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Charlie

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V

Il en est des blessures morales comme de ces lésions cachées au plus profond de notre corps. Elles ne se voient pas, ne se signalent par rien de visible, de tangible, d'effrayant, ni par du sang qui coule, ni par une paralysie des membres, ni par les linges ou les appareils protecteurs: et ainsi elles nous laissent, après le sommeil, pour un instant, l'illusion d'être valides, intacts, pareils à ceux qui vont dans la vigueur et la santé. Seulement, un effort, une tentative de nous mouvoir, d'agir, et aussitôt les sournoises dormeuses se réveillent, reprennent prestement à l'intérieur de nous, leurs poinçonnantes et purulentes manœuvres, nous remettent vite dans l'état de débilité et d'agonie où nous étions avant.

Favierres, en se levant, se sentait moins accablé que la veille, plus courageux, plus dispos au labeur qui occupe; et, une fois habillé, il descendit dans son cabinet et s'installa, comme de coutume, devant son papier rayé de portées, à son étroite table de travail. Mais, au bout de quelques minutes, la douleur, de nouveau, projetait en lui son venin montant et rapide, de nouveau secouait, excitait, relançait dans son imagination les cauchemars assoupis, les visions mauvaises. Et il dut, par faiblesse, s'arrêter; il laissa tomber sa plume, repoussa les feuilles blanches, empoisonné soudain, oppressé et pantelant d'angoisse, sans pouvoir penser, réfléchir à autre chose qu'à Mme Lahonce, à la brutale séparation, à la chère union détruite et aux moyens de réparer.

Il passa toute la matinée, dans un malaise étouffant et toujours plus enfiévré, à organiser des plans, des stratagèmes impraticables pour revoir Hélène, à attendre la lettre, la dépêche, les incertaines nouvelles qui peut-être lui parviendraient d'elle.

Deux courriers se succédèrent sans rien apporter. A l'arrivée de chacun, Favierres avait des palpitations galopantes, une ruée de sang qui lui battait à coups tumultueux les côtes, puis, le facteur parti, c'était une prostration brisante comme une chute, c'était un sombre étourdissement, la tête ballante, les yeux fixes, comme un ivrogne morne.

Il voyait alors le temps de la longue journée, tout cet énorme temps se dérouler dans l'immensité de ses casiers superposés et vides. Il le voyait vraiment ainsi qu'on voit un objet, une vaste mappemonde de terres ignorées,—il le voyait avec toutes ses heures, toutes ses minutes, toutes ses secondes incolores et semblables; et il se demandait laquelle de ces grises et menues divisions serait la bonne, sur laquelle il pouvait hardiment piquer, dresser son désir fou d'une lettre, comme l'épingle-fanion qui marque les victoires.

Mais, vers trois heures, à bout de patience, enragé d'anxiété, il sortit, sans avertir Mme Favierres, et gagna les boulevards du Parc, afin de marcher un peu, de s'apaiser un peu les nerfs.

Il avait résolu de ne pas aller dans Paris, autant pour éviter des rencontres oiseuses, des conversations pénibles, que pour rester près de chez lui, si l'envie d'y retourner, de revenir aux nouvelles, le saisissait tout à coup.

Et puis le calme de ce Versailles bourgeois qu'est le parc de Neuilly plaisait plus à sa sauvagerie de souffrance que les rues tapageuses de la ville.

C'était sur les larges trottoirs humides et déserts la tristesse solennelle des premiers jours d'octobre. Le ciel noir, chargé de nuages, laissait ternes et moroses les grands arbres du bord, malgré le plumage rouge et jaune, le gai plumage d'ara, dont les avait parés l'automne. Les pas s'assourdissaient dans le tapis beige et moelleux des feuilles mortes. Des maisons blanches, des propriétés blanches dissimulées sévèrement au fond des jardins devinés, derrière les auvents gris ou verts des hautes grilles à pointes—de ces habitations riches et paisibles, nul bruit, nulle voix ne s'élevait pour troubler le silence du boulevard sans passants. Et Favierres, tout en marchant, s'approuvait d'avoir choisi pour sa promenade ces belles voies de paix et de mélancolie, de n'avoir pas couru s'exposer aux questions, aux gouailleries, à toutes les blagues injurieuses des personnes honorables.

«Ah! oui, songeait-il, avec ma tête, avec la tête que j'ai, il n'aurait plus manqué que cela d'aller à Paris... Bon si j'avais perdu ma femme, ma femme légitime, ma vraie femme, celle que je déteste, enfin... Alors on aurait trouvé ça tout naturel de me voir des yeux en larmes... On n'aurait pas eu assez de consolations, de condoléances, de «Pauvre ami!» pour compâtir à ma douleur... Mais non, je n'ai perdu que ceux à qui toute ma vie était dévouée... Je n'ai perdu que mon unique bonheur, je n'ai perdu que ma maîtresse, comme ils disent, que le fils de ma maîtresse aussi,—tout bonnement... Et cela, pas moyen de l'avouer, pas moyen d'en pleurer devant le monde... C'est défendu... Et si c'était permis, ce serait ridicule... Pleurer pour une maîtresse perdue!... La belle affaire!... On en reprend une autre... Et tout est dit!...»

Il s'indignait à préciser ces idées, à se découvrir si isolé, si réprouvé, si désarmé contre tous, dans l'exaltation de son amour exceptionnel et effréné.

«Mais allez donc expliquer ces choses-là à un père de famille, à un brave homme, à un M. Brodin... Il vous traitera de bandit, d'aliéné, de coquin... comme l'autre a fait pour moi hier!...»

Et peu à peu, sa colère sombrait dans le découragement au spectacle de ce monceau de joies en ruines auprès duquel il végéterait désormais, à la pensée de ce néant d'affection où s'abîmerait maintenant sa carrière sans but.

«Le monde!... Ah! je m'en moque bien du monde!... On ne m'y repincera plus dans le monde, chez tous ces gens qui me méprisent ou qui me jalousent... Le monde?... A quoi bon? Pour y voir des femmes qui ne seront pas Hélène, des enfants qui ne seront pas le petit?... Merci! Plus rien à faire par là... Et de l'autre côté non plus, du reste... Le travail me dégoûte... Je ne pourrai plus travailler... jamais!... Je le pressens... Non, ma vie est fichue, c'est bien simple, absolument fichue!...»

Il arrivait devant chez lui, et tout de suite, il se rendit à la cuisine où, par la fenêtre entr'ouverte, il avait aperçu Mme Favierres qui surveillait les préparatifs du dîner.

—Il n'est rien venu pour moi? questionna-t-il d'une voix brève.

—Non, rien, mon chéri! fit affectueusement Mme Favierres.

—Ni lettres, ni dépêches?

—Rien, rien... Je te le dirais, voyons!

Il haussa les épaules et déclara:

—Je vais travailler dans le salon... Qu'on ne me dérange pas avant de servir...

Et Mme Favierres l'entendit qui s'enfermait à double tour. Vers six heures, la nuit étant déjà noire, elle gratta à la porte pour lui proposer de la lumière. Il cria, sans ouvrir, d'un ton furieux:

—Non, je n'en ai pas besoin... Je t'ai dit de ne pas me déranger!...

Il ne prononça pas une parole pendant tout le dîner, ne répondant que par signes aux indications que lui murmurait Mme Favierres pour qu'il choisît les bons morceaux; et, son café bu, il sortit.

Lorsqu'il rentra une heure plus tard, il trouva la petite femme sur le perron, sa tête frileuse enveloppée d'un fichu de laine noire.

—Tiens! mon chéri! fit-elle... Voilà une lettre que le facteur vient d'apporter!

—Donne!

Il s'était élancé dans le salon, fermait la porte à clef et, sans se dévêtir, il approcha vivement l'enveloppe d'une lampe posée sur la table. L'écriture était celle de Mme Lahonce. Il déchira, debout, l'enveloppe et lut:

«Je ne sais pas ce que je vais t'écrire, ni si je vais pouvoir, ni si on me laissera finir, mon ami chéri, mon ami plus cher et plus chéri que jamais... Je vais t'écrire au hasard, comme je pourrai... Excuse-moi... Il est deux heures et je profite de ce qu'on est sorti un instant pour t'envoyer un peu de mes pauvres nouvelles... Mais on peut rentrer d'un moment à l'autre... Alors, que je te dise d'abord ce qu'il y a de plus triste... Nous partons demain matin en voyage... Nous partons pour Londres... Nous n'y resterons pas... Nous en repartirons immédiatement pour aller à l'île de Wight... Pour combien de temps? Je l'ignore... On ne veut pas le dire... Ma main tremble... Je ne vois plus ce que j'écris, parce que je pleure... Ah! mon chéri, ce que j'ai subi depuis hier!... Et les injures et les scènes, et on, et mon père et ma mère!... C'était à devenir folle!... Sans notre cher petit Charlie, sans l'espoir que j'ai, que je conserve malgré tout de te revoir un jour, mon grand Fav, je me serais tuée, j'aurais bu du laudanum, j'aurais fait n'importe quoi pour ne plus les entendre, pour leur échapper... Mais ce qu'ils me disaient de moi, de ma conduite, ce n'était rien encore... C'était ce qu'ils me disaient sur toi, mon grand ami chéri, c'étaient toutes les infamies qu'ils déversaient sur toi qui m'assassinaient, qui m'exaspéraient!... J'aurais voulu pouvoir leur crier qu'ils étaient des misérables, les étrangler, leur arracher la langue... J'aurais voulu leur dire comme tu m'aimais et comme tu avais divinement su faire que je t'aime... J'ai déchiré un mouchoir, je l'ai mis en lambeaux avec mes dents pour ne pas répondre... Je te l'ai gardé... Je te l'apporterai un jour... Tout est arrivé par la faute de Juliette... Tu me disais hier que j'avais tort de me fier à elle!... Mais quand on aime, on n'a pas confiance dans les gens, on a bien mieux: on a besoin d'eux... On se livrerait à son pire ennemi s'il pouvait vous servir à ce que l'on désire... Maintenant, l'a-t-elle fait exprès? Je ne crois pas... Mais, tout de même, je l'ai en horreur, cette femme... D'ailleurs, on veut renvoyer tous les domestiques, même Nanette, ma vieille nourrice, qui ira chez mes parents... Papa dit que c'est une maladresse de renvoyer les gens, qu'ils raconteront l'histoire partout... Mais on s'obstine à vouloir les renvoyer... Du reste, depuis hier, papa et on passent leur temps à se disputer... Toute la matinée, je les ai entendus crier dans le salon... Je suis anéantie de souffrance, d'émotion et de peur... J'ai déclaré que je voulais me séparer... Papa n'a rien voulu entendre de cela... Et ç'a été une autre scène... Et puis, si je me séparais, on m'enlèverait sûrement Charlie... Si tu l'exiges, je me résignerai bien à ce sacrifice... Mais toi-même tu en souffrirais, toi mon grand Fav qu'il aime tant et que je veux qu'il revoie... Ce matin, tu ne te doutes pas comme il a été bon et affectueux, cet ange!... Il pleurait de me voir pleurer... Il buvait mes larmes en m'embrassant... Heureusement je l'emmène avec nous... Nous partons seuls, sans femme de chambre, sans domestique, sans Nanette, complètement seuls... Je tâcherai que nous revenions le plus tôt possible... Mais c'est si difficile!... On est si furieux, si mauvais, si changé!... Quel malheur tout de même, mon grand ami chéri!... J'essaierai de t'écrire de là-bas... Papa tout à l'heure m'a dit que tu me demandais pardon... Pardon de quoi?... De m'avoir tellement aimée!... C'est fou!... Aie confiance en mon courage, en mon cœur... Ne souffre pas trop... Ne te désespère pas... Nous nous reverrons, j'en suis sûre... Je te dirai même une idée que j'ai. Voici mon idée...»

La lettre s'arrêtait là, brutalement interrompue par la survenue sans doute de on ou d'un des durs gardiens de Mme Lahonce.

Dans un transport de tendresse et de soulagement, Favierres porta le papier à ses lèvres.

«Comme elle est vaillante!... Comme je l'aime!» murmurait-il; et il sentait dans sa poitrine son cœur délié s'étirer, se détendre, comme sous l'onction d'un baume.

Il relut deux fois encore, trois fois la lettre. Il avait un sourire apitoyé à certains endroits, à certaines expressions de fougue et de fureur. Il se représentait les scènes que chaque phrase évoquait, Hélène dans des attitudes d'indomptable héroïne, et les halètements de ses seins sanglotants ou révoltés. Puis il cherchait à compléter les lignes de la fin, à parachever cette idée seulement promise, cette idée de ruse et de joie dont il avait soif maintenant comme d'une dernière gorgée d'espoir; il se surexcitait de nouveau sans trouver.

«Bah!... Je ne réussis qu'à me faire du mal... C'est absurde!... Attendons!... Il n'y a qu'à attendre!...»

Et il monta se coucher.

Dans le lit d'acajou proche du sien, Mme Favierres lisait à la lueur d'une basse lampe à pétrole, une collection de feuilletons du Petit Journal.

—Eh bien! mon chéri? demanda-t-elle discrètement... Ta promenade a-t-elle été bonne?...

Favierres répondit sur le même ton de réserve:

—Pas mauvaise... pas mauvaise!...

Elle éteignit quand il fut au lit et susurra:

—Bonsoir, mon chéri!

—Bonsoir!

Il lui avait saisi la main dans l'obscurité et l'embrassait avec une machinale douceur. Mais soudain il la lâcha, la repoussa plutôt comme un objet répugnant. L'image d'Hélène pleurant dans l'insomnie lui traversait l'esprit et lui donnait sa femme en haine. Il répéta pour s'excuser de sa brusquerie:

—Bonsoir!

Et il s'endormit en souriant, en se redisant confusément les phrases de la lettre cachée sous son oreiller, ces mots et ces mots ajustés sans suite qui, dans le vide des espaces, avaient d'un coup refait entre eux le fil immatériel d'union et de foi.


Il se leva tard le matin, et après déjeuner il prit un fiacre, se fit conduire, au plus voisin, chez un libraire de Neuilly. Mais le marchand n'avait pas les livres qu'il désirait. Il dut descendre dans Paris, jusqu'au boulevard. Il en revint à la nuit, avec deux guides de l'Angleterre et une monographie illustrée de l'île de Wight.

Puis, le dîner terminé, il s'installa à les lire, dans le salon, en face de Mme Favierres qui cousait, ourlait des torchons, de l'autre côté de la table, et n'osait pas parler, car déjà elle s'était, au dessert, attiré une rebuffade pour de timides questions sur le titre des livres.

Il avait eu cette idée de se consoler, de se distraire en suivant, en accompagnant Hélène par la pensée, en s'aidant des gravures et des descriptions afin de la voir, par delà les mers, dans cette île verte et tiède où on l'avait emmenée captive. Et le lendemain il employa encore la journée et la soirée à étudier ses guides, à apprendre les régions et les sites, à planter dans son imagination les décors délicats ou rustiques dans lesquels Mme Lahonce promenait sa tristesse.

Où était-elle, la forte et charmante amie? Dans quelle station de l'île, dans quel hôtel et dans quelle chambre? A Ryde, à Shanklin, ou à Ventnor, à Freshwater près des grottes brunes, ou à West-Cowes peut-être, au port plein de yachts blancs?

Il se la figurait toujours au fond d'un landau découvert, avec la sévère mine de mélancolie qu'il lui connaissait, Lahonce tout sombre aussi à sa gauche, Charlie vis-à-vis d'eux—parcourant des routes propres, bordées de cottages roses, des pays de verdure moite et grasse, ou longeant des falaises rousses au pied desquelles la mer noire écumait dans les rocs.

Mais au bout de quelques jours, l'inquiétude le reprit. Mme Lahonce n'écrivait pas. Il recommença à s'impatienter, à se tourmenter, à s'imposer chez lui d'énervantes et oisives factions d'attente, guettant la lettre espérée comme le naufragé guette les vivres, souhaitant avec une ferveur de moribond des nouvelles, des aliments pour sa confiance agonisante, pour sa mémoire où le souvenir de Mme Lahonce, où la réalité de son amie pâlissait, dépérissait, s'anéantissait en une vague et glaciale image de keepsake. Et il avait chaque jour des crises de larmes ou de colère, des accès de douleur enfantine qui lui faisaient maudire Hélène à voix basse, tout en l'invoquant.

Enfin, un matin, comme il se réveillait en sueur, après d'affreux cauchemars de rupture et de mort, Mme Favierres lui plaça dans ses mains engourdies une lettre, une lourde lettre mauve, où il déchiffra aussitôt l'écriture de Mme Lahonce, au-dessous d'un timbre étranger.

Il s'était, d'un bond, redressé sur son séant et dès que Mme Favierres fut sortie, il arracha fébrilement la lettre de l'enveloppe et lut:

«Ryde, mercredi 11 octobre 1882.

«C'est grâce à ma souffrance, grâce à mon amour, que je puis enfin t'écrire, mon grand ami chéri. Hier soir, j'étais si lasse, si exténuée, si malade de tout ce que j'endure depuis huit jours que le docteur m'a ordonné de garder la chambre aujourd'hui. On est parti avec Charlie faire une courte promenade à cheval. C'est le premier moment de solitude, de liberté qu'on m'ait laissé depuis notre arrivée ici. Et tu comprends, mon grand Fav, comme je l'aime, comme je la bénis, comme je l'exagère cette maladie visible, cette maladie reconnue à qui je dois de pouvoir t'écrire, de pouvoir t'envoyer dans ton triste ermitage un peu de consolation et d'amour. Tu as dû être surpris, inquiet, pauvre aimé, de ce long silence. Tu as dû douter de mon énergie et de ma tendresse, n'est-ce pas? Ah! si tu savais pourquoi, à cause de quoi, j'ai été empêchée de t'écrire!... Mais je n'ai pu faire autrement que je n'ai fait... Il a fallu que je fasse ce que j'ai fait... Et maintenant le courage me manque presque de te le dire, car je songe à la douleur et à la joie que je vais en même temps te causer. Je voudrais pour ces aveux avoir ta tête sur ma poitrine et ton oreille près de mes lèvres, être à portée d'étouffer sous mes baisers tes paroles de reproche ou tes injustes plaintes... Car je t'ai menti, mon grand ami chéri, je t'ai menti pour notre bonheur et pour le calme de ton cœur... Je t'ai menti en te jurant autrefois que j'étais à toi seul... Je puis bien te l'avouer, je puis bien te le dire maintenant que c'est fini, maintenant que plus jamais cela ne sera... Oui, mon pauvre aimé avant ce terrible drame, j'ai subi de la part de on bien des choses odieuses que je te cachais par amour... Je les subissais dans la rage, la froideur et la honte... Seulement, je n'osais m'y refuser, je n'osais par mes refus risquer les soupçons et le reste... Mais ici, mais quand on a su, alors, je n'ai plus rien craint, j'ai résisté, j'ai lutté, je me suis battue instinctivement comme une vierge qu'on viole. J'ai mordu, griffé, fermé mon corps de toute la surhumaine force de ma passion... Et, deux soirs de suite, ç'a été dans la nuit deux luttes sauvages et presque silencieuses où j'ai triomphé... Depuis on m'a laissée tranquille, on ne m'a plus rien demandé, et j'ai senti que j'étais sauvée de ces horreurs pour toujours... Mais depuis aussi, ce n'a cessé d'être des menaces épouvantables, une surveillance de garde-chiourme, un continuel espionnage de tous mes actes et de tous mes instants... Depuis, je n'ai plus été seule une minute, plus une minute hors de ses regards mauvais... Ai-je eu tort, mon Fav, dis-moi?... Peut-être!... Mais je ne pouvais plus, je n'avais plus de prétexte à pouvoir, je te jure que je ne pouvais plus!... Tu n'attends pas, mon grand ami chéri, que je te parle de notre vie ici, de Wight et des points de vue... Je ne vois rien, je n'entends rien... Je ne me promène pas... On me promène... On me promène comme ces malades dans le Midi, ces malades blêmes qui passent dans des voitures avec des châles, des airs frileux, des yeux hébétés et vides... C'est même à peine si je réponds à notre bon petit Charlie, plus tendre, plus gentil petit garçon que jamais... L'autre jour, dans une excursion, il a parlé de toi, il a déclaré qu'il voudrait bien que tu fusses là, que cela te plairait joliment à toi qui aimes tant la campagne... Je défaillais de frayeur, je croyais qu'on allait dire sur toi quelque abomination ou défendre à Charlie de prononcer ton nom... Mais on n'a pas entendu ou on a fait semblant de ne pas entendre... A part, d'ailleurs, qu'on ne m'adresse la parole que pour me menacer de nous tuer tous les deux, de nous casser la figure et tout ce qu'il y a en nous de cassable, on se plaît assez ici, on ne parle pas de partir... De sorte qu'avec les complications en plus que je t'ai dites, je renonce peu à peu à la chère idée que j'avais et que dans ma dernière lettre je n'ai pas eu le temps de te dire... Oui, mon grand Fav chéri, j'avais l'intention délicieuse et brave de te faire venir ici en cachette, ici ou plus tard à Londres, quand nous y serions... Mais plus j'y pense avec désir, plus cette idée me semble maintenant funeste et périlleuse... J'entends des pas dans l'escalier... J'ai peur... On vient du côté de ma chambre... Adieu, mon pauvre aimé... Je te récrirai si je peux... Crois en moi et sois heureux...

«Ton éternelle amie,

«H.»

Favierres resta, au premier moment, abasourdi de la révélation, ne ressentant d'abord que le nouvel affront, l'outrage de surcroît qu'elle lui apportait:

«Ainsi elle m'avait menti... Elle me mentait... Et ce goujat de Lahonce me trompait comme je le trompais... Pouah! Cette brute, ce lourdaud!... Pauvre amie! Quelle horreur!»

Puis, comme rejetant ce souci retardataire au casier des douleurs classées et mortes:

«Bah! tant pis!... Puisque c'est fini!... Puisqu'elle s'est délivrée!... J'ai bien d'autres souffrances à souffrir que celle-là!...»

Et, tout en s'habillant, il se mit à calculer les frais que lui coûterait un voyage à Londres, les sommes dont il disposait et celles qu'il lui faudrait toucher.

Il passa la semaine à ces amusantes et réconfortantes combinaisons de déplacements, consultant les guides, les indicateurs, comme s'il eût été sur le point, à la veille de partir sûrement; et souvent il allait à Paris pour chercher un objet de toilette, des livres, des cigares ou des parfums qu'il voulait emporter.

Il était donc tout prêt, quand, le mercredi suivant, il reçut par le premier courrier, une lettre de Mme Lahonce qui l'invitait à venir la rejoindre. Hélène écrivait:

«Londres, mardi 17 octobre 1882.

Nous sommes ici depuis deux jours, mon grand ami chéri. J'ai juste cinq minutes à moi pour te dire que j'ai besoin de toi, que je te veux, que je te supplie de venir. Il est question maintenant que nous allions pendant un mois à Brighton. Là, il serait impossible que tu viennes. Je suis désespérée. Deux mois sans toi, c'est au-dessus de mes forces. Il faut donc que tu viennes ici. Peut-être ne pourrai-je pas te voir. Mais j'implore de ton amour ce chanceux et peut-être torturant voyage!... On s'est un peu apaisé depuis quelques jours, quoique je n'aie rien fait pour cela... Et cela me donne l'espoir que je pourrai m'échapper une ou deux fois et venir te retrouver dans la prison que je t'ai choisie. Nous, nous habitons Albania-Hôtel, sur le quai Victoria. Mais, tout à côté, il y a une petite rue, Craven-Street, pleine de petits hôtels peu fréquentés, très simples et très propres. C'est là que tu devras descendre, c'est dans l'un de ces hôtels. Retiens bien l'adresse: Kempton's Hotel, 6, Craven-Street. Et pour plus de sécurité, prends un faux nom—un faux nom à tes initiales. Tiens, appelle-toi: Victor Frémaut. Pour m'écrire, adresse tes lettres: L. J. 3, poste restante, Charing-Cross. Et, sitôt arrivé, annonce-moi que tu es là. Jeudi matin, je tâcherai de passer à la poste... Je ne sais plus ce que j'écris. On m'attend en bas pour une visite à des musées que je déteste!... Mon aimé, je t'en supplie, si tu viens, pas d'imprudence! Ne sors pas, ne te montre pas! Ce serait me perdre à jamais... Et suis bien toutes mes instructions! Au revoir, monsieur Victor Frémaut! A après demain peut-être... Je vous adore douloureusement et j'oserai tout pour un instant seulement me serrer contre vous.

«Votre amie,

«H...»

Favierres s'était précipité vers le palier et hélait sa femme:

—Valérie! Valérie!...

Mme Favierres accourut, criant dès la première marche:

—Qu'est-ce qu'il y a, mon chéri?... Qu'est-ce que tu veux?...

—Monte, je te prie!...

Puis quand elle fut dans la chambre:

—Je voudrais, fit-il, que tu m'aides à apprêter ma valise.

—Comment! tu pars?... s'exclama Mme Favierres d'une voix suffoquée. Comment! tu pars?... Où vas-tu?...

—Un petit voyage de deux ou trois jours... Je ne peux pas te dire...

—Et si on vient en ton absence?... Si on me demande où tu es?... Si j'étais dans la nécessité de communiquer avec toi?...

Favierres répliqua froidement:

—C'est peu probable... Mais tu dirais que je suis en Bretagne, chez un de mes oncles, pour affaire de famille...

—Et c'est là que tu vas? insista Mme Favierres.

—Non!

Il avait prononcé ce «non», les lèvres collées, les dents fermées comme un cadenas sur le secret de sa route.

Mme Favierres soupira:

—C'est bien!... C'est bien!...

Et elle rentra un instant après, son frêle corps tout plié à traîner derrière elle la valise.

Vers dix heures, les préparatifs étaient achevés. Favierres envoya chercher un fiacre; et avant de monter dedans, sur le seuil de la porte, il saisit dans ses bras Mme Favierres qui se contractait la figure à retenir ses larmes. A cette étreinte, elle éclata en sanglots. De sa main qui l'enlaçait, Favierres lui donnait dans le dos de petites tapes consolatrices comme à un enfant qui pleure, à un chien qui gémit.

—Voyons, voyons, puisque je serai revenu dans trois jours... puisque je te le promets!...

—Non!... non! sanglotait plus fort la petite femme dans d'horribles grimaces... Non! non! Et si j'étais malade?... Et si tu étais malade?... Ah! quelle existence!... Comme je paie cher le pain que je mange!... Comme tu es méchant pour moi!

Favierres fronçait le sourcil en tapotant toujours:

—Allons! allons... Du courage!... Malade! malade!... En voilà des idées!...

Il appliqua un dernier baiser sur les joues mouillées de Mme Favierres, puis sautant résolument dans le fiacre:

—Au revoir... Au revoir!...

Le fiacre s'éloignait, s'engageait dans le boulevard Bineau, et Favierres, en se retournant, aperçut sa femme que la bonne soutenait, ramenait doucement vers la porte comme une vieille dame infirme ou comme une blessée.

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