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Chanteraine

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VIII

LES lendemain, dès huit heures, Cyrille Gerdolle s'était rendu à sa pépinière. Sur la plaine onduleuse, les plantations alignées en longues files occupaient plus d'un hectare et prospéraient dans la terre noire et riche en humus. Leurs frondaisons subissaient déjà l'action des nuits de plus en plus fraîches et prenaient des teintes automnales. Les jeunes quenouilles de poiriers revêtaient de tendres couleurs aurore, les cerisiers devenaient cramoisis, les abricotiers et les pêchers jaunissaient, tandis que les pruniers du Japon, les hêtres sanguins, les noisetiers pourprés, résistaient encore et se détachaient en vigueur parmi la verdure foncée et persistante des fusains, des lauriers-cerises, des épicéas. Tous ces arbustes de rapport ou d'ornement étalaient à profusion la bigarrure de leurs feuillages mouillés par la rosée du matin, et les nuances s'avivaient aux rayons du soleil de septembre, qui commençait à percer la brume.

Cyrille trouva bientôt, non loin du bras de la Bièvre, l'ouvrier qu'il cherchait et qui était préposé au binage et au désherbage. Pour le quart d'heure, ce manœuvre se reposait énergiquement, appuyé au manche de sa serfouette et regardant couler l'eau. Son feutre en cloche abritait une face finaude, couperosée comme une feuille de vigne en octobre; sa blouse était tachée de terre, son pantalon de velours déteint s'enfonçait en des bottes percées. Il fumait une courte pipe de terre, fortement culottée et qui ne quittait guère le coin de ses lèvres.

—Eh bien! père Brincard, cria le pépiniériste, qu'est-ce que vous avez donc à reluquer la Bièvre?

—Excusez, monsieur Gerdolle, répondit le sarcleur, pris en flagrant délit de flânerie, cette sacrée rosée du matin est morfondante et je venais d'allumer une pipe pour me remettre en train... Tout en tirant une bouffée, je me demandais ce que votre voisin de Chanteraine peut bien trafiquer en amont! L'eau roule, chaque jour, des boyaux et des tas de pourritures... Jamais je ne l'ai vue si sale et si puante!

Cette remarque de Brincard tombait à pic et Gerdolle la ramassa. Elle lui offrait une transition toute naturelle pour arriver à l'interrogatoire qu'il méditait.

—Oui, grogna-t-il, M. Fontenac en prend trop à son aise; il empoisonne la rivière avec ses immondices et, si ça continue, je porterai plainte... Mais, auparavant, j'aurai besoin de quelques renseignements que vous pourrez probablement me donner, vous qui étiez en service chez le père du propriétaire actuel... Au fait, puisque la rosée vous a transi, venez boire un verre de vin avec moi, père Brincard, ça vous réchauffera, et nous causerons en vidant une bouteille... Qu'en dites-vous?

—Je dis que vous êtes bien honnête, patron, et qu'on ne refuse jamais un verre de vin.

—Alors, en route!

Ils s'acheminèrent lestement vers le logis Gerdolle. Pendant le trajet, on parla des plantations d'automne et de la nécessité de préparer vivement le terrain. Ne voulant pas avoir l'air d'attacher trop d'importance au seul sujet qui l'intéressât, Cyrille affectait de faire dévier la conversation vers les choses du métier; mais, quand on fut installé dans le bureau du pépiniériste et que le vin fut versé, le patron revint, en douceur, à l'objet de ses préoccupations.

—Nom d'une serpe! commença-t-il, je repense à l'état de malpropreté de la Bièvre... Convenez que c'est embêtant d'avoir un voisin qui déverse chez moi toutes ses saletés!

—De vrai, M. Fontenac ne se gêne pas assez... A votre place, moi, je lui flanquerais du papier timbré.

—Ouais!... Mais le papier timbré coûte cher et la justice aussi... Sait-on jamais où ça vous mène?... M. Fontenac est un ancien juge, il a encore des amis dans la boutique à procès; pour peu qu'il leur montre un bout d'écrit, ils lui donneront raison et me condamneront aux dépens...

—Un écrit? repartit Brincard en hochant la tête, je crois qu'il n'y en a point... Et voici pourquoi... Je vas vous dire des choses qui ne me regardent point et dont je ne devrais pas me mêler, mais ça restera entre nous, patron; et puis, je ne suis tenu à rien envers le Fontenac d'à présent... Il m'a fichu à la porte le lendemain de la mort de son père, et je l'ai dans le nez, ce citoyen-là!

Il lampa le contenu de son verre et, s'étant lentement rincé le gosier:

—Pour lors donc, continua-t-il, au temps où je travaillais chez M. Noël, et un jour que M. Simon était venu en visite à Chanteraine, j'ai entendu le père et le fils se chamailler à propos, justement, du cours d'eau... M. Noël voulait le curer et y établir un vivier; M. Simon haussait les épaules et s'écriait que c'était une folie. Ils discutaient ça dans une allée où j'étais en train d'élaguer des arbres et ils avaient haussé la voix. «D'abord, chicanait le juge, es-tu bien sûr de ton droit, dans le cas où la commune te chercherait noise?—Quant à ça, répondait le père, je suis parfaitement tranquille.—As-tu un titre en règle?—J'ai mieux; il y a plus de cinquante ans que la servitude existe à mon profit, et je puis invoquer la prescription...» D'où j'ai conclu que le vieux n'avait pas d'acte... Pour ce qui est de la prescription, le juge hochait la tête et prétendait qu'elle ne servait de rien quand il s'agissait d'une simple tolérance... Je n'ai pas compris grand'chose à ses raisons, mais j'ai tout entendu de mes oreilles et je m'en souviens comme si c'était d'hier... Faites-en votre profit, monsieur Gerdolle, et rapport au titre, vous qui avez vos entrées à la mairie, il vous serait facile de fouiller les paperasses communales... S'il y avait eu un acte, m'est avis que la commune en aurait gardé un double.

—C'est juste, et je m'en assurerai... Vous avez le nez creux, père Brincard, et vous la connaissez dans les coins!

—Oh! répondit le journalier, flatté, j'ai tout bonnement bonne mémoire et un peu de jugeotte...

Le pépiniériste débouchait une seconde bouteille et remplissait les verres. Brincard vida le sien d'un trait et fit claquer sa langue.

—Ça passe comme un velours, c'est du chouette vin! déclara-t-il avec une lueur gourmande dans ses petits yeux larmoyants.

—Ainsi, reprit Gerdolle, au cas d'une enquête, vous pourriez témoigner de ce que vous venez de me raconter?

—Je le pourrais censément... Mais là, vrai, j'aimerais autant pas... Entre l'arbre et l'écorce, faut point mettre le doigt.

—Encore un verre?

—Volontiers, ce sera le dernier!... Voyez-vous, patron, bégaya-t-il, déjà passablement éméché, un pauvre diable comme moi ne gagne rien à se fourrer dans des affaires qui ne le regardent pas... D'ailleurs, j'ai horreur des potins... Quand on sert chez les autres, on apprend à être discret... Tout voir, tout entendre et ne rien dire: v'là ma devise... Ah! si j'étais bavard, j'en connais des histoires, et de drôles!... Tenez, pas plus loin qu'à Chanteraine, j'ai été témoin d'une aventure dont je n'ai jamais soufflé mot, et cependant, à cette époque-là, il y avait des gens qui m'auraient payé cher mon secret... Mais je ne voulais pas trahir M. Noël Fontenac, qui était un brave homme et que j'aimais beaucoup... Je suis resté muet comme une carpe, et personne ne se doute de rien.

—Pas même Simon Fontenac?

—Oh! celui-là serait trop heureux de savoir ce que je sais et je me garderai bien de le lui dire!

—Et à moi, murmura le pépiniériste très intrigué, le direz-vous?

—A vous pas plus qu'à un autre... C'est sacré!

—Voyons, père Brincard, ça ne sortirait pas d'ici... Je n'ai aucune raison d'être agréable au propriétaire de Chanteraine et je vous jure de ne pas vous trahir. Vous pouvez parler à cœur ouvert et en toute sûreté; même, si votre secret m'intéresse, vous ne perdrez pas votre peine et vous n'aurez pas affaire à un ingrat!...

L'ivrogne fixait sur son patron ses petits yeux allumés; on devinait qu'il était partagé entre un reste de méfiance et une violente démangeaison de parler. La mine perplexe, il vidait son verre nerveusement. Son secret commençait peut-être à lui peser; peut-être réfléchissait-il aussi qu'il s'était trop avancé pour reculer... Alléché par les vagues promesses du pépiniériste et cédant à un coup de griserie, il finit par se déboutonner brusquement.

—Bah! s'écria-t-il, je me fie à vous, m'sieu Gerdolle; vous êtes un brave homme, plein de sens, et fin comme un renard... Et vous me baillerez un bon conseil!... En deux mots comme en cent, v'là mon histoire:

«C'était après la déclaration de la guerre, dans le milieu d'août 1870; nous venions d'être battus en Alsace et en Lorraine et le bruit courait partout que les Prussiens marchaient sur Paris. Comme tout le monde, M. Noël Fontenac passait son temps à lire les journaux. A mesure que les mauvaises nouvelles se répandaient, il devenait plus inquiet, plus soucieux, et il y avait de quoi!... Vous savez, ou vous ne savez pas, que le précédent propriétaire de Chanteraine était ce qu'on appelle un «collectionneux». Il aimait les antiquailles et les enfermait dans des vitrines qui garnissaient son salon. Là se trouvaient, en rang d'oignons, des tas d'ustensiles d'or et d'argent, et son domestique de confiance, Antoine, affirmait que toutes ces vieilleries valaient des mille et des cents. Or, les Prussiens avaient la réputation d'être d'effrontés voleurs et de mettre à sac les maisons qu'ils occupaient. Vous comprenez si M. Noël avait le trac, en songeant à ses collections et en apprenant que l'ennemi s'avançait sur la capitale à marches forcées. Tous les matins, il tenait des conciliabules avec Antoine, et on voyait le maître et le valet affairés à ficeler leurs bibelots dans de vieux torchons de laine.

«Un jour, M. Noël m'appela et me commanda de creuser un trou dans une grande corbeille de géraniums qui se trouvait à proximité de la maison.

«—Tu arracheras soigneusement les fleurs, qu'il me commanda, puis tu établiras une tranchée de trois mètres de profondeur sur un mètre de large et trois de long... Mets-toi vivement à la besogne et tâche que tout soit fini ce soir.

«Je me mis donc à remuer la terre vivement. Le soir, le trou était fait et, comme j'enlevais les dernières pelletées, à la brune, on apporta une sorte de malle, haute d'un mètre, plus longue que large, ressemblant quasiment à un énorme cercueil, et on la déposa dans le salon.

«— Maintenant, que me dit M. Noël, tu as bien travaillé, tu peux t'en aller et ta journée te sera comptée double...

«Je suis assez curieux de ma nature, et vous pensez que tout ce micmac m'avait intrigué. Je grillais de savoir ce qu'on allait enterrer là-dedans... Ma foi, après avoir fait semblant de filer, je guettai le moment où ils mangeaient leur dîner pour me cacher dans une resserre où on logeait les grenadiers en hiver, et j'attendis... J'attendis longtemps, en grignotant un quignon de pain qui me restait de mon déjeuner, et je commençais à m'embêter ferme, quand, sur le coup de dix heures, j'entendis ouvrir la porte du salon qui donnait sur le jardin. Pour lors, je sortis de la resserre, à pas de loup. Il y avait de la lune et je vis distinctement mes deux particuliers qui transbordaient la caisse avec précaution et se dirigeaient vers la fosse pratiquée dans la plate-bande. Ils en avaient leur charge, je vous réponds! Ils marchaient à petits pas, ni plus ni moins que des croque-morts qui portent une bière. Arrivés devant le trou, ils y descendirent leur fardeau à l'aide de cordes qu'ils faisaient glisser avec précaution.

«Quand l'objet eut touché le fond, Antoine versa, dans son tablier, plusieurs panerées de déblais et les étendit fait à fait au-dessus du coffre, de façon à obtenir une couche assez épaisse, sur laquelle ils piétinèrent tous deux soigneusement; puis, ils regagnèrent tranquillement la maison. J'en avais assez vu pour être fixé... C'étaient les bibelots précieux qu'ils venaient d'enterrer par peur des Prussiens... Je sautai par-dessus un petit mur de clôture, donnant sur les champs; je me hâtai d'aller retrouver ma bourgeoise qui était fort en peine, et qui m'agonisa de sottises, sous prétexte que je m'étais arrêté au cabaret...»

—Et après? demanda Cyrille Gerdolle, qui avait écouté ce récit avec un intérêt fort vif.

—Le lendemain, je revins à Chanteraine, comme si de rien n'était, et je trouvai M. Noël Fontenac qui montait la garde près du trou, au fond duquel on ne voyait plus que de la terre foulée, mais qui avait singulièrement diminué de profondeur. Mon patron me montra un tout jeune cerisier, qu'on avait déposé près du massif et qui venait probablement de votre pépinière, m'sieu Gerdolle: «Brincard, qu'il me dit, tu vas planter ce cerisier dans la tranchée, que tu rempliras ensuite avec de bonne terre, et, comme il ne faut rien perdre, tu replaceras, tout autour, tes pieds de géraniums.» Fait et dit, je n'eus pas l'air de m'apercevoir de la diminution de la fosse, je plantai le cerisier et les géraniums, et personne, pas même M. Noël, ne put se douter que je connaissais par le menu toute la manigance... Les Prussiens sont venus; ils ont occupé une partie de la maison jusqu'à la signature de la paix; le cerisier avait parfaitement repris et commençait déjà à bourgeonner quand ils sont partis; ils n'y ont vu que du feu.

—Mais, objecta le pépiniériste rêveur, une fois les Allemands décampés, le bonhomme a, sans doute, retiré du trou les objets qu'il y avait enfouis?

—Nenni, le terrain n'a pas été fouillé; M. Noël remettait, probablement, l'opération à des temps plus calmes; et quand il est mort d'un coup de sang, à la fin de 1871, l'arbre était encore dans la corbeille—très dru et bien portant, preuve qu'on n'avait touché à rien...

—Croyez-vous que le fils Fontenac n'ait pas eu connaissance de la cachette?

—Il n'y a pas apparence; il était absent lors du décès de son père, et le vieux est mort subitement, sans avoir eu le loisir d'écrire ses dernières volontés. D'ailleurs, lorsque Simon Fontenac m'a renvoyé, en 1872, le cerisier était encore en place. Comme il n'y avait que moi pour renseigner l'héritier et que je me suis bien gardé de piper, il ne sait rien du tout.

—Pardon; Antoine, le domestique du défunt, a pu parler.

—Non pas, et pour une bonne raison... Pendant le siège, il s'était enrôlé dans les mobilisés et il a été tué à Buzenval...

—Ha! ha!... Alors, le cerisier est toujours au milieu du massif?

—Ça, par exemple, j'en ignore... Ayant été brutalement congédié par Simon Fontenac, je ne me souciais guère de remettre les pieds à Chanteraine... Mais c'est pas difficile de s'en assurer... V'là toute l'histoire, m'sieu Gerdolle... Elle est curieuse, hein? qu'en pensez-vous?

Le pépiniériste la trouvait curieuse, en effet, et attachante au plus haut point... Le récit de l'aide-jardinier lui découvrait des horizons insoupçonnés et lui suggérait des idées tout à fait neuves; mais il n'en fit rien paraître. Il affecta, au contraire, l'indifférence et dit, en secouant la tête:

—Je pense que c'est grave, père Brincard, et que vous vous êtes exposé à de gros risques, en ne révélant pas à Simon Fontenac l'existence de la cachette.

—Allons donc! se récria Brincard en vidant son verre, pourquoi voulez-vous que je fasse plaisir à un grincheux, qui m'a jeté à la porte sous prétexte que j'étais un fainéant et que je ne gagnais pas le pain que je mangeais?... Malheur! Est-ce qu'il sait seulement ce que c'est que de gagner son pain, ce méchant empailleur d'oiseaux?... Non, non, je ne dirai rien. Je ne suis pas payé pour lui rendre service!

—A votre aise, ça vous regarde! répliqua Gerdolle en se levant; mais, pour votre gouverne, je vous conseille alors de continuer à rester bouche cousue, car maintenant, si vous parliez, Fontenac pourrait vous accuser de l'avoir lésé et vous faire des misères... Quant à ce qui me concerne, votre histoire n'a rien à démêler avec ma plainte au sujet du cours d'eau... Fontenac a-t-il un titre, oui ou non?... Puis-je compter sur votre témoignage au cas d'une enquête? Voilà ce qui m'intéresse... Réfléchissez-y, père Brincard, et, si vous avez du nouveau, venez me trouver... En attendant, tenez, voilà une pièce de cent sous pour votre temps perdu... Retournez à votre besogne et, surtout, gardez votre langue dans votre poche!

Quand son ouvrier se fut éloigné, le pépiniériste demeura longtemps en méditation. Il se grattait complaisamment la barbe et poussait, parfois, de sourdes interjections.

—Allons, allons, se pourpensait-il, l'affaire prend une tournure nouvelle... J'ai eu raison de faire causer cet imbécile, et je ne regrette ni mes deux bouteilles de vin vieux ni ma pièce de cent sous!...

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