Chanteraine
PENDANT les derniers jours de septembre, la température s'était subitement relevée; le ciel n'avait pas un nuage et il faisait chaud comme en juillet. Il semblait qu'en entrant dans le signe de la Balance le soleil voulût se donner encore une fête estivale.
Coiffé d'un large chapeau de paille, le pépiniériste Gerdolle sortit de chez lui en s'épongeant le front et se hâta de traverser la chaussée pour cheminer dans la bande d'ombre qui coupait obliquement l'avenue. Au moment où il longeait le mur de «Mon Désir», il fut hélé par une voix flûtée, qui partait de l'intérieur d'une tonnelle.
—Eh! monsieur Gerdolle, roucoulait la voix, où courez-vous si vite par cette chaleur?... Arrêtez-vous une minute et venez boire une chope avec notre voisin Février!
Cyrille Gerdolle stoppa en reconnaissant cet organe féminin.
—Bonjour, madame Miroufle, répondit-il; ma foi, c'est pas de refus et, si vous voulez bien m'ouvrir...
La porte s'entre-bâilla et le pépiniériste se glissa dans le jardinet, où, à l'abri des vignes vierges déjà rougissantes, Mme Alicia, en peignoir rose, attablée en face de M. Février, débouchait une seconde bouteille de bière.
—Salut à la compagnie! dit Gerdolle en s'asseyant sans façon dans un fauteuil d'osier, c'est vrai qu'il fait soif par cette température de serre chaude!
—Hein! ajouta Alicia, en remplissant le verre que venait d'apporter la petite bonne échevelée, on boirait la mer!
—Les hommes sont comme les plantes, déclara sentencieusement Cyrille, ils ont besoin d'être arrosés... A votre santé, belle dame! A la tienne, voisin!
Il lampa sa bière, et, d'un revers de main, essuya la mousse qui humectait sa barbe.
—Ha! ça vous rafraîchit la gargoulette! murmura-t-il en reprenant haleine, n'est-ce pas, mon vieux Février?
Février esquissa un sourire qui ressemblait à une grimace. Cette épithète de «vieux», appliquée à sa personne, sonnait désagréablement à ses oreilles. Bien qu'ayant quarante ans au moins, il se flattait de passer encore pour un jeune homme; ses yeux, d'un bleu d'ardoise, sa moustache retroussée en chat fâché, sa barbe en pointe, son teint frais et ses airs de matamore s'efforçaient de justifier cette prétention. Il portait un veston gris très court, avec le gilet et le pantalon pareils; des bottines jaunes chaussaient ses pieds cambrés. Alfred Février avait débuté par gérer une agence qui tenait, à la fois, du cabinet d'affaires et du bureau de placement; mais il s'était trouvé dans l'obligation de céder après certains démêlés avec la justice. Depuis, il avait vécu d'expédients et frôlé la misère noire. Mme Alicia, qui l'avait connu lorsqu'il était vraiment jeune, intervint alors providentiellement pour le tirer de l'ornière où il s'embourbait. Elle appréciait son esprit de ressources, son flair et son bagout. Elle lui avança de l'argent pour acheter, rue de Rennes, un fonds de marchand d'antiquités et de tableaux. En réalité, il gérait seulement cette boutique, et partageait les bénéfices avec l'ancienne modiste. De plus, le sachant très retors et ferré sur le Code, elle le chargeait du recouvrement de ses factures restées en souffrance et lui confiait certaines opérations de prêts légèrement usuraires, qu'elle n'osait effectuer en son propre nom. Février, qui n'était point dégoûté, en endossait complaisamment les risques. Pour être plus à portée de sa patronne, l'agent avait loué un des pavillons de l'avenue et il y venait coucher chaque soir. Il faisait partie de ces Parisiens nomades dont la masse s'accroît tous les ans et qui grossissent la population de la banlieue de leur immigration turbulente. Il figurait sur les listes électorales de la commune et, ayant réussi, grâce à sa faconde, à se faire nommer au Conseil municipal, il y représentait, avec Gerdolle, le parti radical avancé.
A la familière interpellation de son collègue, il répliqua railleusement:
—Possible que je sois aussi vieux que toi, pépiniériste, mais je le montre moins... Et autrement, comment vas-tu?
—Je suis outré, grommela Cyrille en se versant une nouvelle rasade, outré contre mes maudits voisins de Chanteraine. Il n'est pas de tours qu'ils ne me jouent: le gamin saccage mes arbres, la gamine débauche mon garçon; le père, naturellement, soutient ses drôles et se moque de moi!
—Ah! ces enfants de Chanteraine, quelle engeance! amplifia Mme Alicia, qui avait sur le cœur les rebuffades dédaigneuses de Fontenac, j'en sais quelque chose!... Pas plus tard que la semaine dernière, ces deux garnements ont massacré, à coups de pierre, ma tourterelle qui s'était envolée dans leur jardin... Du reste, tout le voisinage a maille à partir avec eux... Le frère et la sœur sont des effrontés, le père est hautain et méprisant; il marcherait volontiers sur le monde...
—Oui, renchérit à son tour Février, ce Fontenac est un aristo et un enragé réactionnaire... Quand il était juge, il m'a salé, autrefois, pour une peccadille; mais je lui garde un chien de ma chienne!...
—Ces gens-là se croient les maîtres de l'avenue, reprit Alicia, ils s'imaginent que tout leur est permis... Si ça continue, la place ne sera plus tenable.
—Ça ne continuera pas, je vous en donne mon billet, grogna Gerdolle; faudra que ça cesse ou que ça casse...
—Ma parole! minauda l'ex-modiste, j'embrasserais de bon cœur celui qui trouverait le moyen de nous débarrasser de ces fléaux-là!
—Pas facile! objecta malignement Février, qui aimait à jeter de l'huile sur le feu, le Fontenac tient à sa propriété autant qu'à la prunelle de ses yeux; bien malin qui pourra l'obliger à mettre la clé sous la porte!
—Savez-vous? insinua finement Mme Miroufle, le mieux serait d'inventer un truc pour le dégoûter de Chanteraine.
—Ça, c'est une idée, approuva le pépiniériste; mais ce n'est pas tout d'avoir levé le lièvre, il faut le tuer et savoir l'accommoder proprement... Comment manœuvrer pour forcer Simon Fontenac à déguerpir?
Il plongea son nez bourgeonné dans sa chope, comme pour y puiser une inspiration. Après être resté un moment dans cette attitude méditative, il vida son verre et le reposa tranquillement sur la table.
—Je crois, poursuivit-il en baissant le ton, que j'entrevois le truc désiré... Ça n'est pas encore machiné et mis au point; mais, quand je vous aurai expliqué la chose, Février, qui est un homme de loi, m'aidera à perfectionner le mécanisme.
—Voyons, répliqua Février, volontiers sceptique et blagueur, développe-nous ton plan et espérons qu'il sera plus fort que celui de Trochu!
Mme Miroufle déboucha une troisième bouteille et les trois têtes se rapprochèrent.
—D'abord, reprit Gerdolle en mettant une sourdine à sa voix de trompette, il est bon de vous dire qu'un bras de la Bièvre passe dans le jardin de Fontenac et qu'il s'en sert pour son usage personnel, à condition de me rendre l'eau à la sortie de son terrain...
—Oui, ajouta l'agent d'affaires en citant doctoralement l'article du Code: «Celui qui a une source dans son fonds, peut en user à sa volonté, sauf le droit que le propriétaire du fonds inférieur pourrait avoir acquis par titre ou par prescription.» C'est connu... Après?
—Il ne s'agit pas d'une source, rectifia aigrement le pépiniériste, mais d'un bras de la Bièvre... Comment ce dérivé a-t-il été détourné de son cours naturel, au profit des propriétaires de Chanteraine, et en vertu de quel droit?... Voilà la question.
—Fontenac peut exhiber un titre pour justifier sa jouissance, observa Février; dans tous les cas, tu n'es pas autorisé, toi, propriétaire du fonds inférieur, à lui intenter une action, du moment qu'il n'aggrave point la servitude de ton terrain... C'est une affaire qui ne te regarde pas.
—Mais elle regarde la commune, qui est propriétaire du cours d'eau, et je puis appeler, là-dessus, l'attention du Conseil municipal... Ha! ça te la coupe!
—Possible; seulement, si Fontenac te met sous le nez un acte établissant son droit de jouissance, tu en seras pour ta courte honte.
—Savoir!... Dans ces questions d'écoulement des eaux, il y a à boire et à manger... Je pourrai toujours le chicaner sur l'état dans lequel il me rend l'eau à la sortie de chez lui... Mais j'ai en idée que je n'aurai pas besoin de recourir à cette extrémité... D'après les on-dit des anciens du pays, il paraît probable que mon chien de voisin ne possède aucun titre et qu'il jouit de l'eau par pure tolérance... Quand la dérivation a été pratiquée, Jean Fontenac, le grand-père de notre homme, avait acheté pour pas cher la propriété de Chanteraine; il était maire de la commune sous la Révolution et y faisait la pluie et le beau temps. Il y a gros à parier qu'il a profité de sa toute-puissance pour détourner ce bras de la Bièvre et l'introduire abusivement dans son clos.
—Ça, c'est à approfondir et à prouver... Je te conseille de prendre des renseignements précis avant de te servir de ton petit truc, qui pourrait bien te craquer dans la main...
Ils furent interrompus par Mme Alicia, que cette dissertation juridique ennuyait prodigieusement.
—Oui, dit-elle en étouffant un bâillement, Février a raison... D'ailleurs, je ne vois pas bien comment cette histoire d'eau peut amener M. Fontenac à se dégoûter de Chanteraine.
—Ah! vous ne voyez pas?... riposta le colérique Gerdolle, ça montre que, si vous avez de beaux yeux, vous n'avez pas la vue longue... Ne comprenez-vous pas que ce procès embêtera considérablement le voisin? Une supposition qu'il soit condamné à supprimer son cours d'eau: il jettera le manche après la cognée et s'empressera de déguerpir.
—Il y a tout de même du vrai dans ce que dit notre ami le pépiniériste, assura Février en se caressant le nez et en lissant ses moustaches... Il s'agit de mener, sous main, une enquête, de compulser les archives de la mairie, et, si nous acquérons la certitude qu'il n'existe aucun acte, nous pourrons aller de l'avant... Il y a encore des gens qui ont connu le grand-père et le père de Fontenac et qui se rappellent comment les choses se sont passées... Il conviendra de les faire causer... Et, à ce propos, je te recommande un homme qui a été au service de Noël Fontenac et qui est, maintenant, ton aide-jardinier: le père Brincard. Il a été renvoyé par Simon Fontenac, et il ne le porte pas dans son cœur. Il ne renâcle pas devant un verre de vin, et, si tu sais t'y prendre et lui délier la langue, il t'en apprendra peut-être long sur ce qui t'intéresse.
—Brincard! grogna Gerdolle, un sournois, un ivrogne et un fainéant!
—Fais donc pas la petite bouche! ricana Février, c'est précisément parce que tu as affaire à une fripouille, que tu en tireras tout ce que tu voudras... S'il était un honnête homme, il t'enverrait coucher!
—C'est bon... Demain, je m'aboucherai avec lui et je saurai ce qu'il a dans le ventre.
—Surtout, passe-lui la main sur le dos et ne ménage pas la liqueur!... Avec des particuliers de son espèce, il faut jouer au plus fin et ne point les brusquer... Quand tu seras bien fixé et suffisamment renseigné, avertis-moi et nous marcherons... A la prochaine session, je soulèverai la question de la prise d'eau; au nom de mon comité, j'interpellerai le maire et je demanderai la justification des titres du sieur Fontenac... Il sera bien obligé de s'expliquer et, pour peu qu'il prête le flanc, en avant la musique!... Nous réclamerons une enquête, on nommera une commission, dont nous ferons naturellement partie, toi et moi, et alors je me charge de retourner le Conseil municipal comme un gant...
—A la bonne heure! s'écria Mme Alicia, voilà qui est clair, et, cette fois, je comprends... Vous allez tricoter les côtes de Simon Fontenac et lui donner du tintouin... Ce sera pain bénit... Je ne peux pas le sentir, moi, ce bonhomme-là, et, le jour où vous réussirez à nous débarrasser de sa personne, je vous paierai un dîner au champagne.
—Ainsi soit-il, dit Février en goguenardant.
Elle remplit de nouveau les verres, on trinqua au succès de l'entreprise, puis le pépiniériste prit congé.
—Soyez tranquilles, affirma-t-il en se coiffant crânement de son volumineux chapeau de paille; dès demain, je mettrai les fers au feu!