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Chanteraine

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XII

LES jours continuèrent de couler, lents ou rapides, suivant l'âge des gens; car si le temps paraît fuir avec la vélocité d'une hirondelle lorsqu'on touche à la maturité, en revanche, il ne marche jamais assez vite au gré des jeunes. Quand nous sommes enfants, il nous semble que nous n'arriverons jamais à la vingtième année. Une fièvre impatiente nous agite, et l'impatience, comme l'insomnie, allonge démesurément les heures. C'est sans doute aussi pour cette raison, qu'au début de la vie les impressions se gravent plus profondément dans notre cerveau.

Au fond de son couvent d'Antony, Clairette, en particulier, était en proie à cette illusion de l'allongement infini des heures. Elle touchait à sa vingtième année; mais la rigueur ombrageuse de son père la tenait dans un isolement pénible. La rancune de Simon Fontenac s'était encore exaspérée à la lecture des lettres que Gerdolle avait, lors de leur dernière entrevue, déposées perfidement sur son bureau. Aigri par ses déboires et par son état maladif, Simon pardonnait moins que jamais à sa fille cette innocente passion pour le fils de son ennemi. Il la considérait comme une créature encline à mal faire et dont le couvent pouvait seul refréner la perversité précoce. Aussi, aux dernières vacances de septembre, n'avait-il autorisé que pendant une quinzaine sa présence à Chanteraine et, depuis cette époque, il avait sévèrement maintenu Clairette loin de la maison. Pourtant, le danger qu'il redoutait était purement chimérique, car Jacques Gerdolle ne se montrait que rarement au logis paternel, et toutes relations étaient interrompues entre lui et la jeune fille. Le Traquet lui-même, lors de ses rares visites au couvent, n'apportait plus aucune nouvelle de son ancien ami et l'accusait d'être un «lâcheur». Clairette se croyait donc complètement oubliée et ne pensait qu'avec un sentiment de contrition mélancolique à ce premier et unique amour évanoui. Il ne lui apparaissait maintenant que comme un de ces éblouissants météores qui traversent le ciel d'une nuit d'été, y jettent une exquise lueur d'aube et s'éteignent brusquement à l'horizon.

Dans ce cœur aimant, débordant de sève printanière, dans cette nature impulsive, l'oublieuse indifférence de Jacques et la persistante rancune de Simon Fontenac produisirent une évolution inattendue. Trompée par les affections humaines, Clairette se rejeta violemment vers l'amour divin. Sa tendresse purement profane se changea en une mystique ferveur religieuse. Elle ne lisait plus que des livres pieux: l'Imitation, l'Introduction à la Vie dévote, la Vie de Marie Alacoque. Pendant les heures de récréation, on la voyait fréquemment se glisser dans la chapelle. Agenouillée, la tête plongée dans les mains, elle s'absorbait en de mystiques adorations. Elle se confessait souvent, communiait tous les dimanches et, au réfectoire, s'imposait de rigoureuses privations. Cette conversion inespérée chez une enfant autrefois si indisciplinée et si entreprise par les préoccupations charnelles, édifia d'abord les religieuses de la Croix, qui y virent un coup de la grâce; mais l'exagération même de ce zèle dévot leur donna à réfléchir; elles craignirent que ce brusque changement de régime n'altérât la santé de leur élève, et la Supérieure crut devoir avertir le père des nouvelles dispositions de sa fille. Simon Fontenac répondit que Clairette avait un esprit fantasque et tombait facilement d'un excès dans un autre. «Toutefois, ajouta-t-il, je préfère encore cette piété exaltée aux frivolités et aux dissipations d'autrefois; si elle a réellement la vocation monastique, je ne suis pas homme à m'opposer à ce qu'elle entre en religion. Je suis persuadé, au contraire, que le régime du cloître sera, pour cette nature mal équilibrée, plus salutaire que la vie mondaine. Je suis donc d'avis que ma fille passe toutes les vacances prochaines au couvent. Si elle persévère dans ses nouvelles idées, comme elle atteindra bientôt sa majorité, vous jugerez vous-même, ma mère, si elle est mûre pour la vie religieuse et si elle peut subir l'épreuve du noviciat.»

Rassurées par cette épître paternelle, qui leur laissait carte blanche, les bonnes sœurs n'hésitèrent plus à encourager les pieux élans de cette jeune âme et à la diriger dans les voies de la perfection chrétienne, c'est-à-dire vers le cloître. Elles s'y employèrent avec délectation pendant les derniers mois de l'année. Mais alors ce fut Clairette qui se sentit tourmentée par des scrupules de conscience. A la veille de se séparer du monde et de s'enfermer dans le cercle étroit de la règle conventuelle, elle éprouvait de sourdes terreurs. Toute sa jeunesse protestait contre cette immolation; les souvenirs de ses libres et tumultueuses années d'adolescence lui revenaient au cœur avec de confus regrets. Elle essayait de les chasser comme des suggestions de l'Esprit du Mal et elle se réfugiait à la chapelle pour y mieux résister à la tentation. En dépit des agenouillements et des oraisons jaculatoires, elle avait des heures de sécheresse qui lui inspiraient de pénibles doutes sur la solidité de sa vocation. Seules, l'approche des sacrements, l'intime poésie des cérémonies rituelles, les voix pures des religieuses chantant au chœur, la musique de l'orgue, la réconfortaient dans sa foi, redonnaient l'essor à ses envolées religieuses, lui faisaient honte de sa tiédeur et de sa pusillanimité.

Au milieu de ces alternances d'aridité et de ferveur les mois s'enfuyaient. Soudain, Clairette fut rappelée à la réalité et jetée hors de la vie méditative par un coup imprévu. Un matin, Monique accourut, apportant à Antony une grave et terrifiante nouvelle. Simon Fontenac, terrassé par une angine de poitrine arrivée à sa dernière période, redemandait sa fille. Il fallut obéir au plus vite et, sans même attendre le départ du tramway, la servante et sa jeune maîtresse firent à pied la demi-lieue qui les séparait de Chanteraine.

—Ah! ma mignonne, gémit Monique, dès qu'elles cheminèrent toutes deux sur la grande route pavée, de chaque côté de laquelle des files d'ormeaux jaunis frissonnaient sous la brume d'octobre; ma chère mignonne, ça va mal chez nous et votre papa est en train de tomber en abouit... Il est maigre quasiment comme une trique et il ne peut plus rattraper son souffle. Ce matin il suffoquait cruellement et j'ai cru qu'il allait passer...

—Que dit le médecin? questionna Clairette dont les yeux se mouillaient.

—Rien... Il hoche la tête comme un âne ennuyé par les mouches et il prétend que la maladie vient du cœur... Mais moi je soutiens qu'elle vient surtout de la tablature donnée à mon maître par ce chetit gas de pépiniériste.

—Monsieur Gerdolle? murmura la jeune fille, qu'a-t-il fait à papa?

—Des misères... Ils étaient tous deux en bisbille rapport à l'eau de la Bièvre, et un jour ils ont eu une explication chez nous... Faut croire que le pépiniériste a lâché quelque insolence, car votre papa, qui n'est point endurant, lui a sauté à la gorge... Il l'aurait, ma fi, étranglé si Firmin et moi nous n'avions réussi à bouter dehors le gas Gerdolle. Pour lors, ce méchant drôle s'est plaint au commissaire, qui a dressé procès-verbal, et ils ont assigné votre père en police correctionnelle. M. Fontenac, malgré les conseils de ses amis, s'est entêté à ne point aller au tribunal, et dame, comme il n'était pas là pour se défendre, les robes noires l'ont condamné par défaut à deux jours de prison et trois cents francs d'amende... C'est-il Dieu possible! un ancien juge!... Cette avanie-là l'a achevé... Il s'est mis au lit et il y a souffert ainsi qu'un damné... A c't'heure, il n'y a plus d'huile dans le chaleuil (la lampe). Il s'en doute bien, le pauvre monsieur!... On l'a administré hier et il m'a commandé d'aller vous quéri dare dare...

—A-t-on prévenu mon frère? demanda Clairette entre deux sanglots.

—On n'en a pas eu besoin... M. Landry était revenu chez nous depuis l'avant-veille, ayant enfin passé son baclauréat... Ah! bonnes gens, faut que mon pauvre cher maître soit chu bien bas, pour que c'te bonne nouvelle ne l'ait point seulement tiré de sa languition... Il s'en va, hélas! il s'en va, et grand train...

Elles étaient arrivées à Chanteraine. La grille leur fut ouverte par Landry qui les attendait. Le Traquet avait la mine consternée et les traits tirés. La terrible image de la mort le hantait pour la première fois et bouleversait toutes ses idées.

—Ah! Landry, sanglota Clairette en le serrant dans ses bras, quelle épreuve!... Est-ce que vraiment papa est aussi mal que Monique l'a dit?

—Ça ne va pas, répondit le Traquet, viens vite là-haut... Il ne cesse de te demander.

Ils gagnèrent le premier étage. La porte de la chambre à coucher était restée entre-bâillée. Ils s'avancèrent sur la pointe des pieds jusqu'au lit de fer où le malade, accoté à une pile d'oreillers, se tenait assis dans une demi-somnolence. A la violente crise du matin succédait une torpeur fiévreuse. Il restait là, les yeux clos, la poitrine soulevée à chaque instant par une courte respiration, et sa pâleur, son amaigrissement, étaient tels qu'il semblait déjà frôlé par l'aile de la mort...

Clairette s'agenouilla et baisa tendrement la main exsangue, émaciée, qui pendait hors du lit.

—Papa! murmura-t-elle, me voici!...

Simon entr'ouvrit ses paupières alourdies:

—Enfin! soupira-t-il en tournant vers sa fille un regard trouble, il est temps!... Le Traquet aussi est de retour... Vous ne m'abandonnerez plus; j'ai besoin de vous pour traverser cette eau de la Bièvre qu'ils ont fait passer dans ma chambre... Elle m'asphyxie... Je m'y noierai, si vous ne venez à mon secours... Ils espèrent me dégoûter de Chanteraine... Mais je ne veux pas vendre... je ne veux pas!

En écoutant ces phrases décousues et en comprenant que la fièvre faisait délirer son père, Clairette eut un accès de désespoir; des sanglots se nouaient dans sa gorge, mais elle se raidissait pour ne pas montrer son chagrin, et ses yeux demeuraient secs. Quant au Traquet, qui avait la sensibilité à fleur de peau et les larmes faciles des cœurs légers, il pleurait tout bas à l'autre extrémité du lit.

—Tranquillise-toi, papa, protesta la jeune fille d'une voix étranglée, nous ne te quitterons plus et nous ferons toutes tes volontés.

Simon la regarda de nouveau, ses yeux devinrent plus limpides et se rassérénèrent; en même temps il retrouvait peu à peu sa lucidité.

—Ah! c'est toi, Clairette? reprit-il, tu vois, je suis bien bas... J'ai beaucoup souffert... et ton frère et toi, vous avez eu une grande part dans mes souffrances!... Je vous pardonne... Ne songeons plus qu'à votre avenir... Écoutez-moi bien, car je ne pourrai pas parler longtemps... Clairette, dans peu de temps tu seras le soutien de ton frère: sois une bonne fille et veille sur lui... Toi, Landry, tâche de t'assagir, obéis à ta sœur... Surtout restez ensemble à Chanteraine et ne vous laissez pas influencer par votre mère... Ah! votre mère...

Une suffocation l'interrompit. L'effort qu'il avait tenté pour rassembler ses idées, et peut-être aussi l'agitation que produisait en lui le souvenir de Mme Cormery, provoquèrent une nouvelle crise. Sa respiration s'embarrassa, son visage eut cette farouche expression d'angoisse qui annonçait l'approche du paroxysme. Il porta avec un geste désespéré ses mains à sa poitrine haletante:

—De l'air! supplia-t-il, ouvrez la fenêtre...

Landry se précipita vers la croisée et l'ouvrit toute grande. Un coin de ciel gris s'encadra dans la baie rectangulaire. Le vent humide éparpillait au dehors des traînées de feuilles mortes. Des ramiers sauvages passaient et s'enfuyaient vers l'horizon. Les yeux de l'ornithologue se fixèrent avidement sur ces oiseaux dont le vol sonore allait s'affaiblissant. Une pâleur de cendre s'étendit sur sa face et sa tête roula sur les oreillers. Ses lèvres violettes se crispèrent et, dans ses efforts pour aspirer l'air, son menton se haussait, se baissait convulsivement, puis la syncope arriva.

A l'appel de Landry, Monique, suivie du médecin, parut sur le seuil. Le malade ne bougeait plus et la syncope semblait se prolonger plus que de coutume. Le docteur releva les paupières closes, ausculta la poitrine immobilisée et hocha la tête:

—Fini! murmura-t-il au bout de quelques instants, il ne souffrira plus...

Un éclatant sanglot répondit à cette cruelle déclaration. Clairette s'était précipitée vers le visage de son père et l'embrassait violemment. Monique se signa, s'agenouilla sur le parquet et marmotta un pater et un ave, qu'entrecoupaient des pleurs bruyants.—Ainsi que l'avait annoncé le médecin, la mort, avec une furie d'oiseau de proie, avait fondu sur Simon Fontenac et l'emportait vers un pays d'où l'on ne revient jamais.

DEUXIÈME PARTIE

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