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Charlie

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VIII

Comme après déjeuner, ils s'asseyaient au jardin, devant le perron, pour prendre le café, Mme Favierres demanda à son mari:

—Ah! au fait, hier, dans la maison où tu as dîné, on ne t'a rien raconté sur cette mort?... On n'en a pas causé?

Favierres riposta glacialement en dépliant un journal:

—Non, pas un mot... Qu'est-ce que tu veux que l'on en raconte?...

Mme Favierres continua d'un ton obstiné:

—Dame! on aurait pu te raconter des détails... Ça n'est pas une mort ordinaire... Les journalistes ont écrit dessus... Il y en a même un, tu te rappelles, qui prétendait que ce M. Lahonce s'était tué chez sa maîtresse...

Favierres grommela:

—Je t'ai déjà dit que tout cela, ce sont des affaires de chantage... Et puis, tu m'ennuies à la fin avec cette mort... Tous les jours et tous les jours tu es à me rebattre les oreilles de ces potins... Assez, n'est-ce pas? Laisse-moi tranquille!...

Mme Favierres n'insista point. Depuis la mort de Lahonce, en effet, à chaque repas, elle tourmentait son mari de questions sournoises sur ce décès obscur—aguichée à la fois par une curiosité naïve de lectrice de feuilletons, par un goût romanesque pour les affaires étranges, et aussi par l'amusement de taquiner Favierres, de le voir se contracter d'énervement ou rougir de malaise quand elle nommait ce nom, symbole de double trahison, et qu'ensanglantait presque cette mort mystérieuse.

Elle acheva d'écraser le sucre au fond de sa tasse et tout en avalant le café, à petites gorgées, la tête renversée, elle recommença:

—C'est égal!... C'est drôle!...

—Quoi?... Qu'est-ce qui est drôle?...

—Eh bien, ce petit Charlie... Voilà trois semaines qu'il n'a pas mis les pieds à la maison... Tu étais brouillé avec son père, bon!... Mais ce n'est pas une raison, parce que son père est mort, pour nous négliger à ce point-là... Est-ce notre faute à nous?

Favierres se taisait. Elle déposa sa tasse et reprit:

—Ça ne te semble pas drôle à toi, ni extraordinaire qu'il ne soit pas revenu, qu'il ne t'ait pas écrit, qu'il n'ait pas donné signe de vie?...

Favierres haussa les épaules:

—Si, je trouve cela très drôle!... Et ensuite?... Que veux-tu que j'y fasse?... Veux-tu que je coure chez lui et que je le ramène ici par l'oreille?... S'il ne vient pas, c'est, je suppose, qu'il a ses motifs pour ne pas venir...

Mme Favierres marmonnait:

—Je ne dis pas... Mais tout de même, c'est curieux... je n'aurais jamais cru...

La sonnette de la grille l'interrompit de son tintement chevrotant.

—Tiens! s'écria-t-elle... A cette heure-ci, qui cela peut-il bien être?...

Et elle se leva pour aller voir.

Favierres distraitement prêtait l'oreille. Il eut un moment de surprise en entendant Mme Favierres qui d'un ton déférent, bizarrement attendri, indiquait le chemin à quelqu'un qu'elle ramenait.

—Par ici, Monsieur... M. Favierres est au jardin...

Une voix répliqua:

—Bien, Madame!...

Favierres eut un sursaut. C'était la voix de Charlie.

Brusquement le musicien avait quitté son siège, et, au même instant, le jeune Lahonce parut sur le perron.

Il tenait à la main son chapeau de paille noire; et ses sombres et mats vêtements de deuil le grandissaient, l'affinaient davantage, semblaient faire plus pâle sa mince figure hautaine, sous l'épais encadrement de ses cheveux dorés.

—Bonjour, mon petit! balbutia Favierres en lui serrant les mains... Tu sais si je suis heureux de te voir! Nous avons tous les deux pris une sincère part...

Mme Favierres lui coupa la parole:

—Oui, je l'ai déjà dit à M. Charlie... Il m'a répliqué qu'il serait venu plus tôt si des tas d'affaires de famille ne l'avaient pas retenu... Et je lui ai répondu que nous nous en doutions bien, que nous n'avions pas songé à lui en vouloir une minute, n'est-ce pas, Vincent?...

Elle clignait de l'œil d'un air d'indulgence, comme pour calmer son mari, éviter à Charlie une scène de reproches.

—Certainement! fit Favierres, ripostant par un regard vexé, un impérieux regard d'injonction au silence.

Mais la petite femme se détournait, affectant de ne pas saisir, et sitôt qu'on se fut assis, elle repartit en une série de nouvelles condoléances, tellement diverses et abondantes, proférées d'une voix tellement dolente et candide, qu'il était impossible de discerner si elle parlait tant par malice narquoise ou par tristesse vraie.

—Oh! oui, disait-elle... Nous vous plaignions beaucoup... Ces morts subites, ça vous frappe comme la foudre... C'est épouvantable... Moi, j'ai continuellement peur de mourir de cette façon-là... Et madame votre mère comment a-t-elle supporté ce malheur?... Et votre pauvre grand-père?... Tenez, celui-là, je n'ai pas cessé de penser à lui...

Charlie, de son mieux, fournissait la réplique, glissait des monosyllabes approbateurs dans l'interstice de ces questions accumulées, de ces exclamations.

Enfin elle s'arrêta. Favierres essaya de la remplacer, de prononcer à son tour quelques paroles de sympathie. Il n'avait pas sa verve compatissante. Il s'enchevêtrait, cherchait ses mots et la conversation languissait, épuisée. Alors Mme Favierres se leva et rangeant sa chaise:

—Vous me pardonnez, monsieur Charlie? dit-elle... Mon potager me réclame!

—Faites donc, madame! murmura le jeune homme.

Ils la regardèrent s'éloigner vers le fond du jardin. Elle était arrivée dans le potager et, son vaste chapeau de paille grossière rabattu sur les yeux, elle s'agenouillait comme une femme des champs, pour gratter la terre, sarcler les sillons, arracher d'invisibles herbes.

Charlie prononça à mi-voix:

—Vous êtes étonné, Fav, de me revoir ici?... Avouez-le!...

—Assurément! fit le musicien d'un ton ému... Après ce que m'avait dit ta mère, après la commission dont tu l'avais chargée auprès de moi, je ne m'attendais plus à ta visite...

Il y eut un temps. Charlie se recueillait. Favierres revoyait donc sa mère! Il en était bien sûr. Et toutefois, de le savoir positivement, d'entendre matériellement confirmer ses soupçons, cela l'avait un peu troublé. Il poursuivit encore à mi-voix, par crainte de Mme Favierres:

—Nous partons ce soir pour les Chaumettes avec mon grand-père... Nous y resterons trois mois et je désirais ne pas partir avant de vous avoir dit adieu, puisque, jusqu'à présent, je n'ai pas eu le temps de vous rendre cette dernière visite...

—Le temps? grommela sceptiquement Favierres.

—Le temps ou si vous préférez le courage... Oui, en dépit de ce que j'avais annoncé à ma mère, je m'étais promis que nos relations ne finiraient pas sans que je vous eusse revu... Mais chaque jour, je retardais... C'est si pénible de rompre irrévocablement une amitié telle que la nôtre!... Au moins, vous êtes convaincu, Fav, n'est-ce pas, que mes sentiments envers vous n'ont pas varié?... Vous n'êtes pas fâché?...

—Peuh! fit évasivement le musicien.

Charlie interrogea avec vivacité:

—Comment?... Vous ne me comprenez pas?... Vous trouvez que j'ai tort?... Vous voudriez que, malgré ce drame, je continue à vous fréquenter?...

Favierres dressa la main en un impartial geste d'incompétence:

—Je ne veux rien, mon petit... Tu fais ce que tu crois devoir faire... Tu te conduis selon ce que tu sens... Et ce n'est certes pas moi qui t'en détournerai, surtout en une circonstance aussi... aussi délicate...

Charlie objecta:

—Cependant, Fav..., si je vous demandais votre avis?... Si je vous priais de me dire ce que vous pensez de ma conduite?...

Le compositeur hésita un instant, puis, d'un ton grave à la fois et bonhomme:

—Mon Dieu! fit-il... Je n'ai guère qualité pour te conseiller... Je ne suis qu'un pauvre bêta de musicien, moi... Je ne possède pas sur la vie, sur la morale, des idées bien nettes, bien fixées... Seulement, j'ai pas mal vécu... Et vois-tu, mon petit, j'ai toujours remarqué que les plus forts, les plus malins et les plus honnêtes agissaient tous à peu près de même, au petit bonheur, à l'aveuglette, sans bien savoir où ils allaient, en faisant ce que, sur le moment, ils avaient envie de faire... On a, comme cela, en soi, une espèce de fonds de morale qui ne demeure jamais égal, qui hausse, qui baisse, que l'on modèle, à son insu, au gré des événements... Ainsi, autrefois, tu venais chez moi sans remords... Tu avais pris des arrangements avec ta conscience... Aujourd'hui, ça t'inspire au contraire de la répulsion!... Tu es sous l'impression d'une mort récente, d'une mort particulièrement lamentable à laquelle tu as involontairement participé... Et, c'était à prévoir, tes dispositions ont changé... Tu as des pensées noires, des pensées de deuil, comme tes vêtements... Dureront-elles plus ou moins longtemps qu'eux? Je l'ignore... Mais ce dont je suis, hélas! persuadé, c'est que nous sommes tous de pauvres diables... de pauvres bougres qui avons bien de la peine à nous débrouiller ici-bas entre ce qu'on appelle le bien et ce qu'on appelle le mal...

Charlie rétorqua avec fermeté:

—Il existe pourtant des gens qui ne se trompent pas, qui vont droit leur voie... Ce sont les gens qui agissent par devoir!...

Favierres se récria:

—Le devoir!... Le devoir!... Mais il n'y a pas un devoir, il y en a cent... il y en a mille... Et tous se contredisent! Et tous se font la concurrence!... Comment donc s'y retrouver, comment choisir, deviner quel est le bon, le meilleur, le devoir des devoirs?... Tiens, moi, j'ai été pour ta mère l'ami le plus dévoué, je puis le proclamer, le plus irréprochable... Et dis-moi, par contre, ce que je vaux comme mari... Pas grand'chose... Moins que rien!... Oui, celle-là...

Il indiquait d'un mouvement de tête sa femme, ce petit être sans sexe, sans âge,—diminué, asservi, fouillant la terre dans une bestiale posture d'esclave, et il reprit:

—Oui, celle-là... elle n'est pas morte, mais ne crois-tu pas que je l'ai tuée... que j'ai détruit en elle toute joie, tout fier sentiment, tout agrément de vivre?... Et pour toi, même histoire!... Fils parfait à l'égard de ta mère, plein d'affection, de tendre délicatesse... Envers ton père... juste l'opposé!... Pourquoi?... A cause de quoi?... Je te le répète... On ne sait pas... On fait de son mieux... Et d'habitude le résultat est déplorable!...

Il allumait une cigarette, puis il ajouta:

—Si, tu as peut-être raison... Il existe des gens qui n'obéissent qu'au devoir... Ce sont des saints... Ce sont les saints... Mais par exemple, ils se hâtent pour y obéir, de se retirer du monde... Parce qu'ils sentent bien que s'ils y restaient, ils ne pourraient pas remplir constamment leur vœu... qu'il y en a trop de devoirs dans le monde, et qu'ils ne s'y reconnaîtraient plus!... Ce que je pensais?... Voilà mon petit!...

Charlie considérait rêveusement, au milieu des cailloux, une fourmi qui se dépêchait, trottant vers son gîte:

—En somme, fit-il, vous me conseillez de revenir!... Cela ne vous paraîtrait pas le comble du cynisme... comme une bravade contre un mort?...

Favierres répliqua doucement:

—Ne me fais pas dire ce que je n'ai pas dit, Charlie... Je serais navré d'avoir rien que l'apparence de vouloir t'influencer!... Je ne t'ai même pas parlé du chagrin que j'aurai de ne plus te revoir... Je t'ai laissé libre, je n'ai nullement pesé sur toi, j'ai entièrement respecté tes scrupules... Tu me rendras bien cette justice, mon petit?

Charlie se levait:

—Oui, Fav, c'est vrai!... Je verrai!... Je réfléchirai?... Je vous jure que cela me déchire le cœur de vous dire adieu... Mais c'est un sacrifice qu'il faut que je m'impose... que j'ai mérité de m'imposer... Adieu!...

—Adieu, mon petit! fit le compositeur en lui serrant la main d'une vigoureuse étreinte... C'est cela... Tu réfléchiras!...

Ils s'acheminèrent silencieusement du côté du potager, et Charlie ayant salué Mme Favierres qui renouvelait ses condoléances en se redressant, ils gagnèrent la grille de l'entrée.

Sur le pas de la porte, ils restèrent une minute la main dans la main. A travers ses gants, Charlie sentait brûler la paume fiévreuse de Favierres.

—Alors, adieu, peut-être, mon petit! dit le musicien d'une voix altérée... Ne m'oublie pas trop, hein?... Rappelle-toi quelquefois ton ami Fav!...

Charlie susurra simplement, incapable d'en proférer plus:

—Adieu, Fav!


Il avait grimpé dans le fiacre ouvert qui l'attendait devant la porte.

Il éprouva comme un coup de dague au cœur, lorsque la voiture tourna l'angle du boulevard Bineau. Ainsi c'était fini! Tout cet édifice charmant d'amitié clandestine, qui avait résisté pendant de si longues années, venait d'un coup de s'effondrer à jamais.

Charlie, malgré lui, ne pouvait y croire.

Par delà les mois, les années, il entrevoyait, dans une allégorie d'espoir, comme sur une enseigne, sa main rejoindre la main, aux grosses veines, de Favierres.

Il se demandait si l'élan de tendresse qui, jadis, l'avait ramené chez son ami, ne l'y ramènerait pas encore.

Il invoquait tout bas l'instinct libérateur des préjugés—non pas l'instinct cruel que lui vantait Favierres, marchant aveuglément dans la nuit des brutaux désirs, mais celui dont naguère il s'était inspiré, cet instinct perspicace, paisible et généreux que la raison renforce et que les idées dirigent.

Puis soudain l'image se précisa. Charlie se vit, par un même limpide jour de printemps ou d'été, en vêtements gais et clairs, accourant chez Favierres, se jetant dans ses bras, lui annonçant la fin des jours mauvais d'expiation.

Et il souriait vaguement à cette vision lointaine qui semblait peu à peu se rapprocher de lui.

FIN

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