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Chanteraine

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IX

LE lendemain, après un long bain de sommeil, Clairette s'éveillait avec une joie confuse, une sensation d'allégement qu'elle n'avait plus depuis bien longtemps goûtée. Il lui semblait qu'elle était bercée par de matinales chansons de printemps. Les yeux à peine ouverts, l'esprit encore à demi endormi, elle cherchait paresseusement d'où lui venait cette insolite allégresse. Tout à coup, dans son cerveau embrumé une lumière jaillit, pareille à un premier rayon de soleil; elle se remémora les incidents de la veille et comprit que toute cette joie lui venait d'avoir fait la paix avec Jacques Gerdolle.

Elle souleva le rideau de sa fenêtre. Au dehors le ciel était gris et un froid brouillard de novembre rasait la terre nue. Mais peu lui importaient la bise et les brumes du dehors; elle avait au dedans d'elle un foyer de chaleur aux flammes pétillantes et claires. Peu lui importaient la couleur du ciel et l'alternance des saisons. Elle ne possédait plus la notion de la fuite du temps. Sa réconciliation avec Jacques avait relié ses heures d'adolescence à ses heures de jeunesse par un pont magique, jeté sur l'abîme où disparaissaient les mauvaises années intermédiaires.

La maladie du fils de la Brincarde, en se prolongeant, fournit aux deux jeunes gens l'occasion de se retrouver sous le toit croulant de la maisonnette adossée à la sablière. Leurs rencontres n'étaient jamais préméditées, mais elles se produisaient souvent, favorisées par la mystérieuse influence magnétique qui agit à notre insu sur nos déterminations. En quittant le chevet du garçon malade, Jacques et Clairette s'en revenaient ensemble à la nuit tombante; dans l'intimité d'un innocent tête-à-tête, leurs cœurs s'accordaient chaque soir davantage. Décembre, janvier, février passaient avec leurs froids noirs, leur neige et leurs averses. Les deux amis n'en avaient cure:

Tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux.

Clairette était redevenue enjouée et doucement malicieuse comme au temps jadis. La jeunesse reprenait le dessus et mettait en relief le charme de cette nature prime-sautière, qui se remontrait dans sa grâce et son éclat de fleur épanouie. A mesure que l'hiver reculait et cédait la place au printemps, Clairette recouvrait sa vivacité et son exubérance. Elle semblait même plus accessible à des sentiments de coquetterie. Ayant quitté le deuil, elle égayait volontiers ses robes grises d'un ruban aux couleurs tendres ou d'un bouquet de violettes. La vieille Monique, étonnée et réjouie en constatant ce renouveau inattendu, ce reverdissement des qualités et même des mignons défauts de sa jeune maîtresse, ne pouvait se tenir de manifester son contentement:

—Comme te voilà brave, fraîche et joliment atournée! s'écriait-elle en l'admirant dans une neuve toilette printanière; tu as mis au rancart tes robes de nonne, et c'est tant mieux: la plume ne fait pas l'oiseau, mais elle ne le dégence pas... Ça me rajeunit de te voir affriquelée (frétillante) comme une bergeronnette d'avril. Tu sais: il y a un temps pour pleurer et un temps pour s'ébaudir!... Quand tu seras une vieille bique comme moi, tu auras du loisir assez pour t'angouësser et porter du noir... Il y a longtemps que je priais tous les saints du ciel de te tirer de tes mélancolies... Heureusement, il y en a un qui m'a entendue, et si je savais lequel je lui brûlerais un cierge de bon cœur!...

Clairette l'écoutait en souriant. Mieux que la vieille servante, elle était renseignée sur le personnage qui avait opéré ce miracle de rajeunissement. Il n'avait rien à démêler avec les habitants du paradis; il s'appelait Jacques, ses yeux étaient de couleur noisette et il portait sa barbe châtaine en pointe. Quand elle pensait à lui, et depuis six mois cela arrivait à toute heure, elle croyait respirer une tiède haleine qui aurait passé par-dessus les champs de violettes de la vallée; un vert jardin d'amour s'épanouissait dans sa poitrine, une atmosphère de tendresse l'enveloppait et elle se sentait heureuse de vivre.

Cette félicité sans nuage fut brusquement traversée par un coup de foudre.—Un matin, Landry apparut à Chanteraine, hagard, la contenance piteuse et le visage bouleversé. Déjà, lors d'une précédente visite, Clairette avait remarqué ses airs préoccupés et son humeur morose; mais cette fois il était complètement affolé, blafard, les yeux battus, le dos courbé; son effondrement était tel que sa sœur crut qu'il couvait quelque grave maladie:

—Mon Dieu! s'écria-t-elle effrayée, tu as une mine de déterré... Es-tu souffrant?

—Moralement... oui, répondit le Traquet d'une voix morne; je suis perdu!

Clairette, connaissant la faiblesse de caractère et la légèreté de son frère craignit qu'il ne se fût compromis dans une fâcheuse affaire:

—Comment, perdu? répéta-t-elle... Landry, aurais-tu commis quelque action déshonorante?

—Non, protesta-t-il en se redressant, l'honneur est sauf... jusqu'à présent; mais je n'en suis pas moins un homme à la mer... J'ai des dettes et les huissiers vont me saisir..

La sœur aînée respira... L'accablement de Landry lui avait fait redouter de pires mésaventures.

—Je m'en étais toujours doutée, soupira-t-elle. Malheureux, explique-toi!... Quel est ton créancier?

—J'en ai plusieurs, déclara piteusement le Traquet, mais le plus impitoyable est ce damné pépiniériste d'à côté...

—Gerdolle!... C'est honteux!... Voyons, reprit-elle impétueusement, plus de réticences!... Dis-moi toute la vérité!

Alors le Traquet entra, comme on dit en style judiciaire, «dans la voie des aveux». Il conta comment, mis au pied du mur, il avait cherché à emprunter; comment, par l'intermédiaire de Février, il s'était trouvé en rapport avec Cyrille Gerdolle, qui lui avait avancé dix mille francs payables à sa majorité. Comptant sur la complaisance du pépiniériste, qui semblait d'abord très coulant, il s'était laissé acculer au jour de l'échéance; puis, à bout de ressources, il avait joué dans un cercle où La Guêpie l'avait présenté. Complètement décavé, il avait obtenu du gagnant un délai pour s'acquitter, mais ce délai était à la veille d'expirer; bref, il ne savait plus de quel bois faire flèche, et Gerdolle le poursuivait l'épée dans les reins...

Ce qu'il ne racontait pas et qui cependant lui tenait le plus au cœur, c'était le lâchage de Nine Dupressoir. Ayant largement profité de l'aubaine des dix mille francs prêtés par le pépiniériste et pressentant que le Traquet était à sec, elle lui avait brusquement tourné le dos. Elle venait d'acheter un fonds de modiste, grâce à la munificence d'un protecteur sérieux; elle se souciait peu de traîner derrière ses jupes un garçon compromettant et désargenté, et elle lui avait brutalement fermé sa porte. Ce congé humiliant aggravait notablement les déboires de l'infortuné Landry et donnait à son désespoir un accent plus tragique. En achevant sa confession, il pleurait comme un gosse.

—C'est fini, sanglotait-il, je suis à terre et je ne m'en relèverai pas... Il ne me reste plus qu'à devancer l'appel et à m'engager dans un régiment...

—Tais-toi! s'écria Clairette, touchée de ses larmes, cela ne remédierait à rien et n'arrêterait pas les poursuites... Combien dois-tu en tout?

—Avec les billets Gerdolle, ma dette de jeu et les mémoires de mes fournisseurs, environ vingt mille francs, murmura humblement Landry... C'est le tiers de mon héritage, gémit-il, puisque nous ne devons pas toucher à Chanteraine... Ah! Clairette, je suis un grand misérable!

Chanteraine!... La jeune fille demeurait silencieuse et fort perplexe. Par la fenêtre large ouverte, ses yeux se fixaient sur le jardin plein de soleil où les lilas et les cytises déjà s'épanouissaient, où les ramures du cerisier à bigarreaux se paraient de boutons blancs et de folioles d'un jaune d'or. Elle songeait combien la vieille maison lui était plus que jamais chère. Tout en se rappelant sa promesse de ne point aliéner le domaine paternel, elle se disait aussi que Simon Fontenac tenait surtout au bon renom de la famille et que, sans doute, il n'eût pas hésité lui-même à vendre pour sauver l'honneur de son fils...

—Quand nous nous lamenterions, s'exclama-t-elle brusquement, cela ne nous tirera pas d'embarras... L'important est de prendre une décision avant que ta déconfiture ne devienne la fable du pays... Nous ne pouvons pas entamer notre capital mobilier qui constitue notre seul revenu... Chanteraine, au contraire, est d'un entretien coûteux et ne rapporte rien... C'est donc Chanteraine qu'il faut sacrifier...

—Quoi, petite sœur, tu te résignerais?... Ah! décidément, tu vaux mille fois mieux que moi! s'écria le Traquet, sincèrement ému. Puis, tout à coup, redevenant pratique:—Mais, objecta-t-il, le temps presse, et tu ne trouveras pas un acquéreur du jour au lendemain.

—J'en connais un qui conclura l'affaire dès demain, si je veux.

—Ah! bah!... Qui donc?

—Ton propre créancier, Cyrille Gerdolle! répliqua sarcastiquement Clairette; il m'a déjà fait des offres...

—Oh! le gredin, s'écria Landry, suffoqué, je comprends où il en voulait venir et il m'a joué sous jambes... Et tu consentiras à traiter avec une pareille canaille?...

—Aimes-tu mieux attendre la saisie? riposta énergiquement sa sœur; ce n'est plus le moment de faire le dégoûté!... Je suppose que tu ne te soucies pas de retourner à Paris... Tu vas t'installer ici, y rester coi et me laisser le soin de tout arranger...

Le jeune coq baissait la crête; il était trop endolori pour se hasarder à jouer le Tranche-Montagne et le Rodomont.

—Clairette? demanda-t-il en larmoyant.

—Quoi encore?

—Laisse-moi au moins t'embrasser et te remercier.

—Tu peux, répondit-elle tristement en lui tendant la joue, tu ne sauras jamais à quel point ce sacrifice me navre... Va-t'en et tâche de ne plus pécher!...

Une fois seule, elle s'assit à son bureau et griffonna nerveusement un billet que Monique fut chargée de remettre immédiatement à Jacques Gerdolle.

«Mon ami, lui écrivait-elle, il y a quelque temps votre père m'a manifesté le désir de se rendre acquéreur de Chanteraine, et j'ai dû décliner ses offres. Aujourd'hui, j'ai changé d'avis et je suis disposée à vendre. Ayez la bonté d'en prévenir M. Gerdolle et de lui demander de me répondre aussitôt que possible.

«Bien affectueusement à vous,
«Clairette

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