Chanteraine
SIMON Fontenac fut inhumé au petit cimetière de Fresnes, où reposaient déjà son père et son grand-père. Comme, ce jour-là, il pleuvait à verse, on pouvait facilement compter les invités qui accompagnèrent le cercueil du défunt jusqu'au tombeau de famille. Après la funèbre cérémonie, une voiture de deuil ramena à Chanteraine Clairette, Landry et Monique.—La jeune fille, enfoncée dans une encoignure, comprimait avec son mouchoir les sanglots qui se pressaient sur ses lèvres; sa pensée absente semblait errer encore sous les deux ifs qui ombrageaient la sépulture. Silencieuse et immobile, l'orpheline demeurait insensible aux cahots de la voiture drapée de noir et aux efforts tentés par Monique pour la consoler. Quant au Traquet, qui avait eu un chagrin sincère et une tenue très digne pendant le service, ses nerfs se détendaient peu à peu et il éprouvait un involontaire soulagement à songer que ce pénible cérémonial tirait à sa fin. Son esprit mobile ne pouvait supporter une longue contrainte. Il se laissait déjà distraire par le spectacle de la pluie giclant sur la route, et par de frivoles réflexions sur le petit nombre des assistants qui s'étaient hasardés jusqu'au cimetière. Ce peu d'empressement des amis et des relations de son père mortifiait sa vanité, et il ne pouvait se tenir de s'en plaindre à haute voix.
—Que voulez-vous? répliquait la servante limousine en secouant les épaules, les vivants n'aiment pas à être mouillés... Pourtant, il y avait là quelques gens du pays: le maire et plusieurs conseillers...
—Ils nous devaient bien ça, riposta aigrement Landry, après toutes les couleuvres qu'ils ont fait avaler à papa!... Ma mère aussi était présente et j'ai remarqué également M. de la Guêpie... Il s'est conduit en véritable ami..
—Hon! grogna Monique, c'est justement ces deux-là qui n'auraient pas dû se montrer.
—Comment? interrogea Landry sévèrement, qu'est-ce que vous avez à ronchonner?
—Rien, répondit la servante, je me parle à moi-même...
—En ce cas, dit rudement le Traquet, attendez d'être seule, hein! pour vous adresser la parole...
On rentra à Chanteraine, et comme, en dépit de nos douleurs, la nature reprend impérieusement ses droits, le frère et la sœur s'assirent, dans la salle à manger, devant un déjeuner froid, cuisiné d'avance par Monique. Landry, doué d'un appétit robuste, s'attaqua vivement au pâté et au poisson, en homme auquel le chagrin a creusé l'estomac. Il avalait sa dernière bouchée quand on sonna à la grille, et peu après Monique apparut, l'œil allumé et la bouche pincée.
—C'est Mme votre mère, annonça-t-elle, qui demande à vous embrasser... Ce La Guêpie est avec elle et ils sont entrés dans le salon quasiment malgré moi...
—Je ne veux recevoir personne! déclara impétueusement Clairette... Réponds que je suis malade et que je garde la chambre...
—Fais pas ça! protesta vivement Landry qui, lui, n'était pas fâché de voir du monde; ce serait une impolitesse et une inconvenance!
—Je ne veux recevoir personne! repartit obstinément la jeune fille, maman devrait le comprendre... Quant à toi, si le cœur t'en dit, tu es libre d'aller au salon... Tu m'excuseras...
Le Traquet haussa les épaules et gagna une porte de communication... Il trouva Mme de Cormery en élégante toilette de deuil, assise languissamment sur un canapé. M. de la Guêpie, le monocle dans l'œil, se promenait en examinant les tableaux et en maniant, sans façon, les bibelots épars sur la cheminée.
A la vue de Landry, la dame se leva et serra dramatiquement le jeune garçon dans ses bras.
—Ah! mon pauvre enfant, soupira-t-elle, quelle triste journée!... Je voulais être la première à t'embrasser, à te dire, ainsi qu'à ta sœur, quelle part je prends à vos peines, et combien je suis désireuse de vous prouver ma constante affection.
La Guêpie s'avança à son tour; d'un air grave et condoléant, il secoua la main de Landry Fontenac.
—Mon cher, déclara-t-il, je ne vous prodiguerai pas de ces paroles banales avec lesquelles on cherche à alléger des douleurs que le temps seul peut guérir... Touchez là! Je suis de cœur avec vous et vous pouvez compter sur ma bonne amitié.
—Mais où est donc Clairette? questionna Mme Gabrielle, d'une voix déjà moins onctueuse; est-ce qu'on ne l'a pas prévenue de ma visite?
—Ma sœur... expliqua Landry gêné, ma sœur est souffrante... Elle m'a prié de l'excuser...
—Ha! s'écria Mme de Cormery, froissée, il faut qu'elle soit bien malade, en effet, pour refuser de voir sa mère... Si elle garde le lit, elle pourrait, du moins, me recevoir dans sa chambre!... Enfin, je n'entends pas m'imposer; mais tu lui diras que sa froideur m'est très pénible...
Il y eut une bonne minute d'un silence embarrassant; puis La Guêpie reprit, pour rompre les chiens:
—Avez-vous l'intention de rester à Chanteraine?
—Certainement, affirma Landry, nous l'avons promis à mon père.
—Vous aurez absolument raison, se hâta d'approuver La Guêpie... La maison est confortable, bien que d'aspect mélancolique. Votre père y a vécu, votre aïeul l'avait décorée de tableaux de valeur et de bibelots rares... Noël Fontenac passait pour posséder de magnifiques pièces d'orfèvrerie de la Renaissance ainsi que de curieux objets d'art du XVIIIe siècle... C'était un fureteur et un veinard que votre grand-père! Il avait acheté, à Lunéville, une pendule de Saxe, aux armes de Stanislas, roi de Pologne, dont on connaissait seulement le dessin et qu'on estimait, au bas mot, quatre-vingt mille francs. Il possédait aussi, m'a-t-on assuré, un ostensoir flamand, découpé comme une dentelle, serti de cabochons et orné de statuettes, d'un travail admirable; une «monstrance» du XVIe siècle, provenant de l'abbaye d'Orval, et qui vaudrait à cette heure, rue Drouot, plus de deux cent mille francs... Ce sont de gros chiffres et il faudrait voir les choses de près, car tous ces anciens marchands de curiosités sont sujets à s'emballer... Je m'étonne de ne pas retrouver ces deux merveilles dans les vitrines de votre salon...
—Je n'ai jamais vu ça ici, répondit le Traquet, ébaubi.
—Les aurait-on vendues, par hasard?... Ce serait grand dommage, car, si elles sont authentiques, ces deux pièces représentent une fortune...
—Vrai? murmura Landry qui ouvrait de grands yeux; en ce cas, je vais fouiller la case de la cave au grenier...
—Oui, faites des recherches, informez-vous, et, si vous retrouvez les deux objets, montrez-les-moi... Je m'y connais, je suis un vieil amateur et on ne me monte pas le coup... Je vous édifierai sur la valeur réelle de vos raretés...
—J'espère bien, moi aussi, ajouta Gabrielle de Cormery, en redevenant câline, que nous nous verrons souvent... Regarde ma maison comme la tienne, mon cher enfant, et dis à ta sœur que, si elle veut t'y accompagner, elle réjouira le cœur de sa mère... Allons, au revoir, à bientôt, n'est-ce pas?
Elle l'embrassa derechef, avec effusion, et Landry les escorta tous deux jusqu'à la grille, où stationnait un coupé. Avant de remonter en voiture, Mme Gabrielle renouvela ses embrassades, et La Guêpie ses offres de service.
—Quand vous aurez, répéta-t-il, donné un libre cours à votre tristesse et que vous voudrez prendre l'air du monde, pensez à nous... On ne peut pas pleurer toujours et je serai heureux de vous procurer d'honnêtes distractions...
Ainsi que l'a observé Balzac, on ne sait pas assez «ce que sont les tiraillements de la loi sur une douleur vraie». Clairette aurait voulu fermer sa porte aux fâcheux et se cloîtrer, pour ainsi dire, dans son deuil; mais les exigences des formalités légales ne lui en laissèrent pas longtemps le loisir. Les deux enfants étant encore mineurs, il fallut obéir aux prescriptions du Code et recevoir les officiers ministériels chargés d'assurer l'exécution des mesures conservatoires. D'abord, le notaire de la famille vint inventorier le mobilier de la succession, ouvrir les tiroirs, compulser les papiers, et les deux héritiers durent assister à ces investigations. Au grand étonnement de sa sœur, le Traquet suivit, avec un vif intérêt, les opérations de l'inventaire. Il aidait les hommes d'affaires à fouiller les placards, les secrétaires et les vitrines, les guidait dans leurs allées et venues à travers les combles, les escortait jusqu'au fond des sous-sols et des resserres, sans les quitter jamais d'une semelle. Il n'avait pas jugé à propos d'instruire Clairette des confidences de La Guêpie, et la jeune fille ne savait trop à quoi attribuer cet empressement fraternel auprès des instrumenteurs. Ce beau zèle ne fut malheureusement pas récompensé. Landry, dont le cœur palpitait à l'ouverture de chaque meuble, ne découvrit, nulle part, les deux mirifiques bibelots décrits par l'amateur et «qui valaient une fortune». Dépité par cette déconvenue, il retomba dans son insouciance habituelle, ne se mêla plus de rien, et se borna à fumer des cigarettes avec le premier clerc.
Après l'inventaire, on s'occupa de la réunion du Conseil de famille, composé de six parents ou amis, choisis moitié du côté paternel, moitié du côté maternel, et ce furent alors de longues et mortelles stations dans le cabinet du juge de paix, où Clairette se retrouva en présence de sa mère et dut se défendre contre les cajoleries insinuantes de Gabrielle de Cormery. Aux termes du Code, la tutelle appartenait, de plein droit, à cette dernière; mais, à raison de sa situation de femme divorcée, le Conseil jugea prudent de requérir l'émancipation immédiate de Landry, qui avait atteint ses dix-huit ans, et de Clairette, qui allait être majeure dans les premiers jours de l'année suivante. Cette proposition ayant été accueillie par le juge, et un curateur leur ayant été nommé, le frère et la sœur purent enfin vivre en paix dans leur solitude de Chanteraine.
Cet isolement et ce repos furent, pour Clairette, un soulagement. Landry lui-même supporta, avec une résignation philosophique, la retraite qui lui était imposée par son deuil récent et par le respect des convenances. Il s'associait docilement aux regrets de sa sœur, l'accompagnait dans ses quotidiennes visites au cimetière et lui tenait fidèlement compagnie pendant les longues soirées d'hiver. Néanmoins, en son par-dedans, il trouvait cette claustration pesante; les journées commençaient à lui sembler singulièrement longues, et il était à bout de sa sagesse, quand, en janvier 1892, sonna l'heure de la majorité de Clairette. Ce jour-là, la jeune fille voulut solenniser l'anniversaire de sa vingt et unième année; elle assista à une messe matinale, porta des fleurs sur la tombe paternelle et, le soir, pour mieux marquer l'importance de cette date, un dîner plus délicat et plus copieux que de coutume réunit le frère et la sœur dans la salle à manger, ou un luxe de lumière égayait les lambris de chêne. Cette petite fête intime, encore qu'attristée par de funèbres souvenirs, ne laissait point Landry insensible. La bonne chère et quelques verres de vin vieux le surexcitaient et l'attendrissaient. Au dessert, Clairette voulut profiter de son émotion et, lui tendant affectueusement les deux mains, dit gravement:
—Mon mignon, me voilà d'aujourd'hui majeure et maîtresse de mes actions; mais cela ne changera en rien, je l'espère, notre intimité et nos façons de vivre. Tu trouveras en moi une grande sœur, et aussi un peu une petite mère, empressée à te rendre l'existence heureuse et à t'aider dans tes projets d'avenir, ainsi que je l'ai promis à notre pauvre papa. Pour commencer mon rôle, laisse-moi, ce soir, te parler sérieusement de notre situation matérielle. Je ne sais si tu as suivi les opérations du notaire chargé de la liquidation de la succession?...
—Très vaguement, répondit le Traquet, dont le front se rembrunit à l'idée d'une conversation d'affaires.
—Moi, j'ai voulu me rendre compte et j'ai lu les actes... Voici, après le paiement de quelques dettes, en quoi consiste notre avoir... Nous possédons, en argent et en valeurs mobilières, à peu près cent soixante mille francs, plus Chanteraine, qui en vaut environ quarante mille... Mais tu penseras certainement, comme moi, que nous devons nous conformer aux désirs de papa et qu'il ne peut pas être question de vendre la propriété...
—Sans doute, sans doute... acquiesça Landry en étouffant un bâillement.
—Nous sommes donc, poursuivit Clairette, à la tête d'un capital de cent soixante mille francs... Cela fait, pour chacun de nous, une petite aisance fort modeste dont je me contenterai facilement pour ma part, mais qui ne pourra te suffire... Tu es un homme, tu auras plus de besoins à satisfaire, et des besoins assez coûteux... Par conséquent, il faut, dès à présent, te préoccuper de choisir une profession qui te permette de vivre plus largement. Y as-tu déjà songé?
—Ma foi, non... J'ai le temps, d'ailleurs, et ça ne m'embarrasse point... Je suis débrouillard et je trouverai vite chaussure à mon pied... Je n'aurai qu'un mot à dire à mon ami La Guêpie, qui a de belles relations et qui me dénichera vite une bonne petite sinécure.
La sœur aînée fronça les sourcils:
—Ce monsieur ne m'inspire aucune confiance...
—Oh! toi, tu es pleine de préventions, tu as pris en grippe le pauvre La Guêpie, on ne sait pourquoi... C'est comme pour maman... Tu as tort de t'obstiner à ne pas lui rendre sa visite...
—Je conviens que mon aversion pour M. de la Guêpie et ma froideur à l'égard de maman peuvent paraître étranges et même blâmables aux yeux des étrangers; mais je ne me soucie pas de l'opinion des autres... Maman et son ami ont été la cause des malheureux événements qui ont déterminé la maladie de papa. Cela seul suffirait à m'éloigner d'eux; mais, en outre, en me montrant défiante et réservée, j'obéis aux ordres de notre pauvre père, à l'heure de sa mort... Il nous a formellement prescrit de ne pas nous laisser influencer par Mme de Cormery, en même temps qu'il m'a recommandé de veiller sur toi et de ne jamais quitter Chanteraine... Tu ne peux pas avoir oublié cela, Landry, et tu as trop de cœur pour ne pas te conformer aux dernières volontés paternelles... Quant à moi, je suis décidée à les exécuter pieusement et rigoureusement. Je resterai ici, je te soutiendrai dans tous tes efforts pour te créer une position honorable; je serai, pour toi, une sœur tendre et dévouée... Écoute-moi, mon mignon, et promets-moi, au nom de notre mort bien-aimé, d'avoir confiance en ta Clairette qui te chérit...
Visiblement ému, Landry se jeta au cou de sa sœur et lui promit tout ce qu'elle voulut.
—Alors, reprit celle-ci, tu vas songer sérieusement à choisir une profession... Si tu n'as pas de préférence marquée, je t'engage à faire ton droit et à entrer plus tard, comme notre père, dans la magistrature... Nous avons là des amis qui se souviennent de lui et qui te pousseront...
Le Traquet ne se sentait aucune préférence spéciale pour une carrière quelconque; mais l'idée de faire son droit lui souriait assez. Cela évoquait, pour lui, l'existence libre et gaie des étudiants qu'il rencontrait dans le Quartier Latin. Il accepta immédiatement la proposition de sa sœur et Clairette fut enchantée de le trouver si docile.
—Merci! lui dit-elle en l'embrassant, tout ira ainsi à merveille. Tu pourras suivre tes cours et revenir dîner et coucher à Chanteraine; nous demeurerons ensemble... Tu verras quelle bonne petite vie je t'arrangerai! Je ne te quitterai plus... Tu te souviens que j'avais d'abord envie d'entrer en religion; mais la mort de papa a changé mes résolutions et, d'ailleurs, on peut faire son salut dans le monde aussi bien qu'au couvent... Je ne songe pas à me marier jamais, ajouta-t-elle avec un soupir et une nuance de mélancolie... Je me consacrerai tout entière à ton bien-être, à tes projets d'avenir... Je serai fière de tes succès...
—Clairette, s'écria Landry, dont les yeux se mouillaient, Clairette, tu es une bonne fille et je t'adore!... C'est entendu; dès que je le pourrai, je prendrai ma première inscription, et je piocherai ferme, tu peux te fier à moi!...