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Chanteraine

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VII

UN après-midi, retenue chez elle par une circonstance imprévue, Clairette n'avait pu quitter Chanteraine qu'assez tard. Enveloppée dans une cape de laine, sous laquelle elle dissimulait un panier garni de viandes froides et de grappes de raisin, elle se hâtait vers la fraisière, car le jour baissait, et un rouge soleil d'hiver s'enfonçait parmi les nuées pluvieuses du couchant. Quand elle pénétra dans l'unique chambre déjà presque enténébrée, elle fut étonnée d'apercevoir, au lieu de la femme Brincard, une silhouette masculine se dessinant dans la pénombre. Elle hasarda encore quelques pas, puis une soudaine émotion la cloua immobile au milieu de la pièce. Ses yeux, s'habituant à l'obscurité, venaient de constater que cet étranger n'était autre que Jacques Gerdolle. Elle ne put retenir une exclamation:

—Vous?...

Jacques l'avait reconnue également. Il était sans doute instruit des visites journalières de Mlle Fontenac; sa surprise fut moins grande, mais l'émotion qu'il éprouva fut plus forte encore que celle de Clairette.

—Pardon, mademoiselle, balbutia-t-il comme s'il eût cherché une excuse, le médecin sort d'ici... Il avait préparé une ordonnance, et la Brincarde est allée chez le pharmacien de Fresnes. Alors, j'ai attendu son retour pour ne pas laisser seul le jeune malade.

D'abord Clairette effarée avait été tentée de déposer son panier et de s'enfuir; mais elle eut honte de ce mouvement de nervosité; se débarrassant de ses provisions, de son chapeau et de sa cape, elle murmura comme si elle se répondait à elle-même:

—Il faut que j'attende, moi aussi; je veux savoir ce qu'a dit le médecin.

—Je suis venu chez les Brincard, reprit le jeune homme, pour remplir un devoir et réparer des torts qui ne sont pas les miens... Toutefois, si ma présence vous gêne ou... vous est pénible, je vais me retirer...

—Non, non, protesta-t-elle en rougissant jusqu'aux tempes et en rendant grâce à l'obscurité croissante qui empêchait Jacques de remarquer son trouble.

L'ombre pourtant n'était pas si dense qu'on ne pût distinguer les yeux brillants du malade, qui se fixaient alternativement sur les deux interlocuteurs. Clairette surprit ce regard allumé et curieux, et se tournant vivement vers le lit:

—Charlot, demanda-t-elle, comment ça va-t-il?

—Pas trop bien, mam'selle, voici l'heure où l'accès revient.

—Alors, ne gardez pas ainsi vos bras hors du lit, renfoncez-vous sous vos couvertures... Car il fait froid et on a laissé tomber le feu.

—C'est ma faute, avoua humblement Jacques Gerdolle, mais je ne savais où trouver du bois.

—Là, dehors, sous un appentis à droite de la maisonnette, répliqua la jeune fille... Ayez l'obligeance d'y prendre des margottins et des bûches...

Elle avait allumé un bougeoir et rangeait sur le buffet le contenu de son panier, quand Jacques reparut avec une falourde:

—Savez-vous faire le feu? interrogea-t-elle avec une moue d'incrédulité.

—Je crois que oui, repartit-il en souriant.

Il se mit à la besogne et bientôt une flamme pétilla gaîment dans l'âtre. Clairette remplit d'eau une bouilloire qu'elle posa entre les chenets. En un clin d'œil elle eut remis un peu d'ordre dans la chambre, bordé les couvertures, battu les oreillers qu'elle replaçait avec précaution sous la tête du malade.

—Puis-je vous aider à quelque chose? dit Jacques, confus de rester oisif, tandis qu'elle allait et venait, active comme une abeille.

—Merci, voilà qui est fait! déclara-t-elle.

L'eau chantait doucement dans la bouilloire; dès que l'ébullition fut complète, Mlle Fontenac y jeta un paquet de petite centaurée et après quelques minutes d'attente silencieuse décanta l'infusion, la versa dans une tasse, sucrée au préalable, et l'apporta à Charlot qui commençait à grelotter sous l'action de la fièvre. Elle lui soutenait maternellement la nuque tandis qu'il buvait avec une grimace l'amère tisane fébrifuge.

Assis au coin de la cheminée, Jacques suivait les mouvements agiles de Clairette. La lueur vacillante de la bougie mettait en valeur tantôt la taille souple de la jeune fille penchée vers le lit, tantôt le pur et ferme profil aux cils à demi rejoints, aux coins des lèvres malicieusement retroussés. Comme aux saisons de l'adolescence, il la trouvait charmante, et il ne put s'empêcher de manifester son admiration:

—Quelle exquise sœur de charité vous êtes, mademoiselle! Qui donc vous a enseigné l'art de si bien soigner les malades?

—Cela est venu tout seul, répondit-elle... Puis avec une intonation plus grave, elle ajouta:

—Quand on est soi-même dans la peine, on apprend vite à soulager les souffrances des autres...

Ces dernières paroles résonnèrent comme un reproche aux oreilles de Jacques Gerdolle. Il savait trop quel était le principal auteur des chagrins de cette adorable fille; il se souvenait d'avoir eu sa part involontaire dans ces peines auxquelles elle faisait allusion. Il se sentait le cœur plein de compassion et de tendresse, mais il n'osait plus articuler un mot de peur de rouvrir une blessure à peine fermée. De son côté, Clairette repensait à ses lettres d'adolescente, tombées entre les mains du pépiniériste, et mises cruellement sous les yeux de Simon Fontenac. Une rougeur lui montait aux joues et elle craignait de rencontrer les yeux de son interlocuteur. Un silence profond s'appesantit sur eux, un silence oppressif que soudain traversa un soupir échappé des lèvres du jeune homme...

La porte s'ouvrit brusquement, et la Brincarde parut tout essoufflée. C'était une grande femme maigre, maladive et geignarde. Elle se confondit en excuses de s'être attardée si longtemps, mais l'apothicaire n'en finissait pas de cacheter ses drogues.

—Le docteur est venu, interrompit Clairette, comment trouve-t-il votre malade?

—Ni mieux ni pis, mam'selle, il dit que ça sera long... Ah! quel malheur, n'est-ce pas?... Un garçon qui commençait à gagner un peu d'argent... Nous ne sortons d'un tracas que pour tomber dans un autre... La misère grêle sur nous... Heureusement qu'il y a encore de braves gens, mam'selle Fontenac! Qu'est-ce que nous deviendrions sans vous? Que Dieu vous le rende!

Clairette demanda à voir l'ordonnance, expliqua avec soin à la mère les prescriptions médicales, recommanda de les exécuter strictement, puis déclara qu'il se faisait tard et qu'elle était forcée de partir. Elle se recoiffa rapidement, s'enveloppa de sa cape, jeta un coup d'œil sur Charlot qui s'assoupissait et rouvrit la porte. Elle avait déjà mis le pied sur le seuil; Jacques, après avoir glissé vingt francs dans la main de la Brincarde, s'avança à son tour.

—La nuit est très noire, observa-t-il timidement, et vous ne pouvez pas vous aventurer seule dans de mauvais chemins... Permettez-moi de vous accompagner jusqu'à Chanteraine, mademoiselle...

Au sortir de la chambre éclairée, l'obscurité semblait si épaisse que la jeune fille fut prise de peur; elle accepta et ils s'éloignèrent ensemble.

Pendant qu'ils s'attardaient chez les Brincard, une averse était tombée. Maintenant le ciel s'éclaircissait; les étoiles y brillaient d'un éclat phosphorescent; mais la terre détrempée rendait la marche pénible, et l'on risquait de trébucher dans des ornières pleines d'eau. Jacques, le premier, rompit le silence:

—Le sol est glissant et on ne sait où poser les pieds d'aplomb... Ne voulez-vous pas accepter mon bras?

—Merci, la nuit n'est pas aussi noire que je croyais et j'y vois assez pour me diriger... D'ailleurs, je n'ai pas l'habitude de donner le bras, et ça me gênerait plutôt...

Ce refus de Clairette fut suivi d'un nouveau silence. On n'entendait plus que le bruit des pas sur le sentier pierreux, et là-bas, au long de la route d'Orléans, le rythme cahotant des voitures de maraîchers...

—Comment va votre frère? questionna derechef le jeune homme, qui voulait à toute force ranimer l'entretien.

—Très bien... Je le suppose, du moins, car nous ne nous sommes pas vus depuis un mois.

—Il n'habite donc plus avec vous?

—Non, il s'est installé à Paris, dans un petit appartement, rue de Monsieur... Il prétend que c'est nécessaire pour son travail!

L'ironie attristée qui soulignait ces derniers mots frappa le fils du pépiniériste; il regarda Clairette et remarqua, à la lueur des étoiles, le scintillement mouillé de ses yeux bruns:

—Voilà la vie! soupira-t-il: après avoir passé des années côte à côte, intimement serrés l'un contre l'autre, comme des oiseaux dans un nid, on se sépare, on se disperse, et quand on se rencontre plus tard, c'est à peine si l'on se reconnaît... Où est le temps où nous courions tous trois dans les champs moissonnés et où nous causions amicalement à l'ombre des meules?...

Mlle Fontenac secouait la tête:

—A quoi bon remuer ces souvenirs-là?... Ils font penser à trop de choses navrantes... Nous les avons oubliés tous deux, et c'est tant mieux!

—Mademoiselle Clairette, répliqua gravement Jacques en se rapprochant d'elle, puisqu'un hasard nous a ramenés l'un près de l'autre, laissez-moi vous parler à cœur ouvert... D'abord, si notre amitié d'autrefois vous a amené de grands ennuis, croyez-bien que j'ai pâti autant que vous d'être la cause involontaire de vos chagrins. Vos lettres, que j'ai eu le tort de conserver, m'ont été soustraites, et mon père m'a menacé, si j'essayais de vous revoir, de remettre cette correspondance à M. Fontenac...

—Il ne s'est pas gêné pour le faire! interrompit amèrement la jeune fille.

—Oui, et je n'ai connu que plus tard sa trahison... Mon père n'est pas méchant au fond, mais il est emporté et ne sait pas résister aux suggestions de sa colère... C'est ce qui l'a poussé à nuire à M. Fontenac; c'est ce qui vient d'arriver encore à l'occasion de ce malheureux Brincard... J'essaye autant que je peux de remédier aux funestes effets de son humeur vindicative, et j'aurais donné beaucoup pour réparer le mal qu'il vous avait fait... Mais là, j'étais impuissant... Après le procès de la Bièvre, après la plainte en police correctionnelle, je n'osais plus reparaître devant vous... Je comprenais quel devait être votre ressentiment...

—Je n'ai pas de ressentiment... contre vous, du moins, murmura Clairette en baissant la tête.

—J'aurais tant voulu, continua-t-il, vous convaincre que j'étais resté digne de votre affection!... J'étais désespéré que vous puissiez me croire un ennemi... ou un indifférent.

—Indifférent... oui, je l'ai cru longtemps, avoua-t-elle.

—Et aujourd'hui?

—Aujourd'hui, je crois que vous êtes un brave cœur, et je regrette mes jugements téméraires...

—Alors, dit-il encouragé, vous ne vous offenserez pas si je continue mes visites chez les Brincard, et vous me permettrez de m'associer au bien que vous faites à ces pauvres gens?

—J'aurais mauvaise grâce à refuser votre concours, déclara-t-elle en souriant malicieusement, puisque ce serait au préjudice de la Brincarde.

—Est-ce là votre unique raison? insista Jacques d'une voix suppliante; ne me rendrez-vous pas votre amitié?

—Elle ne vous serait guère profitable.

—Qu'en savez-vous?... Elle me réchaufferait comme un rayon de soleil... Ma vie est si terne, si privée d'affection, si froidement solitaire!

—Pas plus que la mienne! balbutia-t-elle avec un soupir.

A ce moment la lune déjà échancrée surgit au-dessus des bois de Verrières; son croissant baigna de molles clartés les prairies de la Bièvre et fit luire les toits humides des maisons éparses. Jacques et Clairette descendaient plus lentement le sentier qui dévalait vers la grande route. Ils savouraient la joie intérieure qui leur gonflait la poitrine et les empêchait de parler. Il leur semblait que, comme la lune émergeant à l'horizon, le jeune amour d'autrefois remontait en eux et les inondait de sa blonde lumière.

—Alors... amis? demanda timidement Jacques, quand ils se trouvèrent à l'entrée de l'avenue des platanes.

—Soit! chuchota très bas Clairette, à condition que vous ne m'accompagnerez pas plus loin...

—Je vous obéis, répondit-il, mais je ne rentrerai qu'après vous avoir vue en sûreté derrière la grille de Chanteraine...

Il lui tendait une main que Clairette serra hâtivement, puis, avec plus de hâte encore, elle gagna le fond de l'avenue et disparut derrière la porte vivement refermée.

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