Comment je suis arrivé à croire : $b confession d'un incroyant
IX
LA RAISON ET LA FOI
Pendant longtemps j’ai considéré la raison comme un juge sans appel, devant lequel il fallait toujours s’incliner, attendu que contester sa compétence, c’était encore la reconnaître, puisqu’il n’y a pas moyen sans elle d’argumenter contre elle.
Et je croyais cet argument irréfutable.
Plus tard, je réfléchis qu’il y avait plus d’une question préalable à vider.
Qu’est-ce d’abord que la raison ?
N’est-ce pas un mot sur lequel on a déraisonné beaucoup plus que de raison ?
Est-ce une faculté aussi simple qu’on le dit ? Est-ce une reine absolue, et n’a-t-elle pas auprès d’elle des conseillers, sans lesquels elle ne peut rendre, suivant les cas, de verdicts parfaitement valables ?
On enseigne aux élèves de philosophie que la raison est la faculté pour notre esprit de voir au-delà de l’apparence des choses, de comparer, de juger, en un mot de raisonner. On leur apprend, en outre, que c’est une des trois facultés de l’âme ; les deux autres sont la sensibilité et la volonté.
Nous sommes donc en présence d’une trinité psychique dont on a distingué les membres pour les besoins de l’analyse, mais qui n’en constitue pas moins un bloc indivisible.
Pour moi, je pense que l’âme a son instinct comme le corps, pour la prémunir de certains dangers que la raison ne saurait lui montrer, ou pour lui faire apercevoir des vérités qui, autrement, lui resteraient cachées. Cet instinct, qui procède de la sensibilité ou sentiment, est en quelque sorte le prolongement de la raison, sa partie ailée, la plus essentielle pour un certain ordre de connaissances.
Quand il s’agit, par exemple, du grand problème de notre origine et de nos destinées, vouloir que l’homme l’aborde avec la raison pure, la froide raison, c’est vouloir qu’un soldat aille au combat à moitié désarmé. C’est le priver de son arme la meilleure, car le sentiment qui marque la direction à suivre, qui synthétise le but avant qu’on puisse l’apercevoir, porte plus loin que la simple raison. Celle-ci peut lui servir de modérateur, mais elle serait folle de ne pas user de sa flamme et de sa lumière.
C’est dans cet ordre d’idées que M. Ollé-Laprune dit : « Le vrai philosophe pense avec son être tout entier. Il pense, en faisant concourir à sa pensée et l’imagination et le sentiment, et d’une certaine manière l’organisme même, car il pense en homme et humainement. Il pense en s’appuyant sur le sol qui le porte, en demeurant en contact avec l’humanité dont il fait partie, avec les vivants, avec les morts ; la pensée d’autrui, la pensée du genre humain, grâce à la parole, lui sont présentes et entrent dans sa substance. Il pense enfin, attaché à Dieu, principe, soutien, lumière, règle de toute pensée… Qu’on aille à la recherche de la vérité avec une âme mutilée, c’est ce que je ne puis comprendre… »
Le rationalisme qui, en fait, est la négation brutale de toute religion, est, en théorie, la prétention d’obliger la religion à donner la preuve des vérités qu’elle enseigne. Il n’y a pas, dit-il, deux ordres de connaissances : la science et la foi ; les articles de foi ne sont pas admissibles sans un certificat de la science.
En quoi le temps et la réflexion m’ont fait voir qu’il commettait une grosse erreur, en méconnaissant les droits du sentiment et en voulant faire juger à la raison pure des questions qui ressortent du tribunal tout entier.
dit Racine le fils, entendant évidemment par ce mot l’action combinée de la raison pure et du sentiment. Les théologiens ne sont pas tout à fait de son avis ; ils pensent que la raison peut produire un état favorable à la foi, mais qui doit être fécondé par la grâce.
Qu’on le veuille ou non, l’âme est invinciblement portée à une synthèse suprême, à une foi quelconque. Pour arriver à la meilleure, ce n’est pas trop de toutes les facultés de l’esprit et du cœur. Il faut de plus, croyons-nous, quelque humilité personnelle, ce qui se rapproche de la thèse des théologiens ; et le Moyen Age, ce siècle de soi-disant obscurantisme, montrait plus de connaissance de la nature humaine que les novateurs modernes, quand il disait :
Nulla ratio si non sit oratio ;
il n’y a pas de raison sans oraison ; ce qui signifie simplement que la raison s’égare si elle ne reconnaît pas un principe supérieur et ne sait pas s’humilier devant lui. L’oraison est aussi une sorte de retour sur soi-même : recogitatio ; en sorte que ce mot veut dire à la fois prière et réflexion.
La raison, telle qu’on la conçoit de nos jours, qui refuse de s’incliner devant un Être supérieur, qui prétend se passer de lui et ose tenir pour non avenues les traditions de foi des générations précédentes, est exactement le contrepied de la haute raison d’autrefois qui priait et réfléchissait. Elle n’est pas autre chose, en définitive, que la déification du moi, et comme il n’y a rien de si dissemblable que le moi, comme la raison pour chacun est sa propre raison et non pas celle du voisin, on conçoit la confusion et le désordre qui doivent résulter d’un pareil système.
Les catholiques ne repoussent pas la raison, mais seulement son emploi exclusif et surtout son rôle dominant dans la recherche de la vérité. Ils disent que la religion vient de Dieu comme la foi, et qu’il n’y a pas, qu’il ne peut pas y avoir entre elles de véritable désaccord. Ils enseignent qu’il y a deux ordres de connaissances, qu’on arrive aux uns par la raison, et aux autres par la foi.
Ils font observer que les actes de foi sont la monnaie courante de l’existence, et que les plus savants eux-mêmes sont obligés d’en faire constamment, n’ayant ni le temps ni parfois la possibilité de vérifier les conclusions qu’ils ont adoptées sur la foi d’autrui. En dehors des physiciens, combien, par exemple, peuvent se rendre compte du nombre incroyable de vibrations que représentent la chaleur, la lumière et l’électricité ? Et en dehors des astronomes, combien ont de sérieuses raisons de croire que la terre tourne autour du soleil, et que l’univers est peuplé d’une infinité de mondes, dont le nôtre peut à peine donner une idée ! Par suite de quoi, on a bien raison de dire que la science exige encore plus d’actes de foi que la religion.
Ici encore il nous faudrait insister sur la prodigieuse marque d’orgueil que donnent ceux qui prétendent aujourd’hui, avec leur parcelle de raison, ne pas avoir à tenir compte du majestueux ensemble des traditions du passé.
Celui-ci pourrait, en se plaçant sur leur propre terrain, répondre qu’il a donné le plus bel exemple de l’exercice de la raison humaine : celui de cette même raison sachant se brider elle-même, s’assujettissant volontairement à certaines règles, dont elle a reconnu la justice et l’utilité.
Est-ce que la raison ne trouve pas partout, dans ses propres réflexions comme dans le spectacle des faits, des motifs de se brider ?
Quelle est la plus raisonnable, de la raison qui ne veut reconnaître aucune limite, aucune supériorité, aucune mesure, ou de celle qui, convaincue par l’étude d’elle-même, par le sentiment de son impuissance, par l’expérience de la vie, s’incline devant la majesté et la puissance de l’inconnu, tient compte des traditions, accepte les mystères, subit l’influence religieuse ?
Il est évident qu’une foule de choses sont au-dessus de notre intelligence.
Cependant nous sommes pressés de savoir, de connaître, de relier le visible à l’invisible, la matière à l’esprit. La foi est une nécessité de notre esprit, un besoin de notre cœur. La foi, c’est la confiance en Dieu, le repos dans un état d’esprit supérieur. C’est une sorte de vie surnaturelle.
La preuve en est dans le fait qu’elle a poussé spontanément partout où il y a eu une société humaine.
N’est-ce pas la plus haute raison que celle qui nous dit : Acceptez celle des religions qui vous paraîtra la meilleure — qu’elle soit le produit d’une révélation, ou seulement le produit de la sagesse et de l’expérience des siècles ?
En examinant de plus près les deux facultés maîtresses de l’âme : la raison et le sentiment, il me parut qu’elles correspondaient à deux besoins également puissants : celui de raisonner et celui de croire. Ces deux facultés se suppléent parfois l’une l’autre, mais il est rare qu’aucune d’elles se laisse complètement étouffer. Le malheur est que chacune a des partisans exclusifs.
Quand la raison s’éveille et commence à se posséder, il est difficile d’échapper à ses ivresses et à ses entraînements, et l’on est toujours disposé à lui sacrifier la part de l’autre légitime maître du logis. Plus tard, celui-ci se fait apprécier à son tour et reprend ses droits. Les épreuves de ce bas monde, auxquelles personne n’échappe, donnent naissance à des pensées et à des aspirations que la raison ne peut satisfaire et provoquent une révolution morale dans laquelle le sentiment religieux prend sa revanche et empiète même quelquefois sur le domaine de la raison. Heureux ceux qui savent s’arrêter au point juste et maintenir l’équilibre entre ces deux souverains de l’âme humaine !