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Charlie

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III

A six heures du soir, Charlie quitta Mme de Fleur et s'achemina vers chez lui, par les Champs-Elysées.

Mais, arrivé au rond-point, il tourna à gauche et suivit l'avenue d'Antin, car toutes ces voitures montant ou descendant à grande allure, dans un scintillement de harnais, de cuivres, de chaînettes tintinnabulantes, toutes ces toilettes claires et ces chapeaux fleuris des dames, tous ces visages en fête, ces regards en éveil, toute cette gaieté de fin de journée printanière, qui bruissait et brillait à travers la vaste promenade, lui avivait davantage, par le contraste, la mélancolie qu'il ressentait.

Cela le prenait de même après chaque rendez-vous: une impression de lassitude et de dégoût dont il se trouvait tout appesanti, tout faible, tout accablé, comme sous un fardeau grandissant et trop lourd qui ralentissait même sa marche.

Il avait alors plus que de la mauvaise humeur, de mauvaises pensées, une malveillance générale, subite et sans raison, une amertume vague contre tous,—une sensation vivace du néant des plaisirs d'amour et une croissante envie d'ajourner l'entrevue prochaine.

En ces moments méchants, il s'apitoyait sur les pauvres gens qui croyaient encore à tout cela, à l'amour, aux joies du cœur, à la passion; il doutait qu'il en existât de sincères; il ne pouvait admettre qu'un esprit raisonnable et élégant s'asservît à d'aussi décevantes balivernes; et il éprouvait, à son insu, une secrète rancune de n'avoir jamais été un instant bouleversé par ces candides illusions-là.

«Oui, oui, je ne dis pas, songeait-il, la figure tout enlaidie de maussaderie, je ne dis pas, ça collera, comme disait Marroy... Seulement, à condition de ne pas abuser!... Ah non! Chacun son goût! Moi, les petites femmes de salon, le sentiment, la romance, je ne suis véritablement pas assez bon jeune homme pour m'amuser à cela!...

Et il souriait, se rappelant la voix d'oiselet craintif dont Mme de Fleur lui demandait continuellement:

—Tu m'aimes?... Tu m'aimes?... Dis, tu m'aimes?

«Bien entendu! bien entendu!» murmura-t-il railleusement, en tournant à droite, dans une rue transversale.

Puis, la place François-Ier passée, il s'engagea dans la rue Jean-Goujon, dont la solitude l'attirait.

Elle avait en effet, à cette heure tardive, avec sa chaussée vide, ses trottoirs vides, tout le grisâtre de son bitume et de ses pavés déserts, l'aspect morne et dormant des rues de Paris à l'aube, quand le ciel commence à blanchir et qu'on voit les hauts becs de gaz, inaperçus dans la foule, durant le jour, dresser l'un derrière l'autre, à la file, leurs minces silhouettes humaines, leurs fines statures de demoiselles maigres. Au fond, les arbres de l'avenue Montaigne bouchaient la rue comme d'une immense meule d'herbes vertes; et les passants, auprès, dans le lointain, semblaient des flâneurs noctambules.

«J'aime mieux cela que les Champs-Elysées!» murmurait Charlie, lorsque tout à coup, un roulement de roues, un piaffement de fers contre le pavé, le fit se retourner.

Un fiacre approchait, un vieux fiacre tiré par un pur sang hors d'âge, un antique pur sang déclassé, décharné, qui galopait d'un petit trot d'habitude, poussif, râlant, épuisé; et, aux vitres de devant, Charlie distingua tout de suite les deux larges bandes rouges de deux stores abaissés. Il continuait son chemin en haussant les épaules.

«Sans doute qu'on en fait aussi de propres, là dedans!»

Mais il n'eut pas le temps d'en penser plus. Un tambourinement frénétique aux vitres du fiacre, et la voiture s'arrêtait, les roues raclant le trottoir, la bordure en grès, si près de lui, si brusquement, qu'il dut bondir de côté pour éviter le choc de la portière ouverte et ballante.

Instinctivement, il avançait la tête au passage, jetait à l'intérieur un coup d'œil indiscret. Et une stupeur brutale le secoua tout entier, le maintint sur place, blémissant, avec la sensation qu'on lui arrachait le cœur comme une dent.

Car en cette voiture, ceux qui avaient baissé les stores, ceux qui se cachaient tellement, c'était une jolie dame à frisons argentés, à gracieux visage de marquise d'antan, c'était un monsieur mûr, à cheveux blancs également, à tournure militaire, et dont la cravate blanche tranchait sur le paletot; c'étaient, assis côte à côte, dans l'ombre rose des stores, Mme Lahonce, sa mère et son ami Favierres.

Ils se tenaient immobiles, écartés vivement l'un de l'autre, la bouche toute de travers pour tenter de sourire, les traits sabrés, démolis d'effroi. Et en voyant l'expression égarée, hébétée de leurs deux regards qui le fixaient vaguement comme un spectre de mort, Charlie sentit ses yeux se charger d'un pareil glacis d'épouvante.

Il n'osait bouger, interroger, saluer,—ni leur rien demander, ni leur tendre la main. Il ne pouvait que demeurer là, les contempler là, en silence. Comme eux, plus qu'eux, il avait peur.

Enfin Mme Lahonce balbutia, tandis que Favierres descendait en s'appuyant à la portière:

—D'où venais-tu, mon enfant?... Est-ce que tu rentres à la maison?

Ses yeux, à l'éclat diffus, incertain, semblaient comme fêlés, griffés, déchirés par l'angoisse; et ses lèvres pâlies qui s'obstinaient à feindre le sourire, restaient seulement tirés en une oblique grimace de douleur.

Charlie répliqua:

—Oui, je rentre... Je rentrais...

Mme Lahonce poursuivit d'une voix qu'elle rendait exprès nonchalante, pour en dissimuler les halètements briseurs:

—Eh bien, je vais te ramener... J'avais rencontré Fa...

Elle se reprit ingénument:

—J'avais rencontré M. Favierres qui allait dîner Cours-la-Reine, à côté d'ici... Alors je lui ai proposé l'hospitalité dans ma voiture... Maintenant qu'il est arrivé, tu peux le remplacer, tu peux prendre sa place... Viens-tu Charlie?

A bout d'efforts, elle se taisait, et, en arrière du buste, sa main travaillait furtivement à décrocher un des stores dénonciateurs, le store rouge de droite, que les ressorts usés laissaient pendre à moitié flottant. Peu à peu le rideau se releva et Mme Lahonce répéta:

—Viens-tu, mon enfant?

Il y eut, de nouveau, un long silence. Les yeux dirigés vers une de ses bottines vernies qu'il faisait rêveusement pivoter autour du talon, Charlie ne répondait pas, paraissait hésiter, les joues livides, frémissantes, la bouche crispée, ramassée, en rond, comme retenant de ses lèvres serrées et plissées tout un noir flot d'outrages ou de reproches furieux qu'il voulait et ne voulait pas dire. Il revoyait clairement tout le passé, tout ce passé de mensonge, tous ces douze ans de hontes secrètes où l'on avait si perfidement employé, exploité, en de viles besognes de complice, sa candide amitié pour Favierres. Il revoyait soudain transformés, expliqués, dévoilés de mystère, certains obscurs épisodes d'autrefois, certaines scènes d'enfance naguère touchantes et tendres qui, sous la dure lumière de vérité, devenaient indignes ou grotesques. Il se rappelait Londres, le petit hôtel, la villa de Neuilly, les promenades clandestines dont on se cachait tous les trois. Il se rappelait surtout, en une vivacité de sensation toute neuve, l'étrange scène de Kempton's Hotel, ces baisers si fougueux dont Favierres l'embrassait, ces dramatiques baisers dont un frisson de froid lui courait alors aux épaules. Et il comprenait quel sachet à baisers sa chair avait été, quelle naïve transmetteuse de caresses. Il comprenait comme on l'avait bien dupé jusqu'ici, dans quel but, pour quels intérêts; et il aurait souhaité n'être plus là, s'anéantir, n'avoir jamais rien su de ces ignominies.

—Voyons, mon enfant, implora Mme Lahonce d'un ton plaintivement impatient... Viens, je t'en prie!

Charlie redressa le front et, d'un regard grave, farouchement attentif, d'un regard d'homme trahi et qui mesure le traître, il examina des pieds à la tête Favierres.

Le musicien s'offrait loyalement, crânement, au supplice de cette inspection muette. Mais lorsque le regard de Charlie parvint à la hauteur de son visage, lorsqu'il sentit près de ses yeux effarés, dont il n'était plus maître, la pointe de ce regard de fer, il perdit contenance, il baissa la tête, il bégaya de son mieux, la main présentée en un timide geste de paix et d'amitié:

—Au revoir, Charlie!... A demain, n'est-ce pas?

Le jeune homme avait eu un imperceptible mouvement de recul, puis, aussitôt, se dominant, il toucha, effleura, d'une preste pression, la main tendue, la main mendiante de son vieil ami; et sans ajouter de réponse:

—Avenue d'Iéna, 15, dit-il au cocher, en montant dans le fiacre.

Favierres, très pâle, refermait la portière d'une main, pendant que de l'autre il soulevait son chapeau.

—Au revoir, Madame! murmura-t-il, comme la voiture s'ébranlait.

—Au revoir, Monsieur, fit à mi-voix Mme Lahonce, s'inclinant en avant de Charlie disparu, renfoncé dans l'encoignure.

Et le fiacre indifférent emporta la mère et le fils, au lent petit galop de son pur sang étique.


Au bas de la pente du Trocadéro, la voiture avait pris le pas.

—Tu permets que j'ouvre? dit Charlie en baissant la glace poussiéreuse.

Et il se mit à considérer distraitement les passants, le long de l'avenue montante et verdoyante: des ouvriers revenant du travail, de bons vieux à faces molles qui rentraient pour dîner—et des mères avec leurs enfants, avec de petits garçons en marin, tout semblables à lui, jadis, d'autres petits Charlie peut-être, qu'un jour le hasard féroce instruirait.

Il pencha la figure dehors davantage. Les pommettes lui brûlaient. Il étouffait. Il aurait aimé respirer un autre air que celui-là, l'air plus léger et plus pur d'un autre monde surnaturel où on l'eût transporté par miracle. Seulement, ce dont il souffrait, ce n'était plus du passé révolu, accompli. C'était le présent qui le torturait maintenant, l'idée obsédante que Favierres restait encore, venait d'être tout à l'heure, sans doute, l'amant de Mme Lahonce, oui, l'amant de sa mère.

Il se le redisait fiévreusement, il se le répétait comme un cri machinal de douleur:

«Il est son amant!... Il est son amant, son amant!...»

Et ce mot n'évoquait pas en lui ces pensées abstraites ou poétiques, ces pensées incertaines ou badines qu'il suggère d'habitude. Ce mot affaibli, déformé, ne lui représentait pas uniquement un Favierres galant, courtiseur, empressé à satisfaire tous les caprices, toutes les volontés de Mme Lahonce qui le chérissait en cachette.

Non, après le rendez-vous avec Mme de Fleur, au sortir du lit même, des baisers, des caresses épuisantes, Charlie se souvenait trop nettement, d'une façon trop sauvage et trop positive, pour s'abuser, s'illusionner sur ce qu'être un amant signifiait.

Non, Favierres était bien cela. Favierres, l'instant d'avant, sûrement, avait fait comme lui. Il avait reçu Mme Lahonce dans une chambre louée. Il l'avait ensuite presque entièrement dévêtue. Il avait couvert de baisers ses seins nus. Il l'avait poussée doucement vers un lit. Il l'avait...

«Oh!... oh!...»

Avec un frisson d'horreur, Charlie se rejeta en arrière, comme pour ne pas voir, comme pour fuir le spectacle de ces profanations.

Il n'avait plus de colère contre Mme Lahonce, ni contre Fav, ni contre leurs complots anciens.

Il éprouvait plutôt de la répulsion, un dégoût terrifié, une folle révolte de pudeur offensée, à revoir sans cesse, malgré lui, sa mère prise, sa mère nue, sa mère insoupçonnable et bien-aimée souriant de malice ou pâmée de plaisir entre les bras fervents de Favierres.

Il essaya de chasser l'image tenace, de la maîtriser, de s'en débarrasser par des raisonnements. Il ne pouvait pas.

Au dedans de lui, dans cet esprit si prêt, si bien muni, si fier, c'était le désordre, la dévastation, la mêlée des idées en déroute. Aucune ne subsistait. Au premier choc, au premier combat de la vie, toutes les défenses provisoires et les fragiles philosophies,—opinions, doctrines, systèmes, il semblait que tout eût d'un trait cédé, fléchi, sauté, en confus désarroi. Et à la place, à présent, il ne retrouvait plus qu'une douleur bourgeoise, une vulgaire angoisse, un sentiment vainqueur, puissant comme la nature: la honte que sa mère eût failli.

Un soupir de Mme Lahonce le fit tout à coup tressaillir. Il crut qu'elle allait s'expliquer, s'excuser, se plaindre,—dire quelque chose enfin sur la terrible chose.

Mais non, elle se taisait. Et dans le carreau de la voiture qui la reflétait mouvante, cadavérique et glauque, Charlie, en se retournant, l'aperçut avec sa même expression du départ, sa même tragique figure de la rencontre, sa même bouche oblique, comme tordue de paralysie, et ses mêmes yeux au ciel, ternis et déchirés d'une étrange déchirure de deuil.

«Comme elle souffre! songeait-il, comme elle est malheureuse!...»

Toute sa tendresse filiale un instant refoulée par la pudeur native, par les instincts décents et les principes moraux, se rebellait, lui refluait au cœur en flots amollissants. Il avait un remords de n'avoir point parlé. Il regrettait son silence sans pitié, ces longs instants taciturnes où Mme Lahonce devinait certainement en quels rêves de souillure s'absorbait son mutisme opiniâtre. Il saisit la main de sa mère et murmura:

—Maman!... maman!...

—Quoi, mon enfant? fit Mme Lahonce d'une voix mourante.

Charlie ne répliqua pas. Il la regardait dans la vitre incolore, il voyait ses yeux éperdus reluire peu à peu sous le cristal des larmes.

—Maman! reprit-il... Maman... ne pleure pas!... Je t'en supplie, ne pleure pas!

Mme Lahonce lui pressa la main d'une étreinte écrasante. Il l'attirait, l'embrassait de légers baisers sur ses joues où les larmes faisaient une trace claire. Il répétait:

—Maman... Maman... Ne pleure pas... Ne pleure pas... Je t'adore!...

—Non, non, je ne pleure plus, mon chéri! balbutiait Mme Lahonce en se serrant nerveusement contre lui, comme contre un amant, un époux retrouvé.

Mais un cahot les sépara. Le fiacre s'arrêtait devant la maison.

Charlie sauta sur la chaussée, courut vite de l'autre côté, pour aider Mme Lahonce à descendre.

Puis il demeura à payer le cocher, tandis que sa mère sonnait, d'un geste las, à la haute porte massive de l'hôtel.

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