Charlie
SECONDE PARTIE
I
Par ce matin d'avril, tiède, gris et sans soleil, il planait, dans l'avenue des Champs-Elysées, la douce joyeuseté des premières matinées de printemps. Tout semblait discrètement en fête: les bruits, les nuances, les fins parfums de l'atmosphère. Sur le pavé de bois, les voitures roulaient dans un ronronnement continu qui ne s'entendait plus à la longue; et seuls les délicats grelots des bicyclettes ou des carts galopeurs faisaient frémir l'espace de leurs légères sonneries gazouillantes et éparses.
En tournant le coin de la rue Marbeuf, pour pénétrer dans l'avenue, Antoinette Warner reprit un peu aux chevaux du lourd phaéton qu'elle menait et les mit au petit trot piaffeur.
Elle ne voulait pas aller vite. Elle tenait à être vue, à s'offrir commodément aux yeux, dans la double inauguration qu'elle faisait, ce matin-là, des deux carrossiers alezans que Pierre Lahonce venait de lui acheter à l'Hippique—et aussi de son amie assise à côté d'elle, sur le siège, de son amie Loulou Sonnier, une ancienne camarade du Conservatoire, revenue l'avant-veille de Moscou où elle avait, pendant dix-huit mois, joué l'opérette, et dont le retour inopiné serait comme une primeur printanière, serait le grand potin du jour parmi les dames de la galanterie et les badauds des clubs.
Elle se guindait donc à contenir ses bêtes écumantes et énervées, en une posture correcte, le buste bien droit, les mains hautes, les coudes collés au corps; et sa petite figure sèche, jaunâtre, sans éclat de beauté, cette classique petite figure «femme du monde», à qui elle devait tant de succès, s'imprégnait, dans l'effort de correction, d'un air plus «femme du monde» encore, d'un air presque de dignité pudique qui formait avec la physionomie blonde, ébouriffée, riante, le visage tout blanchâtre et les lèvres trop carminées de Loulou Sonnier un contraste pour l'une et l'autre profitable.
Loulou Sonnier d'ailleurs, sans rester indifférente à ces joies vaniteuses d'exhibition, gardait une attitude moins rigide, moins solennelle, plus conforme à son tempérament folâtre et bon enfant. Mais cependant elle ne disait rien, elle pinçait la bouche, elle refoulait sous un silence appliqué les étouffantes bouffées de plaisir qui lui gonflaient la poitrine à chaque regard des piétons, des cavaliers; et c'était à peine si elle se permettait un semblant de sourire satisfait, une imperceptible palpitation à la commissure des lèvres, quand, en longeant un omnibus, elle entrevoyait des visages avides se pencher contre la balustrade de l'impériale, des visages graves, envieux et, sans nul doute, admiratifs.
Le phaéton arrivait place de l'Étoile, contournait, vers la gauche, l'esplanade.
—Joli temps, n'est-ce pas? murmura Loulou Sonnier qui ne pouvait refréner davantage son besoin de parler, de manifester son ravissement.
Antoinette Warner répliqua, le buste toujours droit, la tête toujours pétrifiée à surveiller les oreilles pointues de ses bêtes:
—Dis donc!... Regarde donc à gauche!... Regarde ce petit à cheval, en complet marron, là, à gauche...
Le petit que sa prunelle, vite postée à l'angle des paupières, désignait à Loulou Sonnier était un jeune homme qui débouchait de l'avenue d'Iéna en caracolant sur un petit poney bai brun à crinière rase; un grand jeune homme blond, élégant, élancé, les cheveux épais et fins, la figure aiguë, hautaine et presque imberbe, sauf une étroite lisière dorée de moustache naissante au-dessus des lèvres sinueuses et minces,—une figure juvénile et sévère d'engagé volontaire, de maréchal des logis de bonne famille, comme on le voit, le dimanche, sous des casques de cuirassiers ou des shakos de hussards.
Ses longues jambes pendaient bas de chaque côté de la selle à quartiers lisses, descendaient de toute la hauteur de leurs molletières beiges au-dessous des flancs du poney, et, dans l'étreinte de ces longues jambes ballottantes, la petite bête sauteuse et mutine avait beaucoup moins l'aspect d'un cheval que d'une sorte de chien sauvage, de chien géant, nerveux et alerte, qu'on monterait par caprice, comme une monture de luxe.
—Regarde bien! répéta Antoinette Warner.
Mais une distraction, un involontaire mouvement de la main avait trop fait sentir l'appui du mors. Les chevaux du phaéton stoppèrent à moitié, piaffant sur place maintenant; et le jeune homme, qui calculait sur une allure plus rapide, faillit se jeter dans les roues d'arrière, dut soulever son petit poney en une volte brusque pour éviter le choc, tandis qu'à travers sa figure zigzaguait un éclair de contrariété.
—Pull up!... Pull up! balbutiait piètrement Warner.
Le jeune homme avait remis sa bête au trot, s'éloignait en haussant les épaules.
Lorsqu'il fut à quelques mètres devant, Warner, toute rouge encore de cette maladresse sportive, demanda:
—Tu l'as bien vu? Devine qui c'est!...
—Je ne sais pas, moi! dit Loulou Sonnier.
—Comment! fit Warner... Tu ne devines pas?... Tu n'as pas reconnu la bouche? Mais c'est la progéniture de mon seigneur et ami!... C'est le jeune Lahonce, Charlie Lahonce, le fils de mon Pierre!...
Il y eut un temps. Puis Loulou déclara:
—Il est gentil!...
—Oui, accorda Warner, il est gentil comme cela au dehors... Mais il faut voir au dedans... C'est moins brillant!...
—Il te connaît? questionna Loulou.
—S'il me connaît!... Mais tu n'as donc pas remarqué comment il m'avait regardée!... Un brin qu'il me connaît et qu'il me déteste aussi!... C'est bien naturel au fond... Il est du côté de sa mère, cet enfant. Il ne peut pas m'aimer...
—Et quel âge a-t-il?... Qu'est-ce qu'il fait? interrogea encore Loulou saisissant l'occasion de rapprendre son Paris, ses clubmen et ses gens.
—Peuh! pas grand'chose!... Il marche, je crois, sur ses vingt-deux ans et il ne fait à peu près rien... Comme dit son père, c'est un petit rossard... Ah! ils ne sont pas amis, amis, le père et le fils... Ah! grand Dieu non!... Lahonce voulait qu'il aille à Saint-Cyr... Le petit a refusé... Après cela, on voulait qu'il se présente au quai d'Orsay... Rien savoir!...
—Alors, qu'est-ce qu'il fait? insista Loulou qui commençait à édifier sur cette oisiveté des espoirs imprécis.
—Je t'ai dit... Pas grand'chose... Il s'occupe de musique... Il écrit aussi dans des petites revues... Une fois Lahonce m'a apporté une de ses machines... Nous l'avons lue ensemble!... Ce que nous nous sommes tordus!... C'était l'histoire d'une sœur avec son frère... Enfin, à n'y rien comprendre!...
—Et les femmes? hasarda encore Loulou Sonnier.
Warner prit une voix d'homme, sa voix rogue d'affaires et d'intérêts:
—Les femmes?... Macache, mon enfant!... Il a été un moment avec Edmée Froissy, la petite Froissy, tu le rappelles... puis, crac! ç'a été fini et on n'a plus su où il opérait... Il doit être pour femmes du monde, je suppose... Lahonce croit même qu'il serait maintenant avec une Mme de Fleur... Seulement, je te le répète, on ne sait plus rien de positif!
Loulou Sonnier, du coup, renonça à tout espoir, cessa instinctivement de faire fond sur la progéniture de Lahonce, revint à s'informer de la liaison de Warner, en amie désintéressée et simplement curieuse.
—Mais toi? fit-elle par opposition. Toi, tu es contente?... Lahonce m'a l'air d'un homme charmant, n'est-ce pas?
—Heu! fit en souriant Warner. Charmant?... Charmant? Il ne faudrait pas exagérer... C'est un bon garçon, pas rat, pas exigeant, bien élevé, propre... Pourtant il n'est pas tout neuf, tu sais!... Et pour l'esprit, il y en a de plus amusants tout de même!... Mais quoi! je ne me plains pas!...
—Évidemment, si tu avais à te plaindre, ça n'aurait pas tellement duré! approuva Loulou.
Et elle ajouta d'un ton de sympathie finaude:
—C'est que je te connais, moi!
Warner riposta orgueilleusement:
—Oui, ça commence à durer! Depuis 86!... De 86 à 94!... Huit ans bientôt! C'est un chiffre, cela!
Tout au loin, à l'extrémité du large tapis brun de l'allée cavalière, Loulou Sonnier suivait du regard la silhouette diminuante de Charlie Lahonce, ses longues jambes beiges, balancées en mesure, emportées au galop fantastique d'un petit animal indistinct, invisible.
—Ce qu'il file! Ce qu'il file! s'écria-t-elle en l'indiquant d'une moue du menton.
Warner concéda d'une voix sérieuse:
—Oh! pour ça, il n'y a pas à dire... Il est homme de cheval, dans le sang!... Que veux-tu?... C'est né le chose sur une selle!
La grille du Bois franchie, Charlie tourna à droite, à gauche, et s'engagea dans l'allée des Poteaux.
Sous l'étroite charmille de l'allée, aux ombrages clairsemés et vert tendre, on eût dit comme une affluence de réouverture, comme la reprise des cavalcades élégantes interrompues par les pluies, les neiges, l'hiver boueux; et les cavaliers y marchaient si nombreux, si pressés, jambe à jambe presque, que Charlie mit son poney Jim au pas, ne pouvant plus trotter, avancer parmi la cohue ondulante des croupes et des encolures qui lui barraient le passage.
Mais, au bout de quelques minutes, ce train menu et funèbre, ce train rassemblé dont la vivacité de Jim s'exaspérait à la fin, puis tous ces saluts même sommaires, esquissés à peine, tous ces saluts brefs et militaires à donner et à rendre, tous ces enchevêtrements traînards et mondains lassèrent le jeune homme.
A la première allée transversale, il lâcha le cortège, vira à droite, lança Jim en un galop soulageant et un peu fou.
Il s'était dressé debout sur ses étriers, les pieds chaussés à fond, le dos voûté, les mains basses de chaque côté de l'encolure, comme un jockey, et, les lèvres tout près des oreilles de Jim, il grommelait affectueusement:
—Eh bien! canaille, ça vous va?... Ça vous va mieux que les Poteaux, hé! canaille?...
Et il glissait parfois ses rênes dans la main gauche, pour asséner, sur l'encolure de Jim, de sonores claques amicales qui excitaient davantage l'ardente petite bête.
Car, bien qu'il affectât de dédaigner les plaisirs sportifs, de ne s'y livrer que par hygiène ou pour leur grâce esthétique et leur noblesse harmonieuse, il en raffolait, le jeune Charlie, il aimait le cheval profondément, instinctivement, par goût héréditaire, par habitude d'enfance, par éducation, comme expliquait Warner; et c'était encore dans ces promenades quotidiennes, dans ces chevauchées, chaque matin, côte à côte, que Lahonce se sentait le plus être le père de ce fils si peu son fils, si différent de lui,—de ce fils si glacial, si impénétrable, si bizarre avec ces drôles d'idées renversantes qu'il vous avait sur tout et cette manie têtue de travailler sans trêve à ne rien faire, parmi de gros bouquins obscurs et ennuyeux.
«Hô-ô-ô-là... Hô-ôô-là!»
Charlie arrivait à la pente sous bois, parallèle au champ de courses d'Auteuil, tirait à pleins bras, en se couchant sur la croupe du poney, puis rendait en se redressant, puis retirait, rerendait, dans un alternatif balancement du buste, pour ralentir Jim qui s'emballait peu à peu.
Le poney s'apaisa, céda à la pression du mors, se remit progressivement au pas, avec de grandes secousses de l'encolure, de la tête, contre la contrainte des rênes.
«Fichtre! songea Charlie en consultant sa montre... Onze heures!... Un tour d'Acacias et je me trotte là-bas!... Pour être rentré à midi, je n'ai que temps!...»
Il se proposait, en effet, d'aller, avant déjeuner, féliciter son vieil ami Vincent Favierres, élu, la veille, à l'unanimité moins une voix, membre de l'Institut, pour la section de musique.
Il revint donc en arrière, descendit au grand trot du côté de la Cascade, puis remonta au pas l'avenue des Acacias.
Mais comme il parvenait au sommet de la courte montée qui mène à l'avenue, brusquement il aperçut un petit groupe que l'inclinaison du terrain lui avait jusque-là masqué. C'était un cavalier en bottes vernies, arrêté à causer avec deux dames assises dans un phaéton rangé contre le trottoir,—un obèse monsieur d'une cinquantaine d'années, le visage boursouflé, congestionné, violâtre, au point que la moustache rousse y paraissait blonde,—et dont le ventre cylindrique, proéminent semblait de loin un gros sac rond qu'il eût porté devant lui, sur le pommeau de la selle: c'était Lahonce, rougi, blanchi, gonflé par l'âge et qui se penchait pour inspecter le phaéton, l'attelage, pour en découvrir les imperfections possibles ou les incorrections.
«Allons, bon! pensa Charlie, le sourcil froncé, la figure assombrie... Allons bon...! Voilà papa et son chopin!... J'en ai eu une idée de venir par ici! Et puis, pas moyen de faire demi-tour!...»
Lahonce, effectivement, s'était retourné au bruit du sable foulé par le trottinement de Jim et appelait Charlie d'un hochement de tête affable, qu'accentuaient des clignements d'œil d'invite.
Le jeune homme pressa Jim d'un rageur serrement de mollets, et en quelques foulées de galop, il rattrapa son père.
—Bonjour, papa! dit-il d'un ton qui s'efforçait à être cordial.
Et, avec un salut froidement courtois, il susurrait sans regarder Warner:
—Bonjour, Mesdames!
Lahonce demanda:
—Où vas-tu comme cela?... Tu rentres?... Si tu rentres, je t'accompagne...
Charlie répliqua précipitamment.
—Non, non, je ne rentre pas!...
—Et où vas-tu?...
Charlie répondit avec flegme:
—Je vais aux obstacles du tir!...
—Bon! bon! mon garçon! dit indulgemment Lahonce... Va où tu voudras... Tu es libre... Tu sais que ce n'est jamais moi qui te cramponnerai!... Seulement, tâche d'être à l'heure pour le déjeuner!...
Il avait salué de nouveau, d'un salut semblable au premier, Antoinette Warner qui feignait de s'absorber à examiner un des traits de l'attelage. Puis, piquant Jim, il repartit au galop, tourna à gauche, vers le tir, sauta deux obstacles, longea le grillage du Polo-Club, atteignit la route du bord de l'eau qu'il suivit toujours au galop et, passant la porte de Madrid, il mit enfin au pas son petit cheval que cette course rapide avait couvert aux flancs et à l'encolure d'une crème épaisse de sueur blanche.
Après quoi, sans faire halte, ne retenant plus le poney qu'à bout de rênes, il alluma une cigarette pour abréger un peu la route.
Il avait une impression vague de spleen, d'ennui, de gris dans l'âme, à cause de cette rencontre inopportune de tout à l'heure. Non pas qu'en sa pudeur il souffrit d'avoir surpris Lahonce en compagnie de Warner, d'avoir été, ne fût-ce qu'un instant, associé par la conversation, les saluts, à cette liaison insultante pour sa mère. Là-dessus, depuis longtemps, il était informé, résigné, sans colère comme sans acquiescement. Il savait simplement la chose. Il la jugeait naturelle, quoique blâmable, légitime, inévitable, dans l'ordre de celles que devait fatalement accomplir un homme tel que son père, un homme doué de ce rang social, de cette fortune, de ce tempérament irascible, vaniteux et sanguin, au bout de vingt ans de ménage et de désaccord conjugal.
Non, en réalité, le malaise de Charlie provenait d'ailleurs, de ce mensonge qu'il avait été obligé de faire pour passer, de ce vulgaire stratagème dont il avait été contraint d'user.
Il se sentait ainsi maussade, vexé, mécontent chaque fois qu'une nécessité de hasard le forçait à mentir, à tromper matériellement son père, à lui dissimuler, par des ruses compliquées, ses relations avec Favierres.
De coutume, lorsque rien ne l'entravait, lorsque aucun obstacle ne l'incommodait, il allait chez Favierres sans hésitation, sans remords, comme chez un ancien ami qu'il chérissait et qu'un désir d'affection le poussait tout naïvement à revoir.
Mais il suffisait que Lahonce fût présent quand il partait ou quand il rentrait, se dressât par aventure sur son chemin, lui demandât où il courait ou bien d'où il revenait, il suffisait d'une question de son père soit au départ, soit au retour, pour qu'aussitôt l'étrangeté de cette amitié clandestine le frappât désagréablement, lui donnât une pénible sensation de gêne coupable, de prise en faute et comme une brève honte d'avoir à se cacher.
«Est-ce stupide, cette affaire-là! pensait-il en contemplant d'un œil distrait les fumées jaunes en toison que les hautes cheminées roses de l'autre rive, soufflaient régulièrement, par-dessus la Seine, vers le ciel cotonneux et blanc... Est-ce stupide, hein, de ne pas pouvoir lui avouer!...»
Et il se répétait les deux versions que tour à tour sa mère et son père lui avaient contées de la rupture avec Favierres.
C'était vers ses quinze ans, quand il était en seconde, que Mme Lahonce lui avait expliqué un jour, sur sa prière, les vrais motifs de la fâcherie avec le musicien. Lahonce, assurait-elle, était un peu jaloux, avait jugé que Favierres venait trop fréquemment, trop assidûment dans la maison et lui en avait fait, d'un ton très vif, l'observation. Favierres s'était défendu du même ton; d'où discussion, propos aigres et brouille finale.
L'autre version, la version de Lahonce, Charlie l'avait obtenue trois ans plus tard, sans la chercher, à la suite d'une tentative de réconciliation qu'il s'était enhardi à risquer, pour aboutir du coup à un échec brutal.
Sûr que sa mère éprouvait envers Favierres une secrète sympathie, puisqu'elle l'autorisait, l'encourageait même à aller voir le musicien en cachette de son père, lui adressait doucement des reproches s'il espaçait trop ses visites, le chargeait même, à chaque occasion, de ses amitiés ou de ses compliments pour le compositeur, il avait de plus remarqué comme elle avait de la joie à causer avec son ami Fav quand, à l'improviste, elle le rencontrait en un recoin reculé du Bois, dans une salle écartée d'exposition au déclin, dans un des rares endroits déserts où elle osait seulement l'aborder, car dans le monde, dans les bals, leur intimité se bornait à des saluts corrects, ils ne se parlaient jamais, ne s'asseyaient jamais l'un près de l'autre.
Aussi, fort de ces remarques, entraîné par l'envie de complaire à sa mère, Charlie s'était avisé d'effacer le petit malentendu qui séparait son père et le compositeur, de ramener Favierres chez ses parents, de tout arranger; et un matin, à déjeuner, il avait soudain entrepris l'éloge du musicien, rappelé qu'il était son petit ami autrefois et demandé avec une hypocrisie ingénue pourquoi on ne le voyait plus.
Lahonce d'abord écoutait patiemment en regardant Hélène qui baissait les yeux, mais à cette question son sang-froid lui avait échappé; il s'était mis à clamer, avec sa figure pourpre, sa figure violette des grandes colères:
—Assez!... En voilà assez!... Ce n'est pas un gamin de ta trempe qui va me signifier les personnes que je dois recevoir, n'est-ce pas? qui va me faire la leçon chez moi!...
Il avait fallu que M. Brodin s'interposât, calmât son gendre, l'empêchât d'en crier plus.
Et le lendemain matin, pendant leur promenade à cheval au Bois, Charlie se souvenait nettement de quel air grave son père lui avait déclaré:
—Hier, je ne t'ai pas répondu au sujet de ce Favierres, parce que je n'admettais pas que tu veuilles te mêler des gens que je reçois ou non... Mais tu es un homme... Tu es assez grand pour qu'on te dise la vérité... Eh bien, si nous ne voyons plus ce Favierres, c'est que c'est un goujat, c'est qu'il a été inconvenant avec ta mère... Voilà!...
Il semblait à Charlie entendre encore ces derniers mots, et il se les redisait en souriant, en imitant l'intonation solennelle de Lahonce, comme cent fois déjà il se les était redits.
«Inconvenant avec ma mère!... Quoi! il aura flirté un peu avec elle... il lui aura fait la cour! Et c'est pour cela qu'on l'a flanqué à la porte, c'est pour cela que je suis obligé de me défiler pour le voir comme si j'allais chez une femme!... Non, c'est trop bête!...»
Un flirt, un peu de coquetterie affectueuse, des deux parts, son imagination filiale et toute dévouée aux complices ne pouvait imaginer davantage. Il avait surtout pour Mme Lahonce cet aveuglement tendre et partial que ressentent souvent pour leur mère certains fils, cette foi respectueuse et immaculée qu'on ne retrouve, à pareil degré, que chez les maris aimants et crédules. Et ce n'était jamais en lui qu'une pensée fugitive comme une brise, une pensée disparue en même temps que conçue, une pensée floconneuse, insaisissable et volatile comme la fragile chandelle des champs, cette inacceptable idée que sa mère, son exquise mère, demeurée si jolie malgré ses cheveux blancs et ses rides commençantes, que sa mère chérie eût pu jadis échanger avec ce bon vieux Fav rien d'autre, rien de plus que de longs regards d'amitié et des serrements de mains heureuses de se rejoindre.
«Pauvre maman!... Est-ce ridicule, tout de même!... Dire que cela les amuserait tant, elle et Fav, de se revoir, de faire de la musique ensemble, de jaser tranquillement comme de vieux amis!»
Et jusqu'à la rue Borghèse il s'égara dans de rancunières rêveries philosophiques sur la niaiserie des préjugés, l'odieuse tyrannie des devoirs conjugaux, l'imbécillité des règles sociales et l'étroitesse d'esprit de son père.
Un écart de Jim, qu'avait effarouché une brouette de cantonnier, le réveilla tout à coup.
Il reprit le trot, en pénétrant dans la rue Borghèse, gagna la rue de Chézy et sauta à terre en face de la grille de Favierres.
La porte était entr'ouverte; il l'ouvrit tout à fait, tira Jim après lui et, refermant ensuite, il lâcha le poney qui détala en cabriolant à travers l'allée de l'entrée pour s'arrêter droit, avec des hennissements de gaieté, devant le petit perron de pierre de la basse maisonnette.
Au tapage, Mme Favierres, effrayée, était accourue. Elle s'exclama:
—Ah! c'est vous, monsieur Charlie!... Eh bien, vous nous en avez fait une peur!
Charlie criait en s'approchant:
—Oui, c'est moi... C'est moi!... Je viens féliciter l'Immortel!
—Le quoi? fit Mme Favierres qui croyait n'avoir pas saisi.
—L'Immortel, l'académicien, enfin!...
—Ah! oui! fit Mme Favierres, comprenant. Ah oui!... C'est joliment gentil à vous!...
Et elle s'empressa vers le jardin, elle appela:
—Vincent! Vincent!... C'est Monsieur Charlie qui est ici, qui vient te complimenter.
Charlie nouait les rênes de Jim à la rampe du perron. Il laissa le nœud à demi achevé en voyant Favierres paraître au haut des marches.
Le musicien était en costume du matin, en costume de jardinage, une vareuse d'étoffe jaune, un pantalon de toile grise, un chapeau mou de feutre noir; et avec sa moustache brun-roux que des poils blancs teintaient par endroits de teintes rosâtres, ses joues toutes striées de sang aux pommettes et ses cheveux touffus dont le feutre noir faisait briller plus encore l'éclat argenté, il avait l'air d'une sorte de capitaine en retraite, d'un brave militaire solide, fringant encore, mais retiré aux champs et oublieux du monde.
Charlie se précipita au-devant de lui et prit tendrement ses mains. Bien que Favierres fût plutôt de grande taille, il le dominait un peu, de près.
Le maître dit avec un sourire paternel:
—Te voilà, petit!... Je t'attendais... C'est très bien d'être venu!...
Charlie questionna:
—On s'embrasse, Fav?
—Mais pardi!...
Ils s'étreignirent en une accolade masculine, les bras autour du buste, s'effleurant vivement les deux joues d'un preste baiser amical.
—Et vous êtes content? interrogea Charlie.
—Mon Dieu! fit Favierres, j'aime mieux que ce soit fini!... Oui, ces choses-là, il ne faut pas que cela traîne ou bien ce n'est plus la peine... Du reste, je te raconterai tout à l'heure l'élection et les intrigues de la fin et leurs têtes après... Tu déjeunes, je suppose?...
—Non, non! répliqua Charlie... Je ne suis venu qu'en passant, vous poser un baiser comme on pose une carte... Mais si vous voulez de moi demain, à midi, Fav, je suis votre homme...
Favierres réfléchit:
—Soit! Va pour demain...
Mme Favierres reparaissait sur le perron.
—Vous restez, monsieur Charlie? demanda-t-elle d'un ton d'humble politesse, comme une fermière à son jeune châtelain... Nous avons un bon déjeuner, une omelette aux pointes, une entrecôte...
—Non, Madame, fit Charlie... Désolé!... Pas aujourd'hui!... Demain! demain!...
—Oh! comme c'est dommage!... Nous avions un si bon déjeuner! Vraiment, vous ne restez pas?... Justement Vincent qui m'avait dit...
Favierres l'interrompit sèchement:
—Voyons, mon amie, puisque M. Lahonce te dit qu'il ne peut pas... qu'il viendra demain... N'insiste pas!... C'est indiscret!...
Et se tournant vers Charlie qui détachait Jim:
—Alors à demain, petit!... Midi sonnant, tu sais!...
—Oui!... Oui!...
Ils marchèrent ensemble jusqu'à la grille, Jim suivant derrière comme un grand chien fidèle.
Dehors, Charlie, d'un bond agile, avait sauté en selle, ajustait ses rênes.
—Ah! j'oubliais! dit-il en retenant le poney. J'allais oublier... Maman m'a dit de vous dire, si je vous voyais, qu'elle est très heureuse pour vous, très joyeuse de votre succès...
Favierres grimaça un sourire de gratitude:
—Ah!... Ah!... Tu diras à ta mère que je la remercie bien... que je la remercie beaucoup... de tout mon cœur!... A demain alors, mon petit!
—A demain!
Et Charlie, touchant le bord de son chapeau, s'élança au trot allongé. Car il avait perdu du temps et ne parviendrait certainement pas chez lui, à l'hôtel de l'avenue d'Iéna, sans un grand quart d'heure de retard.