Charlie
II
—Eh bien! tu arrives à une jolie heure! s'exclama Lahonce en désignant du regard le dessert qu'on commençait à servir... Non, mais ne te presse pas, mon garçon!...
Charlie s'asseyait, après avoir embrassé sa mère et serré la main de M. Brodin, qui habitait avec ses enfants depuis la mort de Mme Brodin.
—Ils étaient bons, les obstacles? reprit gouailleusement Lahonce. Ils étaient bons, ce matin?... Tu as dû les sauter une dizaine de fois au moins, hé?...
Et, pendant quelques minutes, il continua à railler Charlie sur ces obstacles qui l'avaient censément retenu, sur le mystère de son retard, avec des mots à double entente, des airs malicieux de bien se douter à quoi on avait pu s'attarder là-bas, aux environs du tir.
Lahonce aimait ainsi, quand il était bien disposé, à traiter Charlie en égal, à affecter envers lui un ton de plaisanterie intime, à déroger ouvertement de sa dignité de père jusqu'à une familiarité d'ami, pour capter par des démonstrations bonhommes son grand gaillard de fils si indocile, si peu cordial et si froid.
Et puis ce manège l'amusait en outre comme une provocation à sa femme, comme un défi à Mme Lahonce, dont il apercevait parmi les fleurs de la jardinière de milieu, de l'autre côté de la table, la figure contractée, baissée vers la nappe, la figure résolue au silence, plâtrée de rigueur hautaine ou d'inertie songeuse.
Il ne lui parlait que rarement. Il ne souhaitait rien d'elle, que de simples égards. Il ne désirait ni la mécontenter ni la séduire. Il avait, par amour-propre, renoncé à elle complètement, renoncé à la posséder, renoncé à la vouloir, puisqu'elle ne voulait plus de lui. Entre eux, depuis douze ans, cette jardinière de milieu, toujours refleurie de fleurs de saison ou de graminées légères, symbolisait exactement la barrière élégante d'indifférence réciproque, discrète et polie, qui séparait leurs vies disjointes. Ils pouvaient se voir au travers et jamais ne se regardaient.
Seulement, tout de même, de temps en temps, Lahonce avait du plaisir à faire, devant sa femme, acte de père, à user en sa présence de cette suprême et inaliénable prérogative conjugale, à lui rappeler enfin que ce fils, là, près d'eux, était leur fils pourtant, issu de leurs deux sangs.
Et Charlie, tout décontenancé par ces moqueries affables, par le souvenir aussi d'où il revenait, protestait, en souriant, que son père se trompait, que ce n'était pas du tout ce qu'il croyait, non, pas du tout, mais les obstacles, uniquement les obstacles, et après, un galop avec son ami Alain Marroy, un dernier tour aux Poteaux qui l'avait entraîné plus loin qu'il ne fallait.
—Oui, oui, c'est ça! accorda Lahonce d'une voix sarcastique. C'est ça... C'est ce diable de Marroy!...
Et il ajouta:
—Ah! au fait, n'oublie pas que c'est mardi ce soir, que c'est soir aux Français... Tu viens avec nous, n'est-ce pas?
—Certainement, fit Charlie.
Il avait rattrapé le service, terminé son dessert.
Mme Lahonce repoussa sa chaise. On se leva et on passa pour le café dans le vaste hall de l'hôtel où les trois hautes fenêtres, grandes ouvertes, laissaient pénétrer l'air tiède et neuf du dehors.
Sitôt son café bu, Lahonce était sorti. M. Brodin s'avança vers Charlie qui fumait une cigarette, accoudé à la fenêtre, et lui tendant un journal:
—Tiens, fit-il, tiens, lis-moi cela... C'est une aventure peu ordinaire: une fille qui a empoisonné sa mère pour garder à elle seule un homme qu'elles aimaient toutes les deux... Lis-moi cela et dis-moi un peu ce que tu en penses, monsieur le philosophe!...
Charlie prit le journal et se mit à parcourir l'article indiqué, pendant que M. Brodin, les mains derrière le dos, arpentait fièvreusement le hall, comme dans l'attente d'un verdict.
Une obsession nouvelle avait en effet remplacé chez lui l'ancienne, quelque temps avant la mort de Mme Brodin, survenue en 1888.
Il ne s'inquiétait plus de la perversité des femmes. C'était la ruine du foyer, la ruine des sentiments familiaux qui maintenant l'intéressait. Il en apercevait partout des indices. Il en accumulait avec ardeur les preuves; et il avait des petites joies de collectionneur quand Charlie, par une réponse trop libre, un exposé de principes trop audacieux, lui fournissait des exemples à l'appui de sa croyance récente. Il feignait alors de déplorer la déchéance des vieilles traditions, de s'indigner, de se lamenter sur la fin de la famille et du respect filial; mais au fond il s'en distrayait beaucoup, et souvent même il excitait inconsciemment son petit-fils à dire des choses irrévérentes ou terribles, pour se confirmer dans sa thèse.
—Eh bien? interrogea-t-il en s'arrêtant.
Charlie lui restituait le journal, et négligemment:
—Eh bien! c'est une folle... Le ministère public lui-même en convient... Il n'y a pas de doute... C'est une folle...
—Tu crois? Tu crois? murmura M. Brodin. Bah! c'est possible!...
Et il s'en alla de son pas traînard de vieil homme, avec des hochements de tête mécontents, sceptiques et déçus.
Charlie le suivait de l'œil en souriant.
—Tu as vu, maman? dit-il, quand M. Brodin eut passé la porte... Tu as vu, grand-père essayait de m'amorcer, mais cela n'a pas pris aujourd'hui... Je n'ai pas mordu!... Ce qu'il doit être furieux!...
Il s'approchait de Mme Lahonce, assise près d'une table chargée de bibelots, dans l'encoignure d'un paravent de glaces qui lui formait, au travers du hall, une sorte de cabine coquette et translucide. Puis il tira presque devant elle un pouf bas, fait de deux coussins superposés, et se laissant tomber dessus, le coude accoté au fauteuil de sa mère, il demanda avec volubilité, d'un ton blagueur et tendre en même temps:
—Bonjour, chère Madame! Voulez-vous me permettre de vous rendre une petite visite?...
Mme Lahonce répondit, en caressant affectueusement de la main les épais cheveux blonds de Charlie:
—Mais volontiers, cher Monsieur...
—Eh bien, Madame, j'ai des tas de choses aimables à vous dire de la part d'un académicien!...
—Ah! tu y as été ce matin, fit tranquillement Mme Lahonce.
—Oui, j'y ai été ce matin... C'est même là que je me suis mis en retard... Il avait l'air de mépriser cela, Fav!... Mais je te garantis qu'il est ravi... Je l'ai bien vu à la façon dont il m'a embrassé.
—Ah! vous vous êtes embrassés?
—Dame! c'était une occasion, il me semble... Et puis, à propos, je n'y pensais plus, je déjeune chez eux demain, tu sais... La mère Favierres voulait à tout prix me retenir aujourd'hui... Sans Fav, j'étais pincé!...
Il y eut une pause. Mme Lahonce secoua la tête d'un bref mouvement, comme pour détacher ses regards de la rêverie où ils étaient accrochés.
—Et tu travailles aujourd'hui, mon cher enfant? reprit-elle... Tu vas à l'Ecole de droit?...
—Non! fit Charlie... Je travaille ici.
—Prends garde! prends garde! grondait doucement Hélène... Songe à ton examen... Songe aux deux ans de service qui te menacent encore, si tu manquais ton doctorat... Cela me préoccupe beaucoup, je t'assure...
Charlie répliqua en lui embrassant la main de petits baisers qui entrecoupaient ses phrases:
—N'ayez pas peur... ma bonne Madame. N'ayez pas peur... On respectera vos cheveux blancs... On vous satisfera... On sera docteur, on vous le promet, on vous le jure... Seulement cette semaine je commence mon Hypatia, dans le prochain numéro de la Tour d'ivoire et il faut absolument que je revoie les premiers chapitres...
—Et qu'est-ce que c'est que cette Hypatia? interrogea Mme Lahonce.
—Tu verras... C'est une histoire qui te plaira, j'en suis persuadé... C'est l'histoire d'une femme qui a réellement existé, à Alexandrie, au quatrième siècle... Elle était admirablement belle, éloquente, comme un homme... Elle captivait tout le monde par sa parole, son charme, son intelligence... On l'avait surnommée la Philosophe. Un évêque de là-bas avait été charmé comme les autres, et il l'appelait sa mère, sa sœur, sa dame... Tu verras... Tu ne comprendras peut-être pas le symbole, le sens philosophique du roman... Mais l'histoire en elle-même te plaira... Et même, tiens, je vais te dire, j'ai comme l'idée qu'Hypatia devait te ressembler au physique...
—Elle avait des cheveux blancs? fit ironiquement Mme Lahonce.
Charlie répondit en simulant un ton mélodramatique:
—Non, Madame... Elle n'a pas eu le temps... On l'a massacrée avant, la pauvre femme!...
Deux heures sonnaient à une petite pendule placée sur la table.
Mme Lahonce se leva.
—Où vas-tu, maman? demanda Charlie.
—Je sors... Je vais chez des fournisseurs, faire des courses...
—Tu remontes d'abord dans ta chambre?...
—Oui!
—Eh bien, je vais t'y monter, dit-il.
Et en même temps il l'enlaçait de ses bras vigoureux, la soulevait, l'emportait à travers le hall, comme un enfant léger, tandis que Mme Lahonce se débattait en riant:
—Voyons, Charlie... Voyons, tu es fou... Non, je t'en prie, laisse-moi... Tu m'étouffes!... Charlie! Charlie!...
Il céda enfin, et la déposant à terre, près de la porte:
—Au revoir, maman!... Au revoir, ma belle Hypatia!...
Elle se redressait pour l'embrasser sur le front:
—Au revoir, grand gamin!... Au revoir, grand paresseux, grand écrivain!...
Et ils gravirent ensemble l'escalier, bras dessus bras dessous, comme deux amoureux, deux guillerets camarades, jusqu'à la porte de la chambre de Mme Lahonce où Charlie s'inclina en un salut cérémonieux.
Puis il monta encore un étage, tourna le bouton d'une porte et se trouva dans l'atelier qui lui servait de salon de réception et de cabinet de travail.
C'était une large pièce où le jour tombait d'en haut, blanc et terne, par des verrières dépolies,—une large pièce de ton bleuâtre, avec des sièges anglais, amples, confortables, à grandioses ramages versicolores. Alentour, contre les murs, des rayons de chêne montraient des rangées compactes de livres, et au milieu de la chambre un immense bureau de noyer supportait des lettres, des paperasses, des gravures en désordre, le tout dominé par le bloc monstrueux d'un encrier de cristal à bouchon d'argent.
Charlie, en entrant, alla droit à un des panneaux de la bibliothèque, au casier qui renfermait les ouvrages de philosophie et inspecta un par un les titres, cherchant un volume à lire afin de s'entraîner un peu au travail.
Tous le tentaient également, puisque tous représentaient pour lui les auteurs favoris, les maîtres que l'on aime, par choix ou par gratitude.
A ses débuts dans la vie, à dix-huit ans, au sortir du collège, comme la plupart des jeunes gens, et surtout des jeunes gens de sa génération, Charlie avait eu honte de son ignorance, dépit de ne pas plus savoir, peur enfin de se sentir si gauche, si timide, si inexpert, auprès d'aînés tellement à l'aise, virils, informés. Et, dans ce premier émoi de crainte et de modestie, les philosophes lui étaient apparus comme les fournisseurs d'assurance les plus proches, les détenteurs d'expérience les plus accommodants.
Il les avait lus aussitôt passionnément, sans arrêt, s'achalandant chez eux de théories, de réflexions, de préceptes doctrinaires, se tissant, jour par jour, avec la soie de leurs maximes, une sorte de cocon protecteur, de gaine pudique et enveloppante, où il se rassurait peu à peu. Puis, graduellement, à l'abri de ce voile bariolé de doctrines diverses, il avait acquis l'audace. Il s'était formé, sur les êtres et la société qu'il distinguait à travers les reflets du voile, des opinions arrogantes, sereines, inébranlables comme celles des aveugles à demi guéris, qui pensent mieux voir par leurs verres bleus que les voyants de leurs yeux sains et nus. Il avait aussi étudié les historiens, les poètes, les livres sacrés, les vieux recueils de légendes, tout ce qu'on pouvait apprendre par les imprimés sur cette mobile et trouble humanité dont la réalité présente lui inspirait un effroi qu'il croyait du dégoût. Et depuis lors, sauf son affection pour sa mère et pour Favierres, il avait vécu une vie un peu factice quoique paisible, une vie d'esprit retirée, dédaigneuse et calme dans ce monde imaginaire mais connu qu'il s'était créé, dans un noble monde des personnes poétiques ou purement cérébrales, agissant par candeur primitive ou selon des systèmes.
«Eûh... Eûh!...»
Il hésitait, balbutiait les noms des auteurs, ne parvenant pas à se décider.
«Eûh!... Mill... Spencer... Hegel... Spinoza...»
Un coup frappé à la porte mit fin à son indécision.
—Entrez! cria-t-il.
—C'est moi! annonça Alain Marroy en pénétrant dans l'atelier. Je ne vous dérange pas?...
—Pas du tout!... Au contraire! fit Charlie. Vous allez m'empêcher de travailler.... Je suis enchanté... Asseyez-vous donc, mon cher!...
—Vous n'étiez pas au Bois ce matin? interrogea Alain Marroy, de sa voix lente, qu'il ralentissait encore par le soin bizarre où il s'évertuait d'entr'ouvrir à peine pour parler ses longues dents blanches, ses longues dents aristocratiques de cheval.
—Si, si, j'y étais... Mais je suis parti assez tôt...
—Ah! c'est donc cela! murmura Marroy en étendant à moitié sa haute et mince personne, vêtue de drap gris fer, sur un énorme divan rose, à gigantesques fleurs rousses. C'est donc cela! Moi, je viens pour cette boisson américaine dont vous m'avez demandé la recette... Vous vous rappelez: le Gordon's flip. Il me faut du whiskey, deux œufs, trois tranches d'ananas et un pied de céleri... C'est le céleri qui fait tout l'arôme...
—Bien, bien! dit Charlie. On va vous procurer cela.
Et pendant qu'il sonnait, donnait les ordres et le menu, Marroy se posta devant une glace pour rajuster sa grosse cravate de soie molle et mate, dont un pli défectueux, aperçu en passant à une vitre de boutique, taquinait depuis quelques minutes cette manie d'universelle perfection, de toute personnelle distinction qu'il apportait aussi bien dans les choses du costume que dans celles de la pensée.
Du même âge que Charlie, riche, bien apparenté, assez plaisant de figure sans être joli garçon, avec sa figure rose, allongée, imberbe, de jeune lord, et ses lèvres trop courtes découvrant à chaque parole, comme pour hennir, ses longues dents chevalines, agile et adroit de son corps, excellant à tous les sports, incisif en ses propos et raffiné dans ses goûts, ayant publié à la Tour d'Ivoire, la plus inaccessible des jeunes revues, des poèmes en prose ingénieux quoiqu'un peu contournés de forme, bon musicien et sachant composer, dessinant à l'occasion et peignant même l'aquarelle, il aurait réalisé un type d'amateur impuissant à créer, mais sagace et parfois agréable, s'il n'avait gâté tant de dons divers par de l'affectation, par le souci permanent de ne pas manquer un seul instant à ses devoirs de dilettante supérieur, par un air de travailler toujours ses attitudes pour ses amis, pour le public,—par une application continuelle à jouer partout, comme un rôle, le curieux personnage que naturellement il était.
—Là! dit-il, après une dernière contorsion pour dégager son cou du col... Là, voilà qui va mieux!...
Il alluma une cigarette de tabac jaune, dont la fumée fleurait le foin coupé, et s'installant dans un large fauteuil où le siège moelleux semblait fondre sous lui comme de la neige:
—Dites donc... Vous savez, j'ai dîné hier soir chez les Marteigne avec votre jeune amie...
—Oui, oui, fit Charlie... Germaine m'avait prévenu... Et son mari a été bien?
—Au-dessous de tout!... On causait de l'amour platonique... Il a voulu s'en mêler... Alors, ç'a été le désastre!... Jusqu'au père Marteigne qui, après dîner, au fumoir, déclarait de sa voix de commissaire-priseur: «Ce M. de Fleur n'est qu'un serin, un serin, un redoutable serin!» Quant à votre petite amie, très en beauté et tout à fait aimable... Elle m'a pris à part pour me parler de vous, pour me dire du bien de vous, pour me demander si je croyais que vous l'aimiez... Et vous pensez si j'ai marché! Seulement, pas de blagues, hein? Je veux bien vous servir pour les rendez-vous, les lettres, les commissions dans le monde—les plus sales métiers, quoi!... Mais je ne voudrais pas ensuite des responsabilités,—que cette enfant vienne me faire des scènes à domicile, me pleurer que vous ne l'aimez pas, que je l'ai trompée, que vous la trompiez, etc., etc... Cela colle toujours, je suppose?
—Mais oui, mais oui, ça colle! affirma Charlie avec un sourire. Pourquoi voulez-vous que cela ne colle pas? Elle est jolie, elle est gentille. Elle n'encombre pas... Pour l'intelligence, ce n'est pas vous ni moi, ce n'est pas Hypatia... Mais deux heures d'elle trois fois par semaine, cela se tolère, je vous assure et, de ce train-là, ça peut durer encore assez longtemps.
—Allons tant mieux, tant mieux! fit Marroy en s'approchant du plateau où l'on avait réuni les ingrédients réclamés.
Et il commença à préparer sa diabolique mixture, râpant, coupant, secouant, transvasant avec une précision et une gravité de professionnel barman.
—Tenez! dit-il quand il eut fini... Goûtez-moi l'objet. C'est fameux!...
Charlie aspira à l'aide d'une paille la boisson:
—Pas mauvais!... Pas mauvais!
Ils s'étaient rassis l'un à côté de l'autre, sirotaient leurs flips en silence.
—Ah! et puis il y avait aussi à dîner un de vos amis! s'écria tout à coup Marroy... Il y avait Favierres, Vincent Favierres, le compositeur...
Charlie rougit un peu et riposta, le nez dans son verre:
—Mon ami!... Mon ami!... Vous allez trop loin. Quelqu'un que je vois tous les trente-six du mois et qui est brouillé avec ma famille!... Non, ce n'est pas mon ami!...
—Ah! bien, c'est moi que cela ne gênerait pas qu'un Monsieur fût brouillé avec ma famille, si cela me plaisait de le voir! prononça Alain Marroy qui ne savait pas exactement où, ni comment, ni dans quelles conditions, ou rares ou fréquentes, Charlie et Favierres se rencontraient... Ah bien! non, par exemple!... Il n'existe déjà pas tant de gens fréquentables pour qu'on se prive de ceux avec qui on a du plaisir à frayer... Et celui-là, tenez, me paraît assez gentil, assez délicat... sympathique enfin.
—Vous trouvez? fit Charlie, ressentant au cœur comme une rapide caresse de joie.
—Oui, oui, je trouve! mâchonna indulgemment Marroy entre ses longues dents blanches... C'est du moins l'impression qu'il m'a faite... Un peu raseur peut-être... un peu trop sentimental à mon goût... un peu troubadour!... Mais quoi! chaque âge a ses plaisirs!... Et, pour un homme de cinquante ans, il est vraiment très supportable...
Charlie répliqua en se contraignant à sourire:
—Je le supporte très bien, je vous assure, mon cher...
—Vous êtes fâché? fit Marroy ouvrant des yeux tout étonnés... Vous êtes fâché?... Ah! ça, c'est trop fort!... Qu'est-ce que vous vouliez donc que je dise de votre ami?... Je dis ce que j'en pense... Du reste cela ne compte pas... Je le connais à peine... Je ne l'ai vu qu'une fois... C'est une impression vague...
Et, pour détourner, il ajouta:
—Si vous me lisiez un peu de votre Hypatia, hein! Qu'est-ce que vous en diriez?
—Je veux bien! fit Charlie en tirant de son tiroir un manuscrit. Je vais vous lire le dernier chapitre, le chapitre du massacre... C'est celui que je préfère...
Et il se mit à lire. Marroy, aux passages heureusement venus, marmonnait des approbations douces, tranquilles, des: «Bon, ça, très bon!»—du même genre que celles dont il eût honoré un cocktail d'invention habile ou une gravure de tirage unique; car l'enthousiasme, les cris élogieux lui paraissaient des manifestations puériles, vulgaires, et, tout se valant ici-bas, il n'y avait pas à s'exclamer davantage pour un harmonieux morceau de littérature que pour un dessin rare ou une boisson savoureuse.
—Tout à fait bon! prononça-t-il lorsque Charlie se tut. De l'émotion, des idées, et puis un style plastique qui tombe bien, avec de beaux plis, un style tunique... Je suis très content... très... très...
Puis, pendant que Charlie rangeait ses papiers, Marroy saisit un journal et l'élevant, les bras tendus, à hauteur de ses yeux, ainsi qu'un morceau d'étoffe, il se mit à le parcourir.
—Non, sont-ils bêtes! sont-ils bêtes! grommelait-il.
De sa voix retenue, économe, il signalait une à une les bévues, les niaiseries, les bêtises d'ignorance, les sottises de préjugé,—celles qui provenaient des journalistes et celles qui étaient imputables à la société, toutes ces pauvres erreurs humaines qui se reflètent chaque matin dans les journaux, dans ces miroirs quotidiens de nos faiblesses d'esprit et de nos vanités.
Et pour ce monde où il n'avait pas encore pris rang, pour cette société active et close où il ne subsistait que par sa fortune, où il ne figurait qu'en spectateur obscur et payant, pour cet amas de gens qui peinaient, en dehors de lui, à mener leurs existences difficiles ou ambitieuses, il avait des cruautés de mélomane provincial, d'abonné grincheux de petite ville, qui siffle la troupe toujours et quand même, qui ne permet à ses «artistes» qu'il solde nulle défaillance, nul couac et nul oubli.
Il conclut que c'était de la démence de vouloir se mêler à cette cohue de brutes, de snobs et d'ignares. La vie intérieure, la retraite en soi devenaient décidément, lorsqu'on en possédait les moyens, la seule vie acceptable pour l'élite des cerveaux cultivés ou des cœurs sensitifs.
Et Charlie lui donnait raison, tout en réfléchissant, tout en se demandant si véritablement ce bon Fav n'était pas quelquefois un peu raseur, un peu troubadour, ainsi qu'avait dit l'impitoyable Marroy.
Mais comme quatre heures sonnaient à la grande pendule carrée du cabinet, avec une sourde vibration de vieux bourdon lointain, le jeune Lahonce se leva et d'un ton de sans-gêne amical:
—Vous savez, mon petit, je suis obligé de vous mettre à la porte... Rendez-vous à quatre heures et demie... Et il me reste encore à me changer...
—Comment donc! fit Marroy... Je m'en vais... Je m'en vais!... J'ai justement, moi aussi, un rendez-vous à l'Hippique avec la petite Froissy... avec notre petite Froissy, je pourrais dire...
—Une bien brave petite fille! fit Charlie en le raccompagnant. Je vous la recommande... Je n'en ai eu que de la satisfaction... Un peu chère, c'est vrai... Mais elle vaut son prix!...
—On fera le nécessaire! déclara froidement Marroy, tandis qu'il lissait de l'avant-bras une éraflure qui ternissait la luisante recourbure de son chapeau à coiffe blanche.
Et sur l'escalier, la tête levée, il ajouta:
—A demain matin, au Bois, on vous verra, j'espère?
—Oui, oui, peut-être... peut-être, très probablement! répliqua le jeune Lahonce.
Dans l'appartement meublé de la rue de Miromesnil, qu'il avait loué deux mois auparavant, au commencement de sa liaison avec Mme de Fleur, Charlie, en arrivant, trouva son amie déjà occupée à préparer le thé qu'ils prenaient d'habitude ensemble.
C'était une petite femme châtaine, svelte à la fois et grasse, la taille fine et ronde, enserrée dans une blouse à tons éteints et multicolores, les hanches saillantes et sensuelles sous l'étui collant d'une jupe de tissu soyeux et gaufré, qui s'évasait, du bas, en souple pyramide. Ses cheveux relevés sur le front laissaient échapper quelques mèches bouclées et molles; et avec ses yeux gris aux paupières bridées, son nez retroussé, ses lèvres au franc relevis bien rouge, elle gardait une avenante figure d'enfant, de bonne petite fille joueuse, malgré deux ans de mariage, quatre ans de vie mondaine, et tout ce que lui avaient enseigné, pendant ce laps, les grivoiseries des flirts, les fantaisies conjugales et son aventure dernière avec Charlie Lahonce.
En le voyant entrer, elle s'élança au-devant de lui et, les bras autour de son cou, après deux gros baisers sonores, deux gros baisers de nourrice, de sœur plutôt que d'amante, elle s'écria:
—Tu sais, tu sais... Ecoute... Une bien drôle!... Les chevaux de mon mari, Bruce et Tom, les deux alezans primés hier à l'Hippique, sais-tu qui les a achetés?... Ton père!... Et sais-tu pour qui?... Pour Warner!...
—Oui, je savais! fit en souriant Charlie.
—Comment! tu savais?... Oh! raconte, raconte!...
Il riposta, le regard allumé:
—Tout à l'heure!...
Et en l'embrassant, il lui enlevait sa voilette, il la dévêtait hâtivement, car il se sentait ennuyé à cause des réserves de Marroy sur Favierres, il voulait vite se distraire; et puis tous ces alcools, tous ces flips absorbés et ces boissons complexes l'avaient un peu surexcité.