte, élancé comme un arbrisseau qui a poussé trop vite, semblait mal à l'aise dans son vieil uniforme de lycéen, qui le gênait aux entournures. Un soupçon de moustache ombrait déjà sa lèvre supérieure. Il avait les traits fins, un teint mat, avec un petit signe noir au sommet de la joue gauche. Sous le chapeau de paille cabossé, ses yeux très doux, couleur noisette, lorgnaient timidement son interlocutrice, juchée au-dessus de lui et accotée au tronc d'un cytise qui l'abritait de son feuillage léger. Elle touchait à la quinzième année et portait encore des jupes courtes, laissant à découvert ses petits pieds, chaussés de bottines dont plusieurs boutons avaient sauté. Des mèches brunes, échappées de son chignon mal noué, pendaient éparses sur son cou. Un corsage défraîchi, de soie rouge éraillée, craquait sous le développement précoce du buste. Néanmoins, en dépit de cette toilette négligée, qui indiquait une complète absence de coquetterie, elle avait la joliesse et le charme mystérieux d'une rose qui va s'épanouir. Son front large était intelligent, ses yeux noirs riaient sous la frange des cils; un nez bourbonien donnait un accent de fermeté à son frais visage; sa bouche assez grande, aux lèvres de cerise, avait une expression malicieuse et un peu provocante.
—Oui, mademoiselle Clairette, répondit en rougissant Jacques Gerdolle, j'étais allé visiter la pépinière et, au retour, j'ai longé votre mur... Je vois avec plaisir que vous êtes aussi matinale que moi...
—Oh! moi, j'ai horreur d'être claquemurée, surtout par un beau temps pareil!...
En effet, il faisait un temps d'or, une de ces molles matinées de la fin de septembre où l'on peut croire à un revenez-y de printemps. L'air était tiède; au bord d'un ciel bleu ouaté de floconneux nuages blancs, le soleil filtrait une blonde lumière. De la crête du mur, l'œil embrassait toute l'étendue de la vallée: les bois moutonnant au-dessus de Verrières; le coteau de l'Hay avec sa ceinture de parcs; la fuite de la route de Choisy à Versailles, entre deux rangées majestueuses de vieux ormes; les larges prairies plantureuses, semées de colchiques. Une traînée de vapeur d'argent marquait le cours paresseux de la Bièvre à travers les prés, où des chevaux caracolaient en liberté et où, çà et là, des files de peupliers d'Italie agitaient leurs feuilles déjà jaunissantes. Des vergers du voisinage s'exhalait une savoureuse odeur de fruits mûrs. Les pommes rougies et les poires faisaient plier les branches; des abeilles et des guêpes bourdonnaient autour des pruniers chargés de prunes violettes; dans les massifs, les merles sifflaient, illusionnés par le chaud soleil et tentés de recommencer leurs amours.
—Malheureusement, soupira Jacques, ces belles journées passent trop vite; j'enrage de penser qu'avant dix jours il faudra retourner au bahut...
—C'est bientôt la rentrée?
—Le 2 octobre, hélas!
—Vous ne paraissez pas pressé de reprendre vos chères études, remarqua malicieusement Clairette.
—Ce n'est pas ça... Je vais passer en rhétorique, où les cours deviennent intéressants; mais j'ai tout de même gros cœur en songeant que les jours vont s'accourcir, qu'avant peu nous toucherons à l'hiver, une saison où l'on ne se soucie point de grimper sur les murs... et qu'alors je n'aurai guère plus la chance de vous apercevoir.
Cet aveu, balbutié gauchement, éclaira d'un sourire les yeux noirs de Mlle Clairette Fontenac, et elle murmura, avec une moue satisfaite:
—C'est bien vrai, ce mensonge-là?
—Ce n'est pas un mensonge... Mon seul plaisir est de vous voir, et, quand je ne vous vois pas, de penser à vous... Ça ne date pas d'aujourd'hui!... Quand nous allions ensemble au catéchisme, je ne cessais de me retourner pour vous chercher des yeux sur le banc où vous étiez assise... Mais vous n'aviez pas l'air de le remarquer.
Clairette continuait de sourire avec des mines gourmandes de chatte qui boit du lait:
—Si fait... Seulement, il y avait, sur le même banc, d'autres filles et plus jolies que moi: Aurélie Labrousse, Laure Monnier et cette sainte nitouche de Nine Dupressoir... Je supposais que c'étaient elles qui vous donnaient des distractions.
—Non, déclara avec chaleur Jacques, enhardi; je ne regardais que vous, les autres n'existaient pas!... J'avais, pour elles, autant d'indifférence que vous en aviez pour moi.
—Qu'en savez-vous? répliqua l'adolescente en haussant les épaules.
Les prunelles claires du lycéen eurent un joyeux scintillement:
—Est-ce possible?... Vraiment, Clairette, vous faisiez attention à moi?
—Oui, je vous trouvais gentil... Mais ce n'est pas une raison pour vous enorgueillir et m'appeler Clairette tout court... On ne peut pas vous faire une confidence, à vous autres garçons, sans que vous preniez, tout de suite, des airs de jeunes coqs... Aussi, pour vous rendre moins avantageux, je ne vous dirai plus rien...
—Pardon, mademoiselle Clairette... Je serais au désespoir de vous avoir offensée... Je vous aime trop!
Jacques achevait à peine cette confuse déclaration qu'on entendit, de l'autre côté de la muraille, une voix glapissante:
—Pi... ouit!... Es-tu là-haut, ma mie Clairette?
Celle-ci posa précipitamment un doigt sur ses lèvres, puis chuchota:
—Mon frère... Sauvez-vous!...
Presque aussitôt après, la frimousse d'écureuil de Landry Fontenac émergea au-dessus du chaperon. Jacques n'avait pu filer assez rapidement pour que le gamin ne reconnût sa mince silhouette, derrière les quenouilles des poiriers. Landry observa la mine désappointée de sa sœur et cria d'un ton gouailleur:
—Dérangez pas... ce n'est que moi!
Landry Fontenac était un garçon mince et pâlot. Malgré sa taille menue, il possédait un aplomb d'homme fait, une adresse de singe, un remarquable talent de grimacier et une face mobile comme celle d'un clown. Un œil rusé et fureteur sous des sourcils clairsemés, un nez effronté, une bouche hardie et goguenarde, un front fuyant, caractérisaient sa petite tête aux cheveux blonds coupés de très près, d'où saillaient deux larges oreilles. Son père, féru d'ornithologie et ayant trouvé que son héritier, par sa turbulence, son agilité et son étourderie, ressemblait fort au traquet,—cet oiseau minuscule sans cesse en mouvement, sans cesse voletant et jacassant au-dessus des haies,—avait baptisé Landry du nom de ce volatile, et le sobriquet lui était resté.
Dès qu'il se fut installé, en sifflotant, sur la crête du mur, sa sœur lui lança un regard courroucé.
—C'est encore toi, méchant Traquet, qui viens espionner le monde?
—Ma grande sœur, répondit ironiquement Landry, en clignant de l'œil dans la direction du fuyard, qui se sent galeux se gratte; quand on est en faute, on s'imagine toujours que les gens vous épient; mais je te jure que je ne me doutais de rien... Au saut du lit, j'ai entendu le «paternel» qui piétinait dans son laboratoire, et, me doutant qu'il allait m'appeler pour me dicter une page d'histoire naturelle, je me suis cavalé; j'ai gagné le jardin en catimini et j'ai grimpé à notre observatoire... J'étais bien sûr de t'y trouver... C'est l'heure où mademoiselle donne ses audiences ordinaires!
—Ne t'occupe pas plus de mes affaires que je ne me mêle des tiennes, vilain gosse!
Le Traquet comprit que sa sœur allait se fâcher; comme il tenait à gagner ses bonnes grâces, il devint tout à coup très câlin, et, se frôlant amicalement contre l'épaule de Clairette:
—Allons, reprit-il, ma mignonne, rentre tes griffes et causons gentiment... A quoi bon nous asticoter nous deux?... on ne rigole déjà pas tant, à Chanteraine, depuis que papa et maman sont séparés.
—A qui la faute? répliqua amèrement Mlle Fontenac.
—Je n'en sais rien.
—Moi, je le sais, affirma nettement la grande sœur; notre pauvre papa n'avait pas tous les torts, et la preuve, c'est que le tribunal nous a confiés à lui, et non à maman.
—Pour ce qui est de mon agrément particulier, je trouve que le tribunal s'est rudement mis le doigt dans l'œil... A Chanteraine, le «paternel» vit comme un hibou et ne s'aperçoit de notre présence que pour nous flanquer des sermonnades. Jamais un plaisir, jamais un spectacle... Tandis que, lorsqu'on va le dimanche en visite chez maman, la maison est gaie; on nous emmène au Bois en voiture, ou bien en matinée au Palais-Royal... Et quels dîners! Quand j'y repense, je m'en lèche encore les doigts...
—Oui, déclara dédaigneusement Clairette, tu juges le mérite des gens d'après les satisfactions de ton ventre et les qualités de leur cuisinière.
—D'accord... Je ne pose pas, moi, pour une perfection; j'aime mes aises et suis du parti de ceux qui me les procurent... En attendant, ajouta-t-il en tirant de sa poche une cigarette fripée, je vais profiter de ce que nous sommes dans l'intimité, pour en griller une...
Clairette le regarda allumer lestement sa cigarette et haussa les épaules:
—Tu fumes, maintenant?... Il ne te manquait plus que ça!
—Oh! il me manque encore bien d'autres choses. Mais, faute de grives, on mange des merles!
Le Traquet resta un moment silencieux, très occupé à faire des ronds avec sa fumée; puis il reprit, d'un air de jubilation:
—Ma foi! on est bien, ici!... Moitié à l'ombre et moitié au soleil... Par-dessus le marché, on domine la situation et on se rince l'œil en regardant, sans être vu, les faits et gestes des voisins: ce grigou de Février, occupé à renouveler les billets de ses débiteurs, ou bien Mme Alicia Miroufle en train de se maquiller... Tiens, par la fenêtre ouverte, pige-moi l'ancienne modiste devant sa toilette!... Elle a encore des prétentions, la grosse bonne femme!... Et elle se noircit le tour des yeux, tout en roucoulant avec sa tourterelle privée... Prrr!... Voilà l'oiseau qui se donne de l'air et file sans permission, et voilà la vieille coquette qui se précipite à la croisée pour rappeler la fugitive... Piaule, ma belle!... Tu perds ton temps. La fuyarde tourterelle a traversé l'avenue et s'est perchée en face, sur le cerisier de Chanteraine... Bouge pas, Clairette!... Dommage que papa ait refusé de m'acheter une carabine... Ça serait un joli coup de fusil!... Bouge pas! tu vas voir si j'ai le coup d'œil juste...
Il avait pris un caillou dans sa poche et, avant que sa sœur pût dire ouf! il le lançait dans la direction du cerisier. Le drôle avait, en effet, la main sûre, car la malheureuse tourterelle, atteinte en plein poitrail, tomba pantelante dans un massif.
—Veine! s'écria le Traquet triomphant, elle a son affaire.
Clairette était d'abord restée abasourdie. L'oiseau ensanglanté eut encore un battement d'ailes, puis ses pattes se raidirent sur la terre humide, ses plumes se hérissèrent et tout fut fini. Les yeux de l'adolescente se mouillèrent et l'indignation lui rendit la parole:
—Brute! protesta-t-elle, espèce de boucher, idiot!
—De quoi? repartit le Traquet, c'est rudement bien visé.
—C'est sauvage et c'est criminel, continua Clairette outrée; je le dirai à papa!
La menace n'eut d'autre résultat que d'irriter le délinquant.
—Ne prends pas des airs de pie-grièche, dit-il en se rebiffant; si tu cafardes auprès du «paternel», je lui raconterai, moi, que tu grimpes sur le mur pour y donner des rendez-vous à Jacques Gerdolle.
—Ça n'est pas vrai! s'écria la sœur aînée qui, néanmoins, devint cramoisie...
—Pourquoi piques-tu un fard, alors? Tu as un pied de rouge sur la figure... Faut pas me la faire, et j'ai bien vu, tout à l'heure, ton bon ami filer derrière les poiriers, au moment où je touchais la crête du mur... C'est pas d'aujourd'hui que je vous guette, et, quand papa saura que votre intrigue dure depuis le commencement des vacances, nous verrons lequel de nous deux écopera, miss Pimbêche!
Le coup avait porté: Clairette se taisait et demeurait pensive. Alors, le Traquet, voulant se montrer bon prince, continua d'un ton conciliant:
—Grosse bête!... Tu comprends bien que je plaisante et que nous n'avons aucun intérêt à nous chiner réciproquement... Faisons la paix!
Il tendait la main à sa sœur, mais celle-ci la repoussait d'un coup de coude. Alors, haussant les épaules et sifflotant, il s'éloigna à chevauchons et atteignit les ramures touffues d'un prunier appartenant au pépiniériste.
—Tiens! s'exclama-t-il, il y a encore des quoiches sur l'arbre du père Gerdolle; chouette!... Part à deux, veux-tu?
En même temps, il grappillait, de-ci et de-là, de longues prunes violettes, dont la peau gercée montrait la pulpe appétissante, couleur d'or.
—Elles sont succulentes! ajouta-t-il en mordant à même la quoiche juteuse; allons, ne boude pas contre ton ventre!...
Mais Clairette, bien que la gourmandise fût son péché mignon, détournait la tête et résistait à la tentation.
—A ton aise! murmura-t-il.
Sifflant comme un merle, il continuait sa cueillette et remplissait ses poches, quand, au bout de l'allée, une voix rageuse grogna:
—Attendez, vilains drôles, je vous en donnerai, moi, des prunes!...
Et le père Gerdolle apparut, hérissé et furieux.
Clairette, d'un bond, s'était esquivée de l'autre côté du mur. On entendit un bruit de branches cassées; puis le Traquet, ébauchant un pied de nez à l'adresse du pépiniériste, dégringola à son tour et disparut lestement derrière la clôture du jardin paternel.