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Charlie

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V

Le lendemain matin, sitôt rentré du Bois, Charlie grimpa vite dans sa chambre, pour changer de vêtements.

Il était aussi résolu que la veille, dans les mêmes intentions envers Mme Lahonce. Il ferait jusqu'au bout ce qu'il avait arrêté de faire. Mais, tout en s'habillant pourtant, à mesure qu'il venait à la réalisation, au moment de revoir sa mère, puis Favierres, il se sentait plus agité, plus ému; il avait cette hâte maladive d'en finir qu'exaspère, à l'approche des instants mauvais, la lenteur ponctuelle du temps.

Les mains tremblantes et chaudes de fièvre, il se pressait, il jetait en désordre par la pièce ses vêtements retirés, et à onze heures un quart, il avait achevé sa toilette. Il descendit un étage, puis frappant légèrement à la chambre de Mme Lahonce:

—C'est moi, Charlie! cria-t-il.

—Attends, attends un peu... je t'ouvre tout de suite...

—Bien, bien, maman! fit Charlie.

Une minute seulement, plus qu'une minute de grâce! Il s'appuya, sans le vouloir, au bouton de la porte, la tête basse, les yeux brouillés de vertige. Il avait la trouble intuition qu'un drame recommençait, un nouvel acte du drame, et qu'il allait entrer en scène! Un glissement huileux de fer dégagea la serrure. La porte s'ouvrit et Mme Lahonce, avec un faible sourire demanda:

—Tu m'excuses, mon chéri!

Elle agrafait prestement la large matinée de linon rose qu'elle avait endossée pour ouvrir.

—Tu vois! reprit-elle... Je flânais... Je n'étais pas prête. Tu m'excuses!

Charlie l'embrassait lentement, tendrement, à droite du cou, à gauche, au-dessus de l'échancrure du col de guipures blanches.

—Si je t'excuse!... Naturellement que je t'excuse!... Mais, maintenant que je t'ai dit bonjour, maman, je vais te dire au revoir!

Elle questionna d'une voix étonnée, ou qui affectait de l'être:

—Au revoir!... Pourquoi? Tu sors?... Tu ne déjeunes pas ici!...

Charlie riposta, balbutia entre deux baisers:

—Non, voyons! Je déjeune chez... Je déjeune à Neuilly, tu sais bien!

—Ah! oui, c'est vrai! fit Mme Lahonce en s'écartant un peu de Charlie, l'air songeur, les deux mains posées aux hautes épaules de son fils.

Il allait à Neuilly!... Etait-ce donc peut-être qu'il n'avait pas deviné, qu'il ne devinait rien et qu'il la jugeait sans reproche?

D'un vif mouvement, elle redressa vers lui la tête, elle darda dans ses yeux un impérieux regard, un regard fouilleur, instinctif et qu'une flamme d'espoir intrépide avivait.

Mais brusquement Charlie s'était détourné d'elle, rougissant, tout gêné, incapable de feindre sous ce regard sincère qui réclamait la vérité, qui si bravement s'exposait.

Mme Lahonce implora:

—Charlie!...

Il ne répondait pas, ne trouvait quoi répondre. Elle ne se contint plus. Elle souffrait trop, depuis la veille, de cette incertitude muette et impatiente qui lui harponnait le cœur de questions continues. Elle s'écria au hasard, elle bredouilla d'une voix entrecoupée:

—Ecoute, Charlie!... Ecoute mon enfant!... A présent, nous n'avons pas le temps... A présent, ce n'est pas le moment... Mais aujourd'hui, ce soir ou demain, plus tard enfin, je désire que nous causions, je désire que nous ayons une conversation sérieuse... Tu comprends, mon enfant, hier il s'est passé un accident... un incident qui pourrait te faire croire des choses... des choses qui ne sont pas... Et cela, je ne le veux pas, tu entends, Charlie?... Je t'aime tant!... Tu sais, n'est-ce pas, comme je t'aime? Alors, si tu ne m'aimais plus, si pour une raison ou une autre, tu m'aimais moins, si tu... Oh!... oh!... Mon chéri, mon chéri!...

Elle éclatait en larmes, elle sanglotait, la tête contre la poitrine de son fils, tandis que de ses mains crispées, elle lui griffait les bras d'une emprise passionnée.

—Voyons, maman!... Voyons maman!... Mais c'est absurde!... protestait Charlie en l'embrassant au front, en embrassant doucement ses frisons argentés... Mais pourquoi t'aimerais-je moins?... Mais je t'adore!...

Et, comme elle sanglotait toujours, il ajouta:

—Maman, je t'en prie, calme-toi, écoute-moi aussi!... Tiens, veux-tu que je te parle franchement, à cœur ouvert?...

—Oui, oui... c'est cela... je veux bien! balbutia Mme Lahonce comme un enfant en pleurs que l'on console.

—Eh bien! je te jure, je te jure sur ce que j'ai de plus cher, je te jure sur ta vie, qu'il n'y a pas de raison au monde qui puisse faire que je t'aime moins... que c'est impossible... que c'est de la folie d'en parler seulement... Là, me crois-tu?... Es-tu rassurée?...

Mme Lahonce se serrait plus à lui, et d'une voix grave, hochant la tête, rêveusement:

—Oui, je te crois... je te crois, mon chéri..

Puis avec un soupir:

—Ah! cela m'a fait du bien de pleurer un peu! dit-elle en lâchant Charlie. J'étais énervée ce matin.... J'avais le spleen, oh! un spleen!...

Il reprit de son ton de plaisanterie coutumière:

—Alors, cela va mieux, ma bonne dame?... Alors, on est guérie?... On n'aura plus besoin de conversation sérieuse?... Je puis m'en aller tranquille?... Vous serez sage?... Vous ne pleurerez plus?...

Mme Lahonce se tamponnait les yeux, en essayant de sourire:

—Non, non, je te le promets... Je serai sage... Je ne pleurerai plus jamais, jamais... excepté...

—Excepté? interrogea Charlie.

—Excepté quand il m'arrivera d'avoir par trop le spleen et que tu me permettras de pleurer un peu...

—Ça dépend... On ne sait pas! fit Charlie d'un accent important, paternel.

Et embrassant de nouveau sa mère dans le cou, de longs baisers affectueux comme tout à l'heure, lorsqu'il entrait, il murmura:

—Au revoir, ma bonne dame!... Je me sauve... On m'attend... Au revoir, à ce soir!... Et surtout, que je vous retrouve avec des yeux bien nets, bien gais,—vous savez, les bons yeux contents que j'aime!...

Il ramassa son chapeau, tombé à terre, tandis que Mme Lahonce sanglotait en ses bras.

Puis sur le seuil, il se retourna encore pour envoyer à sa mère, du bout des doigts, un dernier et galant baiser:

—A tantôt, ma bonne dame!...


Dehors, il demeura quelques minutes devant la porte, au bord du trottoir, sans héler les fiacres vides qui remontaient et descendaient l'avenue.

Il restait tout abasourdi par ce bref dialogue émouvant où l'on avait tant dit en si peu de mots vagues; tout stupéfait aussi de la façon rapide, inconsciente, imprévue, dont l'entente secrète, le pacte inexprimé de silence pour l'avenir s'était si simplement conclu entre sa mère et lui.

Il se rappelait ces phrases innocentes qu'il avait préparées, et ces airs de candeur, d'ignorance, dont il se proposait de masquer son visage. Mais tout s'était autrement fait. Il n'avait prononcé aucune de toutes ces phrases. Il n'avait eu aucun de tous ces airs subtils. Au gré du dialogue, des regards, des baisers et des larmes, les questions désolées, les répliques attendries s'étaient d'elles-mêmes enchevêtrées pour établir l'accord souhaité, discrètement, sans mensonges hypocrites, sans nulle explication. Et Charlie se demandait si là-bas, chez Favierres, l'entrevue se passerait avec autant d'aisance, si leurs yeux à tous deux les aideraient de même à se dire ce que leurs voix pudibondes et méfiantes n'oseraient peut-être pas proférer.

«Bah!... Nous verrons bien!... A quoi bon me tourmenter, à quoi bon présager ce que je vais savoir dans un instant, dans une heure?...»

Il appela un fiacre ouvert, donna l'adresse:

—Vous prendrez par l'avenue de la Grande-Armée et Neuilly... Au galop, n'est-ce pas? Je suis en retard.

Et comme machinalement il relevait la tête, il aperçut à la fenêtre du premier, derrière la vitre à treillage blanc, Mme Lahonce qui le regardait partir, qui s'efforçait de lui sourire, de ses lèvres indociles et lourdes de chagrin.


Le fiacre s'en alla à une paisible allure d'été, une allure que le dos affaissé et maussade du cocher semblait approuver et proclamer normale.

—Voyons! s'écria Charlie. Ce n'est pas un train, cela... Dépêchez-vous, nom d'un chien!...

Le dos rond du cocher ne bronchait pas, persistait en son affaissement hostile et dédaigneux.

—C'est bien! ordonna d'un ton furieux le jeune homme... Arrêtez!...

Il descendit, et tandis que le cocher démarrait au grand trot, il monta dans une autre voiture.

Celle-là marchait un peu mieux. Mais tout de même, il était plus de midi un quart quand elle atteignit la lointaine rue de Chézy où flottaient, mélangées, des odeurs tièdes de verdure et de cuisines en pleine action.

«Bigre! fit Charlie qui consultait sa montre... Je ne suis guère en avance!...»

Il sonna à la grille grise. Les regards baissés vers les gros pavés roses du trottoir, il se remémorait avec une mélancolie de regret, des attentes pareilles, quand il venait pour visiter son ami Fav, sans rien connaître, rien soupçonner, et qu'il trépignait dans la porte parce qu'on ouvrait trop lentement.

Aujourd'hui, il avait, hélas! plus de patience. Il n'était pas pressé. Il reverrait toujours assez tôt son ami, ce pauvre Fav, que, malgré lui, il se représentait encore, comme la veille, les joues blêmes, les yeux effarés, la main tendue et suppliante.

Des pas grincèrent sur les cailloux, des pas menus, précipités. La porte tournait en arrière, et Mme Favierres, qui ouvrait, dressa ses bras au ciel, dans un geste bourgeois de triomphe:

—Ah! j'en étais bien sûre!... J'étais sûre que vous viendriez... Vous imaginez-vous que M. Favierres disait que non, qu'il a voulu se mettre à table?... Ah! bien, je ne suis pas fâchée, non, je ne suis pas fâchée... Cela lui apprendra... c'est bien fait!...

Elle ajouta à mi-voix:

—Du reste, depuis ce matin, il vous est d'une humeur!... Non, je vous assure, monsieur Lahonce, il était temps que vous arriviez!...

Ils pénétraient dans le vestibule, où Charlie déposait sa canne, son chapeau.

—Tenez, monsieur Lahonce, dit de sa même voix confidentielle Mme Favierres... Entrez donc!... Moi, je vais à la cuisine pour annoncer que vous êtes là...

Charlie poussa la porte entre-bâillée de la salle à manger, et Favierres, à sa vue, se leva automatiquement, se leva d'un élan courtois, empressé, comme pour un étranger, pour un invité peu intime. Il serrait la main du jeune homme:

—Ah! ah! C'est toi... Tu me pardonnes de m'être mis à table?... Je croyais...

Il ne put terminer. Quelque chose l'étranglait. Il saisit son verre sur la table, avala une ou deux gorgées.

Charlie se dégantait sans le regarder et il bredouilla:

—Oui, je suis en retard, je sais... C'est ma voiture... Ces sacrés fiacres...

Il s'arrêta court, la figure empourprée, la voix tranchée soudain par ce terme maudit, par ce mot évocateur, défendu, maladroit. Favierres s'était rassis et toussotait:

—Hum!... Hum!... Oui, oui... il n'y a pas de mal d'ailleurs... Assieds-toi... Nous commencions à peine...

Puis il se retourna, lançant un regard d'appel, un regard désespéré, vers la porte entr'ouverte. Mais Mme Favierres, comme exprès, demeurait dans la cuisine, ne revenait pas, les laissait seuls.

Favierres, le buste toujours de travers, cria d'un ton menaçant:

—Valérie... Valérie!...

—Quoi, mon ami?... interrogea une voix au loin.

—Eh bien?

—Je viens... Je viens... J'apporte les œufs... Voilà... Voilà.

Elle rentrait en effet, plaçait devant Charlie des œufs tout crépitants, tout gémissants dans leur friture bouillante.

—Et Sophie? questionna sévèrement Favierres... Qu'est-ce qu'elle fait?... Elle ne peut donc pas servir elle-même?... C'est bizarre, cette manie que tu as de te déranger tout le temps, de faire le travail de ta bonne!...

Mme Favierres ne répliqua point. Elle s'assit en jetant à Charlie un prompt coup d'œil d'intelligence. Et le déjeuner continua sous la sauvegarde enfin de sa présence rassurante.

Charlie essayait de causer, de parler comme de coutume, de raconter sa promenade au Bois, les personnes rencontrées ou ce qu'il avait lu, le matin, dans les feuilles. Et Favierres, de son côté, s'appliquait à répondre, à discuter, à juger les uns et les autres. Mais lorsque, par inadvertance, leurs regards se croisaient, lorsqu'ils s'entre-heurtaient, ces regards déserteurs, errant aux mêmes régions de rêveries inavouables, aussitôt le dialogue cessait. On eût dit un congé qu'ils s'accordaient tous deux après ce choc pénible, une sorte d'armistice à la lutte intérieure qu'ils soutenaient chacun contre le secret débordant, Ils se taisaient durant quelques instants, ils se recueillaient, ils cherchaient des sujets indécis, généraux, toute une matière informe de conversation banale, pour combler ces vastes minutes de silence, où le secret se démenait plus vaillamment en eux, les obsédait plus fort de ses sourdes clameurs. Alors Mme Favierres intervenait, vantait sa cuisinière, reproposait des plats. Et si Charlie en reprenait, elle était toute joyeuse, l'encourageait, le remerciait presque:

—A la bonne heure!... A la bonne heure!...

Car elle aussi aimait Charlie. Jamais son cœur perclus, dompté, atrophié, ne lui avait soufflé la moindre haine contre le fils de celle qu'elle sentait sa rivale. Enfant, elle l'admirait pour ses gracieuses manières, pour sa gaieté bruyante et pour l'affection qu'il marquait à Favierres. Puis plus tard cela l'avait amusée, honorée de traiter chez elle, à sa table, en ami, ce jeune homme élégant, ce convive délicat. Elle croyait même alors présider comme un de ces repas mondains d'où on l'avait toujours bannie, un de ces dîners luxueux qu'on lui interdisait; et, dans cette illusion flatteuse, elle oubliait souvent ses déboires, toutes les meurtrissures faites à sa vanité.

Le déjeuner allait finir. Mme Favierres demanda d'un air solennel, mystérieux:

—Prendrons-nous le café au jardin, messieurs? Dites, cela vous va-t-il?

—Parfaitement, firent les deux hommes.

On se levait. Mme Favierres passa devant, suivie un peu après par Charlie et Favierres.

Mais comme ils entraient dans le salon, ils la virent arc-boutée à la porte-fenêtre, poussant, geignant, tapant sur le battant de droite qui refusait de s'ouvrir.

—Qu'est-ce qu'il y a donc? interrogea Favierres.

—Il y a... il y a que cette sale porte... Haa!... Aïe donc!...

La porte cédait, s'ouvrait toute grande. Instinctivement le musicien et Charlie se regardèrent. La même pensée sans doute leur était à tous deux venue, le même souvenir peut-être: le souvenir d'une fraîche journée de novembre où derrière cette sale porte, comme disait Mme Favierres, des choses s'étaient passées que l'un savait, l'autre ignorait—des choses sûrement indécentes et coupables.

—Tu fumes, n'est-ce pas? dit Favierres qui fouillait activement dans un tiroir pour dissimuler son malaise.

Charlie prit le cigare que son ami lui offrait. Puis le maître ayant allumé sa grosse pipe en écume toute culottée de roux, ils descendirent le perron et s'assirent des deux côtés d'un petit guéridon de fer où le café était servi.

Mme Favierres tournait dans le jardin picorant à terre, comme une vieille poule, les brindilles de bois et les feuilles tombées qui jonchaient l'allée circulaire.

Et Charlie, de sa place, l'observait avec une sorte de pitié curieuse, ainsi que la veille, à table, il observait son père.

«Pauvre femme! songeait-il!... Pauvre vieille!... C'est l'autre... leur autre victime!... Elle a dû en voir de rudes, celle-là!»

Mais sur-le-champ, en un naïf regain d'orgueil filial:

«Peuh! tout de même... Il n'y a pas à dire... Maman est mieux, joliment mieux!...»

Et, pour rompre un peu le silence, il interrogea:

—Irez-vous à la première de Falstaff, Fav?

—Oui, je pense! fit Favierres... Je pense que j'irai...

—J'ai lu la partition, continua Charlie... Cela ne me plaît guère. C'est sautillant... C'est dansatoire, c'est «airs de cirque»... Et puis, c'est de la musique spirituelle, à prétentions comiques... Moi, j'ai horreur de cela.

—Possible! répliqua le compositeur... Moi non plus, je ne raffole pas du genre. Seulement, c'est de la musique tout de même, vois-tu, mon petit... Oui, c'est de la musique, de la pâte musicale un peu soufflée... mais c'est de la bonne pâte bien pétrie!

Charlie esquissa un geste d'inaptitude. Et ils recommencèrent à se taire, à fumer en silence, comme des consommateurs, l'un de l'autre inconnus, réunis, par hasard, à une table de brasserie. Ils contemplaient le ciel d'un bleu criard et neuf, les feuilles juvéniles des arbres qui se pressaient, roulaient, frémissaient sous la brise; et l'on n'entendait plus que les tramways cornant au loin, les fusées de fumée que projetait Favierres ou les lapements claquants de ses lèvres sur la pipe.

Il semblait que le secret les engourdît tous deux, obstruât à la fois leur pensée et leur gorge, les empêchât de parler s'ils ne parlaient de lui; et c'était aussi lui qui les retenait ensemble, qui, par un attrait douloureux, les enchaînait, là, côte à côte, jusqu'à ce qu'ils se fussent dit ce qu'ils avaient à se dire. Oui, un jour il faudrait certainement s'expliquer. Mais comment faire? Et qui se risquerait? Et qui entreprendrait l'attaque?

Ah! si Charlie eût pu, comme auprès de sa mère, s'abstenir de discours, s'en remettre aux baisers, employer, pour achever ses phrases inachevées, le langage symbolique et parfait des caresses muettes où les âmes fusionnent! Et si même il eût pu, comme à un camarade, à quelqu'un de sa génération, énoncer à Favierres avec calme et tendresse ses résolutions réfléchies, les raisons cordiales et claires de sa conduite!

Seulement tout les séparait: l'instinct parcimonieux qui réserve les baisers pour l'amour, pour ceux qu'unit le lien de la chair ou du sang,—et l'âge aussi, le temps qui, d'année en année, crée des races d'hommes nouvelles, étrangères aux précédentes et dont les suivantes s'étonneront.

Enfin, à bout d'énergie, d'expédients, Charlie proposa discrètement:

—Voulez-vous que nous fassions un peu de musique, dites, Fav?

Le compositeur vidait sa pipe en la cognant contre la table:

—Ça va!... Ça va! fit-il.

Et ils rentrèrent dans le salon, s'installèrent au piano, se mirent à jouer un alerte concerto de Grieg.

Le morceau fini, ils décidèrent d'en jouer un autre, une symphonie de Beethoven, la Symphonie pastorale.

Favierres, courbé en deux, cherchait le recueil dans un casier placé à droite du piano, tandis que Charlie, les yeux vers le plafond, parcourait le clavier de nonchalants arpèges.

—Dis donc! s'écria soudain Favierres, toujours courbé, la tête toujours cachée... Dis donc, à propos!... Et hier, vous êtes bien rentrés?...

—Oui, oui, très bien! fit Charlie sans interrompre ses arpèges.

Il sentait son cœur s'affoler en sauts désordonnés et comme un étouffement aigu pointer dans sa poitrine. Le combat, l'assaut, commençait. Favierres attaquait. Ce serait pour maintenant, pour tout à l'heure, pour tout de suite!

Le maître se relevait et, feuilletant la partition, il reprit d'un ton négligent:

—C'était assez curieux cette rencontre, n'est-ce pas? assez inattendu...

Charlie, comme s'il n'entendait pas, exécutait d'une main les premières mesures de sa partie, le visage obstinément penché vers la musique.

—Figure-toi, continua Favierres l'imitant, figure-toi que je traversais les Champs-Elysées... do... do... sol... ré... ré... quand tout à coup j'ai aperçu ta mère qui me faisait signe, qui m'appelait de sa voiture... Do... mi... la, sol... ré, ré... ré...

Sa voix tremblotait en chantonnant les notes:

—Au début, je ne la reconnaissais pas, je croyais que c'était... Madame... Madame... celle dont le mari s'occupe de médailles... Madame... Voyons, tu sais bien?...

—Non, je ne sais pas, riposta sèchement Charlie qu'agaçaient toutes ces manœuvres puériles, ces vaines parodies de vérité.

Il s'était arrêté de jouer et fixait Favierres d'un mâle regard d'attente presque provocatrice.

—Mon petit, fit Favierres d'un ton de reproche, pourquoi me réponds-tu ainsi?

—Mais, disait Charlie, je vous réponds comme d'habitude...

—Non, non, pas du tout! poursuivit nerveusement le musicien... Du reste, assez de simagrées entre nous!... Depuis que tu es arrivé, cela dure... J'en suis malade, moi!... Parlons net... Tu as de mauvaises pensées, Charlie, des pensées indignes...

—Moi! s'écria Charlie qu'effarait la brusquerie de l'agression.

—Oui, toi... Ne nie pas, c'est inutile!... Tu es un homme... Tu me comprends à demi-mot, je suppose... Je te répète que tu as des pensées odieuses...

Charlie perdait tout flegme. Il riposta d'un ton conciliant,—d'un ton amical et lassé à la fois:

—Fav!... Vous vous trompez, je vous assure... Je ne vous comprends pas... Et puis, même vous comprendrais-je, pourquoi parler de tout cela?... Nous ne pourrions que nous faire du mal, de la peine... Je ne pense qu'une chose, c'est que je vous aime bien... Je désire demeurer toujours votre ami... Je suis revenu, je reviendrai... Que demandez-vous de plus, vraiment?...

—Ah! tu vois! s'exclama Favierres... Tu vois, tu avoues!... J'en étais convaincu... Eh bien! soit, mon petit... On ne reparlera plus de rien, tu m'entends, de rien... puisque tu t'y opposes... Seulement, par exemple, je ne veux pas que tu aies de ces mauvaises pensées... Je veux que tu me jures de croire ce que je vais te dire...

—Je vous le jure! fit Charlie mollement.

Et Favierres déclara d'une voix toute basse, toute veloutée d'émotion:

—Eh bien! je te donne ma parole que je n'ai jamais eu pour ta mère qu'une vive sympathie... une sympathie que, hélas! je n'ai guère pu souvent lui prouver... Je te donne ma parole qu'elle a droit à tout ton respect, à tout ton amour, la charmante femme!... Et tu sais que je ne mens pas, n'est-ce pas, mon petit?...

Il tendait affectueusement ses deux mains à Charlie. Le jeune homme les saisit en murmurant sans assurance:

—Oui, je sais, Fav!... Je vous remercie... je vous remercie...

Et par amicale forfanterie, dans la joie de leur soulagement, ils restèrent un instant à se considérer, à se montrer leurs regards que teintaient, malgré eux, les ombres vacillantes du mensonge accepté.

Puis, comme trois heures sonnaient à la pendule, Charlie demanda d'un accent de prière affable:

—Fav, il va falloir que je m'en aille, que je rentre travailler. Vous permettez?...

—Comment donc, mon petit! fit le compositeur en abandonnant les mains du jeune homme... Attends une minute, je vais prévenir Mme Favierres que tu pars...

Dans le vestibule, Charlie avait repris sa canne et son chapeau.

Il songeait, en regardant les dalles roses et blanches:

«Voilà!... Ç'a été dur, mais c'est fait!... C'est accompli!... C'est comme hier, comme avant, comme quand je ne savais rien! Il ne nous en a coûté que deux petits faux serments!... Et dire que j'ai failli ne plus revenir, faire d'un coup deux malheureux!... Aurait-ce été méchant, imbécile et ingrat, tout de même!...»

Mme Favierres accourait, dans un fracas de galoches claquantes:

—Vous vous en allez, monsieur Charlie!... Et à quand?... A quand?... Qu'on vous arrange un bon petit déjeuner!...

Charlie réfléchissait:

—A la semaine prochaine... Mardi, si vous voulez...

—Entendu! dit Favierres.

—Alors, à mardi, Madame! fit Charlie en descendant le perron.

La petite femme désignait d'une grimace son mari qui marchait devant:

—Espérons qu'il sera de meilleure humeur!

—Bah! ce n'est rien... Tout le monde a ses nerfs! répliqua le jeune homme en réprimant un sourire.

Ils parvenaient à la grille. Favierres serra la main de Charlie avec force, et d'un ton persuasif:

—A mardi... Tu n'oublies pas ce que je t'ai dit, mon petit?... Tu n'oublies pas?...

Charlie rendait étreinte pour étreinte. Il répondit vaguement, le regard un peu fuyant:

—Mais oui... Mais oui... Au revoir, Fav!...

—Au revoir!...

La porte s'était refermée sur lui.

—Il est gentil, cet enfant! prononça Mme Favierres en manière de flatterie à l'égard du maître.

—Oui, très gentil!... répéta distraitement Favierres... Très... très gentil!...

Puis, à mi-voix, il ajoutait, comme s'adressant à sa conscience:

—Il sait tout, mais quoi! j'ai dit tout ce que j'ai pu! j'ai fait tout mon devoir!...

Et il rentra dans le salon pour écrire, sans tarder, à Mme Lahonce.

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