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Charlie

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VI

Juin touchait à sa fin. L'air de la ville avait vieilli, et la nuit même, sous le ciel bleui d'étoiles, il ne soufflait plus, par les rues, qu'une haleine comme défraîchie, fatiguée, usée par trois mois de travail et d'excès printaniers.

Ce soir-là, Antoinette Warner quitta le Bois vers cinq heures et se fit directement reconduire chez elle, à son hôtel de la rue de Prony; car elle voulait surveiller les préparatifs du dernier grand dîner, du dîner de clôture qu'elle offrait à ses amis, avant de partir pour Aix-les-Bains où elle allait soigner ce commencement de rhumatismes qu'elle avait.

A sept heures et demie tout était prêt; et les convives arrivèrent un à un, annoncés, dès la porte, par le timbre retentissant de l'hôtel.

Le premier fut Lahonce qui avait prétexté, pour s'échapper poliment de l'avenue d'Iéna, un dîner du comité de l'Orphelinat Germain-Lahonce, fondé en 1869 par les soins du ministre défunt; un comité fort actif, s'il fallait en juger par la fréquence des réunions auxquelles Lahonce, deux ou trois fois par mois, se prétendait contraint d'assister.

Il félicita Warner de sa toilette, une étrange gaine décolletée, en toile de soie safran, dont les reflets jaunissaient davantage l'ocre de ses joues, de ses bras, de sa poitrine,—faisant d'elle une espèce de petite femme surette d'extérieur, acide, une espèce de petit citron humain.

Et les invités se succédèrent rapidement.

Des couples d'abord, les dames en peau, les messieurs en habit et cravate blanche, des couples qui entraient avec une allure d'être mariés, solidement unis par des liens durables et riches, la femme jeune, jolie, pénétrant la première; l'homme élégant et plutôt mûr, suivant derrière ainsi qu'un époux effacé et courtois: Berthe Mangin, une brune à bandeaux plats, et le baron Eric Marroy, le propre oncle d'Alain Marroy, un beau vieux, à tête de général fêtard;—Mariette Bresson, grande, les cheveux blond roux, les narines retroussées, volontaires, renifleuses, et M. Allry, le fameux coulissier, un petit bonhomme noiraud, maigre, à mine de tzigane timide et meurt-de-faim;—Lucie Darceaux, une autre blonde, la figure mince et pâle, les joues caves, le nez busqué, mécontent, rageur, et son ami M. Lesseigne, le grand industriel, le grand fabricant de fer, un gros bourgeois à brefs favoris teints, à visage optimiste, tout réjoui d'avoir toujours si bien vécu.

Puis des célibataires jouant, là comme ailleurs, leur rôle équivoque de mâles dépareillés, et dont on ne pouvait guère déterminer s'ils venaient soit en spectateurs, en curieux hostiles ou sympathiques, soit dans des intentions de fraude, de larcin, de détourner un peu de ce luxe de femmes comme ils avaient leur part de ce luxe de festin; des célibataires sans emploi avéré, sans liaison publique: le docteur Fornereau, un long garçon décoré, à moustache poivre et sel, à perpétuel ricanement sous son épais lorgnon de fer; Legavray, un jeune juge au Tribunal civil; Guernier, un avocat obscur mais bon plaideur; le vicomte de Leystrade, un individu grave, à tournure de reître décati, qui s'occupait d'entraînement, dirigeait la jeune et malchanceuse écurie d'Allry; M. Lardois, un fonctionnaire à barbe noire, chef de division à la Préfecture de police, une utilité celui-là, et obligeant comme pas un; Tourny, le peintre sportif, célèbre pour ses muscles d'acrobate; et enfin Sermet de Vaumoise, ancien auditeur au conseil d'État pendant le Septennat, ancien candidat à la députation, actuellement homme de main, de tout métier, lanceur d'affaires, intermédiaire, tripoteur, remisier le matin à la Bourse, l'après-midi faiseur d'échos dans les journaux mondains, le soir juge arrogant dans les couloirs de première, raté, aigri, besoigneux et jaloux, portant à travers sa face de chat bilieux à la moustache ébouriffée et rare, dans les rides qui croissaient ses tempes et rapetissaient les paupières dures de ses yeux gris, dans son renversement de tête narquois, dans la démarche sautillante de ses petits pieds juchés sur des talons pointus,—portant en tout son être, en toutes ses manières, cette assurance spéciale et agressive de certains boulevardiers nerveux, jouisseurs et aux abois, que chaque échec rend d'apparence plus résolus, plus insolents, plus satisfaits d'eux-mêmes.

Chacun en arrivant saluait les maîtres de la maison; puis des groupes s'organisaient, des conversations s'engageaient. On parlait légèrement, intimement, à mi-voix, avec des temps, des arrêts, des sourires d'entente; et dans ce bruissement cordial, sous les lueurs roses des lampes électriques, avec ces dames décemment décolletées, à peine poudrées un peu et aux gestes aisés, ces messieurs aux types de clubmen corrects ou aux visages parisiens et connus, le salon de Warner prenait un aspect vraiment de salon mondain, un aspect légitime et presque conjugal.

C'était bien à cela du reste, à des mises en scène de ce genre, que travaillait constamment Warner.

Par un heureux effet du sort ou par le résultat de sages combinaisons, ni elle ni ses camarades n'avaient jamais pâti de la misère qui rabaisse, de la détresse qui courbe à tout, et non plus elles n'avaient jamais couru les aventures, cherché la gloire bruyante, la fortune tapageuse. A distance égale des demoiselles galantes, des femmes de théâtre et des femmes du monde, elles constituaient, de longue date, un étroit petit club d'amies où nulle n'était reçue qui y aurait fait tache. Aux courses, au théâtre, au Bois, partout elles ne frayaient, ne causaient qu'ensemble. Elles avaient toutes des noms d'honnêtes roturières, des noms modestes et démocratiques. Elles fuyaient la réclame, elles évitaient l'ostentation, et au besoin elles demandaient qu'on ne les citât pas dans les échos des feuilles. Elles vivaient entre elles avec leurs jeunes, mûrs ou vieux amis une vie cossue, paisible, régulière, sans folies de passion, sans transports délicieux, mais sans cahots par contre et sans inquiétudes. Elles ne se permettaient de caprices qu'en cachette, prudemment, à intervalles lointains, lorsqu'elles étaient très sûres de la loyauté du complice et qu'elles ne risquaient rien en se livrant à lui. Au sortir du couvent, de la famille ou même de la scène, elles avaient, chacune, choisi leur ami, intelligemment, froidement, après enquête financière, débats nets et fermes promesses. Elles lui apportaient en échange, dans le contrat verbal de cette liaison de raison, outre l'usage de leur personne, leur charme de distinction, leur élégance, leur discrète tenue, l'équivalent en esprit, éducation, bonnes façons, de ce qu'il rencontrait chez les dames de son entourage. Et, comme disait Vaumoise, elles étaient bien au-dessus du plus fier demi-monde, elles formaient une autre caste; elles étaient ce qu'il appelait: la demi-haute bourgeoisie.


—Eh bien! questionna tout à coup Lahonce... Eh bien! on ne se met pas à table?... Nous sommes au complet, il me semble?...

—Pas du tout! fit Warner... Il manque encore M. de Neulise et les petits!

Warner désignait sous ce nom familier le couple tout récemment accordé de Loulou Sonnier et du jeune J.-L.-R. Luggatt, le fils du milliardaire américain, que, seules, sa vénérable immense fortune et la toute-puissante amitié de Sonnier avaient pu faire admettre dans cette bande close de vieux Parisiens maniaques, antipathiques aux nouveaux venus et surtout à l'extrême jeunesse.

—M. de Neulise? interrogea Vaumoise, se haussant sur ses talons en forme de toupie... Qui est-ce, cela?

—C'est un capitaine! répliqua Warner... Un capitaine de dragons en garnison à Corbeil... Leystrade l'a présenté dimanche à Pierre... Un très aimable garçon... Il monte en courses... Vous devez le connaître, voyons... Il était aux spahis avec un de vos cousins, à ce qu'il m'a dit!

—Non, non, je ne connais pas! fit Vaumoise grincheusement.

Le timbre de l'hôtel sonnait deux coups vibrants.

—Tenez, c'est peut-être lui! dit Warner.

La porte s'ouvrait, et «les petits» entrèrent: Loulou Sonnier, d'abord, en simple robe de mousseline rose, avec un rang de grosses perles au cou,—et ensuite un jeune homme de vingt-trois ans environ, J.-L.-R. Luggatt, qui s'avançait d'un pas un peu indécis, en tortillant fiévreusement, de sa main gantée de blanc, l'indistincte moustache courte et pâle qu'on eût dite collée, rapportée à sa ronde figure lisse de lad rougeaud, trop bien nourri.

—Bonjour, mon chou! fit Warner embrassant Sonnier. A quelle heure tu arrives!

—Oh! ne m'en parle pas! grommela Loulou en lui rendant son baiser. Depuis six heures, je me fais une bile... Croirais-tu que J.-L.-R. ne voulait plus venir?... Il avait bu trop de cocktails à un de ses sales bars... Et ça lui tapait sur la tête, sur le cœur. Il était malade, malade!... Il a fallu que je l'habille moi-même... Enfin nous voilà!...

J.-L.-R.,—on nommait ainsi le jeune Luggatt, dans la bande, pour abréger censément,—J.-L.-R. attendait avec patience son tour de saluer.

—Allô, J.-L.-R.! fit d'un accent camarade Antoinette, en s'approchant de lui... Allô, nous avons donc été souffrant?

Luggatt s'inclinait, lui baisait la main respectueusement; puis se redressant, il la fixa d'un œil de défi et il commanda:

—Dites le coq, le coq, et pas le poule!...

Warner exécutait l'ordre en souriant.

—Nô, nô, répétait Luggatt... Dites coq, le coq, et pas le poule!...

Et comme Warner, complaisamment encore, cédait à ses exigences, il commença, parmi des éclats de rire stridents, à expliquer son énigme, sa «scie», recueillie dans il ne se souvenait plus quel bar,—à expliquer comment on devait, après le mot «coq», se garder de prononcer le mot «poule».

On s'attroupait autour d'eux. Il lança à chaque convive son impérieux défi de dire «le coq, le coq et pas le poule». Personne ne devinait. Et alors J.-L.-R. reprenait abondamment ses explications.

—C'est stupide!... s'exclama d'un ton bourru le baron Marroy, que les plaisanteries d'outre-Manche agaçaient... Non, moi je trouve ça idiot...

Le timbre de l'hôtel retentit de nouveau. M. de Neulise faisait son entrée, s'excusait de son retard. Il avait été retenu au quartier, avait même failli manquer le train. Warner le présenta. C'était un grand gaillard à dents larges et blanches, avec un teint cuivré de soldat d'Afrique, un nez fin, aquilin, une rêche moustache noire; et son frac le pinçait aux hanches comme une tunique.

—Il n'est pas mal, le militaire! murmura Vaumoise à l'oreille de Warner.

—Oui, pas mal! fit-elle d'un ton indifférent.

Puis, le maître d'hôtel criant que Madame était servie, Antoinette prit le bras du baron Marroy, et l'on passa dans la salle à manger où l'air ample du soir se mêlait, par les fenêtres ouvertes, aux senteurs des guirlandes qui tapissaient la table.


Peu à peu, la conversation, d'abord traînante et froide, s'animait, s'échauffait, quand, soudain, dans un demi-silence, tandis qu'on desservait les sorbets, on entendit la voix aigre de Vaumoise qui proférait solennellement un véhément verdict d'éloges:

—Favierres? Je crois bien! Grand talent!.. Grand artiste!... Et il n'est que temps que l'Opéra nous donne quelque chose de lui...

Lahonce jetait à Warner, placée en face de lui, un involontaire coup d'œil de contrariété.

—Alors, demanda M. Lardois, de son ton affable de haut fonctionnaire, alors, Monsieur, selon vous, ce serait pour la saison prochaine?...

—Oui, Monsieur, poursuivit avec autorité Vaumoise. Du moins, le directeur de l'Opéra me l'a assuré... Et, je vous le répète, il n'était que temps... Quand on songe que voici un homme qui est l'auteur d'Hymnis, des Cariatides, d'Amyntas, d'une foule de chefs-d'œuvre, et que...

Lahonce fougueusement éclata, interrompit le développement:

—Comment Vaumoise!... Vous vous y connaissez aussi en musique, maintenant?... Vous devenez mélomane!... C'est trop cocasse!.... Ainsi, sérieusement, cela vous plaît, la musique de ce Favierres?...

—Mais, mon cher, protestait Vaumoise d'un ton vexé.

—Cela vous plaît? continuait Lahonce gouailleusement... Vous allez peut-être me dire que vous y comprenez quelque chose à ce brouillamini, à ce charivari?... Non pas à moi, n'est-ce pas?... Tenez, ce qui vous convient, Vaumoise, c'est du bon Rossini, du bon Auber, du bon Verdi... du bon opéra classique, comme il en faut à de vieux abonnés tels que nous... Mais du Favierres, du Favierres?... Non, mon cher, ce n'est pas de votre âge!...

Il ricanait, le visage tout violacé de sang, le front tout luisant d'une sueur de haine. Vaumoise, dont les yeux gris étincelaient sous leurs épaisses paupières, riposta avec calme:

—Blaguez, tant que vous voudrez, mon ami... Vous n'empêcherez pas que Favierres ne soit un des premiers musiciens de son époque...

—C'est possible!... C'est possible! grognait Lahonce, les dents serrées, en considérant machinalement Warner, pour la prendre à témoin de l'outrage que, chez elle, on s'obstinait à lui faire... Oui! Je ne nie pas!

Puis, comme crachant un caillot d'injures qui l'étouffait, lui emplissait la bouche, il clama:

—Oui, c'est possible. Le musicien est sans doute très fort, puisque vous l'affirmez. Mais l'homme? Ah! non... Ah! non!... L'homme est un vilain monsieur, un vilain coco... C'est moi qui vous le dis, cette fois!... Et je vous autorise à le lui répéter, si cela peut vous être agréable, mon cher...

—Voyons, Pierre! implora Warner dont les pommettes citronneuses blanchissaient d'effroi. Voyons, je t'en prie...

—Oui! marmonnait Lahonce assourdi de fureur... Parfaitement, un vilain coco, dans toute l'acception du terme!

Vaumoise insinua d'une voix douceâtre, où passait comme un sifflement d'insulte:

—Tout le monde n'est pas de votre avis!

—Hein! Quoi? interrogeait Lahonce, saisi d'une instinctive méfiance, au ton bizarre de Vaumoise. Quoi!... Qu'est-ce que vous voulez dire?

—Je veux dire, poursuivit de même Vaumoise, je veux dire que je sais des gens qui vous touchent de très près, et qui ne me semblent pas penser comme vous...

—Quelles gens? fit durement Lahonce... Qui cela?...

Vaumoise feignit d'hésiter:

—Beaucoup de gens... Qui vous dirais-je?...

—Parlez... Dites... Nommez, si vous en connaissez tant que cela!...

Vaumoise lâcha lentement:

—Eh bien, par exemple... par exemple, votre fils...

—Mon fils! chuchota Lahonce, avec un recul de la tête comme au choc d'une balle.

—Oui, votre fils que, pas plus tard que ce matin, j'ai rencontré avec Favierres à Neuilly... boulevard Inkermann... Et ce n'est pas la première fois... Toutes les fois que je reviens par là en bicyclette, je suis à peu près certain de les rencontrer ensemble...

Lahonce balbutia d'une voix affaissée:

—Vous m'étonnez beaucoup... J'ignorais... oui, j'ignorais totalement...

Il y eut un silence prolongé, ce silence impartial et attentif dont les spectateurs d'une rixe accueillent l'assommade de l'un des combattants. On se taisait. On observait. On attendait. On laissait à Lahonce comme le loisir de se remettre. Excepté le baron Marroy, Vaumoise et Warner, personne ne possédait les motifs cachés de la querelle, mais chacun devinait que Lahonce venait de recevoir un dangereux coup, d'être touché grièvement. Et, dans cet intermède muet, on ne percevait plus que la voix anglaise de Luggatt, qui profitait de l'accalmie pour tourmenter Neulise, son voisin de table, pour lui enjoindre de dire le coq, le coq et pas le poule.

—Vous allez à Fontainebleau, demain? interrogea enfin le baron Marroy par dévouement amical, par intention de sauver le dîner d'un désastre.

Vaumoise, les regards vers son assiette, la lèvre pincée d'une petite plissure de triomphe, roulait, d'un geste nerveux, une boulette de mie de pain, sans répondre.

—Je vous demande si vous allez aux courses demain, Vaumoise? réitéra bravement le baron Marroy.

Vaumoise affecta de tressauter:

—Ah! c'est à moi que vous parliez?... Oui, j'irai... J'ai même sur la réunion quelques idées qui ne sont pas d'un imbécile, je crois... Je vous les communiquerai, si vous voulez.

J.-L.-R. intervenait, fournissait des renseignements clandestins qu'au bar on lui avait donnés. La conversation, progressivement, reprit, redevint bruyante, confuse, et le dîner se termina en un gai brouhaha, une rumeur anonyme et joviale de causeries particulières.


Dans le hall-vestibule, tout verdoyant de plantes et de palmes, où l'on s'était rendu pour le café, Lahonce s'arrêtait devant chacun des Messieurs, leur tendant, à choisir, deux boîtes: l'une de cigarettes et l'autre de cigares. Il souriait, plaisantait, tapait sur les épaules, s'efforçait comme à rassurer les convives au sujet des suites de sa blessure,—à leur prouver par son entrain, sa bonne humeur, que ce ne serait rien, que c'était passé déjà.

Mais, la tournée achevée, il s'approcha de Warner, occupée avec Loulou Sonnier à servir le café, et lorsqu'elle fut seule il murmura, en feignant de ranger ses boîtes, de chercher des allumettes, de s'appliquer à toutes sortes de menues besognes superflues:

—Tu as entendu ce qu'a raconté Vaumoise?... Hein?... Ce petit coquin de Charlie!... Qu'est-ce que tu dis de cela?

Warner répliqua tout bas:

—Mon Dieu!... C'est étonnant!... C'est très ennuyeux!...

Lahonce poursuivit de même:

—Dis que c'est ignoble!... Du reste, il faut que j'en aie le cœur net, tout de suite... Tu vas me garder ces raseurs et moi je vais rentrer... Je veux lui parler, et raide, à ce mauvais clampin!

Warner, sans élever la voix, protesta:

—T'en aller maintenant?... Tu n'y songes pas!... De quoi cela aurait-il l'air?... C'est impossible... Et puis, à cette heure-ci, tu ne le trouverais pas...

Lahonce allumait, en soufflant, en tirant, son cigare.

—C'est vrai! fit-il... Oui, tu as raison... Seulement, ne les retiens pas... Tâche qu'ils ne filent pas trop tard... Et je ne m'en irai qu'après leur départ...

—Alors, tu ne restes pas ce soir? interrogea Warner d'un ton négligent.

—Non, voyons... puisque je rentre...

—Bien!... Bien!...

Warner s'éloignait, une tasse dans chaque main.

—Vous en avez fait une gaffe, vous! dit-elle en offrant une des tasses à Vaumoise... Vous étiez gris?... Qu'est-ce qui vous a pris?

Vaumoise eut un haussement d'épaules hargneux:

—Tant pis!... Il n'avait qu'à ne pas commencer, qu'à ne pas me dire des impertinences... Une autre fois, il se méfiera!... Est-ce ma faute si sa femme...

—Chut! fit Warner, désignant du regard Loulou qui les rejoignait avec le sucrier.

Puis elle se dirigea, toute souriante, vers Neulise et lui présentant la seconde tasse:

—Tenez! susurra-t-elle, l'œil en garde, de côté... Tenez... Et maintenant, attention!... Le patron ne reste pas ce soir...

—Bono! fit Neulise en son argot d'Afrique.

—Vous partirez en même temps que tout le monde et vous reviendrez une heure après. La porte sera entr'ouverte... Compris?

—Bono! répéta laconiquement Neulise.

Sonnier survenait, puis Lahonce. On s'assit sur un des divans bas qui longeaient le mur du hall et on se mit à causer théâtres, sports, tandis que Tourny, dans le salon, chantait au piano, de sa voix nigaude et parodiste, des chansons d'Yvette Guilbert, dont le Dr Fornereau et Vaumoise entonnaient en chœur le refrain.

A dix heures, Tourny se retira. Le couple Eric Marroy le suivit à peu d'intervalle. D'autres s'esquivaient furtivement, sans prendre congé.

A onze heures et demie, Loulou Sonnier secoua J.-L.-R. qui sommeillait dans un fauteuil et fit ses adieux aux maîtres de la maison.

Lahonce et Antoinette demeuraient seuls dans le vestibule.

—A demain matin, au Bois, sauf pluie! dit Lahonce qui endossait son paletot. S'il pleuvait, je viendrais ici vers deux heures.

Antoinette le raccompagnait à la porte vitrée du vestibule:

—Oui, sans faute, n'est-ce pas?... Cette histoire m'inquiète... Je voudrais savoir ce que l'enfant aura dit... Au moins, ne t'emballe pas, ménage-le... Car ce serait très bien un petit homme à ne rien vouloir dire, si on le brusquait...

—Sois tranquille! répliqua Lahonce en l'embrassant d'un baiser hâtif et distrait... Laisse-moi faire... Je te garantis qu'aujourd'hui ce n'est pas lui qui aura le dernier mot!... Bonsoir!


Dans le fiacre qui l'emportait avenue d'Iéna, Lahonce essaya de se ressaisir, de coordonner ses idées, d'agencer les phrases amicales, bonhommes, par lesquelles il aborderait l'entretien avec Charlie.

Mais il y échouait. Depuis le moment où Vaumoise lui avait asséné cette barbare réplique, ce foudroyant «votre fils», il sentait au dedans de lui comme un ruissellement bouillonnant de douleur, une longue plaie sanglante, une déchirure en écharpe qui le pinçait, le lancinait, de la tête jusqu'au cœur. Depuis cet instant atroce, il avait parlé, marché, agi, sans pensée presque, le crâne bourdonnant d'un unique et sauvage désir de vengeance que ses lèvres avaient proféré, chuchoté toute la soirée, à son insu, et qu'elles marmonnaient derechef:

«Ils me le paieront... Les misérables!... Ils me le paieront!...»

Quand? Comment? De quelle peine le paieraient-ils? Là-dessus, Lahonce eût été bien gêné pour répondre avec exactitude.

Il savait seulement qu'il se vengerait, qu'il les séparerait, les trois complices,—puisqu'ils se trouvaient trois, à présent!—qu'il romprait sans pitié leur scélérate coalition, qu'il les chasserait tous, au besoin, de chez lui, comme une fois, jadis, il avait expulsé l'un d'entre eux.

Cela lui semblait trop révoltant aussi, d'une trop cynique audace, que ce Favierres, après sa femme, lui enlevât son fils!

Bien des fois dans le monde il l'avait rencontré, bien des fois au théâtre il s'était croisé avec lui, et alors il devait se retourner, crisper sa main autour de sa canne, contenir ses nerfs et l'élan enragé de tout son sang, pour ne pas se ruer sur le compositeur, pour ne pas tuméfier, écorcher, écraser cette face haïe, qui persistait à vivre et dont il lui paraissait que ses poings avaient faim, avaient depuis douze ans faim.

Que Favierres revît Hélène ou qu'il ne la revît pas, Lahonce de ces détails ne se souciait guère. Il lui importait peu que cette femme méchante, méprisante, hautaine,—que cette ennemie taciturne qui logeait dans sa maison et se nommait de son nom,—que cette créature hostile et étrangère fût à Favierres ou non.

Mais ce qu'il ne pardonnait pas au musicien, ce dont il lui gardait une haine toujours chaude, toujours vivace et jeune, c'était de lui avoir volé l'autre Hélène, celle d'autrefois, celle d'avant la lettre mauve, cette Hélène Brodin, si belle, si caressante, et qu'il aimait encore à travers les années, en un souvenir idéalisé, comme une épouse morte, une épouse parfaite que Favierres lui eût tuée.

Puis, voilà maintenant que ce même Favierres lui dérobait Charlie! Car il n'y avait pas de doute, Vaumoise ne mentait pas. Tout confirmait ses dires: la vraisemblance du récit, l'assurance du dénonciateur et, de plus, l'extraordinaire froideur de Charlie qui, pardieu! ne pouvait pas prodiguer à son père toute cette tendresse qu'il dépensait ailleurs.

Eh bien! on allait voir! Oui, on verrait cette fois!

La voiture s'arrêtait. Lahonce sauta à terre; sonna d'un violent coup de bras, et s'élançant sous la voûte, devant le portier qui le contemplait effaré, par les petits carreaux de sa loge, il gravit deux à deux, en une ascension galopante, les marches des étages qui menaient chez Charlie.

Arrivé à la porte, il stoppa un moment pour reprendre haleine. Il se remémorait soudain les conseils de Warner. «Soyons habile... Ne le brusquons pas... Conservons notre calme!»

Il entra dans la chambre, tourna le bouton de l'électricité, et comme Charlie s'étirait, en grognant, en demandant la cause de ce bruit, de cette subite intrusion, il répliqua doucement:

—Réveille-toi... Ne te presse pas... J'ai à te parler... Quand tu seras tout à fait réveillé, nous causerons...

Il déposait son chapeau, s'asseyait sur une chaise, au pied du lit, vis-à-vis, juste, du jeune homme.

—Là! fit-il... Prends ton temps... Nous ne sommes pas à une minute près et je désire que tu aies toute ta présence d'esprit pour notre petite conversation...

Charlie s'était dressé sur son séant, ramenait de la main ses cheveux blonds emmêlés, qui lui retombaient, en tignasse, entre les yeux:

—Qu'est-ce qu'il y a? dit-il... Je t'écoute...

Lahonce déclara d'un ton un peu embarrassé:

—Voici... Mais, avant tout, il est entendu, n'est-ce pas? que je suis ton ami, que, dans ce que je vais te dire, je ne souhaite que ton bien, ton bonheur, notre bonheur à tous... Et même si tu t'es trompé... si tu as commis une faute... une bêtise... une maladresse que tu ne devais pas faire... tu sais que tu peux avoir confiance dans mon pardon, dans mon affection...

—Mais oui, papa... Qu'est-ce qu'il y a? répliqua Charlie d'une voix impatiente, inquiète déjà, car il pressentait vaguement à quelle tragique «bêtise» se référaient ces minutieux préambules.

—Eh bien! voici! continua Lahonce... Ce soir au comité, au dîner du comité, quelqu'un m'a affirmé qu'il t'avait rencontré ce matin, qu'il t'avait rencontré plusieurs fois même avec Favierres... Est-ce vrai?...

—Mais je ne me rappelle pas! bredouillait Charlie d'un ton glacial... Je ne m'explique pas... Où m'a-t-on rencontré? Qui est-ce?...

—Allons, mon garçon, fit d'un air encourageant Lahonce... Réponds franchement... Bah! ce serait assez fâcheux, mais ce ne serait pas un crime... Tu es jeune... Tu ne connais pas la vie... Tu as très bien pu te laisser entraîner à fréquenter ce Monsieur, sans te rendre compte de la gravité de la chose... Seulement, tu comprends, il faut que je sache à quoi m'en tenir...

—Et qui t'a dit cela? interrompit sèchement Charlie.

—Là n'est pas la question, fit Lahonce qui s'énervait peu à peu. Le nom de la personne est sans importance... Ce qui nous intéresse, c'est ce qu'on m'a dit... Oui ou non, vois-tu ce Monsieur?... Oui ou non, est-ce vrai?...

Charlie riposta faiblement:

—Mais non!... Je ne le vois pas! Pourquoi le verrais-je?...

Lahonce s'était levé et le fixait droit dans les yeux, d'un regard de sommation:

—Ainsi tu ne le vois pas? Tu m'en donnes ta parole?

—Ma parole!

Lahonce tournait autour de la chambre, puis revenant auprès du lit:

—Soit mon enfant... Je ne doute pas de toi. Cependant je désirerais avoir des preuves de façon... de façon à confondre cette personne quand je la retrouverai. Ses affirmations étaient si absolues, si formelles...

Charlie se récria:

—Quelles preuves?... Je n'ai pas de preuves, moi... Je t'ai juré... Je ne peux rien de plus!

Lahonce semblait se recueillir.

—Je te demande pardon! dit-il au bout d'un instant... Ne t'effarouche pas de ce que je te suggère... C'est pour ton bien, je te le répète, pour notre tranquillité, pour notre bonheur... Si, il y a des preuves!... Tiens, je suppose, tu me confierais tes clefs, tu me permettrais de m'assurer que tu n'as dans tes tiroirs ni lettres de ce Monsieur, ni quoi que ce soit enfin...

Charlie eut un soubresaut d'angoisse et se dominant, simulant un ton de plaisanterie:

—Alors, c'est une perquisition, tout bonnement, que tu voudrais opérer? Tu voudrais fouiller dans mes papiers comme si j'étais un escroc, un bandit, n'est-ce pas?

—Mais non! rétorquait Lahonce... Tu exagères. Tu m'as mal saisi!...

Il y eut une pause. Charlie revoyait, en un pêle-mêle de bleu, de blanc et de mauve, une centaine de lettres de Favierres, que renfermait le tiroir de gauche de son bureau, tout à côté, dans le cabinet de travail voisin. Que faire? Refuser, c'était avouer, et avouer également que de livrer ses clefs. Il ne s'agissait plus d'éluder, de procéder par réponses évasives et serments mensongers. Il fallait se prononcer, choisir ouvertement entre les deux partis.

Et Charlie avait la sensation d'être devant son père comme une femme coupable devant un mari justicier, une sensation toute féminine d'accablement suprême et de surhumain courage à la pensée de perdre l'ami qu'il préférait.

—Voyons, mon garçon, et ces clefs? interrogea Lahonce qui avait repris, autour de la chambre, sa promenade.

Le jeune homme se taisait. Lahonce poursuivit:

—Tu ne veux pas me les donner?... Tu es très décidé?

Charlie se taisait encore.

—Eh bien! prononça Lahonce ne se retenant plus, eh bien! je t'ordonne de me les remettre!... Je t'attends!... Donne!

Il allongeait la main. Charlie, avec un instinctif retrait du buste, balbutia:

—Je suis désolé... Impossible!... Je ne te remettrai rien. J'ai vingt-deux ans... Je ne suis plus un enfant... je ne suis pas un esclave et je ne tolérerai pas...

Lahonce eut un ricanement rauque:

—Ha! Ha!... Tu ne toléreras pas?... Ah çà! où te crois-tu donc?... Chez moi ou chez toi, hein?... Monsieur ne tolérera pas!... Ha!... Ha!... C'est inouï!...

Il se remettait à marcher en clamant plus haut:

—Suffit!... Cela suffit!... Je sais ce que je voulais savoir!... Tu revois ce Monsieur, malgré ce que je t'en ai raconté, cet individu que j'ai flanqué à la porte comme un chien et que je ne salue plus... Ah! c'est du beau!... Même, probablement que ta mère était au courant, t'approuvait!... Charmant!... Charmant!... J'ai une jolie famille!... Ma femme, mon fils, c'est complet!... Et depuis combien de temps ça dure-t-il, ces malpropretés?... Tu ne réponds pas?... Hé! suis-je bête!... Ça dure depuis toujours... Ça n'a jamais cessé!...

Charlie, sans protester, le regardait s'agiter, aller et venir,—refrénant de toute son énergie la meute des ripostes sacrilèges, des outrageantes répliques, qui aboyait en lui, voulait bondir, happer, déchirer l'agresseur. Oui, la guerre était déclarée. Charlie était d'un camp et son père de l'autre. Mais un scrupule dernier de respect filial retenait le jeune Lahonce d'user de représailles, de traiter en ennemi un ennemi pareil; et il se raidissait dans son mutisme comme dans une immatérielle armure, il parait chaque coup d'une parade de silence, il se crispait à ne pas lancer les phrases épouvantables que sa rage tout bas aiguisait.

Lahonce s'était arrêté, se versait un plein verre d'eau. Il l'avala à larges traits, et semblant se maîtriser:

—Ecoute, Charlie! dit-il... Tu m'as causé beaucoup de peine, un gros chagrin qui ne s'effacera pas de sitôt... Et l'humiliation que j'ai reçue ce soir en public ne compte pas pour moi... Ce qui me navre, c'est ce que m'a révélé sur tes sentiments à mon égard cette pénible découverte... Tu m'as fait ce qu'un fils peut faire de pis à son père... Tu t'es lié d'amitié avec un de mes ennemis... Tu l'as vu en cachette... Tu m'as abusé, trahi, et ceci pendant plusieurs années peut-être!... Mais je t'ai promis mon indulgence... Je n'ai qu'une parole et je tâcherai d'oublier... A une condition pourtant, à la condition que tu vas écrire à ce misérable pour rompre définitivement avec lui... Est-ce convenu?...

Il avait proféré cela d'une voix si abattue, si attristée, malgré les éclats de colère où elle se relevait par instants, que Charlie sentait au fond de lui-même comme un faible écho d'attendrissement s'éveiller à ce plaintif appel, comme une sorte de honte d'avoir tellement haï, pendant quelques moments, ce père qui l'aimait tant et pardonnait si vite.

—Eh bien? répéta Lahonce. Est-ce convenu?

Charlie répliqua sans le regarder:

—Oui... C'est convenu... J'écrirai!...

—Bien! fit Lahonce en lui tendant la main... Bien! Je te remercie... J'étais sûr de toi... Tu as été mal conseillé, mal inspiré... On a cherché à t'éloigner de moi... Mais cela n'a pas réussi... Nous revoilà amis, amis pour de bon, pour toujours, n'est-ce pas?

Charlie approuvait d'un hochement de tête.

—Embrasse-moi! fit Lahonce en se penchant vers lui.

Ils s'embrassèrent d'un baiser vigoureux. Lahonce se redressait en exhalant un soupir.

—Et maintenant, ajouta-t-il, fais-moi un plaisir: lève-toi et viens écrire cette lettre... Débarrassons-nous de cette affaire... J'irai, ce soir même, jeter la lettre à la boîte...

Charlie s'écria d'un ton ahuri:

—Tout de suite?

—Oui, tout de suite... Pourquoi retarder?... Le plus tôt sera le mieux... Viens, mon garçon!...

Et il se mit à feuilleter debout un volume illustré, placé sur une table, au milieu de la pièce.

Charlie se glissait hors des draps, enfilait avec lenteur un vêtement du matin. Il se demandait si réellement il allait écrire cette lettre, biffer, anéantir, en une dizaine de lignes, la plus chère de ses amitiés, abandonner Favierres, renoncer d'un seul coup leur vieille intimité, renier sa conduite ancienne, ce qu'il accomplissait par tendresse clairvoyante ou libre réflexion,—tout cela, parce qu'on l'avait pris au piège de l'apitoiement, parce qu'on avait touché sa sensibilité, parce qu'on l'avait ému par un ton d'affliction, parce qu'on avait séduit ses nerfs. Passe encore d'être charitable, d'épargner à son père les affronts, les souffrances de cœur, les peines d'amour-propre! Mais briser avec Fav, mais désoler sa mère, mais les blâmer tous deux par une brusque rupture, c'était trop réclamer de Charlie, trop exiger de sa pitié, la vouloir trop partiale!

Il demeurait assis au bord du lit, les jambes ballantes, le regard vague, comme entendant la voix rebellée du sang maternel, de ce sang dont presque tout entier il était imbu, pétri,—la voix coutumière et captivante qui commandait de rester, interdisait d'écrire.

—Tu es prêt?... Tu viens? questionna Lahonce en se retournant.

Charlie hésita un peu et avec fermeté:

—Non, je ne viens pas... Je ne peux pas venir!

—Tu ne viens pas? s'exclama Lahonce stupéfait. Tu ne peux pas venir?...

—Non, je ne peux pas!... M. Favierres s'est toujours montré excellent pour moi... Je m'occupe de musique avec lui... Il ne m'a jamais rien dit contre toi et je ne l'aurais d'ailleurs pas souffert... Si je me suis abstenu de t'avouer que je le fréquentais, ç'a été par crainte de te froisser... Mais je n'ai aucune raison sérieuse d'écrire cette lettre, et je te prie en grâce de ne pas insister pour que je l'écrive...

Lahonce vociféra d'une voix éraillée rugissante:

—Ah! tu refuses?... Donc, ces promesses, tout à l'heure, ces baisers, c'était de l'hypocrisie, de la comédie... Ah! mon garçon, tu veux revoir ton Favierres, ton excellent Favierres, ta canaille de Favierres... Parfait! tu le reverras... et tout le temps, et tu t'occuperas de musique tant qu'il te plaira... Tu vas décamper d'ici... Tu quitteras la maison... Et tu pourras aller habiter où tu voudras, chez ton Favierres, si tu veux, et lui demander à manger et de l'argent de poche, et de l'argent pour tes vêtements, et de l'argent pour tes livres...

Il avait saisi le volume sur la table et le projetait d'un mouvement forcené contre le mur.

—Oui, oui, il t'entretiendra... il te logera... il te paiera tes chevaux, tes notes... C'est un si brave homme, si excellent!...

Il recommençait à arpenter la pièce, d'un pas piaffeur et lourd, dont le vacarme se répercutait, dans le couloir proche, en sourde canonnade.

Puis soudain, il stoppa court devant Charlie, et les poings brandis au-dessus de sa tête en un geste de menace ou d'imprécation:

—Mais, malheureux, tu n'éprouves donc rien!... Tu ne comprends donc rien!... Tu as donc de l'eau dans le corps à la place de sang!... Tu ne sais donc pas que ce Favierres... Bah! tu es trop niais aussi à la fin!... Il faut que je te l'apprenne... Tu ne sais donc pas que ce Favierres a été l'amant de ta mère?...

Il sembla à Charlie qu'on lui tordait le cœur avec une corde. Il avait envie de crier: «Oui, je le sais!» Mais par un subit revirement, par un besoin de faire face à l'insulte, de braver l'insulteur, de venger sa mère, il hurla, devenu tout livide:

—Ce n'est pas vrai!... C'est un mensonge!...

Lahonce s'était précipité sur lui, l'agrippait des deux mains au collet de son léger veston:

—Que dis-tu, mauvais garnement? Tu dis que ce n'est pas vrai? Tu te permets de me donner un démenti, à moi!...

Ils étaient souffle à souffle, et Charlie apercevait, en une vision fantastiquement grossie par la proximité, les bajoues violettes, les yeux sanguinolents de son père.

—Répète un peu ce que tu as dit! clama Lahonce, le lâchant, le relançant à travers le lit d'une poussée si rude que le jeune homme en chavira à demi... Aie donc l'impudence de le répéter!

Les bras dressés en l'air, il courait, il trottait à petits pas affolés du lit à la porte et de la porte au lit, les jarrets ployant, le plastron de sa chemise tout fripé, se gonflant hors du gilet, en zigzags de cassure.

—Pas vrai!... Il dit que ce n'est pas vrai!... Oh! cela c'est trop!... Mais veux-tu que j'aille chercher ta mère?... Elle te dira, elle, si ce n'est pas vrai... Elle te dira comme elle m'a trompé, comme elle m'a chassé de son lit, quelle vie elle m'a faite à cause de votre crapule de Favierres... Oui, c'est indigne de te parler de ces choses-là... Mais tu m'y contrains, comme ta mère m'a contraint à prendre des maîtresses! Je n'ai plus personne, ni femme, ni fils! Je suis seul... Je dois bien me défendre!...

Il trébuchait à un pli du tapis. Il se laissa choir dans un fauteuil et, à bout de forces, il fondit en sanglots, les mains contre le visage, bégayant d'une voix d'enfant abandonné:

—Je suis seul... Je suis tout seul!...

Charlie, muet, immobile, confondu, examinait de loin son père. Il n'avait le courage ni de discuter, ni d'excuser sa mère, ni d'objecter Warner, ni de proclamer son droit d'aimer ceux qu'il aimait. Lui si hardi à riposter, à rendre injure pour injure, il se trouvait tout bouleversé de regrets, tout gauche contre cette sincère douleur. Par quelles odieuses imprécations répondre à ces sanglots, par quel lâche surcroît de duretés aggraver cette détresse? Il se sentait vaincu pour avoir triomphé. Son père était le plus fort, puisqu'il souffrait, puisqu'il pleurait.

—Papa! murmura-t-il timidement, de sa place. Papa!

Lahonce, les mains au visage, continuait à sangloter.

Charlie s'approcha, lui appuya la main sur le bras, en susurrant d'un ton câlin, ému:

—Voyons, papa!... Voyons!...

Lahonce, les mains toujours au visage, se dégageait d'un tour d'épaule:

—Papa?... Laisse-moi donc tranquille! fit-il d'une voix hoquetante de pleurs... Papa? Mais tu ne sais seulement pas ce que c'est qu'un père!... Tu n'en as pas idée!...

La porte de la chambre s'ouvrait. Tous deux tournèrent la tête et, sur le seuil, ils virent surgir la haute stature de M. Brodin. Venait-il en conciliateur ou en observateur uniquement? Lui-même, sans doute, l'ignorait. Mais avec sa scintillante barbe blanche, sa longue robe de chambre bleu marin serrée d'une grosse cordelière, ses pieds nus en des sandales jaunes, il avait une silhouette de pacificateur, l'air d'un respectable vieux moine de quelque ordre inconnu, accouru au tapage pour prêcher la concorde.

Il questionna en déposant son bougeoir sur la table du milieu:

—Pierre... mon ami... Que se passe-t-il? Que signifie ce bruit?... Vous m'avez réveillé... Pas moyen de dormir avec ces cris...

Lahonce s'avançait vers lui, les joues encore zébrées de la jugulaire des larmes:

—Ce qui se passe? C'est que j'en ai découvert de belles... M. Charlie qui est l'ami intime de votre monsieur Favierres... bien plus, qui refuse de rompre avec lui!!! Hein, c'est du propre, cela?... Qu'est-ce que vous en pensez?...

—Comment, Charlie! fit M. Brodin d'un air atterré et provocateur à la fois.

Charlie gardait le silence.

—Du reste, reprit Lahonce... Du reste, tout ce qui arrive, c'est votre faute!...

—Ma faute? s'écria M. Brodin en se frappant la poitrine de l'index.

—Parfaitement!... Si dans le temps vous ne m'aviez pas empêché de faire ce que je voulais, si vous m'aviez laissé lui casser les reins, lui crever la peau, à ce Favierres, il est probable qu'aujourd'hui votre galopin de petit-fils ne serait pas à tu et à toi avec ce polisson!... Il est probable aussi que votre fille...

—Cependant, ma fille, je vous affirme qu'elle...

—Vous m'affirmez! interrompit Lahonce d'un ton goguenard... Vous m'affirmez quoi?... Qu'est-ce que vous en savez de votre fille, qu'est-ce que vous en avez jamais su?... Taisez-vous donc!... Vous n'avez rien à affirmer... Vous ne savez rien... Je suis roulé, archiroulé, par vous, par elle, par lui, par tous les miens!...

Il virait de nouveau, à travers la pièce, de ses petits pas pressés et vacillants de sanglier captif. Et soudain, comme soulevé par un regain de furie, il clama, cognant du poing, à chaque phrase, le lit, les meubles, les murs comme autant d'adversaires abhorrés:

—Et puis j'en ai assez!... J'ai assez de vous tous... J'ai assez de cette sale maison..... J'ai assez de cette existence de crétin et de dupe que vous me faites mener depuis vingt ans... Oui, fini tout cela!... Je m'en irai... J'irai vivre n'importe où... avec des honnêtes gens... des gens qui, du matin au soir, ne seront pas à me mentir, à me fourrer dedans, à m'exploiter et à se moquer de moi par derrière... Ah! vous m'avez poussé à bout!... Ah! vous avez cru me tenir par le monde, la crainte du scandale et toutes vos balivernes!... Eh bien! nous allons rire!... Et le monde rira aussi... Et ce ne sera pas de moi, je vous le garantis!... Tant pis pour vous, mes bons amis!... Vous l'aurez voulu!... Adieu!... Bien le bonsoir!...

Il s'enfonçait son chapeau tout de travers, d'un geste exaspéré, et gagnait la porte. M. Brodin, les bras écartés, lui barra la route:

—Pierre... Ne commettez pas de folies, je vous en supplie... Où allez-vous?

—Alors, cela va recommencer? cria Lahonce... Vous recommencez la scène d'autrefois, la scène de la rue de Lisbonne?... Non, non! Je vais où cela me plaît... Laissez-moi passer, je vous prie!...

—Pierre! implora M. Brodin... Vous êtes injuste!... J'ai toujours été pour vous... Je n'ai jamais cessé de vous soutenir... Maintenant même, je suis indigné de la conduite de Charlie... Je vous promets qu'il en changera... Patientez!... Ne cédez pas à la colère... Réfléchissez, mon ami!...

—C'est tout réfléchi! repartit brutalement Lahonce... Oui ou non, me laisserez-vous passer?...

M. Brodin rétrograda un peu et tandis que Lahonce sortait:

—A votre guise!... Vous êtes maître de vos actes... Pourtant, reconnaissez...

—Je ne reconnais rien! glapit, du couloir, Lahonce.

On entendait ses pas descendre lourdement à tâtons l'escalier noir, descendre, descendre encore.

—Charlie! ordonna d'une voix étouffée M. Brodin... Charlie, rattrape vite ton père... jette-toi à ses genoux!... Ramène-le à tout prix!... J'ai peur d'un malheur...

Le jeune homme s'élança dans le couloir. M. Brodin, la main en cornet contre son oreille, l'écoutait dévaler le long des marches. Mais tout à coup un sourd fracas ébranla le sol, fit résonner toute la maison. C'était la porte de l'hôtel qui se refermait dans un vacarme de détonation lointaine.

Une minute après, Charlie reparut, tout essoufflé, tout pâle.

—Parti? demanda M. Brodin qui suffoquait.

—Oui! fit Charlie.

Il y eut un temps. M. Brodin considérait d'un œil fixe la flamme de la bougie qui brûlait sur la table.

Il saisit enfin le chandelier et levant la main en une attitude de désespoir:

—Ah! mon enfant!... Qu'est-ce que tu as fait là?... Dieu veuille que tu ne t'en repentes pas!...

Sur le seuil il se retournait, semblait questionner le plafond:

—Où peut-il être allé, ce pauvre homme?...

Charlie et lui se regardèrent tous deux, puis subitement ils baissèrent la tête. Car, dans leurs yeux, ils avaient lu même irrévérente et rassurante réponse: chez sa maîtresse, chez Warner.

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