Charlie
IV
Lorsque, un peu avant dîner, Charlie pénétra dans le hall où Lahonce, en habit noir et cravate blanche, lisait, debout, un journal déployé, M. Brodin, en tenue de soirée aussi, accueillit son petit-fils par une exclamation stupéfaite:
—Comment! tu n'es pas habillé?... Tu ne viens donc pas avec nous au Français?...
—Non, je n'irai pas... Je suis souffrant! fit Charlie en serrant la main de son grand-père.
—Et qu'est-ce que tu as? insista M. Brodin.
Charlie s'excusait négligemment:
—Je suis fatigué... Je ne sais ce que j'ai... C'est le printemps, le changement de saison, je suppose...
M. Brodin haussa les épaules:
—Le printemps, le printemps!... Probablement que si c'était pour aller à ton Théâtre-Libre ou à ton autre théâtre, ton théâtre—comment appelles-tu cela?—ton théâtre de l'Œuvre, oui, probablement que tu en viendrais à bout du printemps, que tu ferais un effort... Mais non, tu t'ennuies au Français, c'est bien simple.... Tu t'ennuies en famille!... Nous t'ennuyons, quoi!... De mon temps, quand mon père m'offrait de...
—Oh! grand-père, je t'en prie! interrompit Charlie d'un ton excédé.
—C'est bon, c'est bon! fit M. Brodin. C'est cela!... Je t'assomme, n'est-ce pas?... Les parents, père et mère, la famille, des rengaines?... Oui, va, je sais ce que tu penses...
Mme Lahonce entrait toute pâle, avec cette figure blanchie, apprêtée, réparée des femmes qui ont pleuré—et où la poudre cache mal les meurtrissantes morsures des larmes.
—Croirais-tu que Charlie ne vient pas au théâtre! s'écria Brodin en se tournant vers elle.
Puis, comme Hélène ne répondait pas, affectait d'arranger studieusement, devant une glace, la dentelle-bordure de son corsage ouvert, M. Brodin s'adressa à Lahonce:
—Au moins, vous, Pierre, vous nous accompagnez? Vous ne nous lâchez pas?...
Lahonce grommela de derrière son journal:
—Oui, oui, je viendrai... pendant un acte ou deux... je viendrai!...
Le maître d'hôtel annonçait que Madame était servie, et l'on passa dans la salle à manger.
Le dîner fut plus morose, plus silencieux que de coutume.
M. Brodin, sous le coup de la colère que lui avait causée Charlie, semblait, par ses grimaces rageuses, mâchonner, en même temps que les aliments, des réflexions au goût amer et vénéneux. Lahonce, qui formait le projet de s'échapper vers dix heures et de finir la soirée chez Warner, ne disait rien, se contentait de songer, entre les services, à sa maîtresse, aux alezans récemment achetés, à certains changements qu'exigeaient les harnais. Et quant à Charlie, quant à Mme Lahonce dont les affectueux et gais propos remplissaient toujours d'habitude, fût-ce à mi-voix, les intervalles fréquents de la boiteuse causerie des repas,—ils se taisaient, ils ne se parlaient qu'à eux-mêmes, ils détournaient vivement la tête quand, par hasard, leurs regards se croisaient, se surprenaient à s'épier, à vouloir déchiffrer ce que chacun pensait derrière la trompeuse transparence des prunelles. Alors Charlie, instinctivement, dirigeait les yeux vers son père, le fixait âprement, inspectait un à un tous ses traits, tous les détails connus de sa physionomie, comme pour y découvrir peut-être les défauts repoussants, les raisons de sa disgrâce, tout ce qui avait fait qu'on cessât de l'aimer.
—Ah çà! s'exclama Lahonce, apercevant soudain ces coups d'œil scrutateurs. Ah çà! Charlie, qu'est-ce que tu as à me regarder? Quoi?... Qu'est-ce que j'ai?... J'ai une tache?...
Et, plissant la ride grasse de son double menton, il inspectait l'ovale intact de son plastron luisant comme de la porcelaine.
—Mais non! protesta Charlie avec un sursaut... Non, je t'assure, je te regardais en rêvant... sans savoir...
Le dîner était achevé. On rentra dans le hall pour le café. Puis Charlie, sa tasse bue, s'avança au-devant de Mme Lahonce qui redescendait, toute fanfreluchée, toute légère et l'aspect plus d'autrefois, plus «marquise» encore, sous sa vaste houppelande Watteau en soie claire et ses dentelles blanches mêlées à ses cheveux blancs.
—Bonsoir, maman! dit-il en lui donnant sur le front un baiser lent et appuyé.
Il sentait contre lui la poitrine de sa mère qui se gonflait d'un soupir sanglotant.
—Bonsoir, mon enfant!... Bonsoir, mon Charlie! chuchota Mme Lahonce.
Les mains agrafées à ses épaules, elle l'étreignait, l'embrassait, le visage de profil, les paupières baissées; elle l'embrassait de toute son énergie défaillante, espérant exprimer, par ces caresses muettes, sa gratitude d'avoir été absoute et sa crainte inavouée d'un retour de mépris.
—Allons, Hélène! appela M. Brodin... Viens donc!... La voiture nous attend...
Mme Lahonce s'enhardit, d'un élan, à subir franchement le regard de Charlie, à lui montrer de face ses grands yeux éplorés; et, comme une prière, une espèce de supplication où elle eût, peureusement, pour tout imploré grâce, elle murmura en soupirant derechef:
—Bonsoir, mon enfant!... Bonsoir, mon pauvre enfant!...
Elle sortait sans se retourner. Il y eut sous la voûte un grondement onduleux de voiture qui s'éloigne. Et Charlie, resté seul, monta, à petits pas, dans son cabinet de travail.
Arrivé chez lui, il tourna le bouton de l'électricité qui éclaira, du coup, la pièce d'une ample et égale lumière jaune.
Puis il prit un cigare, il s'assit devant son bureau et se mit à réfléchir en fumant, la tête renversée, accotée au large dossier du fauteuil.
Il était plus apaisé depuis le dîner. Il discernait dans son esprit moins de confusion, moins d'incohérence, moins de vide,—et, parmi ses pensées embrouillées, l'ordre semblait se rétablir.
Pendant le repas, d'abord, il s'était déjà promis de ne jamais reparler à sa mère de ce que, hélas! il avait vu,—de ne jamais la torturer d'une barbare scène d'explications.
Et tout à l'heure, quand elle partait, quand il la tenait dans ses bras et qu'il sentait s'arracher d'elle ces soupirs si loin venus,—quand il avait compris par quel héroïsme pudique elle s'imposait d'aller à ce théâtre, de ne dire mot de son chagrin, de feindre que rien ne fût changé,—il s'était alors raffermi dans sa volonté de pardon.
Elle souffrait bien assez, la malheureuse femme, sans qu'il accrût sa peine, sa honte et ses regrets par d'humiliantes questions ou des reproches superflus.
Il voulait même la choyer plus que de coutume, redoubler envers elle de tendres prévenances, lui faire oublier, jour par jour, à force d'affection et d'égards attentifs, qu'il savait le secret dernier de son cœur.
Mais, par contre, il avait résolu aussi de rompre avec Favierres.
Dès le premier moment de calme, cette séparation lui était apparue comme nécessaire, inévitable, et à présent, tout en fumant, il méditait les termes d'une lettre de rupture, d'une lettre très simple et très courte, qu'il se proposait d'écrire, d'envoyer tout de suite à Neuilly.
Enfin, il se décidait, et saisissant une feuille de papier, il commença ainsi:
«Monsieur,
«Après ce qui s'est passé tantôt entre nous, vous pensez bien...»
Il s'interrompit. La formule du début lui semblait trop classique, et ce «Monsieur» hautain, d'un ton trop théâtral. Il déchira la première feuille et sur une seconde écrivit:
«Mon cher Fav,
«Vous m'excuserez si je ne viens pas déjeuner demain, comme vous me pardonnerez, j'espère, de ne plus retourner chez vous à l'avenir. Je suis très affligé de renoncer pour toujours à un ami tel que vous, que je m'étais habitué à aimer comme le premier, le plus précieux et le plus cher de mes amis. Mais il est des circonstances où certaines amitiés deviennent impossibles. Vous le reconnaîtrez, mon cher Fav, sans que j'aie besoin d'en ajouter plus. Et vous croirez, j'en suis sûr, au profond chagrin que j'éprouve à vous dire ici un définitif adieu.
«Charlie.»
Sa lettre achevée, il la relut à haute voix. Il la trouvait enchevêtrée et louche,—trop froide par endroits et par endroits trop sympathique.
Il reposa le papier sur la table. Il était tout troublé d'avoir entendu sa voix proférer ces paroles d'adieu. Le sourcil froncé, la mine grave d'émotion, il se représentait Favierres avec son feutre noir, ses cheveux blancs, sa figure rouge de militaire; il le voyait ouvrant cette cruelle lettre, le lendemain, au réveil, lisant dans le jardin ces lignes meurtrières; il le voyait pâlir, d'une pâleur de détresse, comme là-bas, près du fiacre, quand il tendait sa main timide. Il s'imaginait de quel choc cet abandon brutal, avéré, déclaré, écraserait son ami, cet ami paternel de tant et tant d'années.
Et du plus obscur de lui-même, des retraites les plus closes de sa pensée intime, s'élevaient des questions informes, des «pourquoi?» à peine perceptibles, des «pourquoi?» à peine lumineux, dont la lueur fragile et vague graduellement s'indiquait plus.
Oui, pourquoi faisait-il cela? Pourquoi écrivait-il cette lettre de rupture? De quel droit reniait-il son ami?
Une réponse banale, immédiate, se dressa. Parce qu'il le fallait. Parce que c'était obligatoire. Parce que la morale, le devoir, les convenances, parce que tout le commandait.
Charlie écarta un peu son fauteuil, comme pour réfléchir plus à l'aise, dans une liberté de gestes plus large.
«Evidemment, songeait-il en lissant du bout de ses doigts sa fine lisière de moustache blonde, évidemment... Pas moyen de faire autrement!»
Pourtant, au dedans de lui, son antique tendresse pour Favierres s'insurgeait, n'acceptait pas toutes ces raisons, répétait le têtu et grandissant «pourquoi?»
Il se leva. Il ne pouvait rester assis. Toute une vapeur d'idées extraordinaires et surchauffées le forçait à marcher, l'empêchait de rester en place.
Il essayait de retrouver ce dégoût et cette indignation des tout premiers instants qui avaient suivi la surprise. Il essayait de se retracer encore ces scènes abominables, ces écœurants tableaux, ces visions horribles et exactes qui, dans le fiacre, l'atterraient.
Mais elles filaient, elles s'échappaient. Elles disparaissaient indécises. D'autres images favorables, d'autres attendrissantes et douces, une à une, les remplaçaient. Et Charlie ne se défendait plus, se laissait peu à peu entraîner à revivre toutes ces bonnes heures d'amitié où le ramenaient les souvenirs.
Il revenait au début, bien loin, bien loin, en arrière, au temps de la rue de Lisbonne, au temps où son grand ami Fav, si souvent était là et lui chantait des chansons si drôles, des refrains si amusants en s'accompagnant au piano ou bien en le faisant galoper sur ses genoux.
Puis, c'étaient, à Neuilly, les leçons du jeudi, les leçons dans le grand salon pauvre. Et en été, quand le soleil égayait tout, des promenades ensuite, le long de la berge, le long de la Seine, seul à seul avec Fav, tandis que Nanette attendait, rue de Chézy, leur retour. En face, même en semaine, on entendait partir des îles voisines des airs tristes de danses populaires, joués par de maigres violons et de rauques pistons pleurnicheurs,—on apercevait des noces de petites gens, une robe blanche de mariée, des hommes en bras de chemise qui tournaient collés à leur dame. Et plus bas, vis-à-vis de ces énormes chênes dont les racines saillantes et rondes boivent, comme de gros serpents, l'eau noire de la rivière, il y avait un marchand de gaufres, des gaufres délicieuses, parfumées de vanille, et dont le sucre en poudre vous montait aux narines, vous desséchait la gorge...
Puis, avec l'âge, plus de Nanette. Des visites à Favierres quand cela lui plaisait. Des leçons de métier, de contrepoint, de fugue, des causeries amicales ou d'actives séances de piano à quatre mains.
Il avait beau chercher, plonger en sa mémoire, évoquer le voyage de Londres, évoquer Paris ou Neuilly, il ne se rappelait qu'un Favierres toujours affable, toujours ravi qu'il vînt, toujours affectueux, intéressant, enjoué, quoi qu'en eût dit cette gale de Marroy.
«Pauvre Fav!... pauvre Fav!... murmurait Charlie ainsi que d'un mort. Pauvre Fav! Qu'est-ce qu'il m'a fait?...»
Il s'arrêta de marcher, comme ahuri, confondu par la témérité de cette involontaire réflexion. Une éclaircie subite déchirait l'ombre en son esprit. Par-dessus le chaos de bataille où luttaient pêle-mêle ses préjugés et ses désirs, enfin une question lucide dominait tout de sa clarté.
Il répéta à haute voix, d'une voix violente et de défi:
«Eh bien oui, qu'est-ce qu'il m'a fait, en somme?»
Et il ajouta, il précisa:
«Oui, qu'est-ce qu'il m'a fait à moi?... à moi?...»
Il pesait sur ces derniers mots; il avait l'intuition que sa raison agile renaissait du néant, que son intelligence, enfouie sous des ruines, se dégageait, se redressait, toute vaillante, recommençait à le servir avec indépendance méthode et netteté.
«A moi, à moi? Il ne m'a rien fait!... Il ne m'a fait que du bien... Il n'a fait que m'aimer!..»
Et en lui jaillissait tout un flux d'arguments généreux, de déductions plus fortes et de preuves plus pressantes, à l'appui de ses sentiments.
Ce que Favierres avait fait? Charlie le savait bien. Mais est-ce que ça le regardait, ces affaires, ces amours? Mais avait-il donc le droit, le devoir et la charge de venger l'honneur conjugal, l'honneur de mari de son père? Etait-ce lui qu'on avait insulté? Etait-ce lui qu'on avait trompé? Et fallait-il qu'en tout ceci il prît hautement sa part de succession, sa part de déshonneur et de rancune jalouse? Fallait-il donc qu'il optât pour son père et contre sa mère, fatalement? Fallait-il donc qu'il détestât le plus cher de tous ses amis, parce qu'à cet ami sa mère s'était donnée et même que cet ami avait aimé sa mère? Et quelle loi, quelle autorité pouvait lui ordonner de modifier son cœur et de haïr quelqu'un qu'il ne haïssait pas?
«Voilà! songeait-il en reprenant fiévreusement sa marche... Voilà!... Toute la question est là!... Agir selon les convenances, les préjugés, l'usage... Ou agir humainement, simplement, franchement en être intelligent et libre... Eh bien, oui ou non, est-ce que je déteste Favierres?.. Oui ou non, malgré tout, est-ce que je lui en veux?... Est-que je puis même lui en vouloir?...»
Il n'osait se répondre, s'avouer d'un mot sa préférence. Il n'osait d'un seul mot trahir ainsi son père, le trahir davantage, cet homme qui était son père, son père au demeurant, il s'excitait à le redire,—l'excellent père à qui il devait tout: la vie tranquille et luxueuse, l'argent qu'il dépensait, le savoir qu'il avait,—le père dévoué qui chaque jour, depuis l'enfance, s'efforçait à lui plaire, à capter sa tendresse fuyante, à devenir aussi son confident et son ami.
Des phrases de mélodrame traversèrent sa mémoire, des tirades sur la voix du sang; et ses lèvres se soulevèrent d'un rictus aussitôt effacé.
Certes il n'osait pas se faire la réponse, se dire l'audacieux «non» que sa question appelait; seulement au fond de lui, une voix le proférait. Et cette voix n'était pas l'impérieuse voix du sang; la voix rapidement tue qui, l'après-midi, dans la rue, criait, par tout son être, revanche et flétrissure. Ou plutôt c'en était une autre. C'était la voix familière et magique, la voix du sang maternel triomphant, celle qui toujours l'avait guidé, celle qui se révoltait furieuse et blessée, quand, comme Marroy, rien qu'un peu, on critiquait Favierres, celle à qui, de tout temps, Charlie avait cédé, celle à qui il cédait encore.
Car sans rien conclure, sans rien résoudre, il pressentait confusément qu'il irait chez Favierres; il était convaincu qu'il y retournerait.
Machinalement il s'approcha de la lettre déposée au milieu du bureau. Il la palpait, la relisait et, d'un trait, il allait pour la déchirer.
Un restant de scrupule le retint. Il reculait comme ces femmes qui vont s'abandonner, mais que l'exécution effraie. Il s'imaginait le lendemain son arrivée chez Favierres, comment il lui serrerait la main, comment en sachant tout il le regarderait, et il se demandait ce que Fav peut-être penserait bien de lui, ce qu'il croirait peut-être.
«C'est égal... Ce sera raide... ce sera bizarre d'y aller!...»
L'hésitation le ressaisissait. Il aurait souhaité qu'on l'aidât, qu'on l'approuvât, qu'on le soutînt par des conseils. Il avait envie de consulter, fût-ce en mystère, sous forme de problème, sans désigner personne, et d'obtenir des avis impartiaux sur ce cas.
Mais à qui se confier? Des noms surgirent, les noms de ses plus proches.
Se confier à son grand-père qui tomberait en garde pour sauver la famille de ce nouveau danger, pour sabrer, à coups de discours, les impies inventeurs de ce nouvel attentat? A Germaine qui s'excuserait, la pauvre petite, par des baisers et des caresses, d'avoir mal écouté cette histoire anonyme, cette histoire compliquée de gens qu'elle ignorait? A Marroy l'impassible, à Marroy qui jugerait l'affaire avec dilettantisme, n'en serait pas ému, touché un seul instant, et par principe, par fun, conseillerait froidement les solutions extrêmes?
Tous répondraient en égoïstes, tous répondraient sûrement en ne songeant qu'à eux.
Charlie eut un haussement d'épaules agacé:
«Mais je suis fou!... Je suis stupide!... Est-ce que j'ai besoin d'eux?... Est-ce que, cent fois mieux qu'eux, je ne sais pas ce que j'ai à faire?... Est-ce qu'il y a quelqu'un qui le sache mieux que moi, qui y ait plus réfléchi? Allons donc!... Assez d'enfantillages, assez de faiblesses comme ça!... J'ai décidé d'aller chez Fav!... Ma conscience me le permet. Mon cœur le désire... Cela suffit. J'irai, voilà tout, c'est bien simple!...»
Il déchirait nerveusement la lettre en morceaux menus, menus, plus menus.
«Là, ça y est!» fit-il en ouvrant la fenêtre et en lâchant, par l'avenue noire, la poignée voltigeante des petits papiers morcellés.
Une fraîcheur qui fleurait la terre moite, l'humide verdure des arbres et la nuit, pénétra dans la chambre. Charlie aspira longuement cette forte brise nocturne et, penché au balcon, il examinait les blancs panaches des marronniers, se balançant parmi les feuilles, sous la lueur carrée que projetait la pièce.
Il éprouvait une molle impression de lassitude tranquille et de lutte finie. Il n'aurait plus à discuter, à se débattre avec lui-même, à séparer et à dompter ses sentiments déchaînés et contraires. Il pouvait rêver au hasard, se reposer enfin.
Il se souvenait de soirs semblables, de soirs identiques de printemps, où en bas, dans le hall, il surveillait sa mère, assise près du balcon de pierre, assombrie, la poitrine oppressée—et contemplant fixement, par delà les ténèbres, il ne sauvait quel être caché et attirant.
Il demandait alors:
—A quoi penses-tu, maman?
Mme Lahonce tressautait:
—A rien, mon enfant, à rien!
Charlie devinait maintenant à quoi, il devinait maintenant vers qui se tendaient jadis ces regards assidus. Pauvre mère! Pauvre Fav! Ils n'avaient guère été heureux sans doute! Toujours guettés, persécutés, traqués, se méfiant toujours de tout le monde, des amis et des inconnus, ils avaient dû s'aimer comme des faussaires, des assassins, comme des scélérats qui s'unissent en tremblant pour des forfaits ignobles. Leurs journées, durant ces quinze ans, s'étaient passées, craintives et prisonnières, dans des sortes de repaires d'amour, donnant sur des rues tristes, en des quartiers déserts; et la nuit, aux heures sombres de volupté pour tous, quand tous s'aimaient en paix, même les plus honnis et même les plus gueux, ils étaient demeurés exilés l'un de l'autre, attendant le lendemain, le moment de se rejoindre et de s'emprisonner ensemble.
«Et c'est cela leur crime!... C'est cela qui m'imposerait de mépriser maman, de la traiter de haut et de rompre avec Fav comme avec un gredin!... Oui, ce serait là le devoir, le véritable esprit de famille, la conduite d'un bon fils, la conduite comme il faut... Eh bien! non, je ne peux pas!... Je ne pourrai jamais!... Ces façons de justicier, de magistrat implacable, ce n'est pas dans mes cordes!... Qu'ils s'aiment donc, puisqu'ils s'aiment, puisque pendant quinze ans leur amour a résisté à tout!...»
Il eut malgré lui un sourire. Il comparait avec ses opinions anciennes, avec son dédain pour les gens passionnés et ce qu'il s'en disait, quelques heures plus tôt, en marchant par l'avenue d'Antin. Il murmura:
«Bah! j'ai changé! C'est tout ce que ça prouve... Est-ce ma faute d'ailleurs, si je me trompais? Est-ce ma faute si mon histoire avec Germaine ne m'avait rien appris, si ce n'est qu'une petite passade, un tout petit collage mondain? Est-ce ma faute si j'étais, avant d'avoir souffert et vu, dans l'état d'esprit de tous ceux de mon âge, dans l'état d'esprit de Marroy par exemple... si j'étais uniquement sur fond de théories?»
Il énonçait cela sérieusement, comme un vieillard qui parle de sa naïve jeunesse, d'erreurs lointaines et oubliées, de camarades d'antan dépassés de beaucoup.
Puis il ferma la fenêtre, tourna le bouton de l'électricité, et, entrant dans sa chambre, il se mit lentement à se déshabiller.
Au moment où il se glissait au lit, une voix en bas, une voix rude, cria:
—Porte s'il vous plaît!...
Et tout l'hôtel vibra du grondement de la voiture de Mme Lahonce qui rentrait sous la voûte.
«C'est maman! songeait Charlie... Va-t-elle venir?... Montera-t-elle me dire bonsoir comme d'habitude?»
Il attendit dix minutes, un quart d'heure, vingt minutes, les yeux ouverts dans l'ombre, l'oreille au guet. Mais nul bruit ne craquait dans la maison dormante.
«Oh! si elle venait, chuchotait Charlie, si elle venait, comme je l'embrasserais, cette pauvre maman, comme je lui ferais sentir par mes baisers qu'elle est toujours ma bonne dame, ma bonne dame que j'adore... que j'aime autant qu'avant!...»
Il ralluma pour regarder sa montre.
«Une heure! Elle ne viendra plus... Elle a peur de moi... Est-ce navrant!»
Il éteignit, s'enveloppa dans sa couverture, se pelotonna contre le mur, en une posture toute rassemblée.
Ses mains lui brûlaient moins. Sa tête lui pesait moins. Il s'en alla vers le sommeil avec une sensation de légèreté sereine, de claire et douce sécurité, comme on fait, à la veille des lendemains bien réglés et certains. Il n'était plus anxieux. Il connaissait son rôle, il savait comment le remplir.
Car l'indulgence qu'il aurait, ce ne serait ni l'indulgence pédante, philosophique et froide qu'inspirent les systèmes, l'idée que rien n'est mal et que tout est permis; ni celle que nous suggèrent, dans les moments de drame, notre sensiblerie douillette ou nos nerfs éprouvés.
Ce serait la ferme et clairvoyante indulgence virile, l'indulgence du cœur qui aime et qui comprend.