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Chanteraine

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II

LA boutique qu'Alfred Février exploitait rue de Rennes, de compte à demi avec Mme Alicia Miroufle, ne ressemblait en rien aux aristocratiques magasins de curiosités des rues de Châteaudun ou de Lafayette. Elle ne brillait ni par le luxe de la devanture ni par le confort de l'installation. Une porte vitrée à un seul battant donnait tout de go accès dans un rez-de-chaussée, plus long que large, séparé, par une mince cloison, d'une sorte d'arrière-boutique où il fallait allumer le gaz en plein jour. Sur la rue, une simple fenêtre aménagée pour l'exhibition des bibelots, complétait l'étroite façade. L'éclairage du dedans était singulièrement diminué par un fragment de verrière gothique qui masquait le châssis supérieur de la porte, et par l'étalage de la vitrine, où s'étageaient des faïences, des cuivres et des étains, et où pendaient, en guise de rideaux, des bandes de broderies anciennes et des coupons de dentelles roussies. A l'intérieur s'entassaient, dans un mystérieux clair-obscur, un bric-à-brac de vieux meubles:—commodes et chiffonniers Louis XV et Louis XVI, glaces surmontées de trumeaux peints, panières et maies provençales, lits bretons, étagères encombrées de plats de Rouen, de buires de Nevers et de plaques de Moustiers. Des verdures de Flandre tapissaient les murs et, au plafond, se balançaient d'antiques ustensiles de cuivre: chaudrons armoriés, lampes juives, lustres hollandais, lanternes de Venise. Dans tout cela, il y avait beaucoup de vieux neuf et d'objets habilement truqués; mais on remarquait aussi quelques belles pièces authentiques. Lorsque, vers cinq heures de l'après-midi, le soleil déclinant filtrait à travers le vitrail de la porte d'entrée et promenait d'obliques rayons sur ce fouillis, des éclaboussures de lumière jaillissaient çà et là, mettant en valeur les ciselures d'une curieuse fontaine Renaissance, l'émail fleuri et ajouré d'une faïence de Niederviller ou bien les délicates sculptures d'une armoire normande. Février, qui se piquait d'un certain goût artiste, décorait, suivant la saison, les flancs d'une majolique italienne avec des géraniums rouges, des lys ou une gerbe de mimosas, et la jeunesse des floraisons vivaces faisait ressortir les grâces fanées, les couleurs éteintes de ces reliques du temps passé. En dépit de son manque de confort et de son désordre, cette obscure boutique de la rue de Rennes était fréquentée par de fidèles amateurs, parce que, aidé de l'expérience et des conseils de Mme Miroufle, Février s'était fait une spécialité des vieilles dentelles et des mousselines brodées à la main par nos patientes aïeules.

Ce jour-là,—un tiède après-midi de la Chandeleur,—le marchand de curiosités se trouvait précisément en conciliabule avec Alicia. L'ex-modiste avait profité du temps sec et du soleil pour quitter l'avenue de Chanteraine et entretenir son associé d'une opération financière qui lui tenait au cœur. Elle était escortée de sa nièce, Nine Dupressoir, et, afin de pouvoir causer tranquillement, le trio s'était retiré dans l'arrière-boutique, uniquement meublée d'un fauteuil Louis XV à l'étoffe éraillée, d'un petit bureau de marqueterie et d'un cartonnier. Trois personnes avaient peine à s'y blottir. Courtoisement, Février avait cédé le fauteuil à Mme Alicia et demeurait debout, accoudé au cartonnier, en face de Nine Dupressoir, qui dissimulait mal le profond ennui provoqué par cette conversation d'affaires. Le papillon de gaz, allumé pour la circonstance, jetait une lueur falote sur ces trois visages aux expressions différentes; il semait de mouvantes touches de lumière sur les yeux ardoisés de Février et sur ses moustaches de chat fâché; il laissait dans une discrète pénombre le savant maquillage d'Alicia, et caressait complaisamment la taille encore maigrelette, la peau blanche et les traits mignons de la nièce. Nine Dupressoir avait vingt ans passés, une mine benoîte de chattemite, des bandeaux noirs plaqués sur les tempes. Ses yeux, qu'elle tenait volontiers baissés, coulaient sournoisement, à travers l'épaisseur des cils, un regard futé, dont l'apparente ingénuité était corrigée par le provocant sourire d'une bouche rose aux coins retroussés. Elle avait l'air d'un ange qui rêve à des fredaines.

Mme Miroufle lisait, à l'aide d'un face-à-main d'écaille, une note rédigée par Février.

—Mon cher Alfred, interrogea-t-elle après avoir achevé sa lecture, vous êtes sûr que votre emprunteur offre toutes les garanties désirables?

—Absolument sûr... Il est majeur et il a un oncle très calé, d'une santé déplorable, qui a testé en sa faveur.

—On peut toujours révoquer un testament, objecta la dame en hochant la tête; mais qui ne risque rien n'a rien; je consens donc à prêter, sur billet, les huit mille francs demandés, aux conditions ordinaires: moitié en espèces, moitié en meubles et objets d'art garantis sur facture... Ce sera l'occasion de nous défaire du bureau Louis XVI et des candélabres Empire dont l'authenticité est douteuse...

—Parfaitement, j'y avais déjà songé... Quand pourrai-je toucher la somme?

—Un instant, ce n'est pas tout... Je désire que le prêt ne soit fait que pour un an, parce qu'à cette époque, j'aurai besoin de mon argent pour établir ma nièce, que je compte faire entrer comme associée dans une solide maison de confections.

—Mlle Nine est donc sortie de pension?

—Oui, et je l'ai placée, en attendant, chez la dame qui m'a succédé, afin qu'elle s'initie au commerce et devienne une bonne acheteuse et une bonne vendeuse...

—Oh! déclara Février en lançant une œillade de connaisseur vers la future commerçante, Mlle Nine a tout ce qu'il faut pour réussir... Jolie comme elle est, les clientes ne lui manqueront pas... ni même les clients...

—Taisez-vous, mauvais garnement!... Heureusement, Nine est trop innocente pour comprendre vos sous-entendus... Elle a été sévèrement élevée, elle est sage et j'en répondrais comme de moi...

Tandis que Février, avec une nuance d'ironie, affirmait qu'il en était convaincu, et tandis que Nine jugeait à propos de baisser chastement les yeux, on entendit résonner le timbre de la porte de la rue. Le marchand de curiosités s'avança sur le seuil de l'arrière-boutique et aperçut Armand de la Guêpie, accompagné de Landry Fontenac.

Comme on l'a vu, le Traquet s'attendrissait facilement; une fois ému, les promesses ne lui coûtaient rien et les bonnes intentions poussaient en son cœur aussi dru que des champignons après une pluie d'été. Il était merveilleusement impressionnable; mais ses impressions avaient la fluidité des caractères écrits sur une eau courante: elles se dissolvaient et s'effaçaient à mesure. Tout d'abord, il s'était efforcé de prouver à Clairette qu'il voulait tenir sa parole. Dès le lendemain, il avait pris sa première inscription et s'était fait envoyer, à Chanteraine, un paquet de livres de droit qu'il étalait avec ostentation sur sa table de travail; il suivait assidûment les cours de première année, et sa sœur le surprenait parfois en train de feuilleter le Code civil et les Institutes. Son zèle brûla pendant huit jours; mais, le neuvième, ce beau feu de paille s'éteignit à la première ondée.

Un matin, en arrivant à l'école, il lut une pancarte annonçant que le professeur, indisposé, ajournait son cours. Cette déconvenue l'affligea médiocrement, car il commençait à se lasser de son étonnante sagesse. Il alla prendre l'air du boulevard Saint-Michel, flâna nonchalamment à travers le Luxembourg; puis, se trouvant à deux pas de la rue Madame et midi venant à sonner, il s'avisa qu'il serait convenable de rendre visite à sa mère et de lui demander à déjeuner. Naturellement, Gabrielle de Cormery le reçut comme l'Enfant prodigue et tua le veau gras pour le fêter. Du coup, les belles intentions s'éparpillèrent, ainsi que les perles d'un collier brisé.—Au dessert, La Guêpie survint, se récria sur l'heureuse rencontre, proposa à son jeune ami de l'emmener au Bois et, pendant la promenade, acheva d'embobeliner Landry en le faisant luncher au Pavillon d'Armenonville. Le Traquet trouva cet emploi de la journée beaucoup plus réjouissant que l'assistance a de fastidieux commentaires sur les Institutes. Il retourna fréquemment rue Madame et se laissa docilement initier, par La Guêpie, aux distractions de la vie parisienne.

De tout temps il avait été en admiration devant son nouvel ami. Armand de La Guêpie lui apparaissait comme le parangon de l'élégance, le prototype de l'homme du monde et du parfait gentilhomme. Il était fier d'être traité par lui sur le pied de l'intimité et de se mouvoir dans son rayonnement. Quant au bel Armand, il éprouvait une maligne joie à façonner à son image ce jouvenceau qui montrait de si bonnes dispositions, et à se constituer son professeur de plaisir.

—Mon cher, lui déclarait-il, le droit ne vous mènera à rien; au bout de trois ou quatre ans d'études assommantes, vous arriverez à grossir la foule des avocats sans cause, la belle avance!... Vous userez vos fonds de pantalon et vous gâcherez vos années de jeunesse à vous remplir le cerveau de phrases creuses et de formules de chicane; mais vous ne saurez rien de la vie. L'important, à l'époque où nous sommes, est de voir le monde, de s'y créer des relations avantageuses et d'y acquérir l'expérience des hommes. Laissez-moi faire, et, en moins d'un an, je vous en apprendrai plus sur ce point que tous les bavards de la Faculté.

Le Traquet le laissait faire et Armand le traînait partout dans «son monde»: à son Cercle, à l'Hôtel des Ventes, chez les marchands de tableaux et les amateurs de bibelots. Ce fut ainsi que, par cet après-midi de la Chandeleur, il pénétra, avec son élève, dans la boutique de la rue de Rennes.

—Bonjour, monsieur de la Guêpie, dit Février, en saluant obséquieusement le collectionneur; vous êtes bien aimable de m'honorer d'une petite visite.

—Je passais devant chez vous, répondit négligemment le visiteur, et je suis entré pour savoir si, dans vos derniers lots achetés rue Drouot, vous n'auriez pas quelque toile intéressante ou quelque estampe du dix-huitième.

—Non, je n'ai rien qui soit digne de vous... sauf, peut-être, un beau cuivre du quinzième, que j'ai acquis dans une collection particulière... Tenez, ajouta-t-il en allant chercher, sur une étagère, un plat de cuivre jaune repoussé et ciselé, regardez-moi ça... Est-ce une perfection comme travail? Et pas une tache! Une fleur de relief, une fraîcheur d'exécution!... On dirait que ça sort battant neuf de l'atelier...

La Guêpie examina le plat d'un clin d'œil et, le reposant dédaigneusement sur une table:

—Trop neuf, même, murmura-t-il... C'est «la grappe de Chanaan»; à l'heure qu'il est, j'en connais dix exemplaires, chez les marchands de curiosités... Un truquage assez habilement exécuté, mais qu'on ne montre pas à un vieux singe comme moi, mon bon!... Mon jeune ami que voici ne s'y tromperait même point!

Et, comme Février regardait plus attentivement Landry, La Guêpie le nomma:

—M. Landry Fontenac, un de mes élèves; il a de qui tenir... Il est le petit-fils de Noël Fontenac, un vieux collectionneur qui possédait la «monstrance d'Orval» et la fameuse pendule du roi Stanislas... Deux merveilles que Noël a si bien serrées dans un coin de sa maison qu'on ne les retrouve plus... Mais, le jour où nous mettrons la main dessus, il y aura du bruit dans Landerneau, je vous en réponds!...

Février renouvela son salut obséquieux et répliqua:

—J'ai connu de réputation Noël Fontenac, et j'ai connu aussi monsieur quand il était gamin... Seulement il a tellement changé à son avantage que je ne l'aurais pas remis...

Du fond de l'arrière-boutique, Mme Alicia prêtait l'oreille à cette conversation. Quand elle entendit le nom de Fontenac, elle n'hésita plus à se montrer. Poussant devant elle sa nièce, elle esquissa une révérence et coula une œillade aguichante aux deux visiteurs.

Février crut devoir procéder aux présentations:

—M. de la Guêpie et M. Landry Fontenac... Mme Alicia Miroufle et sa nièce.

—Oh! dit l'ancienne modiste, nous voilà en pays de connaissance... M. Landry est mon plus proche voisin, et, moi aussi, je l'ai connu tout enfant.

La Guêpie s'était incliné légèrement; le Traquet, peu enchanté de la rencontre, allait répondre par un salut glacial, quand ses regards tombèrent sur Nine Dupressoir.

Au milieu des vieilleries entassées dans le magasin de bric-à-brac, la joliesse et la verdeur printanière de la nièce d'Alicia donnaient une sensation de grâce et d'inattendu, analogue à celle du lys tigré, planté, par les soins de Février, dans une antique jardinière, et dont la hampe épanouie s'élançait des flancs du vase de majolique. Reflétées par une glace à trumeau accrochée au mur, la sveltesse et la blancheur de la jeune fille s'appariaient à la candide floraison des pétales retroussés du lys. Ses yeux, d'un bleu foncé, luisaient entre les cils noirs, se fixaient avec un sourire sur Landry Fontenac et le dégelaient totalement. Mme Alicia s'aperçut de la transformation opérée par ce regard câlin. Sa rancune contre les gens de Chanteraine s'était conservée très vivace, et l'idée lui vint de se venger sur le Traquet des dédains de feu Simon Fontenac et des airs méprisants de Clairette.

—Je suis comme M. Février, poursuivit-elle en minaudant, et j'aurais eu peine à remettre M. Fontenac, tant il a grandi et embelli.

Landry, en effet, était sorti de l'âge ingrat. Ses membres grêles avaient pris de la force, ses épaules s'étaient élargies, ses mouvements s'étaient assouplis. Ses cheveux châtains frisottaient autour de son front blanc; ses yeux hardis et clairs pétillaient de malice, et une jeune moustache ombrageait sa bouche espiègle. Le tailleur de La Guêpie lui avait confectionné des vêtements d'une coupe irréprochable, qui mettaient en valeur sa taille menue et élégante. Le deuil qu'il portait assourdissait sa vivacité d'écureuil et lui donnait une gravité distinguée. Les compliments d'Alicia flattèrent sa vanité et adoucirent son humeur.

—Moi non plus, madame, répondit-il, je ne vous ai pas oubliée, et je me souviens d'avoir été au catéchisme avec Mlle Nine...

—Il ne tiendra qu'à vous de renouveler connaissance, se hâta d'insinuer Alicia... Je reçois quelques amis tous les dimanches et je serais ravie si vous vouliez vous joindre à eux en voisin... Oh! ajouta-t-elle en saisissant au vol un geste contristé du Traquet, je sais quel malheur vous a frappé et j'ai pris, croyez-le bien, une vive part à votre affliction... Aussi n'insisterais-je pas s'il s'agissait d'une soirée à grand tralala; lorsqu'on a perdu un être aimé, on n'a guère le cœur à s'amuser... Moi-même, à l'heure qu'il est, quand je pense à la mort de mon pauvre Miroufle, je me sens encore du noir dans l'âme... Mais vous êtes jeune et vous avez besoin de quelques distractions... Venez dimanche prochain, nous serons en tout petit comité... N'est-ce pas, Nine?

—Assurément, affirma la nièce. Vous viendrez comme vous voudrez, monsieur Landry, en veston, sans la moindre cérémonie, et nous ferons ensemble une partie de causette qui nous rappellera le temps du catéchisme...

Elle assaisonna son invitation d'une œillade caressante qui acheva de séduire le Traquet. Il échangea un sourire avec l'ingénue et, sans plus de réflexion, s'engagea pour le premier dimanche.

—A la bonne heure! s'écria l'ancienne modiste.

Puis, avec une nouvelle révérence, se tournant vers La Guêpie:

—Et si, hasarda-t-elle, monsieur daignait vous accompagner, nous serions tout à fait enchantées...

—Mais avec plaisir, chère madame, repartit, de son ton de pince-sans-rire, le collectionneur que ce manège amusait; j'ai précisément, dimanche, une heure à perdre, et je serai heureux de la passer chez vous, avec mon bon ami Fontenac...

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