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Charlie

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VII

Après un sommeil fiévreux, torturé de cauchemars confus et indicibles, Charlie s'était réveillé presque à l'aube, et depuis deux heures déjà, étendu sur le dos, les bras repliés en coussin sous la tête, dans le demi-jour doré qui filtrait par les rideaux disjoints, il rêvassait amèrement à la poignante scène de la nuit, aux moyens de calmer son père, d'éviter un divorce, un éclat scandaleux, de réparer tout le mal que, par emportement et par loyauté, par indépendance d'esprit et de cœur, il avait accompli la veille.

Il tâchait d'apaiser les inquiétudes qui le travaillaient, d'entrevoir d'heureuses solutions:

«Peuh! Cela s'arrangera peut-être!... Tout s'arrange!... Les drames, les catastrophes, c'est l'exception, c'est l'accident... C'est la ressource des tout jeunes gens ou des trop pauvres diables... A cinquante ans, quand on est riche, quand on est du monde, on ne refait pas son existence... On l'accepte comme elle est, on la maquille, on la recrépit, on la drogue... Mais on ne la recommence point!...»

Un bruit de pas dans le couloir lui fit froncer le sourcil. Les pas se rapprochaient, s'arrêtaient devant la porte; et on frappa:

—Qui est là? cria Charlie d'un ton surpris.

—C'est moi, Monsieur... Julien...

Le valet de chambre entrait, allait ouvrir les rideaux, puis, revenant près du lit, il tendit au jeune homme une enveloppe blanche, sans adresse:

—Une dame qui est en bas... qui m'a remis cette lettre pour Monsieur. Elle dit que c'est très pressé, qu'elle voudrait que Monsieur la reçoive tout de suite.

—Une dame!... A cette heure-ci!... A sept heures!...

Charlie déchirait l'enveloppe et lut, sur une carte de visite; Antoinette Warner. Dans le coin, on avait écrit au crayon: Urgent.

Il eut une impression de feu aux joues. Il sentait quelque chose se détraquer en lui, tomber comme tranché; et il ordonna d'une voix distraite, fléchissante:

—Dites de ma part à cette dame qu'elle vous dise... dites-lui... ou plutôt dites-lui de monter... chez moi... dans mon cabinet de travail...

—Bien, Monsieur!

Charlie avait sauté à bas du lit, passait vivement un pantalon, un veston,—de deux coups de brosse se redressait les cheveux; et il pénétra dans le cabinet au moment même où Julien y introduisait Warner, en gracieuse tenue du matin, voilette blanche et costume de drap beige.

Le domestique sortait. Ils se saluèrent brièvement puis, de dessous son épaisse voilette à fleurs qui se plaquait contre son nez, lui faisait comme un masque pointu de plâtre translucide, un méchant masque aigu de mauvaise déesse, de fantastique louve blanche, Warner, sans s'asseoir, déclara:

—Monsieur, vous m'excuserez d'être ici... d'être venue jusque chez vous... C'était indispensable... Votre père est au plus mal et le médecin m'a conseillé...

Charlie questionna impérieusement:

—Mon père?... Où est-il?... Qu'est-ce qu'il a?

—Il est chez moi, Monsieur!... Il a eu une attaque... une apoplexie... Le médecin... mon médecin, le docteur Fornereau, appelle cela une hémorragie cérébrale... C'est lui qui m'a conseillé de venir vous informer, vous chercher...

Et elle ajouta, en achevant du geste sa subversive maxime:

—Il y a des cas où les convenances...

—Mais, Madame, bégayait Charlie, comment est-ce arrivé? C'est terrible!... Le malheureux!... Alors il est au plus bas?...

—Hélas! oui, Monsieur... Si vous voulez, je vous donnerai les détails en route... J'ai une voiture... Je descends et je vous attendrai...

Elle marchait vers la porte. Charlie la lui ouvrit en s'inclinant:

—Je vous remercie, Madame... Je vous rejoins à l'instant...

Resté seul, il sonna, réclama ses vêtements; et tout en s'habillant, avec une frénésie de hâte, il songeait, dans un tumulte de noires et sanglantes pensées:

«Ça y est!... Il est perdu... Il va mourir... C'est moi qui l'ai tué!... C'est la scène d'hier!»

Il était prêt, dégringolait l'escalier, puis, filant au pas de course sous la voûte, il tapa d'un poing furieux à la vitre de la loge où le concierge finissait tranquillement de se raser:

—La porte... La porte, nom de D...!

Il s'était élancé dans la voiture dont Warner discrètement avait fait baisser la capote.

—Cocher, d'où nous venons! dit Antoinette.

Et le fiacre s'en alla vers la rue de Prony, par les grandes avenues désertes où la vie à peine s'éveillait dans la torpeur dominicale.

Jusqu'à la place de l'Étoile, ils gardèrent le silence. Parfois des officiers, des cavaliers matinaux les croisaient, s'inclinaient, intrigués, pour mieux distinguer ce jeune couple suspect que formaient, sous l'obscurité de la capote, Antoinette et Charlie—ce gentil jouvenceau imberbe avec cette petite femme à voile blanc, qui couraient les rues en cachette à une si étrange heure; et Warner aussitôt se rejetait pudiquement au fond, comme par une crainte mondaine d'être reconnue. Enfin, la place de l'Étoile franchie, elle se décida à parler la première, elle murmura:

—Eh bien! Monsieur, il faut tout de même que je vous dise comment ce malheur s'est produit...

—Si vous voulez bien! fit Charlie mollement.

—C'est que c'est très délicat, remarqua Warner.

Puis, après un temps, à mots mesurés, timorés, décents, elle reprit en toussotant:

—Hum!... Hum!... Vous êtes au courant, n'est-ce pas? de l'amitié qu'avait pour moi votre père... de l'espèce d'amitié qu'il avait... Je n'ai pas besoin d'insister, je suppose?...

Charlie acquiesça d'un geste de la main.

—Hier il a dîné chez moi avec quelques amis... Il est parti à onze heures et demie, de très mauvaise humeur... Il avait eu une discussion avec un des invités à votre sujet... Mais passons!... C'est ici que commencent mes responsabilités... Je ne sais vraiment pas comment vous dire...

Charlie ne bougeait pas, ne la regardait pas, semblait égaré, loin de là, dans des songeries vagues.

—Donc votre père était parti, poursuivit Warner... Du moins je le croyais parti... Quand tout à coup, vers deux heures du matin, on frappe à la porte... J'éprouve le pressentiment que ce doit être lui—il avait toujours la clef de l'hôtel—et je ne réponds pas... parce que... parce que... je n'étais pas seule... Vous savez ce que c'est qu'une femme, Monsieur... Je l'avoue, j'avais eu la grave inconséquence de retenir un de mes amis, de le faire revenir... Ah! j'en suis assez désolée aujourd'hui, j'en ai assez pleuré... Mais aussi, pouvais-je deviner qu'il reviendrait?... C'est une guigne, une calamité!... Votre père frappe, frappe plus fort, crie, hurle, donne des coups de poing, des coups de pied dans la porte... Dame! à la fin j'ai ouvert!... Il est entré... et lorsqu'il a vu Neulise, tant pis, j'ai lâché le nom, vous connaissez peut-être?... Non?... Où en étais-je?... Ah! oui, lorsqu'il a aperçu Neulise qui se rhabillait près du lit, il a fait un ou deux pas avec des yeux de fou, sa canne levée, et puis il est tombé en avant, sur le nez, comme si on l'avait assommé. Je l'ai relevé. Neulise m'aidait... Nous l'avons couché dans le lit, le pauvre homme!... Il avait la figure toute noire. Il ne parlait plus... il respirait comme avec un poids de deux cents kilos sur la poitrine... J'ai fait appeler Fornereau... Le docteur et moi nous l'avons soigné toute la nuit... Ce matin, il a eu l'air de se réveiller, et il s'est mis à vomir des injures, des atrocités contre moi, contre Neulise, contre vous, contre ce M. Favierres, à cause de qui il s'était disputé à table... Le grand délire, quoi! et il a tout le côté gauche paralysé!... Ah! Monsieur, si j'avais su! Un si bon garçon, si brave homme!... Voilà, c'est ça, la vie!

Elle fouillait en arrière, dans sa poche, cherchant son mouchoir pour essuyer les larmes qui lui jaillissaient des yeux, fonçaient de gouttes sombres les blanches floraisons de sa voilette, et comme Charlie ne répliquait pas, elle questionna encore:

—Vous m'en voulez beaucoup, n'est-ce pas, Monsieur?... Il y a de quoi!... Je comprends... Oui, certainement je suis cause de tout!!!... Seulement, pour une fois que j'ai manqué à mes devoirs, car tous les amis de votre père pourront vous affirmer si, pendant huit ans, je ne me suis pas bien tenue, si je ne lui étais pas dévouée à votre père, et fidèle et affectueuse,—pour une fois, je suis fièrement punie, convenez-en!...

—Oui, oui, chuchota poliment Charlie avec un soupir.

A chacune de ces lamentations, de ces excuses, il ressentait comme un élan de remords bavard, une tentation de couper la parole à Warner, de faire à son tour des aveux, de lui déclarer: «Taisez-vous!... Non, ce n'est pas vous, c'est moi!» Et il se contraignait à ne pas parler, par peur d'en trop dire, tout absorbé, en une obsession de criminel, à se figurer la terrifiante entrevue avec l'agonisant, la confrontation proche avec sa victime, le funèbre spectacle où on le menait, les infâmes imprécations que sûrement il allait, dans un instant, subir.

Warner rabaissa sa voilette, se rencoigna silencieusement dans l'angle de la voiture.

Déconcertée par le mutisme de Charlie, elle cherchait à quoi l'attribuer. A la nature de «petit rossard» que Lahonce si souvent lui avait décrite comme celle de son fils? Ou, au contraire, à la bienséance, au respect de soi-même, à ce que se devait, en une aussi difficile circonstance, un vrai jeune homme du monde, un vrai fils de famille? Elle penchait même finalement pour l'approbation:

«Ce pauvre enfant! Il a raison... Qu'est-ce qu'il pourrait me répondre?... Il se trouve gêné avec moi... La maîtresse de son père, peuh! ce n'est pas commode!»

Mais elle sursauta en entendant la voix de Charlie qui interrogeait:

—Enfin, Madame, qu'est-ce qu'il dit? Quelles sont ces atrocités auxquelles vous faites allusion?

Il avait lâché cette question, malgré lui, comme à bout d'imagination, par une frayeur inapaisable de ce qui se criait là-bas peut-être sur sa mère, sur Favierres, devant des domestiques, des étrangers, dans la sauvage franchise du délire.

Warner répliqua avec hésitation:

—Mon Dieu!... Je ne puis guère vous le répéter... Ce sont des injures... des mots... des mots... des gros mots... vous savez bien...

Le fiacre ralentissait, stoppait auprès de l'hôtel. Elle ajouta vivement, d'un ton soulagé:

—Du reste, nous voilà arrivés... Si vous permettez, je vous montrerai le chemin...

Ils gravirent deux étages. Warner montait en avant et, parvenue au second, elle s'arrêta:

—Attendez un peu, je vous prie, Monsieur... Je vais informer le docteur que vous êtes ici...

Et elle disparut dans un petit corridor obscur, parmi un bruissement de soieries intimes.

Charlie se promenait impatiemment à travers le palier; et chaque fois qu'il faisait volte-face, il discernait, dans l'entre-bâillure lumineuse d'une porte voisine, une mince tache rose, un morceau indécis de visage humain: quelqu'un qui l'épiait sans doute, une bonne, un fournisseur, curieux d'apercevoir le jeune fils de Monsieur, le grand fils du patron.

Il y eut un bruit de pas. Warner revenait avec Fornereau toujours souriant, qui rajustait, par contenance, son épais binocle de fer. Les deux hommes échangèrent une poignée de mains. Charlie questionna:

—Comment va-t-il?

Fornereau eut une grimace mécontente:

—Pas bien... Pas bien du tout!...

—Je peux le voir?...

—Oui... Par exemple, nous irons prudemment... Vous ne vous approcherez que lorsque je vous ferai signe...

Ils s'acheminèrent, sur la pointe des pieds, vers la chambre d'Antoinette, et, un à un, ils entrèrent, le docteur d'abord, Charlie ensuite, puis Warner.

Deux lits jumeaux, confortables, bas, en bois ciré, à forme droite, élégante et simple, deux lits d'époux anciens, allongeaient parallèlement leurs rectangles blancs au milieu de la pièce. L'un d'eux était vide. Dans l'autre, étendu face au plafond, un homme geignait: Lahonce, hideux, méconnaissable, avec une figure bleuâtre, presque noire, une figure convulsée de nègre bleu. Il ne criait pas, il se plaignait péniblement, d'une voix lourde, saccadée; et ses gémissements râleurs semblaient couler de lui, suinter par lents jets successifs comme le fil de bave que distillait sa bouche torve et distendue. Il murmurait dans un effort acharné à dompter les syllabes rétives, à soulever cette langue de plomb qui lui pesait aux dents:

—Ah! les c...ochons!... Ah! lll...es... mmm...isérables!... Ah! lll...es... ccc...ochons!

Et à chaque mot prononcé, vaincu, à chacun de ces mots qui, sans désigner nul coupable, les marquait tous en bloc d'une commune flétrissure, son cou, ses joues, ses lèvres tremblaient comme après la secousse d'une prodigieuse poussée. Charlie accolé au mur, en un involontaire retrait d'horreur, regardait Fornereau s'avancer dans l'intervalle des lits, se pencher vers le malade.

—Lahonce, articula nettement le docteur, Lahonce, votre fils est là... Voulez-vous le voir?

—Mon ff...ils? gémit Lahonce... Où?... Où est mon fff...ils?

Fornereau, d'un clignement, appelait le jeune homme.

—Où?... Où?... questionna Lahonce en essayant de se retourner, en s'appuyant sur sa main droite, sur son bras droit replié.

Charlie s'approchait et saisissant la main gauche de son père qui gisait aplatie le long des draps, il la porta à ses lèvres.

—Ah! c'est toi Chhh...arlie! fit sourdement Lahonce, toujours à demi retourné, supportant de son coude droit l'autre portion pétrifiée de son corps, l'autre partie déjà morte de lui-même... Tu vvv...ois, je suis ttt...rès mmm...alade, mon ggg...arçon!

Il le fixait de son œil droit, un œil larmoyant, rouge et avide de borgne, de bête blessée,—car sur le gauche, la paupière pendait molle comme un petit rideau noirâtre aux ressorts brisés. Charlie répliqua en tapotant tendrement la main de son père entre les siennes:

—Mais non, papa!... Ça ne sera rien... Tu te remettras!

—Si... si... bégayait de sa voix cahotée Lahonce Jjj...e suis tttr...ès mmm...alade...

Puis, brusquement, une lueur de rage fulgura dans son œil solitaire. L'angle droit de sa bouche s'abaissa en un rictus de nausée. Il se souvenait soudain. Et de sa main valide arrachant à Charlie le bras insensible qu'il retenait, Lahonce hurla:

—Vvvv...a-t'en!... Pppp...etit gggg...redin!... Fff...ous-moi le camp!... Fff...ous-moi le camp ddd'...ici!

Il était retombé en arrière, sur le dos, et son bras droit, par-dessus son buste, se raidissait dans un geste d'expulsion, de malédiction, l'index pointé vers la porte de la chambre.

Il répéta en un chuchotement rauque:

—Fff...ous-moi le camp, mmmi...sérable!

Charlie pas à pas reculait, entraîné par Fornereau qui murmurait:

—Allez-vous-en, Monsieur... Puisqu'il paraît mal disposé contre vous, mieux vaut ne pas le surexciter... Demeurez à côté... je vous rappellerai, s'il y a lieu...

Mais d'un trait il s'arrêta, pinçant l'épaule du jeune homme:

—Attendez donc!... Chut!... Ecoutez!...

Un bruit de respiration rapide, de souffle sifflant et raclant, fusait de la bouche de Lahonce, emplissait la pièce d'un ronflement au rythme galopant, sinistre.

Fornereau colla son oreille à la poitrine du malade et, se relevant, il l'examina attentivement, la figure devenue grave, le front plissé d'une petite ride d'anxiété.

—Il râle? interrogea Charlie... C'est l'agonie, n'est-ce pas?

Le médecin s'écartait sans répondre. Charlie s'agenouilla devant le lit, et les lèvres de nouveau serrées sur la main rigide de son père, il se mit à sangloter, la nuque basse, agitée aux durs chocs des sanglots.

Warner aussi s'était agenouillée au pied du lit, et le front contre le bois, les yeux clos, les mains jointes, elle priait.

Elle proposa à mi-voix, au bout d'un instant, dans une pensée de correction:

—Peut-être qu'il faudrait chercher un prêtre...

Charlie approuva d'un signe. Elle sortit donner les ordres. La respiration de Lahonce se faisait plus lente, comme accrochée au passage par une accumulation incessante d'aspérités touffues, de spongieux ou liquides obstacles, comme refoulée partout par l'invasion du sang et se frayant sa route à travers le sang même. Fornereau, à sa droite, observait studieusement le moribond, la main en bracelet autour de son poignet qui battait faiblement ses suprêmes secondes de vie.

Et tout à coup, au moment où Warner rentrait, d'un bond de son côté droit, Lahonce se redressa, échappa des mains de Fornereau qui s'efforçait de le soutenir. Ses lèvres noircies se parèrent, aux coins, de deux petits panaches ronds d'écume blanche, son œil rayé de rouge s'écarquilla désespérément, toute sa face se contracta en un palpitant spasme. Il voulait parler, formuler quelque chose de haineux, de définitif. Il ne put qu'aspirer une immense bouffée d'air, puis il se laissa aller dans les bras du docteur, la tête roulant sur la poitrine, comme une boule inerte. Il était mort.

Fornereau soigneusement replaçait le cadavre en sa pose étendue. Charlie lança au docteur un regard incrédule encore, Fornereau eut une moue résignée:

—Hélas! Monsieur, fit-il en essuyant son binocle, c'est fini!... Avec un tempérament sanguin comme celui-là, il y avait peu de chance pour qu'on le sauvât!...

Le jeune Lahonce s'était relevé, se précipitait sur son père, embrassait ardemment ces joues flasques, dont la barbe drue le piquait,—murmurant près de l'oreille d'une voix imperceptible:

—Pardon!... pardon!...

De petits cris aigres, des cris de chienne qui pleure, le firent tressaillir. Il tourna la tête et il aperçut dans un fauteuil Warner qui se débattait contre une attaque de nerfs, avec de raides détentes des bras, des jambes, dont Fornereau, tout en la maintenant, se garait de son mieux.

Au hasard, Charlie saisit sur un guéridon une fiole de sels anglais, la passa au docteur. Warner humait le flacon inconsciemment, les yeux fermés, et peu à peu elle se calmait, elle détachait moins rudement les ruades de ses membres disloqués par la crise.

Alors le jeune homme revint s'accouder au bois du lit. Il restait à considérer son père, ce pauvre cadavre défiguré, cette tête de mineur tué par le grisou, à s'imprégner les yeux, comme par pénitence, de cette vision de quasi-meurtre, et s'adressant enfin à Fornereau:

—Vous n'avez plus besoin de moi, docteur?

Le médecin répliqua sans lâcher le flacon qu'il appliquait aux narines de Warner:

—Non, Monsieur, malheureusement.

—Eh bien, serait-ce abuser de vous, docteur, que de vous prier de recevoir M. le curé? Parce que, moi, il faut que je rentre à la maison, que je prévienne ma famille... Je serai de retour à onze heures environ... Ai-je l'espoir de vous retrouver?

—Mais certainement, Monsieur. Comptez sur moi... Je ne bouge pas jusqu'à votre retour! fit Fornereau tendant à Charlie sa main inoccupée.

Le jeune Lahonce l'étreignait d'une courtoise pression de gratitude:

—Je vous remercie, docteur, de ce que vous avez fait... Je vous remercie de tout cœur!

Fornereau mima un geste sceptique, comme afin de répondre qu'il n'y avait pas de quoi. Et Charlie sortit en jetant un long coup d'œil d'adieu vers le cadavre à tête noire.


En bas, le fiacre à capote baissée, oublié par Warner, attendait devant la porte. Charlie y monta, redonna son adresse, et la voiture démarra.

«Allons! songeait-il, réfugié au plus sombre de la capote, allons, ce sera de nouvelles scènes... de nouvelles larmes à causer!... Comment vais-je m'y prendre?»

Mais il avait beau s'ingénier à découvrir des ruses de prologue, des phrases graduées, tous les amortisseurs stratagèmes qu'on emploie auprès des vivants avant de les placer en face du néant, de l'éternelle disparition d'un être qu'ils ont chéri,—ses recherches demeuraient vaines.

C'était vers lui-même au contraire, vers le drame, vers les épisodes précédents que ses réflexions convergeaient, s'aggloméraient dans une mêlée inextricable.

Il ne souffrait plus violemment d'une instinctive souffrance, comme tout à l'heure. Il avait plutôt une honte douloureuse, une confusion mortifiante, un écœurant dégoût de penser et d'agir, une écrasante incertitude.

Il comprenait bien qu'il était coupable et pourtant qu'il n'avait pas à lui seul tout fait.

Cette effroyable mort, il avait bien conscience d'en être un peu l'auteur, mais pas complètement, mais pas uniquement.

Certes, Lahonce aurait pu ne jamais rien apprendre, ou savoir et s'en consoler, ou aussi ne pas revenir, comme un taureau à l'assommade, s'exposer chez cette Warner au dernier coup de déception qui l'avait achevé.

La remarque d'Antoinette retraversa l'esprit de Charlie.

«C'est une calamité, une guigne!»

Oui; cependant la guigne ici n'eût pas suffi. Sans la trahison triple de sa femme, de son fils, de sa maîtresse, Lahonce réchappait. Et alors que conclure? Charlie, découragé, s'y perdait.

Où était donc le vrai et où était le faux? Était-ce donc le mal que d'avoir obéi à ce que lui ordonnaient sa raison et son cœur, d'avoir osé se conduire avec sincérité, malgré les conventions et malgré le danger? Peut-être!

La voiture passait juste devant un bureau de tramways. Des familles groupées stationnaient alentour. Charlie regarda machinalement. Appuyé contre un arbre, un ouvrier en blouse portait à califourchon, sur ses épaules, son petit garçon qui lui tambourinait joyeusement sur le crâne; et, au bord du trottoir, un autre père, un bourgeois, tenait des deux mains ses fils, deux collégiens à la mine ennuyée mais affectueuse, patiente, et il leur souriait en parlant.

«Voilà, pensa mélancoliquement Charlie... J'aurais dû être comme ces petits, j'aurais dû par-dessus tout adorer et servir mon père... Il faut faire comme tout le monde... C'est encore le plus simple, le plus moral probablement!...»

Puis il murmura ainsi qu'un verdict final, une décision qui le condamnait:

«En tout cas, ce qu'il y a de sûr, c'est que je ne reverrai plus Fav... A présent, ce serait répugnant... Je n'aurais plus d'excuse... Pas même celle de ménager maman, puisqu'elle saura officiellement que je sais, puisqu'elle va tout savoir, la pauvre femme!...»

Il exhala un soupir. Il se rappelait les anathèmes de son père, les poussives clameurs dont le moribond l'avait maudit, chassé,—il revoyait sa face noire convulsée, sa monstrueuse face d'agonie; et des larmes lui voilèrent les yeux.

«Il n'était pas méchant, au fond!... Il m'aimait beaucoup... Il ne m'aurait jamais voulu le moindre mal!... Ah! comme la vie est compliquée!»

Il se tamponna prestement les yeux, car la voiture s'engageait dans l'avenue d'Iéna, approchait de l'hôtel.

«Aux autres maintenant! songea-t-il en sautant à terre... Tâchons de ne pas être trop maladroit ni trop cruel... de ne pas trop les bouleverser!»

Et il monta tout droit, d'abord chez son grand-père.


En toilette de sortie, ganté, chapeau sur la tête, M. Brodin se promenait nerveusement à travers sa chambre. A la vue de Charlie, il dressa les bras d'un geste exténué:

—Enfin! tu arrives!... D'où viens-tu? Où est ton père?... Je suis fou d'inquiétude depuis une heure!...

Charlie riposta:

—Un instant, grand-père... Assieds-toi... Ne t'effraie pas... Je viens précisément de voir papa... Il n'est pas très bien...

Et tandis que M. Brodin s'asseyait, Charlie, mot par mot, retenant les aveux, se les faisant réclamer, arracher progressivement, raconta tout jusqu'à la mort.

M. Brodin l'écoutait, dans une exaltation de curiosité, d'angoisse, l'activant lorsqu'il s'arrêtait; et quand Charlie parvint aux derniers moments de Lahonce, le vieillard commença à pleurer. Il balbutiait, la main contre ses yeux:

—Oh! le pauvre garçon!... Ce pauvre Pierre!...

Et des larmes surgonflées, de grosses larmes ternes de vieux homme, descendaient goutte à goutte au-dessous de sa main, se coulaient dans sa barbe où elles brillaient un peu parmi les poils.

Charlie s'était tu. M. Brodin demeurait le coude au dos d'une chaise, dans son attitude d'affliction modeste. Il réfléchissait.

A son réel chagrin, des soucis mondains s'ajoutaient. Le scandale d'une telle mort en un tel lieu le confondait. Non, cela dépassait comme immoralité, comme outrage aux bonnes mœurs, comme forfait contre la famille, tout ce que sa maniaque sagacité avait jamais imaginé!

Et, subitement, il ne se domina plus, il dut évacuer toute cette indignation qui fermentait au dedans de lui. Il clama en se levant, en se remettant à marcher:

—Et chez sa maîtresse!... Et chez une Mademoiselle Warner!... Oh!... Oh!... Le malheureux!... Oh!... Oh!... Oh!...

Pourtant il se maîtrisait et, stoppant vis-à-vis de Charlie:

—Je vais aller avertir ta mère, dit-il sévèrement. Toi, reste là... Ce sera plus convenable... Et puis, je présume que ce que je lui communiquerai ne te serait pas très agréable à entendre... Tu as eu en tout ceci un rôle assez... assez fâcheux, pour ne pas dire plus... Mais je ne tiens pas à t'accabler aujourd'hui... Nous recauserons plus tard... Pour le moment, attends-moi... Tu iras voir ta mère lorsque j'en serai revenu...

Et il gagna la porte en maugréant, avec un continu hochement de tête:

—Chez une Mademoiselle Warner!!!... Oh!... Oh!...


Il reparut au bout d'un quart d'heure, l'air plus offusqué, plus abattu qu'au départ, et sèchement, il commanda:

—Descends chez ta mère... Elle est informée... Tu remonteras aussitôt... Nous n'avons pas une minute à perdre pour régler les funérailles... Va!...

Charlie sortit docilement. Il descendit un étage et frappa à la porte de sa mère. On ne répondait pas. Il ouvrit.

Agenouillée sur une chaise basse, la tête dans ses mains, Mme Lahonce paraissait prier. Elle se redressa au bruit. Son visage, aux sourcils froncés, n'exprimait ni la désolation ni le recueillement. Ses yeux étaient secs, résolus, sans trace de larmes ou de défaillance. Elle avait sa farouche figure de dédain mauvais, d'agacement, celle que, dans leurs rares discussions, Lahonce appelait sa figure d'hyène; et, à la voir, on devinait que l'entretien avec M. Brodin s'était passé en violentes et rancunières querelles.

Hélène quittait la chaise, marchait vers Charlie, s'astreignant à déguiser sous un air attristé la colère dont elle pantelait encore; et, attirant son fils, elle murmura:

—Embrasse-moi, Charlie! Quel malheur pour lui, pour nous! Quelle affreuse mort!...

Ils s'embrassèrent longuement. Puis Mme Lahonce, d'un ton inassuré, comme récitant une leçon imposée, déclara:

—Ton grand-père m'a tout raconté, mon enfant... Tu trouveras, à la rigueur, que ce n'est pas à moi de te sermonner... Mais tu as commis là une faute impardonnable... Ton père t'aimait profondément... Il ne méritait pas tant de dureté de ta part...

Charlie bredouillait timidement:

—Je sais, Maman... Je ne croyais pas si mal faire!...

Il s'arrêta. Mme Lahonce aussi se taisait et, à la dérobée, elle contemplait son fils. La même complicité leur verrouillait la bouche. Femme adultère, fils adultère, pareillement souillés d'un même méfait secret, qui des deux pouvait donc blâmer l'autre ou se plaindre, qui aurait la grotesque audace de s'ériger en juge de l'autre? Et comme malgré elle, rejetant cette barre de gêne, s'excusant de ce mutisme forcé, Mme Lahonce balbutia:

—Oui, Charlie... Nous sommes bien coupables tous les deux!... Nous avons eu de grands torts!...

Elle avait des deux mains agrafé les bras de Charlie, et, se reposant sur lui, elle ajouta d'un ton vraiment contrit, d'un ton ému de morne confession:

—J'ignore ce qu'il t'a dit de moi cette nuit, pendant cette scène... Mais, si atroce que ce soit, il était presque dans son droit, le pauvre homme... Je ne l'ai pas rendu heureux!... Et il ne m'avait rien fait, je n'avais rien à lui reprocher... non, rien, sinon que je ne l'aimais plus...

Un bref sanglot lui coupa la voix, ses joues frissonnèrent sous l'impulsion des larmes, et avec une ferveur d'inquiétude, en se rapprochant de son fils:

—Ecoute, mon enfant... Je t'en prie... Dis-moi ce qu'il t'a dit... Je veux tout savoir!... Dis-moi tout!...

Charlie, hésitant, regardait sa mère, ces yeux humiliés, suppliants, qui eussent dû le condamner au lieu de l'implorer. Il eut pitié et il répliqua dans un baiser:

—Il m'a dit ce que je savais... Rien de plus, Maman!... Ne pleure pas!...

Il y eut derechef un silence. Mme Lahonce, distraitement, examinait les dessins des tentures, rebaissait sur Charlie ses regards endoloris, semblait recommencer, à travers l'espace incolore, sa poursuite incertaine des outrages enfuis que par charité le jeune homme lui cachait.

On cogna à la porte. Charlie doucement se dégageait; et un domestique entra:

—C'est M. Brodin qui demande Monsieur!...

—Je viens! fit Charlie.

Puis, la porte refermée, il dit en saisissant les deux mains de sa mère:

—Avant de m'en aller, Maman, il me reste une petite prière à t'adresser... Je vais peut-être te contrarier... te faire de la peine... Mais je suis décidé à ne plus revoir Favierres...

Mme Lahonce, à cette imprévue désertion, dissimula un haut-le-corps, et avec un calme factice:

—Parfaitement, mon enfant... Tu feras comme il te plaira... comme tu croiras bon... Seulement te suis-je bien utile là dedans... Tu es libre... Je n'ai ni à t'approuver ni à te désapprouver!...

Charlie répliqua:

—Si, Maman, tu peux m'aider, m'éviter une explication douloureuse...

Mme Lahonce, de nouveau, tentait de s'esquiver:

—Comment cela?

—Voilà... si tu... si tu le rencontres, je désirerais que tu le préviennes... Je n'ai pas l'énergie d'écrire... Et quant à retourner chez lui, ce me serait impossible, je te le jure!... Je suis sûr que Fav comprendra...

Dehors, dans l'escalier, on entendait la voix de M. Brodin qui criait:

—Charlie!... Charlie!...

—Eh bien, Maman, questionna le jeune homme... Puis-je compter sur toi?...

—Soit, je le préviendrai, fit avec froideur Mme Lahonce en embrassant son fils d'un baiser nonchalant.

Elle avait soudainement repris sa physionomie maussade, courroucée, et comme Charlie se retournait sur le seuil, il la vit qui portait son mouchoir à ses yeux.

Elle pleurait encore. Mais de quoi, cette fois? De chagrin, de honte ou de rage?

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