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Charlie

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IV

Dehors, Favierres fit quelques pas dans la rue de Lisbonne, puis, tournant à gauche, il remonta lentement le boulevard Malesherbes, se traînant, frôlant les maisons, comme par un besoin vertigineux de s'appuyer, de se dissimuler, de n'être pas seul et en vue sur le vaste trottoir blanchâtre que rayaient de larges taches noires les ombres projetées des arbres.

Il avait résolu de rentrer à pied chez lui, très loin, en plein parc de Neuilly, de se réconforter l'esprit par cette grande marche silencieuse, de se fatiguer un peu sa douleur dans la solitude et la nuit fraîche.

Mais, arrivé place Malesherbes, ses jambes ployaient de lassitude, mollissaient comme après une course trop longue. Il aperçut, en une apparition décourageante, l'immense ligne droite et sombre des espaces qui lui restaient à parcourir avant d'atteindre la rue de Chézy,—toutes ces minutes et ces minutes à vivre avant de gagner son lit, le sommeil, l'oubli,—et il n'eut pas l'énergie de continuer. Il héla un fiacre, donna son adresse:

—132, rue de Chézy... au coin du boulevard Bineau, à peu près..

Puis il s'installa pour le voyage, s'accota dans un coin, les paupières fermées, la tête ballottée au gré des cahots, essayant de dormir à la fois et de se figurer ce qui advenait là-bas des affreuses choses de tout à l'heure.

Il cherchait à s'imaginer avec précision où était à présent Hélène, dans quelle chambre, si elle pleurait, la pauvre enfant aux abois, et comment elle ripostait, dans son trouble, aux écrasantes phrases de vertu, de morale, de réprobation que tour à tour Lahonce ou M. Brodin devaient lâcher sur sa passion en détresse, du haut de leurs droits reconquis.

Il aurait voulu être auprès d'elle, dans ces instants de péril, pouvoir la protéger, de sa force de mâle, contre ses agresseurs concertés, lui souffler ces répliques de révolte, ces répliques d'insoumission et de haine qui démontent l'ennemi, rompent les préliminaires de paix, brûlent sous le venin de l'insulte la fleur de pardon qui allait fleurir. Il souhaitait qu'elle eût le courage, même battue, prisonnière, aux mains des vainqueurs, de se garder à lui pareille, de ne rien abandonner de sa puissance et de sa volonté d'aimer; et en pensant qu'elle était peut-être maintenant à céder, à se repentir, à livrer par crainte leur amour, il poussa un soupir d'accablement long comme un bris de vague, il sentit un afflux de larmes qui soulevaient de leurs eaux lentes ses paupières à demi fermées.

«Comme elle m'aimait! Comme elle m'a aimé! songeait-il ainsi que d'un passé révolu et défunt... Comme elle m'a aimé!»

Et il se rappelait le premier jour de cette époque bienheureuse et finie, le premier soir où, chez Mme de Jehandy, il avait été présenté à Mme Lahonce.

Il venait alors de remporter son premier grand succès avec cette cantate d'Hymnis, jouée au concert de la Société artistique et qui, d'un coup, à trente-cinq ans, lui avait assuré cette renommée copieuse et tranquille où il vivait depuis lors, ses authentiques lettres de noblesse dans l'aristocratie des musiciens connus.

Tout de suite, au premier regard, aux premiers mots, il avait deviné qu'il plaisait à Mme Lahonce; et il s'était de même facilement laissé séduire par cette jolie femme élégante, aux paroles savamment complimenteuses, aux larges yeux humides, tendres et sans défense.

Sur sa prière, il lui avait, le surlendemain rendu visite, il l'avait revue ensuite en une seconde soirée. Ils causaient d'abord musique, car Mme Lahonce était douée d'une intuition musicale très délicate, possédait un talent de pianiste naturel et aisé. Mais bientôt, dans leurs regards, ils avaient lu une harmonie autrement simple et violente que celle des mélodies dont ils parlaient: l'harmonie des désirs fervents et qui se veulent. Il s'était enhardi à lui dire qu'il l'aimait. Elle ne s'était pas offensée, pas marchandée, accédant toujours à toutes ses demandes; et au bout de deux semaines elle s'était donnée, généreusement et instinctivement offerte, parmi des pleurs soulagés, dans une hideuse chambre d'hôtel, choisie par lui au hasard, à l'improviste, un soir de fin d'hiver, après une promenade à deux dans des quartiers lointains et misérables.

Au commencement, il ne l'aimait pas. Il la prenait uniquement parce qu'elle était jolie, complaisante, et il n'accordait aux rendez-vous que le temps de ses loisirs; il évaluait l'aventure, d'après la rapidité de l'abandon, comme une de ces liaisons agréables et fragiles qu'on brise aussi vivement qu'on les a contractées.

Mais peu à peu il se sentait davantage captivé, touché par la sincère affection que lui prodiguait Mme Lahonce, par la dévotion de cœur qu'elle lui révélait plus audacieusement à chaque rencontre.

Il comprit tout à coup quelle erreur de fatuité il avait commise en dédaignant jusque-là une tendresse si ardente en sa discrétion; et un matin, comme Mme Lahonce arrivait au rendez-vous, il se jeta à ses genoux, lui confessa, en lui embrassant les mains, sa honte de l'avoir tant méconnue, implora, ainsi qu'un enfant fautif, son pardon. Elle répondit d'un ton mélancolique: «Oui, je ne vous disais rien... Mais je m'en apercevais bien... je savais bien que vous m'aimiez mal!...» Ils terminèrent la journée, chastement, sans presque parler, à se regarder, à se reconnaître, comme une pure journée de fiançailles. Et, à partir de ces aveux, ç'avait été entre eux la haute et supérieure union que crée, nourrit, et fortifie dans les cœurs aimants, la passion sûre et réciproque.

L'amour vrai a sur les désirs cette supériorité qu'il est actif, inquiet et ambitieux. Tandis que les désirs sont bornés et lâches, satisfaits aussitôt qu'assouvis, l'amour paraît aux amants toujours mécontent, toujours au-dessous de ce qu'il espérait, toujours resté trop loin d'où il voulait attendre. C'est comme une œuvre d'art exigeante et jamais achevée à laquelle travaillent continuellement, dans le bonheur ou dans l'angoisse, deux artistes associés; c'est un chef-d'œuvre que ne se lassent jamais d'orner et de ciseler ceux qui se sont jurés un jour de le parfaire.

Favierres et Mme Lahonce passèrent ainsi les deux années qui suivirent à rendre leur passion plus belle et plus charmeuse. Ils se donnèrent d'abord l'un à l'autre ce qui manquait à chacun; ils se rapprochèrent graduellement dans une perfection semblable où ils s'appliquaient tous deux, sans relâche.

Mme Lahonce était un peu frivole, avait fréquemment sur les personnes, sur les choses de la vie, des opinions superficielles, mondaines, dénuées de recherche; et elle subit de bonne grâce les remontrances que Favierres lui en faisait, l'habitude à laquelle il la pliait de scruter les âmes et les intentions, de ne juger les gens qu'avec réflexion, sur leur valeur intime et non sur leurs dehors.

Et, de son côté, le compositeur se corrigeait progressivement de tous ses préjugés haineux, de cet égoïsme et de cette irritabilité d'homme de métier, de cette involontaire et méprisante aversion pour le monde qui, bien des fois, avaient choqué Mme Lahonce. Elle le voulait doux, indulgent, affable; et il le fut. Elle désirait qu'il allât dans les maisons qu'elle fréquentait; et il s'y montra. Elle avait enfin demandé qu'il se présentât au cercle dont tous ses amis, à elle, étaient; et il fit admettre sa candidature.

Après un an de liaison, ils s'étaient, de cette façon, délivrés, dépouillés de toutes ces rugosités de caractère, adverses et natives, qui sont, de coutume, entre amants, la cause cachée des blessures et des froissements pernicieux. Ils devenaient de jour en jour plus proches, plus en accord, plus à l'unisson, puisque leurs pensées étaient maintenant désarmées contre l'entente sans cesse renouvelée qui scellait leurs deux cœurs; et un moment vint où ils s'aimèrent comme deux époux fidèles,—comme deux époux dévoués qui se sont cherchés, choisis et adoptés, pour traverser la vie ensemble.

Le petit appartement du boulevard Péreire où, tous les jours, Mme Lahonce voyait son ami, ne ressemblait en rien à une garçonnière. Il l'avait meublé, sur ses indications, de meubles sobres, d'étoffes gracieuses et sans éclat; et chaque semaine, Mme Lahonce ajoutait à cet air d'intérieur choyé, à cet air habité et de home qu'avait l'appartement, en apportant de menus objets, des bibelots de toilette, des passementeries et des ornements qui signaient les meubles, les murailles, comme de sa signature personnelle.

Dans une des pièces, un piano se dressait sur lequel Favierres exécutait ses compositions nouvelles, pour les soumettre au jugement attentif de Mme Lahonce, ou bien travaillait, improvisait en l'attendant.

Il lui lisait aussi les articles de critique musicale qu'il donnait à la Lyre moderne, discutait avec elle si elle n'approuvait pas, ne publiait jamais une ligne sans avoir eu son avis préalable.

De sorte que le temps qu'ils n'employaient pas à s'aimer, ils le passaient à s'entr'aider, à être amis l'un pour l'autre, à se grandir dans l'intérêt de cette tendresse qu'ils souhaitaient cultivée toujours par des mains plus dignes et plus enviées.

Pour ne pas troubler ces heures de paix, ils étaient convenus cependant de ne parler que le moins possible de ce qui les empêchait de s'appartenir entièrement: Hélène de son mari, Favierres de sa femme. C'étaient, pour eux, les personnages mauvais que ces êtres trompés et haïs, les ombres funestes et douloureuses dont on n'ose pas prononcer le nom.

Ni de la confiance de l'un ni de la docilité de l'autre, Favierres et Mme Lahonce ne pensaient avoir quoi que ce fût à craindre. Mais ils préféraient se taire l'existence de ces ennemis, les omettre dans leurs propos, n'évoquer que par nécessité ces personnes, symboles de gêne et de servitude.

Et s'ils mentionnaient quelqu'un qui ne fût pas eux deux, ils causaient alors le plus souvent du petit Charlie, de l'affectueux et admiratif petit Charlie, qui adorait Favierres presque à l'égal de sa mère, et que le compositeur s'était pris à chérir comme son enfant, par amour même de Mme Lahonce.

«Mais non!... Non, c'est impossible!... Non, cela ne se peut pas!» murmurait Favierres qui ne voulait pas croire à l'inconcevable fin de ces joies, de toute cette vie de bonheur secret, de toutes ces béatitudes perdues, que rien ne remplacerait.

«Non, non, c'est impossible... Elle me reviendra... Il le faut... Elle saura... Elle est brave... Elle trouvera moyen!...» répétait-il d'une voix rauque, détrempée par les sanglots. Et il s'enfonçait dans le front ses ongles, comme pour arracher, déchirer l'horrible conviction contraire qui le ravageait là-dessous.

Mais la voiture tournait à gauche, s'arrêtait, les roues grinçant aux pavés du trottoir, devant la grille grise d'une maison silencieuse.

Favierres descendit, paya le cocher, et ayant poussé la lourde porte de fer, il s'avança d'un pas pesant, le long de l'étroite allée cailloutée qui menait à sa maisonnette.


C'était une petite bâtisse à un étage, blanchâtre, maigre et comme étouffée entre les deux murailles de moellons jaunes dont la dominaient, à droite et à gauche, les vastes propriétés voisines.

En bas, une large pièce, servant de salon et de cabinet de travail à Favierres, s'ouvrait par deux hautes portes-fenêtres à petits carreaux dépolis, sur un jardinet en boyau,—un boyau moins resserré pourtant que l'avenue de l'entrée et divisé en deux portions distinctes: la partie de devant plantée d'arbustes à fleurs et de deux frêles châtaigniers, la partie d'arrière faite de terre brune où poussaient quelques légumes rares, bordée de fils de fer, de treillages quadrillés où s'enchevêtraient des ramures de poiriers, de pommiers et des branches minces de vigne. Alentour serpentait une allée recouverte de cailloux criants et fins; et au fond un mur sale bornait tout l'horizon.

En pénétrant dans le salon, Favierres jeta sur un divan son paletot, son chapeau; puis, après avoir allumé les appliques du piano, il se laissa choir dans un fauteuil, les jambes croisées, et à la lueur solitaire et funèbre des bougies, qui montrait l'obscurité des choses plus qu'elle ne l'éclairait, il se mit à examiner rêveusement cette pièce familière, comme le réclusionnaire inspecte la cellule inconnue où ses jours doivent passer, loin de tous, sans fin et dans la peine.

Il contemplait, avec une stupeur désespérée, ces vulgaires meubles de palissandre, ces étoffes usées à des endroits, et par terre la peau de tigre à dentelures de drap rouge, dont la tête défoncée s'aplatissait piteusement, comme assommée à coups de talon. Il se disait qu'il vivrait toujours ici désormais, parmi ces objets vilains et pauvres, que ce serait là qu'il demeurerait toujours captif—captif du malheur, captif de sa souffrance.

Et tout à coup, comme il entendait un piétinement à l'étage supérieur, dans la chambre de Mme Favierres, il se rappela sa femme, celle qu'il lui faudrait subir jusqu'à la mort, celle qui serait jusqu'au bout pour lui la gardienne, la geôlière, la spectatrice exaspérante et forcée de sa captivité.

«Ah! si seulement j'étais seul, si je pouvais être seul... S'il n'y avait pas celle-là par-dessus tout!»

Jamais autant qu'en ce moment il ne l'avait abhorrée, jamais il n'avait désiré d'une façon aussi nettement criminelle, aussi fermement scélérate, sa disparition totale, son départ sans retour.

Depuis longtemps, cependant, il ne l'aimait plus. Depuis longtemps déjà, il l'avait réduite au rôle subalterne de gouvernante, d'intendante de son logis; et s'il était flatté qu'on lui fît des visites, qu'on lui rendît les politesses dues à la femme d'un homme considéré, il évitait par contre de l'emmener chez ses amis mondains, esquivait pour elle les invitations, ne voulait pas qu'elle lui causât la crainte continue des agacements, des humiliations, en exhibant dans les dîners, les soirées, la médiocrité de sa mise, la timidité de ses manières, toute sa gaucherie enfin de ménagère défraîchie et bourgeoise.

«Oui! songeait-il, en marchant sous l'excitation de la rêverie... Oui, si j'étais seul, si j'étais libre... Si je ne l'avais pas épousée... Mais voilà!...»

Il se souvenait comment, de degrés en degrés, il était descendu avec elle au mariage, en faisant d'abord sa maîtresse—une maîtresse de hasard trouvée parmi les choristes d'un concert du dimanche où elle chantait, sa semaine de travail chez un couturier terminée—une maîtresse qu'il comptait garder quinze jours, un mois, et qui lui était restée pour la vie; il se souvenait comment, en somme, il l'avait aveuglément épousée, six ans auparavant, juste après la mort de sa mère, par peur de la solitude, par inexpérience veule et par découragement.

«Ah! si j'avais su... si j'avais su!»

Et il revoyait, heure par heure presque, la progressive déchéance de cette Valérie Grimart devenue, par l'aide des circonstances, Mme Favierres, Mme Favierres pour toujours.

Encore, avant de connaître Mme Lahonce, il n'était que froid envers la pauvre créature, dédaigneux et sans égards. Il lui en voulait d'avoir entravé, terni son existence brillante d'un lien grotesque et superflu. Il lui en voulait de ne plus pouvoir l'aimer, de l'apercevoir telle qu'elle était, telle que la lui dévoilaient l'habitude et le temps: flétrie, commune, banale de goûts, de façons, de tendresse, et soumise en servante à ses grossiers ouvrages.

Mais du jour où il avait commencé à chérir réellement Hélène, sa froideur s'était changée en haine, son dédain en mépris. Il avait malmené sa femme par amour, l'avait détestée de toute la vigueur de sa passion, l'avait torturée comme par une superstition sentimentale et vengeresse—comme si chacune des duretés, des méchancetés réfléchies dont il la tourmentait eût été une offrande de cœur à Mme Lahonce, une action de grâces à l'amie préférée. Et peu à peu même, dans cet esprit de fanatisme amoureux, il en était venu à rougir des mouvements de pitié, des velléités de regret que lui inspirait parfois la résignation servile et muette de sa femme sous les outrages et les cruautés. Il éprouvait des remords de l'avoir embrassée plus affectueusement après une algarade trop vive, de l'avoir paternellement consolée si elle pleurait tout d'un coup; et le lendemain ou quelques heures plus tard, il ressentait un besoin craintif de racheter ces défaillances, ces manquements à Mme Lahonce, par un redoublement de sévérité grincheuse et d'insultante tyrannie.

«Allons, conclut-il, une cigarette encore avant de dormir!»

Il s'était approché du piano pour allumer sa cigarette, mais soudain, comme hypnotisé, il demeura à contempler une de ses bagues qui reflétait la lueur des bougies et fulgurait dans l'ombre,—un anneau tressé d'or et de platine, que censément Charlie lui avait donné, pour sa fête, le mois précédent. Charlie! Un aussi qu'il ne reverrait plus, dont il ne sentirait plus autour de son cou les bras embrasseurs et gamins, dont il n'aurait plus les gentils baisers fougueux, dont il n'aspirerait plus la douce haleine d'enfant toute neuve et framboisée. Et il l'appelait tendrement, murmurait inconsciemment:

«Mon petit Charlie!... Mon bon vieux Charlie!...»

Un bruit de savates claquantes dans l'escalier, un bruit de savates qui descendaient, lui fit brusquement redresser la tête.

La porte du salon s'ouvrit et sur le seuil parut une chétive forme en chemise blanche: Mme Favierres. Elle tenait à la hauteur de ses yeux éblouis un bougeoir de cuivre, et avec l'ample gaine ballonnée de sa chemise blanche, le fichu brunâtre qui encerclait sa petite figure pâle, bouffie, cireuse, et l'encadrement de ses bigoudis qui se tordaient comme de gros vers noirs au-dessus de son front mou, elle semblait ainsi la personnification de la disgrâce nocturne, elle réalisait toute la laideur sacrilège que vouent impudemment à la Nuit les femmes lassées par l'âge et sans coquetterie.

—Tu ne viens pas te coucher? demanda-t-elle... Voilà un quart d'heure que je t'entends marcher... Tu vas te faire du mal, tu vas attraper froid, mon ami! Tu ne veux pas monter, dis?

Favierres la considérait fixement, comme pour aviver à cette burlesque hideur sa répulsion coutumière.

—Non, je ne monte pas, dit-il enfin... Quand je jugerai à propos de monter, je monterai... Je te prie de me laisser tranquille...

Elle était tout près de lui et haussant davantage son bougeoir:

—Qu'est-ce que tu as donc, mon chéri?... Mais tu as les yeux tout rouges!... Tu as pleuré?... Qu'est-ce qu'il t'est arrivé, dis-moi?... Je t'en prie, mon pauvre chéri, qu'est-ce que tu as?...

Favierres battait le sol du pied, contenait son énervement, sans répondre.

Mme Favierres insista:

—Tu as du chagrin?... Dis-moi ce que c'est!... Je pourrai peut-être te consoler... Tu as de la peine, j'en suis sûre!...

Et Favierres gardant le silence, elle poursuivit d'une voix pressante où il n'y avait pas que de la compassion, mais aussi comme un espoir:

—Je t'en prie, dis-moi, dis-moi!... Je ne veux pas que tu souffres... C'est sans doute ces dames, tes amies, ces belles dames, quoi! qui t'ont fait de la peine... C'est sans doute elles qui...

Favierres asséna un coup de poing sur le piano dont les cordes gémirent sourdement.

—Je te défends de dire cela! hurla-t-il. Je te le défends, tu entends... Ces belles dames!... Je t'interdis de me parler jamais de ces choses-là... sur ce ton-là!... Je te défends de parler de ce que tu ignores, de femmes que tu ne connais seulement pas, tu entends, tu entends?...

Il l'avait saisie par le bras, comme une voleuse, et la traînait vers la porte:

—Allons! remonte!... Laisse-moi!... Et tâche de ne plus recommencer!...

Mme Favierres, affolée, obéit, et tandis que le clapotement de ses savates gravissait marche à marche l'escalier, s'éloignait, cessait complètement, le compositeur retourna au piano pour y rallumer sa cigarette éteinte.

Sa main tremblait, manquait la flamme, mais il se sentait tout ragaillardi par ses représailles brutales, tout fier d'avoir vengé du soupçon sa parfaite et irréprochable amie.

Il fuma une seconde, une troisième cigarette, retenu par l'horreur de ce qu'il savait l'attendre là-haut, n'osant monter par peur des scènes, des pleurs, de toute cette douleur sans beauté dont il ne pourrait s'émouvoir.

Mais quand, vers deux heures, épuisé par la fatigue et l'inquiétude, il se décida à regagner la chambre conjugale, tout de suite il fut rassuré.

Mme Favierres dormait, et les bruyants soupirs qui scandaient sa respiration régulière, convulsions suprêmes des sanglots étouffés, les longs soupirs qui bruissaient par sa bouche entr'ouverte attestaient la loyauté de son sommeil.

Favierres pourtant se pencha sur elle, voilant de la main l'éclat du bougeoir qu'il portait.

Elle n'était plus cireuse et pâle maintenant sous les serpents des bigoudis, la petite face molle de Mme Favierres; elle était rouge, balafrée de rayures roses, pourpre surtout aux paupières, aux narines qui luisaient comme graissées, polies par les larmes; et sur sa figure, tout à l'heure si laide et ridicule, la souffrance avait mis son charme attendrissant.

Favierres eut un élan subit de remords, de pitié véritable. Il songeait à ce que c'est que de souffrir du cœur, et il plaignait enfin ce mal qu'il connaissait.

«Pauvre femme!... Pauvre malheureuse!... Pourquoi faut-il que les gens se martyrisent les uns les autres?... Pourquoi toutes nos douleurs font-elles d'autres douleurs?»

Il se penchait, s'inclinait plus, poussé par un sentiment de fraternité égoïste, de communion dans le chagrin, et ses lèvres finirent par se poser doucement sur le front moite de sa femme assoupie.

Elle se réveilla à demi, sursauta d'un restant de terreur.

—Hein! quoi! C'est toi?... Qu'est-ce qu'il y a?...

Il la maintenait d'un geste cordial en sa posture de repos:

—Rien, rien... Je t'embrassais... Je te demandais pardon!

Elle lui tendit sa bouche dans un sourire heureux, et il embrassa encore bravement ces lèvres désaimées et désertées, ces lèvres toutes brûlantes et salées par les pleurs.

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