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Charlie

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VII

Le jeudi matin, vers dix heures, Favierres rejoignit sa femme accroupie, dans le potager, à arracher les mauvaises herbes. Il roulait entre ses doigts une cigarette, la tête basse, la figure soucieuse,—sa méchante figure de despote irascible qu'il avait à certains jours,—et lorsqu'il fut près de Mme Favierres, il déclara avec une intonation saccadée, autoritaire:

—Dis donc, Valérie, il faudra que tu ailles à Paris aujourd'hui...

—Pourquoi cela, mon chéri, fit Mme Favierres en se redressant. Est-ce absolument nécessaire?...

—Absolument! répéta Favierres.

—Mais, mon chéri, c'est que j'avais rendez-vous aujourd'hui ici avec la couturière, tu sais bien, ma petite couturière...

Elle disait cela d'une voix pleurarde d'enfant, d'une voix qui voulait toucher, fléchir, qui faisait involontairement de cette petite couturière un personnage infime et sympathique, tout digne de pitié; et elle refoulait machinalement dans son tablier bleu, ramené en sac sur le ventre, les poignées d'herbes arrachées.

—Eh bien! prononça Favierres, tu la décommanderas, ta couturière... Je te dis qu'il faut que tu ailles à Paris, parce que, moi, j'ai à travailler et que je ne peux pas, tu saisis, je ne peux pas y aller...

Puis il donna, d'un ton bougon, presque militaire, ses instructions, le programme des courses à faire:

—Tu iras d'abord à la Lyre moderne et tu y demanderas les épreuves de mon article... Bien!... Ensuite, tu iras chez Merhuaut, l'éditeur, et tu lui diras que je le prie d'activer un peu la réimpression de mon dernier recueil, la réimpression des Cariatides, tu te rappelleras le nom?... Bon! Ensuite, voyons... Ensuite tu passeras à la Société des auteurs et tu y toucheras mon compte. Enfin, si tu as le temps, tu m'achèteras des cravates blanches, car il ne m'en reste plus...

—Mais, mon chéri, protesta Mme Favierres, j'en ai au moins pour jusqu'à sept heures!...

Favierres tapa le sol du pied:

—Jusqu'à sept heures!... Et après?... Si tu en avais pour jusqu'à sept heures!... J'admets!... Non, c'est phénoménal, vraiment!... On dirait que je te demande d'aller au Tonkin... Eh! n'y va pas... J'irai, moi! C'est bien plus simple... J'ai horreur des sacrifices... J'irai... j'irai!...

La petite femme s'excusa en bredouillant:

—Mais non, mon chéri, tu me comprends mal, je t'assure... Je voulais dire...

Favierres l'interrompit sèchement:

—Allons, c'est bien... Soit... Je t'ai mal comprise... Convenu... Tu iras... Et si tu crains de rentrer trop tard, tu n'as qu'à prendre une voiture et à déjeuner plus tôt... Quoi! ce n'est pas une affaire!... Tiens! finis ton ouvrage... Je vais prévenir Sophie...

Et, de l'extrémité du jardin, Mme Favierres l'entendit qui criait à la bonne:

—Sophie!... Sophie!... Le déjeuner pour onze heures et demie... Onze heures et demie précises... Madame va à Paris!...


A deux heures, il se trouva seul, libre et maître dans la petite maison silencieuse.

Mme Favierres partie, il avait envoyé Sophie, la bonne,—son autre bonne—en course très lointaine, à Levallois-Perret.

Il disposa dans les vases du salon quelques chrysanthèmes fauves et pourpres qu'il avait secrètement achetés, le matin, à une fleuriste ambulante.

Puis, pour gagner du temps, pour patienter, il se mit à relire le bref billet par lequel Hélène, la veille, lui avait confirmé la promesse de sa visite.

Mais le tintement vieillot et rouillé de la clochette d'entrée l'arrêta net dans sa lecture.

Il se précipita en courant vers la grille, le long de la petite allée où les cailloux craquaient sous ses pieds. Il ouvrit d'un coup la lourde porte de fer, et il vit enfin, dans un éblouissement de béatitude, Mme Lahonce,—Mme Lahonce en robe de drap brun, avec une pèlerine de fourrure, et, à côté d'elle, Charlie tournant le dos, tout occupé à suivre la lutte qu'avait engagée, près de là, un garçon boulanger contre le cheval rétif de son cabriolet.

Favierres s'inclina, balbutia en une parodie d'étonnement:

—Tiens!... Madame Lahonce!... Bonjour, Madame!... Quelle surprise!... Bonjour, mon vieux Charlie!....

Charlie se retournait et offrait distraitement à baiser sa figure de profil, sa figure qui ne s'intéressait qu'au combat entre la bête et l'homme.

—Allons! Charlie! dit Mme Lahonce... Viens, mon chéri!...

Ils avaient franchi la grille. Favierres ne se risquait pas à prendre la main d'Hélène, à la saisir entre ses doigts, de peur d'un entraînement à ce contact si doux, de quelque élan insurmontable et trop vif dont il eût peut-être attiré son amie tout entière pour l'embrasser soudain, la serrer dans ses bras. Il referma la porte et se dirigeant vers le salon, côte à côte avec Mme Lahonce, il dit, à l'intention de Charlie:

—Oh! ma femme sera désolée de vous avoir manquée... Elle vient de partir pour Paris... Elle sera désolée...

—Ah! fit Hélène d'une voix qui jouait le regret... Madame Favierres n'est pas ici?... Oh! comme c'est ennuyeux!...

Mais Charlie qui sautait en avant, ne les entendait pas, captivé qu'il était par un jeu nouveau, par l'amusement de faire jaillir les cailloux en mitraille, du bout carré de ses larges petits souliers.

Mme Lahonce fixa Favierres d'un long regard sérieux, d'un regard où s'alanguissait frémissante toute la gravité heureuse de sa passion rassurée. Ils stoppèrent un instant à s'examiner, à se contempler, à se couler, de nouveau, au plus profond d'eux-mêmes, la tendre lave immatérielle de leurs regards aimants. Puis Mme Lahonce poussa un grand soupir d'oppression ou de délivrance, et ils se remirent en marche sans rien dire.

Ils arrivaient dans le salon et s'étaient assis sur un divan en reps vert, placé près de la cheminée.

—Dis-moi. Charlie! s'écria Favierres... Veux-tu jouer un peu? Veux-tu aller jouer dans le jardin, hein! mon vieux Charlie?...

—Je veux bien, moi, fit Charlie... Tu veux, maman, dis?...

Mme Lahonce répliqua en lui tirant, comme de petites chaussettes, ses gants de coton blanc:

—Mais, oui, mon chéri...

Charlie avait affectueusement bondi sur les genoux du compositeur:

—Et je pourrai jouer dans le potager avec la pelle, avec le râteau, vous savez, Fav?

—Parfaitement! répliqua Favierres... Seulement, attention de ne pas te faire mal... Gare aux bleus!... Gare aux noirs!...

—Pas de danger! affirma résolument Charlie.

Et, après avoir embrassé sa mère, il se sauva en gambadant par la porte-fenêtre, dont un des battants fermé masquait de ses petits carreaux dépolis, à sertissure de plomb, la vue du potager et les arbres jaunis.

Ils étaient seuls, seuls dans le salon, dans la maison déserte.—Favierres enlaça la taille de Mme Lahonce, approcha les lèvres de ses lèvres, et ils se donnèrent un lent baiser délicat, un baiser retenu, prolongé, où ils semblaient vouloir déguster sans fin la jouissance retrouvée de s'embrasser encore. Puis Favierres posa sa tête sur la poitrine de Mme Lahonce et murmura:

—Ne disons... ne disons rien... J'étouffe... J'ai le vertige au dedans de moi... Laissez-moi vous respirer... Laissez-moi vous écouter vivre!...

Car il lui disait «vous» parfois, au plus brûlant de la passion, non par respect mondain, mais comme par une vénération pour l'amour qui émanait d'elle.

Il répétait:

—Ne disons rien... Je ne puis rien dire...

Il sentit le bras de Mme Lahonce lui encercler la tête d'un bandeau souple et pénétrant. Elle lui baisait le front de petits baisers légers, et elle chuchotait de la voix discrète, acquiesçante, dont on s'adresse aux malades:

—Non, non, c'est cela... Ne dis rien... Tais-toi... Mon pauvre aimé, mon pauvre aimé, comme tu as souffert!...

Dehors, on entendait le râteau de Charlie qui raclait avec furie les cailloux.

Favierres releva la tête, pressa Mme Lahonce plus fort, d'une étreinte plus ardente, plus sensuelle, et elle fermait les yeux,—la tête voluptueusement penchée sous les baisers, comme un faîte d'arbre avide sous la désaltérante ondée.

Mais, tout à coup, elle éprouva une secousse, retomba en arrière, brusquement lâchée, sans appui, et comme elle rouvrait les yeux, elle aperçut Favierres, près de la porte vitrée, près du battant demeuré clos. Il fermait l'autre d'une prompte poussée, tournait la clef dans la serrure.

Elle implora en portant la main à son cœur:

—Qu'est-ce que tu fais?... Qu'est-ce que tu fais, mon chéri?...

Favierres revenait à elle, l'étreignait de nouveau plus violemment, avec des gestes brutaux presque et froisseurs. Elle gémit:

—Fav! Fav!... Je t'en prie... Pas ici!... Tu es fou!... Cet enfant!... Mais cet enfant qui est là!... Je t'en supplie, mon aimé... Oh!... Fav!... Fav!...

Un tambourinement rageur aux vitres de la porte-fenêtre fit sursauter Favierres, et en se retournant, il distingua à travers les glauques carreaux dépolis deux taches rosâtres, l'une grande, l'autre petite: la figure et le poing minuscule de Charlie.

Mme Lahonce s'était d'un trait relevée, courait ouvrir, et Charlie s'élança dans ses bras, se suspendit à son cou en sanglotant.

Elle bégaya toute blême, le sourcil froncé d'effroi:

—Qu'est-ce que tu as?... Pourquoi pleures-tu, mon chéri?

Charlie murmura entre deux hoquets de sanglots:

—J'ai eu peur... J'ai eu peur...

—Peur de quoi, mon chéri?

Elle s'était rassise sur le divan, tenant Charlie tout contre sa poitrine haletante, le berçant comme un nourrisson, étanchant une à une les larmes qui mouillaient sa petite figure cramoisie.

—Peur de quoi? répéta-t-elle en jetant à Favierres debout devant eux un preste coup d'œil de terreur et de reproche, un coup d'œil qui lui désignait Charlie comme sa victime, comme un enfant qu'il eût battu ou blessé grièvement.

Le petit répliqua d'une voix entrecoupée, sanglotante toujours:

—J'ai eu peur parce que Fav a fermé la porte... parce que j'étais tout seul... Alors j'ai tapé pour qu'il ouvre...

Mme Lahonce exhala un soupir de soulagement:

—C'est à cause de cela que tu pleures, toi un grand garçon, toi un homme?

Charlie ajouta en guise de défense:

—Non, c'est pas tout!

—Quoi donc encore? fit anxieusement Mme Lahonce.

—Eh bien, je pleurais aussi parce que, quand je suis venu à la porte et que j'ai tapé, eh bien, je ne vous voyais pas, ni toi ni Fav, par ces vilains carreaux... Alors, ça m'a fait plus peur, plus peur!...

Mme Lahonce, dans une effusion de gratitude irréfléchie, serrait Charlie à l'étouffer, lui criblait la figure de baisers remercieurs, disait en riant nerveusement:

—Un grand garçon! un grand garçon! Pleurer pour cela!... Tu n'es pas honteux?

—Oh! tu me fais mal, maman! dit Charlie qui se débattait contre cette étreinte trop étroite, ces baisers aveuglants.

Mme Lahonce desserra ses bras, posa l'enfant à terre:

—Allons! tu es remis? Tu n'as plus peur?... Veux-tu retourner jouer?...

Puis avec un sourire sévère à Favierres:

—Et cette fois, sois tranquille, on ne fermera plus la porte!...

Charlie se dressa sur la pointe de ses pieds pour embrasser sa mère.

—Bon... je vais jouer, moi! déclara-t-il avec décision.

Et, près du seuil, il tourna un peu la tête, son petit index levé en rappel de la promesse:

—Mais vous ne fermez pas, Fav, vous savez!... Vous ne fermez pas!...

Mme Lahonce l'écoutait courir, regagner le fond du jardin, et lorsque les petits pas se turent, elle regarda mélancoliquement Favierres.

—Eh bien! vous voyez! dit-elle en soupirant... Vous voyez comme vous êtes imprudent!... Vous voyez ce que vous avez failli faire!... J'ai cru que nous étions perdus, qu'il avait tout vu... C'est affreux!... Quand j'y pense, je tremble encore...

Favierres s'assit à côté d'elle et supplia de sa voix la plus caressante:

—Oh! je t'en prie, ne sois pas fâchée! Ne me dis pas «vous»! Réfléchis!... J'étais excusable... Six semaines sans toi!... J'ai eu un moment d'égarement... Je le regrette... Mais pourquoi se désoler, pourquoi s'alarmer, puisque, grâce à Dieu, il n'y a pas eu de mal?...

Il lui avait saisi la main et la retenait appuyée à ses lèvres. Mais Hélène, au moindre bruit, tressaillait, s'échappait d'un frisson apeuré.

Enfin elle riposta:

—Pas de mal!... Qu'en savez-vous?... Êtes-vous bien sûr que cet enfant ne se rappellera pas un jour sa visite ici, ne se rappellera pas cette frayeur qu'il a eue, cette porte fermée,—et qu'il ne comprendra pas?...

Favierres, un peu décontenancé, répliqua par des généralités.

—Mais non, mais non, ma chérie. Puisqu'il n'a rien vu!... Du reste, il t'aime, il m'aime, il ne pourra jamais penser que de bonnes choses sur nous... Et puis, vraiment, te figures-tu qu'il se souviendra de ces détails, de ce petit incident?... Cela a de l'importance pour nous, parce que nous savons, parce que nous sommes dans le mal, dans la crainte... Mais pour un enfant, pour quelqu'un du dehors, ce n'est rien!... Tiens, il a déjà oublié, il chante!...

On entendait, en effet, Charlie clamant à pleine gorge la fanfare d'une vague marche triomphale.

Favierres poursuivit:

—Je t'en prie, ma chérie, je t'en prie, redeviens douce... Ne me boude plus... Ne t'inquiète pas, pour là-bas, pour plus tard... C'est trop loin... Nous avons bien assez de maintenant pour nous tourmenter... Voyons, ma chérie, dis-moi quand je te reverrai!... Dis-moi comment cela va chez toi... Car tu ne m'as rien dit. Je ne sais rien... Tu partiras et je ne saurai rien!...

Mme Lahonce eut un sourire:

—C'est que tu ne m'as guère laissé le temps de parler, mon Fav!... Comment cela va à la maison?... Mais pas trop mal!... On est très apaisé, très radouci...

Favierres implora à voix basse:

—Et le soir, la nuit?

Mme Lahonce répliqua avec calme, sans hésiter:

—C'est comme à Londres... comme depuis Wight!

—Rien?

—Rien.

—Et que pense-t-il de cela?

—Je l'ignore... Il ne me le dit pas...

—Il ne réclame jamais?

—Jamais, mon chéri.

—Tu me le jures?

—Je te le jure.

Favierres pressa la main de Mme Lahonce d'une pression reconnaissante.

Il y eut une pause. Ils restaient les yeux rêveurs, considérant, dans le vide, des choses précises, des images cruelles. Favierres reprit:

—Et quand te reverrai-je?... Où te reverrai-je?...

—Jeudi prochain, je suppose, fit Mme Lahonce.

—Chez nous?

—Oh non, pas encore!... Plus tard!... Lorsque le moment sera venu, je te le dirai... Actuellement, ce ne serait pas prudent!... Ce ne serait pas raisonnable!...

—Alors, jeudi prochain, ici, à la même heure?...

—Oui, je viendrai avec Charlie... Mais tu seras sage, mon grand Fav!... Plus de ces dangereuses folies, n'est-ce pas?...

—Je te le promets!...

Mme Lahonce tapotait, refaisait devant la glace ses frisons blond pâle, un peu défaits, dans la lutte, par les baisers.

Elle demanda sans se retourner:

—Veux-tu appeler Charlie, mon chéri?

Il se rapprocha d'elle, l'enserra dans ses bras et lui donna sur les lèvres, à travers la voilette, un baiser aspirant et lent, un long baiser à plusieurs reprises redonné et qu'il ne pouvait se résoudre à finir.

Elle susurra:

—Appelle Charlie, veux-tu mon aimé?

Il s'avança près de la fenêtre et cria:

—Charlie! Charlie!...

L'enfant accourut au galop. Il l'enleva sous les aisselles, le balança tout riant, dans l'espace, d'un mouvement de bascule, puis, soigneusement, il le replaça à terre en l'embrassant sur le front, parmi ses franges lisses de cheveux dorés.

Mme Lahonce enveloppait Favierres et son fils d'un regard attendri.

—Allons, Charlie, il faut partir! dit-elle enfin fermement.

Favierres lui murmura, à l'oreille, en plaisantant à demi:

—Quel dommage!... J'étais si heureux! Je suis si heureux en famille!...

Elle répondit avec un sourire égayé et découragé à la fois:

—Que voulez-vous?... Puisque c'est impossible!

Favierres répéta de même:

—Oui, oui, c'est vrai, c'est impossible. Et puis je vous ai revue... Je vous reverrai... Nous n'avons pas trop à nous plaindre!

Il les accompagna à la grille; et longtemps il demeura sur le seuil à leur faire des signaux d'adieu, à les regarder s'éloigner jusqu'à ce qu'ils eussent disparu au coin du boulevard Bineau.


Le jeudi suivant, Mme Lahonce revint, selon sa promesse, et passa une heure dans la petite villa de la rue de Chézy, à causer avec Favierres, mais impatiemment, d'une façon gênée, sans nulle caresse, car il pleuvait,—une pluie froide comme de la neige qui les obligeait à garder Charlie, dans le salon, auprès d'eux.

En sortant devant la porte, Hélène se heurta à Mme Favierres. La petite femme remontait de Paris où Favierres l'avait cauteleusement chargée d'une multitude de commissions superflues, destinées à l'écarter de chez lui durant la visite espérée. A la vue d'Hélène, elle se confondit en protestations de regret, en compliments au sujet de Charlie, en politesses bourgeoises. Mais elle avait compris; et le jeudi d'après, aux premiers mots de Favierres pour la dépêcher à Paris, elle déclara que cela se trouvait fort bien, qu'elle avait justement des courses à faire de ce côté, et elle décampa avant midi, comme par appréhension de se rencontrer encore avec Mme Lahonce.

Ce jour-là, en entrant, Hélène, tout de suite envoya Charlie jouer au jardin; puis, quand l'enfant fut dehors, elle prit les deux mains de Favierres dans ses mains, et la figure toute rehaussée de sourire, les yeux scintillants d'une malice gentille, elle annonça:

—Mauvaise nouvelle, mon grand ami!... je ne peux rester qu'un quart d'heure, parce que Charlie doit être au manège à trois heures et demie... Mais bonne nouvelle aussi!... Je te reverrai samedi, à deux heures et demie... Devine où?

Favierres répliqua timidement osant à peine proférer ces ambitieuses paroles d'espoir:

—Chez nous?

—Oui chez nous! s'exclama victorieusement Mme Lahonce... Chez nous, mon grand Fav! J'ai bien réfléchi cette semaine... je crois que nous pouvons...

—Oh! merci, ma vaillante chérie, merci!...

Il l'attira doucement pour un baiser, sans qu'elle résistât, et lorsqu'elle voulut partir, il ne la retint pas. Car il n'avait plus cette cupide parcimonie des êtres malheureux qui lésinent sur les instants de joie comme sur des parcelles d'or fuyantes. Il pouvait prodiguer libéralement ces minutes d'elle que Mme Lahonce lui réclamait, la laisser partir sans avarice et sans chicane. Il se sentait déjà riche de bonheur, riche d'Hélène, pour la vie, à l'infini.


Le samedi, il sortit aussitôt après le déjeuner, s'achemina à pied vers Paris et il arriva, en avance d'une heure, à l'appartement du boulevard Pereire, tant l'impatience l'éperonnait.

Il alluma le feu, vaporisa du parfum à travers les deux pièces, puis il se mit au piano afin de rendre l'attente moins pénible.

A deux heures et demie, un coup de sonnette retentit à la porte de l'escalier. Il se rua pour ouvrir; et Mme Lahonce entra, tomba plutôt dans ses bras.

Il l'entraîna toute haletante vers la chambre où était le lit, et là il se jeta à ses genoux en balbutiant:

—Vous revoilà!... Vous revoilà, mon amie, ma bonne souveraine... Vous revoilà ici, chez nous! Et dire que je vous croyais perdue pour toujours!...

Mme Lahonce répondit avec un sourire fier:

—J'étais bien sûre que je reviendrais!...

Les mains tremblantes, Favierres lui enlevait son chapeau, sa jaquette, son corsage; et ses lèvres, ses lèvres si longtemps privées, pesaient ardemment, à mesure qu'il la découvrait, sur cette belle chair nue et reconquise. Mme Lahonce le laissa faire, les yeux clos, tout son corps défaillant dans un enivrement docile; et ce fut juste si elle trouva la force pour le prier de baisser les stores, de diminuer un peu la lumière trop impudique du jour.


Au moment de repartir, lorsqu'elle eut rajusté sa voilette, elle se pencha vers lui, et la tête sur son épaule, dans un dernier baiser, elle murmura:

—Et puis, tu sais, mon Fav, je t'ai préparé une surprise... Je voulais te la cacher... Mais je n'y tiens plus... Il faut absolument que je te la dise...

—Quoi donc? questionna Favierres d'un ton intrigué.

Elle reprit:

—Tu te rappelles, tout à l'heure, mon aimé, tu te plaignais à la pensée de ne plus revoir Charlie...

—Oui, et alors?

—Alors j'ai découvert une combinaison pour que tu le revoies...

—Comment cela?

—Voici... Tous les quinze jours, Nanette, ma vieille nourrice, qui est rentrée chez nous... tous les quinze jours, Nanette te l'amènera sous prétexte que tu lui donnes une leçon de piano, que tu surveilles les leçons qu'on lui donne... J'ai parlé du projet à Charlie, en lui déclarant que décidément tu étais fâché avec son père, que je n'irais plus jamais chez toi... Je lui ai demandé si cela lui plairait de venir te voir de temps en temps, de venir étudier son piano avec toi... Il était ravi... Il en sautait de joie... Quant à Nanette, c'est une brave femme qui m'a nourrie, qui m'aime comme son enfant... Nous n'avons rien à craindre d'elle... Elle fera tout ce que je voudrai et elle se laisserait hacher plutôt que de souffler un mot du secret... Eh bien, mon Fav, es-tu content?...

Favierres la serra contre lui en disant à mi-voix:

—Tu es exquise!... Je t'adore!...


Et le jeudi suivant, à deux heures, Charlie sonnait rue de Chézy, escorté de Nanette, pour prendre avec Favierres sa première leçon.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

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