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Chanteraine

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XI

QUAND les deux amis franchirent la grille de Chanteraine, Ildevert Brincard et son aide besognaient déjà sous la surveillance de Mlle Fontenac, accoudée à la fenêtre du cabinet de travail. Ils attaquaient avec la cognée la base du cerisier; les hautes ramures aux floraisons neigeuses, pareilles à des bouquets de mariée, tressaillaient, frissonnaient, et leurs pétales blancs s'éparpillaient sur la terre noire. La jeune fille assistait, navrée, à ce meurtre d'un arbre en pleine vie, et chaque coup de hache lui retentissait au cœur. Landry lui présenta le collectionneur; elle lui fit un accueil glacial, mais La Guêpie ne parut pas même s'en apercevoir. Il était d'une humeur charmante et n'avait d'yeux que pour le tertre arrondi, où le cerisier frémissait au choc des cognées.

—Ainsi, s'écria-t-il d'une voix trépidante, c'est là que gît notre trésor?... Encore un peu de temps et nous verrons des merveilles d'art sortir du sein de la terre... C'est d'un dramatique poignant et je me sens ému comme si j'étais au théâtre.

Ses paroles enthousiastes vibraient dans l'air ensoleillé et achevaient de griser Landry. Il tira le collectionneur à part:

—Blague à part, mon cher, murmura-t-il, vous ne vous montez pas le bourrichon et vous n'exagérez pas la valeur des bibelots?

—Je suis plutôt au-dessous de la vérité, répliqua La Guêpie... Si réellement la monstrance et la pendule de Stanislas sont là-dessous, elles valent chacune cent mille francs au bas mot.

—Mazette! objecta le Traquet alléché, ce sont de grosses sommes... Croyez-vous que nous trouvions acheteur à ce prix-là?

—Pardi!... Après le bruit que nous avons mené hier à l'Hôtel Drouot, la presse va nous faire une jolie réclame et les amateurs ne manqueront pas...

Comme il achevait, le cerisier s'abattit avec un fracas qui arracha un cri de terreur à Clairette. Au même moment, on entendit un colloque animé au seuil du jardin et on aperçut Cyrille Gerdolle qui bousculait la vieille Monique:

—Je vous dis que j'entrerai, grommelait-il, rageur, je suis chez moi ici, sacrebleu!

Février, la veille, lui avait rapporté toute chaude la nouvelle colportée par La Guêpie, et il accourait ahuri, furibond, en compagnie du marchand de curiosités, enchanté du grabuge, et suivi de son fils Jacques, qui essayait de le calmer.

Il se précipita vers le tertre, que Brincard et son aide fouillaient à coups de pioche.

—Ha! ha! dit-il essoufflé, j'arrive à temps!... Arrêtez!... Vous n'avez pas le droit de toucher à un brin d'herbe; en vertu de mon acte de vente, tout ce qui est ici m'appartient!

—Vous allez vous taire, hein! riposta hardiment le Traquet, nous cherchons un dépôt qui a été caché par mon grand-père et qui n'a pu être compris dans la vente... Faites pas tant de raffut et ne vous mêlez pas de nos affaires... Continuez, vous autres...

—C'est comme ça que ça se joue! hurla le pépiniériste, eh bien, je vous prends tous à témoin de la violation de ma propriété... Ça pourra vous coûter cher!

—Mon bon monsieur, interrompit La Guêpie avec une politesse ironique, vous êtes absolument dans l'erreur... Nous pouvons justifier de notre propriété sur les objets d'art enfouis par feu Noël Fontenac, et vous n'avez rien à y voir... Demandez plutôt à Février, qui sait son code sur le bout du doigt!

Le marchand de curiosités, ainsi interpellé, haussa les épaules d'un air embarrassé et murmura:

—Hum!... Il y a du pour et du contre, et ça peut se plaider...

—Vous cherchez un procès? protesta Gerdolle exaspéré, vous l'aurez!... En attendant, j'ai le droit de rester ici et j'y reste...

Les deux ouvriers, avec des rires gouailleurs, continuaient d'éventrer le tertre à coups de pioche. Sous le gai soleil du matin, c'était un spectacle curieux que celui des groupes épars au milieu des fleurs précoces et de la jeune verdure d'avril. Le dos rond sous son veston de travail d'un bleu déteint, la barbe hérissée et la bouche grincheuse, Cyrille Gerdolle gesticulait en interpellant Février. Celui-ci riait sournoisement dans ses moustaches de chat fâché, excitait son voisin par des répliques insidieuses et semblait boire du lait à l'aspect de ses grimaces désappointées. La Guêpie et son élève Landry se penchaient avidement vers les manœuvres, surveillant d'un regard impatient le déchaussement de la souche du cerisier. Brincard et son aide, en bras de chemise, creusaient avec acharnement; la sueur ruisselait sur leurs joues, le choc des pioches envoyait des éclaboussures de terre et des graviers au visage des regardants qui n'en avaient cure. Jacques Gerdolle s'était glissé vers Clairette pâle, angoissée, et essayait de la rasséréner par d'affectueuses paroles. Debout sur le plus haut degré du perron, un coin de son tablier relevé dans sa ceinture, Monique, pareille à une vieille Parque, contemplait, indignée, cette scène de dévastation et grondait entre ses dents:

—Oh! les brisaques!... si ça ne crève pas le cœur de les voir massacrer notre jardin!...

Le fossé s'élargissait autour de la souche; une pioche fit voler des éclats de bois et La Guêpie poussa un cri d'allégresse. On venait de mettre à découvert le large coffre que les racines du cerisier étreignaient de leurs griffes chevelues. Pendant le long séjour sous la terre, l'humidité avait pourri, crevassé et gondolé les ais cerclés de fer.

—Attention! recommanda La Guêpie inquiet, allez-y en douceur!

Les ouvriers débarrassèrent avec précaution le coffre du lacis des racines enchevêtrées. Ils réussirent à enlever la souche, puis empoignant en dessous la lourde caisse et la soulevant respectueusement comme on porte un cercueil, ils la déposèrent de l'autre côté des déblais, sur le gravier de l'allée.

Les assistants anxieux, auxquels s'étaient joints Clairette et Jacques, se resserraient autour de la précieuse trouvaille. Un solennel silence d'attente régna dans le jardin; seuls, les pinsons indifférents continuèrent à tirelirer dans les massifs. Le Traquet et son ami, agenouillés sur le sable, tâtaient les panneaux et cherchaient à soulever le couvercle, mais le coffre était fermé à double tour et la clef était absente. Heureusement, sous l'action de l'humidité, les ferrures rouillées se défendaient mal, et deux ou trois pesées de ciseaux à froid eurent raison de la fermeture. Le couvercle céda et bascula en arrière.

On vit d'abord à la surface un lit de vieilles armes fortement oxydées. Le Traquet s'était précipité vers la caisse et maniait gauchement les longs fusils à crosses damasquinées, les estocs à la poignée ciselée comme un bijou, les crucifix d'argent, les vases aux anses tordues et martelées. La Guêpie le saisit par le bras et le repoussa nerveusement.

—Laisse-moi, murmura-t-il, mon petit, ça me connaît!

Alors il enleva légèrement, un à un, les armes et les objets d'orfèvrerie qui formaient le premier lit du coffre. Avant de les déposer près de lui, il les examinait d'un rapide coup d'œil et ses lèvres se plissaient dédaigneusement:

—Hum! marmottait-il en vidant lestement la caisse, tout ça ne vaut pas cher... Fouillons toujours, les objets de valeur doivent être au fond...

Il bouleversa une épaisse couche de papiers d'emballage et poussa une exclamation, en découvrant deux grands écrins oblongs en maroquin jaspé de moisissures.

—Qu'est-ce que je disais?... Aux derniers les bons!...

Il ouvrit le premier écrin et mit à l'air la pendule de porcelaine de Saxe aux armes de Stanislas... D'un geste de connaisseur La Guêpie tourna et retourna la pièce rare, passa son doigt sur les bronzes dorés, examina à la loupe les motifs de décoration, la marque de fabrique, puis fronça les sourcils en refermant l'écrin.

—Passons à l'autre! murmura-t-il froidement.

Alors la monstrance d'Orval, légère, à peine ternie, sortit de son étui de maroquin et apparut toute reluisante au soleil. Cette curieuse pièce d'orfèvrerie semblait dater de la fin du XVe siècle. Le pied de vermeil servait de support à une couronne délicatement ouvrée et enchâssée de pierres de couleur. L'ostensoir de cristal, surmonté d'une galerie ajourée, découpée comme une dentelle, s'encadrait dans une niche à six colonnettes d'argent soutenant un dais en forme de clocheton, au-dessus duquel une croix de vermeil fleuronnée se dressait avec un christ sculpté sur chaque face.—Un murmure d'admiration bourdonnait autour de La Guêpie. Mais ce dernier restait impassible et promenait sur les détails de l'ornementation des doigts nerveux et des regards investigateurs.

—Eh bien! qu'en pensez-vous? interrogea fiévreusement Landry.

—Je pense, déclara-t-il enfin, après un long silence, je pense que nous sommes volés, mes enfants!... La prétendue pendule de Stanislas est une imitation fabriquée à une date relativement récente; quant à la fameuse monstrance, elle ne vient pas d'Orval mais d'un atelier de truqueurs de la butte Montmartre...

—Hein? murmura le Traquet, suffoqué.

—A quoi voyez-vous ça? ajouta Gerdolle, plein de méfiance.

—A quoi?... A la qualité de la matière et à certaines maladresses d'exécution... Tenez! la dorure du pied de la monstrance a été obtenue par des procédés qu'on ne connaissait pas au XVe siècle; les cabochons sont des pierres fausses; le cristal de l'ostensoir sort des verreries de Baccarat... Tout ça est du toc... Ce bibelot contestable vaut au plus quelques milliers de francs. C'est à peine si on pourrait essayer de l'écouler aux conservateurs du Louvre!... Du reste, poursuivit-il, voici, au fond de l'étui, une note qui nous éclairera peut-être sur la provenance de cette orfèvrerie dérisoire.

Il déplia un carré de parchemin à l'écriture délavée mais très distincte, et lut à haute voix ce qui suit:

«Lorsque j'ai commencé à collectionner, le commerce des bibelots se faisait encore honnêtement; plus tard, on s'est mis à fabriquer du vieux neuf et j'ai été trompé comme les camarades. Tout ce qui est renfermé dans cette caisse est truqué. Au moment de l'invasion prussienne et ne voulant pas que d'autres soient dupés comme je l'ai été, je prends le parti de retirer de la circulation ces faux objets d'art et de les enfouir sous la terre pour toujours. Si, par hasard, ma cachette venait à être découverte, j'enjoins à mes héritiers de les détruire, dans l'intérêt public.

«Chanteraine, 2 septembre 1870.

«NOËL FONTENAC.»

—La volonté de mon aïeul sera exécutée, affirma hautement Clairette; replacez toutes ces vieilleries dans la caisse, en attendant qu'elles soient brisées et mises hors d'état de faire d'autres dupes...

—Pour lors, interrompit le pépiniériste, tout ça n'était qu'une fumisterie!...

—Hélas! oui, avoua le collectionneur, vexé.

—Je suis floué, quoi! Et penser, ajouta étourdiment Cyrille, que je me suis décarcassé pendant des années pour me mettre sur le dos une maison qui ne me servira à rien!

—Pardon, papa, répliqua Jacques en posant doucement sa main sur l'épaule de Gerdolle, elle te servira à me loger quand je me marierai, et ça viendra plus tôt que tu ne crois... Pendant que vous vous chamailliez à propos de ces ferrailles sans valeur, je t'ai trouvé une bru qui est un trésor... La voici... C'est Mlle Fontenac... Avec ta permission, je l'épouserai le plus tôt possible et, de cette façon, elle ne sera pas obligée de quitter Chanteraine...

Tout fumant de sa colère et de ses déconvenues, le pépiniériste secoua son épaule:

—Épouse qui tu voudras et va-t'en au diable! répondit-il rageusement.

Puis il tourna les talons et sortit avec Février.

—Il ne nous reste plus qu'à imiter ces messieurs, murmura La Guêpie en saluant cérémonieusement... Mon bon Landry, rentrez-vous à Paris avec moi?

Encore tout meurtri et ahuri, le Traquet se réveilla brusquement:

—Ah! zut!... s'exclama-t-il, Paris me dégoûte, le monde me dégoûte... Je vais me fiche soldat!

Il accompagna néanmoins le collectionneur jusqu'à la station. Brincard et son aide étaient en train de boire un coup à la cuisine; le jardin redevint désert. Jacques et Clairette purent s'y promener longtemps, la main dans la main, en écoutant la musique des fauvettes et des pinsons, en train de bâtir leurs nids...

*
* *

Le Traquet a tenu parole. N'ayant pas plus de goût pour le japonais que pour le Droit, il a devancé l'appel et s'est engagé dans un régiment d'infanterie. Une fois à la caserne, il s'est découvert une vocation militaire. Entré plus tard à l'école de Saint-Maixent, il est aujourd'hui lieutenant dans le sud de l'Algérie et il vient de partir, chargé d'une mission au Soudan.

La Guêpie aussi a fait une fin:—il a épousé en justes noces Mme Gabrielle de Cormery.

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