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Chanteraine

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ON touchait à la mi-mai de l'année suivante, et le Conseil municipal avait été convoqué à l'occasion de la discussion du budget. La séance était pour huit heures et demie, et le soleil couchant glissait encore quelques rayons obliques dans la grande salle du premier étage quand les premiers conseillers y pénétrèrent. Cette pièce oblongue, éclairée par quatre fenêtres, n'offrait, pour tout décor, que deux faisceaux de drapeaux tricolores et un buste de la République. Une barrière en bois blanc la coupait dans sa largeur. D'un côté, en avant de la cheminée, régnait une table ovale, tendue d'un tapis vert, autour de laquelle siégeaient les conseillers, avec le maire et l'adjoint au centre; l'autre partie était réservée au public, ordinairement clairsemé. Mais, cette fois, comme il s'agissait de l'examen des finances communales, l'assistance s'y entassait nombreuse et un peu bruyante. L'assemblée municipale se trouvait elle-même au complet. Parmi les membres assis autour du tapis vert, on distinguait la tête hirsute de Cyrille Gerdolle, la mine provocante et la moustache en croc de Février, le visage mobile et la bouche canine de Simon Fontenac. Après que le maire—un gros cultivateur, homme prudent et méticuleux—eut déclaré la séance ouverte; après qu'on eut procédé à la lecture du procès-verbal, on attaquait le budget des recettes quand Gerdolle demanda, de son air bougon, à faire une observation préalable.

—J'ai, dit-il, une interpellation à adresser à monsieur le maire. Je désire savoir pourquoi l'administration, sans avoir égard aux plaintes des habitants de l'avenue Chanteraine, s'obstine à ne pas installer le gaz dans cette partie de la commune. Les riverains de l'avenue paient l'impôt comme les autres, et ils ont droit, comme les autres, à être éclairés.

Le maire, que les continuelles plaintes du pépiniériste avaient le don d'agacer, répondit brièvement que les ressources municipales ne permettaient pas encore cette amélioration coûteuse.

—Si la commune n'a pas de ressources suffisantes, grommela Cyrille, c'est qu'elle le veut bien. Elle trouverait de l'argent si, comme c'est son devoir, elle exigeait une redevance annuelle des citoyens qui détournent indûment le cours de la Bièvre pour irriguer leur terrain... Moi-même, qui n'ai rien détourné, mais qui subis une servitude imposée par les propriétaires des fonds voisins, je suis prêt à payer pour le cours d'eau qui arrose ma pépinière.

Simon Fontenac s'agitait sur sa chaise.

—Tout ça est étranger à la discussion du budget, déclara-t-il. Je réclame la question préalable.

—Je demande la parole!

C'était la voix coupante d'Alfred Février, qui résonnait comme un coup de clairon. En même temps il se levait et, sans se soucier des murmures de quelques collègues, il jetait sur l'assemblée récalcitrante un regard de défi.

—Quoiqu'on prétende le contraire, affirma-t-il, la motion du citoyen Gerdolle se rattache étroitement à l'examen du budget, et je suis chargé par mon comité d'appeler l'attention de monsieur le maire sur une situation irrégulière, abusive, qui se prolonge aux dépens des intérêts de tous. Il s'agit d'une question de justice autant que d'une question financière. Certains propriétaires se sont permis de détourner à leur profit le cours de la Bièvre. On s'en émeut dans le pays; on s'étonne que ce qui est défendu à de pauvres diables soit toléré de la part de quelques administrés plus riches et plus influents. Les membres de mon comité et moi cherchons en vain la raison d'une inégalité aussi anormale et antidémocratique... M. Fontenac, qui m'écoute en ricanant, pourrait-il me répondre?

—Puisqu'il plaît à M. Février de me mettre en cause, répliqua sèchement l'ancien juge, je vais l'édifier en deux mots: je n'ai pas détourné le cours de la rivière, j'ai trouvé les choses en état lorsque je suis devenu propriétaire de Chanteraine, et j'ajoute que, si un bras de la Bièvre coule chez moi, il y coule légalement, en vertu d'une servitude créée au profit de mes ancêtres.

—M. Fontenac, riposta Février ironiquement, parle de ses «ancêtres» comme un véritable seigneur féodal; mais moi, qui ne suis qu'un simple populo, je me permets de lui demander s'il peut produire un titre établissant cette servitude?

—Je n'ai point de titre à vous montrer, avoua Fontenac après une seconde d'hésitation; mais je puis invoquer une prescription plus que trentenaire, et cela vaut titre...

Si, à ce moment, le propriétaire de Chanteraine eût pris le temps d'observer les physionomies de ses collègues et l'attitude du public, il se fût vite aperçu que, pour la majorité des auditeurs, son argumentation paraissait médiocrement satisfaisante. Chez les esprits simplistes, autant l'exhibition d'un acte est réputée probante, autant l'invocation de la prescription éveille de méfiance. Ils la considèrent volontiers comme un expédient équivoque et non comme une justification. La réponse hésitante de Fontenac fit une impression plutôt fâcheuse. Une prévention d'une autre sorte modifiait également les dispositions des assistants: pour ces villageois, la plupart nés dans le pays, l'ancien magistrat était le «Parisien», l'homme de la ville, antipathique au paysan, et les insinuations de Février venaient de ranimer une hostilité latente. Ce dernier, qui gardait son sang-froid et étudiait son entourage, devina, à certains symptômes, qu'il gagnait du terrain. Le maire lui-même, malgré ses bons rapports avec Fontenac, tenait, avant tout, à ménager l'opinion publique et semblait perplexe. Pourtant, mû par le désir de tout concilier, il essaya d'abord de rompre les chiens.

—L'incident est clos, bredouilla-t-il; messieurs, revenons à l'ordre du jour!

—Pardon, objecta l'orateur, tenace, pardon, monsieur le maire, l'incident n'est pas clos le moins du monde et je n'ai pas fini... M. Fontenac a parlé de prescription... En sa qualité d'ancien juge, il devrait mieux connaître la loi. Je me vois obligé de lui rappeler un article du Code civil dont je vais donner lecture...

Il tira de sa poche un volume in-trente-deux, qu'il feuilleta tranquillement; après quoi, il déclama de sa voix perçante:

—Article 2.232: «Les actes de pure faculté et ceux de simple tolérance ne peuvent fonder ni possession ni prescription.»

Il y eut, dans le public, des murmures et une excitation que le langage parlementaire traduit par ces mots: «Mouvement prolongé.» Février sentit qu'il était en train de conquérir ses auditeurs. Frappant son Code du plat de la main, il continua avec plus d'aplomb:

—Voilà la loi, messieurs, elle est claire... Je prétends que l'usage d'un bras de la Bièvre, par les ancêtres de notre collègue, ne se justifie que par une tolérance regrettable de la part de la commune; par conséquent, la prescription ne peut être invoquée...

—Prouvez-le! interrompit rageusement Fontenac.

—Certainement nous le prouverons! Nous en appellerons au souvenir des anciens du pays; nous vous amènerons des témoins qui ont entendu le propriétaire de Chanteraine exprimer lui-même des doutes sur la validité de cette prescription, dont il cherche à exciper aujourd'hui... Oui, monsieur Fontenac, nous vous opposerons des témoins sérieux et que je vous mets au défi de récuser!

Simon haussait les épaules; mais, en même temps, il rougissait, et une gêne visible crispait ses traits mobiles. Ses collègues avaient remarqué son embarras; ils éprouvaient une sourde joie à le voir poussé au pied du mur par cet enragé de Février, et ils commençaient à douter de son bon droit.

—Oui, poursuivait implacablement l'agent d'affaires, nous le prouverons; mais, pour que nous puissions établir régulièrement nos preuves, une enquête s'impose. Cette enquête, nous la devons à la commune lésée, à nos électeurs, à la conscience publique... Au nom de mon comité, je vous demande de la voter dès ce soir!

Au milieu des rumeurs croissantes, un conseiller fit signe qu'il voulait parler. C'était un entrepreneur de maçonnerie, nommé Bourdaine, dont Fontenac avait fait réduire le mémoire et qui en gardait rancune à l'ornithologue.

—Messieurs, dit le maître-maçon Bourdaine, j'ai écouté d'abord avec méfiance les accusations de M. Février, parce que je connais sa manie de suspecter constamment les intentions de ses collègues. Néanmoins, ses paroles m'ont ému et inquiété... Je ne sais encore qui a tort et qui a raison; mais il me semble que, dans l'intérêt de l'administration et dans l'intérêt de M. Fontenac lui-même, il y a lieu d'éclaircir cette affaire. Nous ne pouvons pas rester dans le doute; je me joins donc à un collègue dont je suis loin de partager toutes les opinions et je demande la nomination d'une commission de cinq membres, chargée d'ouvrir une enquête et d'adresser, ensuite, un rapport au Conseil...

On approuva la proposition et on allait procéder à l'élection des commissaires, quand Février réclama de nouveau la parole.

—Citoyens, déclara-t-il, je ne veux pas influencer le vote de mes collègues, mais je tiens à ce que l'enquête soit consciencieuse et approfondie; je vous propose donc de nommer, au nombre des commissaires enquêteurs, MM. Gerdolle et Bourdaine, qui sont des enfants du pays, très expérimentés et ayant une parfaite connaissance du terrain litigieux. Quant à moi, je n'ai pas l'habitude de me mettre en avant; cependant vous penserez peut-être qu'ayant pris l'initiative du débat, j'ai quelque droit à figurer parmi les membres de la Commission. Dans tous les cas, je pose ma candidature...

Les audacieux en imposent toujours aux indécis. Février fut nommé, ainsi que Gerdolle et Bourdaine. Tandis que le secrétaire proclamait les noms des commissaires élus, Fontenac, pâle, nerveux et les lèvres plus que jamais agressivement retroussées, avait attiré à lui une feuille de papier sur laquelle il écrivait hâtivement quelques lignes.

Le maire allait lever la séance, quand l'ancien juge lui saisit le bras:

—Un instant, monsieur le maire! Je regarde le vote d'une enquête comme une mesure de défiance prise contre moi. Voici ma démission, vous la transmettrez au préfet...

Il se coiffa rageusement de son chapeau et quitta la salle, tandis que des groupes tumultueux discutaient encore...

Peu après la séance, Gerdolle et Février se retrouvèrent autour d'une table du café voisin.

—Ç'a été chaud, dit le pépiniériste en choquant son verre contre celui de son copain, mais l'affaire est dans le sac; à ta santé, mon vieux, et mes compliments!... Tu as bellement rivé son clou au Fontenac.

—Oui, répliqua modestement Février, je crois que ça marchera... Nous voilà tous deux de la Commission; avec Bourdaine, que je me charge de convertir, nous formerons la majorité et je me ferai nommer rapporteur... Je conclurai, naturellement, à ce que la commune intente un procès à l'empailleur d'oiseaux, et ça sera bien le diable si nous n'arrivons pas à le dégoûter de sa propriété.

—En tout cas, ça lui donnera du tintouin et ça dépréciera Chanteraine, conclut Gerdolle en vidant son bock... Après, qui vivra verra!

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