Chanteraine
SOUS la tonnelle de houblons du pépiniériste, Février et Cyrille Gerdolle se rafraîchissaient en vidant une bouteille de vin blanc. On était en pleine canicule; le soleil de juillet tombait en rayons brûlants du haut d'un ciel implacablement bleu; d'insupportables vols de mouches bourdonnaient parmi les feuilles alanguies; le long des plates-bandes grillées, des sauterelles bruissaient, stridentes; l'air qu'on respirait semblait sortir de la gueule d'un four.
—Hein, mon vieux, ça chauffe! disait le marchand de curiosités en lapant à petites gorgées le contenu de son verre; on passerait volontiers sa journée au fond d'une cave.
—Oui, approuvait Gerdolle, c'est un temps qui donne la flemme; heureusement, nous autres, nous sommes en morte-saison.
—Moi aussi, déclara Février; il n'y a plus personne dans Paris et je ne vendais pas même pour mes frais de déplacement... Ma foi, j'ai clos la boutique et j'ai collé, sur les volets de la devanture, un carré de papier: «Fermé pour cause de voyage.» Je ne rouvrirai, comme l'Odéon, qu'au 1er octobre...
—Où iras-tu? demanda le pépiniériste, goguenard; aux bains de mer?
—Pourquoi pas?... Mme Miroufle est au Tréport et elle m'a invité... Peut-être irai-je l'y voir!
—Alors, tout le monde file; l'avenue deviendra un désert... Il n'y restera plus que moi et les gens de Chanteraine.
—A propos de Chanteraine, observa Février en goguenardant à son tour, ton fameux plan a raté et tu n'as pas réussi à faire déguerpir les Fontenac... Te voilà refait, mon camarade, et tu as tiré les marrons du feu pour la commune!
—Qu'en sais-tu? grommela Cyrille en se hérissant; patience, rira bien qui rira le dernier!... Feu Fontenac n'a pas laissé une grosse fortune, et j'ai en idée que la maison sera bientôt trop lourde pour les épaules des héritiers: la fille n'entend rien aux affaires; quant au garçon, c'est un fainéant qui aura vite fricassé sa part d'héritage.
—Oui, le jeune drôle a un furieux appétit de plaisir et il est entre les mains d'une petite personne qui le mènera bon train... Mais pour ce qui est de la fortune, ajouta Février, tu pourrais bien te tromper, mon vieux... J'ai ouï dire, à des connaisseurs sérieux, que le grand-père Fontenac possédait, dans sa collection d'objets d'art, deux pièces rarissimes, qui vaudraient à elles seules, au bas mot, plus de deux cent mille francs à l'Hôtel des Ventes. Par conséquent, la succession serait beaucoup plus considérable que tu ne le crois... Seulement...
—Seulement? répéta Gerdolle, dont les petits yeux roux s'allumèrent.
—Seulement, voilà le hic... L'aïeul Fontenac, qui était méfiant, a si bien caché les objets en question qu'on ne peut plus les retrouver et qu'on les cherche encore...
—Vraiment! reprit le pépiniériste en affectant un air détaché... L'ancien les aura peut-être tout bonnement lavés...
—Je ne crois pas... On ne lave point de pareilles pièces sans que ça fasse du bruit... Dans le monde de la curiosité tout se sait, et, après informations prises près des gens du métier, personne ne se souvient d'une vente de cette importance...
—Après tout, je m'en fiche, repartit Gerdolle avec indifférence, j'ai d'autres chiens à fouetter... Encore un verre, mon vieux, et bon voyage, si tu vas à la mer!... Quant à moi, je te quitte pour mettre mes écritures à jour...
Ils se séparèrent là-dessus et, après que le brocanteur eut disparu dans l'avenue, le pépiniériste, debout sous l'arceau de la tonnelle, resta longtemps pensif, sans se soucier du soleil qui tapait d'aplomb sur son chapeau de paille...
Il n'avait pas perdu un mot des propos tenus par Février et les avait précieusement emmagasinés dans l'arrière-fond de son cerveau. Maintenant, il se délectait à les y rouler et à les faire tinter comme autant de rares pièces d'or.
—Ha! ha! se pourpensait-il, deux objets d'art valant, au bas mot, deux cent mille francs!... Bonne affaire!... Et ils sont introuvables, on ignore ce qu'ils sont devenus et on les cherche encore?... On les cherchera longtemps! Je le sais, moi, où ils sont!... Ils dorment tranquillement sous le cerisier de Chanteraine!... C'est à présent qu'il va falloir mettre les fers au feu et jouer serré.
Machinalement, il avait enfilé la grande allée de poiriers en quenouille qui aboutissait au pied du mur séparant son clos du jardin Fontenac. En dépit de la chaleur caniculaire, il allait et venait, la tête dans les épaules, l'esprit affairé à chercher un moyen de remettre l'affaire sur pied.
—Il faut, se disait-il, il faut que Chanteraine soit à moi... J'y emploierai le vert et le sec... J'ai été un sot de lâcher à Simon Fontenac les lettres de sa fille... Si je les avais encore en mains, je pourrais m'en servir pour rendre la demoiselle moins rétive... Quant au garçon, j'en viendrai facilement à bout... Il mène joyeuse vie, il a donc besoin d'argent et il ne rechignerait pas à palper une forte somme en belles espèces sonnantes... Seulement, voilà le diable: il est encore mineur...
Il en était là de sa méditation, quand il entendit un bruit de pas et aperçut son fils qui débouchait de l'avenue.
Jacques Gerdolle revenait d'un château des environs de Longjumeau, dont il était chargé de dessiner les jardins. Le tramway d'Arpajon l'avait déposé à Berny et il rentrait au logis pour l'heure du déjeuner. Il ne paraissait pas trop éprouvé par la grande chaleur. A l'abri d'un chapeau de paille à larges bords, son visage au teint mat, ambré par le hâle, ne portait aucune trace de fatigue; à peine une faible moiteur perlait sur les tempes. Dans un complet d'étoffe légère, son corps robuste et souple se mouvait librement. En le voyant, d'un pas ferme et comme rythmé, se diriger vers le vestibule, le père Gerdolle eut un mouvement d'orgueil. Il s'étonnait presque d'avoir procréé ce rejeton bien râblé, ce mâle à la tournure aisée et élégante. Tandis que ce sentiment de fierté lui faisait relever la tête, une soudaine inspiration lui illumina le cerveau.
—C'est ce beau gars-là, songea-t-il, qui, mieux que toutes mes manigances, aura raison des résistances de Mlle Fontenac...
Et il résolut d'avoir ce matin même, avec son fils, une explication à ce sujet.
Seulement, la matière était délicate et le pépiniériste ne savait trop comment s'y prendre pour entamer la conversation. Le temps était loin où il traitait son fils en petit garçon et où il lui intimait sèchement ses ordres. Depuis que Jacques était devenu un maître en l'art du jardinier-paysagiste, la situation s'était modifiée totalement. Les rapides succès du jeune homme, l'estime où le tenaient ses confrères, la clientèle toujours croissante et les honoraires toujours grossissants, imposaient au père Gerdolle une crainte respectueuse. Il adoucissait, maintenant, son humeur despotique et n'osait plus se permettre, avec Jacques, ses coups de boutoir habituels.
—Le garçon a la bouche tendre, se disait-il; si je tire trop sur le mors, il se cabrera et m'enverra coucher... Mais il a aussi le cœur tendre et il donne volontiers dans la sensiblerie; c'est par là qu'il faudra l'attaquer... N'importe! ce ne sera pas une besogne commode et j'en ai chaud aux oreilles rien que d'y penser... Bah! qui ne risque rien n'a rien; je vais tout de même essayer...
Tandis que Jacques montait chez lui pour se plonger la tête dans l'eau froide et se vêtir plus à l'aise, Gerdolle descendit à la cave et en revint avec deux bouteilles d'un vieux vin de Touraine. Peu après, le père et le fils se retrouvèrent autour de la table servie. Le jeune homme mangeait de grand appétit et causait gaiement des choses de son métier. Il était content de ses travaux, expliquait ses plans au pépiniériste et le consultait sur le choix des arbres et arbustes dont il voulait décorer les massifs de sa nouvelle création. Cyrille, le voyant en si belles dispositions, jugea que le moment était venu de commencer l'attaque. Au dessert, il déboucha une bouteille de chinon, emplit deux verres à patte et, heurtant le sien contre celui de sa progéniture:
—Ton jardin sera un chef-d'œuvre, affirma-t-il de sa voix la plus aimable, et tout le monde t'en fera des compliments... Mon garçon, je bois à ta réussite!
Jacques jeta un coup d'œil sur les verres à liqueur, et cet extra le mit en défiance. Il était fin et connaissait de longue date le coup de la vieille bouteille, destiné à enfoncer les clients.
—Ho! ho! répliqua-t-il, du vin de derrière les fagots!... Papa, je parie que tu as quelque chose à me demander, ou quelque tour à te faire pardonner!
Gerdolle, comprenant que la mèche était déjà éventée, se décida à jouer la franchise et à abattre ses cartes.
—Fouinard! repartit-il en riant, tu la connais dans les coins et tu ne te laisses pas enjôler... Eh bien! oui, tu as deviné; j'ai en tête une affaire qui nous intéresse tous deux et au sujet de laquelle je tiens à m'expliquer avec toi...
Il but une lampée de vin de Chinon, s'accouda à la table et poursuivit, en regardant Jacques droit dans les yeux:
—Voici!... Tu as bien mené ta barque et tu es arrivé de bonne heure à une belle situation où tu gagnes ce que tu veux... Aujourd'hui que tu as le vent en poupe tu devrais te marier.
—Je te vois venir, répondit Jacques en riant, tu as un parti à me proposer... Mon Dieu, il est possible qu'un jour je songe à m'établir. Le mariage, en principe, ne me répugne point; mais j'entends choisir ma femme moi-même, suivre mon goût et non celui des autres, ne pas prendre, les yeux fermés, un laideron ou une dinde quelconque qu'on tentera de me colloquer parce qu'elle aura une grosse dot...
—Ne crie pas comme les anguilles de Melun, avant de savoir à quelle sauce tu seras accommodé, riposta le pépiniériste en haussant les épaules; il ne s'agit ni d'une laide ni d'une dinde... La fille dont je te parle est une jeune personne suffisamment riche, bien éduquée, bien espritée, fort jolie... enfin, pour laquelle tu as eu un tendre autrefois... Bref, c'est ton ancienne bonne amie, Mlle Clairette Fontenac, notre voisine...
Au nom de Clairette, Jacques eut un haut-le-corps; son front se plissa et sa physionomie enjouée se rembrunit.
—Je t'en prie, interrompit-il gravement, restons-en là!... Tu devrais être le dernier à penser à Mlle Fontenac, après ce qui s'est passé entre toi et son père!...
—De quoi? de quoi?... Nous avons échangé quelques mots un peu vifs, voilà-t-il pas une affaire?...
—Tu as la mémoire courte, reprit Jacques amèrement; tu oublies que tu as traîné Simon Fontenac en police correctionnelle et que tes agissements ont amené, dit-on, la maladie qui l'a emporté... Une fille ne pardonne pas ça, et Mlle Clairette, telle que je l'ai connue, doit nous en vouloir cruellement.
—Fais donc pas l'âne! se récria cyniquement Gerdolle; une fille qui t'écrivait les lettres que j'ai lues était bigrement férue d'amour, et les amoureux pardonnent bien des choses.
—Puisque tu fais allusion à ces lettres que tu t'es si peu correctement appropriées, riposta sévèrement le jeune homme, aie donc l'obligeance de me dire ce qu'elles sont devenues.
—J'ai eu la bêtise de les remettre au père Fontenac... Ce qui prouve, du moins, que je ne suis pas un méchant homme...
Jacques ne put retenir un mouvement d'indignation.
—Et tu t'imagines que, dans des conditions pareilles, j'oserais me représenter devant Mlle Fontenac? s'exclama-t-il tristement.
—Bah! je te fournirai un moyen de renouer avec elle... J'ai envie d'acheter Chanteraine... La propriété est trop frayante pour cette jeune fille, et à moi elle irait comme un gant... Tu te présenteras chez les Fontenac en mon nom et tu leur transmettras mes propositions, qui sont très acceptables... Quand vous vous serez revus et expliqués, le petit Dieu malin reprendra ses droits et vous serez vite accordés.
Jacques s'était brusquement levé; une expression de dégoût crispait ses lèvres.
—Nous n'avons pas, déclara-t-il brièvement, la même manière d'envisager les questions de conscience et de délicatesse. Ne compte pas sur moi pour t'aider à acquérir Chanteraine, car, au fond, c'est tout ce que tu désires et tu ne te soucies ni de mes sentiments ni de ceux de Mlle Clairette... Brisons là, je ne suis pas ton homme!
—Oui-da, tu la fais à la délicatesse! grogna Gerdolle, furieux; non, tu n'es pas mon homme!... Sais-tu ce que tu es?... Un mauvais fils qui paie d'ingratitude tous les sacrifices que je me suis imposés... Tu ne veux pas me servir?... C'est bon, j'emploierai d'autres moyens pour en venir à mes fins et forcer ton amoureuse à vendre... Car je veux Chanteraine, et je l'aurai!
—Un seul mot encore, dit énergiquement Jacques; si tu cherches à troubler le repos de Mlle Fontenac, nous nous brouillerons à jamais. Ceci bien entendu, je m'en vais, car je finirais par manquer au respect que je te dois!...
VI
SI Mlle Nine Dupressoir n'aimait ni les parties de campagne, ni le théâtre, ni les soupers au cabaret, en revanche elle était très pratique et montrait un goût fort vif pour les bijoux enrichis de pierres fines ayant une valeur marchande. Lorsque Landry Fontenac, dans les premiers feux de la lune de miel, lui apportait une gerbe de fleurs rares ou insistait pour l'emmener dîner dans un restaurant à la mode, elle prenait des airs de petite personne raisonnable, le grondait au sujet de ses folies et lui défendait de recommencer.
—Vous vous conduisez comme un gosse, lui disait-elle; à quoi bon me payer des fleurs chères, qui seront fanées demain, ou des dîners qui vous coûteront les yeux de la tête?... Je ne suis pas dépensière, moi, et je préfère manger dans une guinguette... Si vous voulez me faire une gentillesse, eh bien! au lieu de vous ruiner chez les fleuristes et les gargotiers, donnez-moi une bague ou des boutons d'oreilles, qui seront au moins de durables souvenirs de notre amitié...
De cette façon, au lieu d'une gracieuseté d'un ou de deux louis, l'étudiant déboursait mille à douze cents francs chez le bijoutier. A ce train-là, ses trois mille francs de revenu ne le menèrent pas loin, comme on pense; mais il était si ébloui et si énamouré qu'il ne s'embarrassait pas du lendemain. Flatté de sa bonne fortune, et tout allumé par les câlineries de Nine, il s'endettait insoucieusement chez ses fournisseurs. Il aurait même écorné avec entrain son capital s'il n'avait eu affaire à un curateur honnête homme, qui restait sourd à ses insinuations. Il se rabattait alors sur Clairette qui se laissait prendre à ses belles promesses de travail et lui avançait un peu d'argent, ou bien il s'adressait à sa mère qui, pour le garder auprès d'elle, lui octroyait de temps à autre quelques subsides. Grâce à ces expédients, il put passer joyeusement une partie de l'été; il s'était installé dans un hôtel meublé, et il demeurait des quinzaines entières sans rentrer à Chanteraine. Pour justifier ces absences prolongées, il écrivait à sa sœur qu'il était retenu à Paris par la préparation de son premier examen, dont la date approchait:—son répétiteur ne pouvait, disait-il, lui donner des leçons que fort avant dans la soirée, et il partageait la chambre d'un copain avec lequel il piochait les matières difficiles de cette épreuve imminente. Les mensonges ne lui coûtaient rien et il les tournait si joliment, en les entremêlant de tendres effusions fraternelles, que Clairette y était prise. A la longue, cependant, ce manège lui parut suspect; elle voulut en avoir le cœur net. Un matin, elle monta dans le train et s'en alla directement au secrétariat de l'École de droit. Là, on lui déclara que l'étudiant Fontenac n'avait pris qu'une inscription—la première—et que, depuis lors, on ne l'avait jamais revu à la Faculté. Très inquiète, elle courut chez le curateur de Landry, qui la mit au courant des démarches tentées par le jouvenceau pour être autorisé à aliéner une portion de son capital.
—Je soupçonne votre frère, ajouta ce magistrat, ancien ami de Simon Fontenac, d'avoir plus de goût pour le plaisir que pour l'étude du Code et je vous engage à le surveiller de très près.
Elle se fit conduire à l'hôtel meublé dont le Traquet lui avait forcément donné l'adresse: Landry était absent. Alors, profondément déçue et dépitée de s'être laissé leurrer, elle reprit le chemin de fer et rentra chez elle, avec la ferme résolution de trancher dans le vif et de mander le coupable à Chanteraine pour lui laver la tête.
Précisément, ce même matin, le Traquet se leva tôt, contre son habitude, et d'assez maussade humeur. Il se trouvait fort désargenté et, de plus, il était en froid avec Nine. Quelques jours auparavant, l'ingénue avait eu la fantaisie d'un de ces «souvenirs durables» qu'elle préférait aux fleurs et aux friandises:—un bracelet de turquoises convoité à l'étalage d'un bijoutier du Palais-Royal... A quoi Landry, souffrant de cette maladie que Panurge nommait «faulte d'argent», avait répondu par de vagues promesses et ajourné le cadeau à une époque plus fortunée. Nine avait manifesté son désappointement par une attitude glacialement digne: elle boudait et, pour mieux marquer sa bouderie, elle s'était empressée d'annoncer qu'elle profiterait de la morte-saison, dès le lendemain, pour accompagner sa tante au Tréport:
—Nous y resterons jusqu'à la fin de septembre, avait-elle ajouté, cela vous reposera de moi... Si, pourtant, le cœur vous en dit, libre à vous de nous y rejoindre...
Elle était partie, en effet, avec Mme Alicia, et le pauvre amoureux, dont cette fuite attisait la juvénile passion, grillait déjà de courir après la cruelle.
Seulement, le voyage et les frais de séjour représentaient la mise en circulation d'une somme assez ronde; en outre, Landry, sous peine de passer pour un pleutre, ne pouvait décemment reparaître devant Nine sans avoir en poche les turquoises désirées. Or, son porte-monnaie était à sec, et il ne savait à quel généreux bailleur de fonds s'adresser:—sa mère faisait une saison à Vichy et Armand de la Guêpie villégiaturait chez des amis. Tout en vaguant mélancoliquement sous les marronniers déjà roussis du Luxembourg, Landry cherchait en vain d'ingénieuses combinaisons pour se procurer la «galette» indispensable. De guerre lasse, enfin, il se résignait à essayer d'attendrir Clairette, sauf à recevoir une giboulée de reproches. Après un très frugal déjeuner dans une brasserie du voisinage, il se dirigea courageusement vers la gare de Limours.
—La sermonnade est certaine, songeait-il en prenant son billet pour Berny, l'argent est plus hypothétique... Ma foi, tant pis, je risque le paquet!...
La grille de Chanteraine lui fut ouverte par Monique, dont la mine bougonne n'avait rien d'engageant. Comme il demandait si sa sœur était au logis, la servante répondit par un grognement affirmatif.
—Hum! pensa-t-il en montant l'escalier, la mine revêche de la vieille ne me dit rien qui vaille et le temps doit être à l'orage!
Néanmoins, il se présenta, d'un air guilleret, dans la chambre où Clairette allait et venait, tout émue encore des pénibles déceptions rapportées de Paris:
—Bonjour, petite sœur, comment va?
La jeune fille se retourna brusquement et aperçut devant elle celui qui était l'objet de ses tempétueuses méditations.
—Ah! c'est vous? murmura-t-elle, indignée.
—Vous?... Ho! ho! se récria l'étudiant, quel crime ai-je donc commis pour mériter ce vouvoiement?
—Assez d'hypocrisie! répliqua impétueusement Clairette, je suis fixée sur votre compte, et vous me dégoûtez!
—C'est épatant! protesta Landry avec aplomb... Peut-on savoir, du moins, quels sont mes torts?
—Interrogez votre conscience, s'il vous en reste encore, et elle vous répondra... Vous m'avez trompée de toutes les façons; dans les lettres que vous m'écriviez, il n'y avait pas un mot de vrai!... Vos histoires de répétiteur, mensonge; vos préparations aux examens, mensonge... Vous ne faites rien!... Je suis allée à la Faculté: vous n'y mettez plus les pieds... Depuis un an vous n'y avez pris qu'une inscription: la première... Osez donc me soutenir le contraire!...
Le Traquet comprit que son mauvais cas n'était pas niable; mais, se ressaisissant très vite, il fit volte-face avec sa souple agilité d'écureuil:
—Eh bien! oui, j'ai menti... mais j'avais mes raisons pour ça!... Si je t'ai posé une blague, c'était par égard pour toi, afin de ne pas t'ôter trop brusquement tes illusions... La vraie vérité, la voici: Dans dix-huit mois, je serai appelé sous les drapeaux... Pour ne servir qu'un an, il me faudra, dans un certain délai, justifier d'un parchemin de docteur en droit... Or, je n'ai aucun goût pour la chicane, j'ai même la conviction que je serai retoqué à tous mes examens. Bref, des gens sérieux m'ont conseillé d'entrer à l'École des Langues Orientales, où on jouit des mêmes dispenses et où les professeurs sont plus coulants pour le diplôme... J'ai donc changé mon fusil d'épaule. Au mois d'octobre prochain, j'irai rue de Lille étudier le japonais... C'est une langue commode, parce que les examinateurs eux-mêmes ne la savent que vaguement, et puis, j'ai l'amour des voyages... Quand j'aurai tiré mon année de régiment, je partirai comme interprète à Yokohama... Comprends-tu?... Seulement, ajouta-t-il, sans laisser à sa sœur ébaubie le temps de répondre, je serai obligé de suivre des cours qui n'ont lieu que le soir et de passer mes journées à la Bibliothèque... Dans ces conditions-là, impossible de demeurer à Chanteraine... Alors, j'ai pensé à quitter l'hôtel garni, qui est trop bruyant. Je louerai un petit appartement et je m'y mettrai dans mes meubles... C'est plus convenable... Pour ça, j'ai besoin d'une provision d'argent... Mettons deux mille francs, et je te prie de m'autoriser à les toucher sur ma part de succession. Cette fois, c'est sérieux, ma mignonne: tu pourras, du reste, t'assurer par toi-même de mes bonnes résolutions...
—Vos bonnes résolutions, riposta Clairette sarcastiquement, je les connais!... D'ailleurs, tout cela ne me regarde pas... Adressez-vous à votre curateur; s'il vous autorise à entamer votre capital, c'est son affaire. Quant à moi, je n'ai plus confiance...
—Ainsi, tu m'abandonnes? larmoya le Traquet; ça t'est indifférent de me jeter sur le pavé?
—Vous n'êtes pas sur le pavé, vous le savez bien, protesta-t-elle avec vivacité... La maison est à vous comme à moi... Vous trouverez, à Chanteraine, le vivre et le couvert et vous n'y manquerez de rien...
Landry supplia, joua la comédie de la tendresse et du sentiment; mais il se heurta à la volonté bien arrêtée de la jeune fille. Quand il fut convaincu qu'elle resterait intraitable:
—C'est bon, dit-il d'un ton irrité et menaçant, je m'adresserai ailleurs... J'ai des amis qui me comprendront, me plaindront et me prêteront l'argent qu'il me faut... Je vais, de ce pas, les trouver!
—Allez! soupira Clairette en se contraignant violemment pour ne pas pleurer...
Le Traquet sortit de Chanteraine, très digne, mais très embarrassé. Il n'avait plus d'espoir qu'en son ami La Guêpie. Ayant décidé de lui écrire, il s'achemina vers la rue de Varenne, afin de savoir, du concierge, dans quelle direction il devrait expédier sa lettre.
Il y a un dieu pour les enfants prodigues comme pour les ivrognes. Au domicile du collectionneur, Landry apprit avec joie que celui-ci venait précisément d'arriver. Grimpant l'escalier quatre à quatre, il surprit le bel Armand en train de changer de toilette et lui narra, au débotté, ses tracas d'amoureux et ses soucis d'argent.
—Je ne compte plus que sur vous pour me remettre à flot, dit-il en finissant; vous serez mon sauveur, ma providence!
La Guêpie l'écouta tranquillement, en se nettoyant les ongles.
—Hum! murmura-t-il, une triste providence qui aurait, elle-même, grand besoin d'être secourue!... Je reviens tout à fait à sec, mon cher bon!... Mais, si je ne puis être, en ce moment, votre banquier, je puis vous conduire chez un gaillard plein de ressources, qui brocante des bibelots et prête de l'argent à ses moments perdus... Dès que je serai habillé, nous irons à sa recherche...
Ils partirent tous deux à la découverte de cet homme obligeant, qui n'était autre que Février. Rue de Rennes, la boutique était close; mais ils dénichèrent le brocanteur dans un petit café de la place Saint-Sulpice, où il achevait une partie de manille. Février, en les apercevant, passa les cartes à un voisin et vint rejoindre ses clients dans l'encoignure où ils se tenaient à l'écart. La Guêpie lui exposa les ennuis et les besoins d'argent du Traquet.
—Mon bon, poursuivit-il, dans cette détresse, j'ai pensé à vous... N'auriez-vous pas, parmi vos relations, une personne charitable qui pourrait prêter quelques billets de mille à mon jeune ami ici présent?
Le brocanteur, après avoir lorgné à la dérobée la frimousse d'écureuil de Landry Fontenac, demeura un moment songeur.
—En ce qui me concerne, déclara-t-il, je ne puis rien; les affaires sont nulles et mon associé est aux bains de mer... Mais, attendez!... Je connais un homme qui a des fonds disponibles et qui, peut-être, serait charmé de rendre service à M. Fontenac... Je le verrai ce soir même, je tâcherai d'arranger la chose et je vous aviserai, dès demain, de la réponse.
Il tint parole et, en rentrant dans l'avenue de Chanteraine, passa d'abord chez Cyrille Gerdolle.
Le pépiniériste était seul au logis et de fort méchante humeur. Après son échec auprès de son fils, il avait eu l'idée d'écrire directement à Mlle Fontenac, pour lui offrir, en termes obséquieux, soixante mille francs en échange de Chanteraine, et il venait de recevoir, pour toute satisfaction, sa propre lettre, renvoyée sèchement avec cette dédaigneuse annotation de la main de Clairette: «Chanteraine n'est pas à vendre.» Février le trouva encore furieux de son échec et plus hérissé que jamais. Néanmoins, dès que le brocanteur l'eut mis au courant de la demande du Traquet, sa physionomie s'éclaira. La perspective de se venger des mépris de la sœur en devenant le créancier du frère le rasséréna peu à peu. Il saisit la balle au bond et autorisa son copain à répondre affirmativement à La Guêpie.
Rendez-vous avait été donné dans la boutique de la rue de Rennes. La Guêpie et son élève y arrivèrent à l'heure dite; mais Landry, en reconnaissant le pépiniériste, eut, tout d'abord, un mouvement de surprise désagréable. Son malaise n'échappa point à l'attention de Gerdolle, qui voulut le rassurer et prit un air bonhomme.
—Monsieur Fontenac, commença-t-il, l'ami Février m'a mis au courant de vos ennuis et je serai enchanté, si c'est possible, de tirer d'embarras un ancien camarade de mon garçon... Avant tout, soyez tranquille, la chose restera entre nous et vous pouvez compter sur ma discrétion. On a été jeune et on sait bien que les jeunes gens se trouvent, parfois, à court d'argent mignon... Voyons, combien vous faudrait-il?
Landry demeurait encore perplexe et ne croyait pas à tant de bonheur. Les paroles du pépiniériste répandirent un baume sur ses angoisses. Il était entré dans la boutique de curiosités avec la pensée de restreindre au strict nécessaire sa demande d'emprunt; mais, en trouvant Gerdolle de si bonne composition, il sentait grandir son appétit.
—Tant qu'à faire, songeait-il, mieux vaut tâcher d'obtenir plus que moins, afin de n'y pas revenir à deux fois... J'aurais besoin de dix mille francs... Est-ce trop? interrogea-t-il timidement.
—Non, répliqua aimablement Cyrille, j'ai la somme sur moi.
En même temps, il tirait de sa poche un portefeuille de basane, y prenait un paquet de billets de mille et, ayant mouillé son pouce, en mettait dix à part...
—Voilà, reprit-il... Seulement... une question? Êtes-vous majeur?
—Pas encore, avoua Landry repris d'angoisses; je ne le serai que dans dix-huit mois, exactement le 3 mars 1894... Mais je suis émancipé.
—Diable! murmura Gerdolle, c'est fâcheux... Ça va nous créer des difficultés... Février vous dira qu'aux termes de la loi le mineur, même émancipé, ne peut contracter d'emprunt sans y être autorisé par son Conseil de famille.
—Vous croyez? balbutia le Traquet, en devenant blafard.
—C'est positif, affirma le brocanteur.
—Allons, ne vous tourmentez pas, reprit paternellement le pépiniériste, il y a des accommodements avec le Code et nous imaginerons un biais qui nous mettra tous deux à l'aise... Voici: Février vous vendra pour dix mille francs de bibelots que vous lui paierez en billets à ordre que j'endosserai, et en échange desquels je vous compterai la somme, déduction faite, naturellement, de l'intérêt à six pendant dix-huit mois, soit neuf cents francs, plus six cents francs pour la petite commission de mon copain Février... Restent huit mille cinq cents francs que je vais vous remettre contre votre signature.
—Bigre! observa ironiquement La Guêpie; en définitive, Landry paiera dix mille francs et en recevra net huit mille cinq cents... C'est un peu cosaque!
—J'ai des risques, riposta froidement Gerdolle, redevenu grincheux; nous sommes tous mortels, et si votre jeune ami venait à décéder avant sa majorité je boirais un bouillon...
Le «jeune ami» s'empressa de déclarer qu'il acceptait. Il était complètement médusé par le chiffre de cette grosse somme dont il croyait ne voir jamais la fin. Pendant ce temps, Février avait pris, sur son bureau, cinq coupons de papier timbré, sur chacun desquels il avait rapidement minuté: «Au 15 avril 1894, je paierai à l'ordre de M. Alfred Février, marchand de curiosités, la somme de deux mille francs, valeur reçue en marchandises.»
—Monsieur Fontenac, reprit Gerdolle, veuillez signer ces cinq petites broches... Comme vous ne serez majeur que le 3 mars 1894, afin de nous mettre en règle avec le Code, vous aurez la bonté de les dater du 15 du même mois, même année... C'est compris, n'est-ce pas?
Landry s'exécuta docilement; Février passa les cinq effets à l'ordre du pépiniériste et celui-ci étala, devant l'emprunteur, huit billets de mille francs, plus cinq cents francs en or.
—Vérifiez, dit-il d'un ton bref...
Le Traquet s'empressa d'empocher la somme, remercia et se disposa à prendre congé. Après avoir soigneusement serré les cinq billets à ordre dans son portefeuille, Cyrille Gerdolle lança négligemment à son futur débiteur:
—Enchanté d'avoir pu vous être agréable... Seulement, jeune homme, souvenez-vous que j'aurai absolument besoin de mes fonds le 15 avril 1894 et ayez soin de vous tenir prêt à l'échéance...
Mais Landry ne l'écoutait plus... Pour lui, l'échéance n'apparaissait que dans un lointain fantastique. Il ne songeait qu'à s'esquiver prestement et à rejoindre, le plus tôt possible, Nine Dupressoir au Tréport.
VII
DOUZE mois s'étaient écoulés sans modifier la vie des hôtes et des voisins de Chanteraine, du moins en apparence. Ces petits coins de la banlieue parisienne du sud, avec leur physionomie somnolente, leurs habitudes casanières, leur train-train d'existence monotone, n'ont pas l'air à première vue de subir l'action du temps. Comme les vergers et les bouquets de bois des entours, il semble qu'ils végètent et verdoient en restant identiques à eux-mêmes. Mais ce n'est qu'un trompe-l'œil. Tout se transforme incessamment au dedans et au dehors de nous, et le poète se leurre lorsqu'il nous dit:
Quand tout change pour toi, la nature est la même...
La vérité est que si les arbres reverdissent et refleurissent chaque année, ce sont d'autres feuilles qui les revêtent, d'autres fleurs qui les parent, d'autres oiseaux qui chantent dans leurs ramures. Un invisible travail se fait à chaque instant dans les cœurs et dans les plantes, et les modifie imperceptiblement.
La route de Versailles, qui longe Chanteraine, est toujours traversée chaque dimanche par des caravanes de bicyclistes qui l'égaient du bruit de leurs grelots et du son de leurs trompes; mais combien de ceux qui y filaient l'autre année, rapides comme des flèches, s'y retrouvent-ils encore? Combien ont déjà disparu? Combien de nouveaux venus les remplacent dans la course insoucieuse vers les châtaigniers de Robinson? Dans la pépinière des Gerdolle, le père et le fils vivent toujours ensemble; mais un sourd sentiment de méfiance les sépare et creuse chaque jour un fossé plus large entre eux. Cyrille a renoncé à endoctriner Jacques et à se servir de lui pour arriver plus vite au but de ses convoitises. Il n'a pas jugé à propos de lui parler du prêt fait au fils Fontenac. Il se tient coi dans son bureau ou surveille silencieusement les travaux de sa pépinière. De temps à autre, seulement, il regarde d'un air de défi les ombrages de Chanteraine et sifflote, en enfonçant ses mains dans ses poches. Jacques, dont la clientèle augmente, paraît complètement absorbé par sa besogne. Il est plus que jamais affairé à dessiner des perspectives de paysages, à calculer des vallonnements et à courir les routes; cependant, sa pensée, pareille à une hirondelle printanière a parfois de brusques revirements; elle revole avec plus de complaisance vers les toits du logis Fontenac.
En octobre, Mme Alicia Miroufle est revenue du Tréport, toujours souriante et précieusement maquillée; néanmoins... est-ce l'effet des embruns de la mer, est-ce la marque laissée par la griffe féline de l'âge?... aux coins des lèvres et des paupières, de petites rides transparaissent sous le frottis de la crème Simon; les joues s'affaissent de chaque côté du menton, comme pour se confondre avec les chairs molles d'un cou qui se plisse. Landry a opéré sa rentrée, à peu près à la même époque. Lui aussi s'est modifié. Aux angoisses, aux sautes d'humeur, provoquées par les soucis pécuniaires, ont succédé un aimable enjouement et une triomphante sécurité. Il a reconquis les bonnes grâces de Nine et il se croit irrésistible; il a de l'argent dans ses poches et il s'imagine qu'il en est le légitime propriétaire; il a oublié totalement que cet argent a été emprunté et qu'il faudra le rendre à une date qui se rapproche tous les jours. Il a la mine plus avantageuse, l'aplomb plus bruyant; il trouve qu'il fait bon vivre et, comme le bonheur rend indulgent, il a pardonné à sa sœur la rigueur de ses refus. De loin en loin, il se montre à Chanteraine et y fait amende honorable. Même, pour prouver qu'il est homme à tenir ses promesses, et aussi sans doute pour être dispensé du service de trois ans, il s'est réellement inscrit à l'École des Langues Orientales et il y suit assez assidûment les cours de japonais; si bien que Clairette, tout en conservant un reste de méfiance, se radoucit et, pour encourager les bonnes intentions du Traquet, consent à meubler avec ses économies l'entresol loué rue de Monsieur, à deux pas du domicile de La Guêpie.
Du reste, chez Mlle Fontenac elle-même, une transformation s'est peu à peu opérée. Sa tristesse intransigeante s'est tempérée d'une tendre mélancolie. Elle est devenue moins indifférente aux joies du monde extérieur. Depuis le commencement du printemps sa jeunesse s'est réveillée; elle reprend le goût de vivre, elle ne borne plus ses promenades à l'église et au cimetière, mais s'attarde à jouir de la fraîcheur des matinées fleuries et de la splendeur des soirées de juin. Elle est tout étonnée à l'aspect des prairies qui mûrissent et des blés verts qui ondulent jusqu'au bord de l'horizon. Elle s'écrierait volontiers, comme Mme Guillon, au sortir d'une grande douleur causée par l'abandon du président Le Cogneux: «Ah! voilà de l'herbe, voilà des moutons... Avant cela, je ne voyais plus ce que je voyais!...»
Parfois, dans ses courses à travers champs, il lui est arrivé de rencontrer Jacques Gerdolle; il l'a saluée timidement, elle lui a rendu son salut en rougissant; longtemps encore, après que le jeune homme a disparu au tournant de la route, elle est restée troublée et pensive. Maintenant, lorsque au cimetière elle entretient le jardinet qui décore la tombe paternelle, son attention n'est plus tout absorbée par les regrets. D'autres souvenirs se mêlent inconsciemment à ceux du défunt. Ses regards errants contemplent la vallée verdoyante, le frisson argenté des avoines, le bleuâtre moutonnement des bois de Verrières, et reviennent invariablement se fixer au détour du chemin où ils ont vu passer le fils du pépiniériste. Presque aussitôt, il est vrai, elle se reproche cette infidélité au passé, cette coupable distraction qui la détourne de ses devoirs de fille. Mais il n'en est pas moins évident que le mort n'est plus l'unique préoccupation de son cœur et qu'elle l'oublie par instants pour penser à ceux qui vivent.
Ah! les pauvres morts, il leur faut être indulgents. Comment peuvent-ils espérer qu'ils seront toujours la pensée dominante des survivants, quand ceux-ci mêmes, en pleine vie, sont obligés de s'agiter et de mener grand bruit pour ne pas être oubliés par leurs meilleurs amis? Ils sont cruellement vrais, ces vers du poète anglais Thomas Hood, dont voici à peu près le sens:
... La réelle mort qui frappe d'épouvante
Les jeunes et les vieux, le débile et le fort,
C'est l'oubli, c'est l'amère et navrante pensée
Que les affections et les regrets pieux
Reviendront chaque jour en foule moins pressée
Pleurer sur un tombeau morne et silencieux;
Et que, sur les défunts, lorsque l'herbe nouvelle
Durant deux frais printemps à peine aura fleuri,
Leur souvenir moins vert et moins vivace qu'elle,
Au cœur des survivants sera déjà flétri...
Quand on nous parle des morts qui ne veulent pas être oubliés, si nous étions moins hypocrites nous répondrions: «O morts, je me souviendrai de vous pendant un peu de temps, jusqu'à ce que je rencontre un vivant plus jeune et plus charmant, et alors fatalement je vous oublierai...»
Ce revif de jeunesse, cette sève soudain remontante, Clairette les dépensait généreusement en bonnes œuvres, en visites aux indigents et aux malades du village. Elle espérait de cette façon apaiser ses confuses agitations et en même temps se faire pardonner les profanes dissipations de son esprit. Elle s'ingéniait à découvrir autour de Chanteraine les misères cachées, les pauvretés honteuses, les douleurs inconsolées, afin de satisfaire un besoin plus impérieux de dévouement et de tendresse. Elle pénétrait en d'obscurs taudis, où l'on souffrait de la faim et du froid, s'asseyait au chevet des moribonds, se penchait sur des lits d'enfants anémiés ou fiévreux. Partout, elle distribuait des aumônes, apportant ici de quoi confectionner un pot-au-feu, là, quelques bouteilles de vieux vin, faisant exécuter elle-même, chez le pharmacien, les ordonnances trop coûteuses du médecin, répandant partout des paroles réconfortantes. Les malheureux sont en plus grand nombre que les âmes charitables, et bientôt elle eut une notable clientèle de miséreux et de grabataires, éparpillés dans tous les coins de la commune.
En tête de ces clients besoigneux et intéressants figuraient la femme et les enfants de notre vieille connaissance Ildevert Brincard. Ils habitaient entre Larue et Fresnes, à la lisière d'un champ de fraisiers, une bicoque croulante, adossée à une sablière. Cette cabane, construite en torchis, écrasée sous un toit de tuiles à demi effondré, comprenait un faux grenier et une chambre, servant de cuisine et de dortoir à toute la famille, qui y grouillait pêle-mêle. D'ordinaire, la Brincarde faisait des ménages, mais elle était rhumatisante et souffrait depuis un mois d'une tumeur blanche au poignet droit, ce qui la forçait à renoncer à ses journées. La fille aînée qui courait sur ses dix-sept ans et un garçon qui en avait quinze travaillaient dans une féculerie; les deux plus jeunes, pareils à des moineaux pillards, vagabondaient dans les champs et y vivaient de maraude. Quant à Brincard, qui gagnait de bonnes journées, mais qui en buvait une partie au cabaret, il avait eu des malheurs. Un matin, au petit jour, Gerdolle, qui soupçonnait son ouvrier de décimer à son profit les jeunes plants de sa pépinière, s'était fait escorter du garde champêtre, et Brincard avait été pris la main dans le sac. Furieux, le pépiniériste avait dénoncé son délinquant au parquet. Depuis quelque temps on volait un peu partout aux environs et il fallait faire un exemple:—enlèvement nocturne d'arbustes avec cette circonstance aggravante que le voleur était employé chez le propriétaire;—le tribunal, bien décidé à saler le coupable, prononçait une condamnation à six mois de prison, que le malchanceux Brincard était en train de purger...
La femme, incapable de tout travail, le mari sous les verrous, il ne restait plus pour sustenter la maisonnée que les maigres salaires des deux aînés. Mais quand la guigne tient les gens, elle ne les lâche plus. Peu de jours après l'emprisonnement du père, vers la mi-novembre, le garçon attrapait une mauvaise fièvre dans sa féculerie et était obligé de s'aliter. Mlle Fontenac, qui depuis longtemps secourait la famille endettée, avait été immédiatement avisée de la nouvelle épreuve que subissait ce logis. Elle visitait maintenant assidûment les Brincard; elle leur avait amené un médecin, avait approvisionné de pain et de bois la huche et le bûcher vides. Chaque soir, elle apparaissait comme une bonne fée, chargée de provisions, et s'installait auprès du garçon malade.