Comment je suis arrivé à croire : $b confession d'un incroyant
VI
LES MYSTÈRES
Le premier mouvement de l’esprit est de s’insurger contre le mystère. Comme il est un défi à notre raison et que notre raison est très orgueilleuse, elle cherche d’abord à le nier. Mais rien n’est plus opiniâtre que le mystère. Il revient sous toutes les formes comme pour nous narguer au logis, dans la rue, en voyage, partout. Un commis-voyageur rationaliste, à qui l’on venait de servir un œuf à la coque, à une table d’hôte, et qui le dégustait en niant tous les mystères, s’entendit interpeller par un autre voyageur qui lui cria :
— Vous en avez un dans votre assiette
— Comment cela ?
— Et oui, un œuf : d’où vient-il ?
— D’une poule, parbleu.
— Et la poule ?
— D’un œuf.
— Qui a commencé de l’œuf ou de la poule ?
Notre homme, d’abord interloqué, finit par trouver cette réponse :
— Ni l’un ni l’autre : ce sont deux types éternels symbolisés par le serpent égyptien qui se mord la queue.
— Peut-être, répartit l’interlocuteur, serait-il plus simple de dire que vous n’en savez rien — ni moi non plus — que de remplacer le mystère de l’œuf par un autre encore plus grand.
Je me souviens qu’au temps où j’étais capable de déraisonner tout aussi bien que notre commis-voyageur, causant des mystères de la religion chrétienne avec un vieil aumônier militaire de mes voisins, je ne lui cachai pas que ma raison en était révoltée. Il me répondit doucement :
— Quand l’expérience vous sera venue avec l’âge, vous verrez les choses autrement et vous comprendrez plus ou moins ce que vous ne pouvez comprendre aujourd’hui.
Il voulut parler d’autre chose, mais j’étais entêté, et je le ramenai à mon sujet, en lui disant que je n’admettais pas les choses qui déroutaient la raison humaine, la sienne comme la mienne.
— Les mystères déroutent notre raison, répondit-il : la belle affaire ! Est-ce que le plus simple coup d’œil sur la nature ne la déroute pas perpétuellement ? Vous n’admettez pas Dieu et homme tout ensemble. Est-ce que nous ne sommes pas corps et âme tout ensemble ? Le comprenez-vous mieux ? Est-ce que vous savez pourquoi les tisanes calment les malades, pourquoi l’opium fait dormir et pourquoi l’arsenic tue ? Et, au lieu de trouver là un motif d’humilité, cette pauvre raison humaine va s’enivrant toujours d’un nouvel orgueil. — A cet orgueil, la religion oppose le mystère. Elle lui montre ainsi une fois de plus qu’elle procède d’inspirations différentes, ne suit pas la même route et tend vers un but plus élevé. La raison cultive la terre, la religion montre le ciel. La religion s’adresse à l’âme : elle désaltère en nous la soif du sublime et de l’infini. Il lui faut un langage à la hauteur de son but. Si elle n’est pas mystérieuse, incompréhensible dans ses dogmes, elle n’est plus la religion. L’homme n’adorera jamais ce qu’il comprend. Il n’est pas dominé par ce qui n’est qu’à sa hauteur. Il n’y a pas de Dieu pour lui, si ce Dieu ne se tient pas à une hauteur infinie, environné de nuages impénétrables. Il faut qu’en inspirant la vénération et l’amour, la religion inspire aussi le respect et la crainte.
Ce discours me parut étrange et je répliquai par des arguments que je croyais irréfutables, et que je n’ose plus répéter aujourd’hui, tellement je leur trouve un caractère de banalité et peu concluants en l’espèce.
Le vieux prêtre finit par me dire :
— Mon ami, vous êtes trop pointu ; j’attendrai que le roulement de la vie ait émoussé vos angles.
Il a fallu du temps, en effet, pour me faire comprendre le peu de compétence de la raison pure dans les questions religieuses, et combien les fondateurs des anciennes religions — en laissant de côté la question d’origine divine — connaissaient mieux la nature humaine que les néo-philosophes de nos jours.
M. Guizot rappelle quelque part les problèmes naturels qui pèsent sur l’âme et sont le fondement de toutes les religions. Il réfute ceux qui veulent abolir le surnaturel, « car la croyance au surnaturel est un fait naturel, primitif, universel, permanent dans la vie et l’histoire du genre humain. Là où la croyance au surnaturel disparaît, la croyance à Dieu disparaît aussi. La science humaine est-elle compétente sur la question du surnaturel ? Reconnaître qu’il y a certaines choses qu’elle ne peut savoir devrait être le premier mot de la science, et c’est lui rendre service que de la ramener dans son domaine quand elle en sort[5] ».
[5] Méditations, I, 1re série.
On a vu plus haut le mot de M. de Quatrefages qui voit dans le sentiment religieux le signe distinctif de l’homme. A ce même point de vue, on pourrait définir l’homme un animal qui croit au surnaturel.
Un éminent prédicateur disait, il y a quelques années : « Nous nous plaçons en face de l’univers, non pas avec l’humilité qui devrait courber toutes les têtes, si nous réfléchissions à son immensité, à son organisation sublime et à notre petitesse. Nous nous plaçons en face de l’univers arrogamment, superbement, et nous en abordons l’étude avec la prétention de tout expliquer. »
Nous sommons Dieu de rendre ses comptes ; il devrait nous suffire de contempler son œuvre.
Si Dieu était accessible à nos sentiments humains, on pourrait dire qu’il se venge en nous faisant déraisonner.
Comme le fait observer Bossuet, « les absurdités où tombent les détracteurs de la religion deviennent plus incompréhensibles que les vérités dont la hauteur nous étonne, et pour ne vouloir pas croire des mystères incompréhensibles, ils suivent l’une après l’autre d’incompréhensibles erreurs. »
Avez-vous lu, dans Tristesses et Sourires de Gustave Droz, ces paroles de la douairière à son vieux voltairien d’ami Férou ?
« Vous ne voulez plus de culte, de religion, et vous passez votre vie à dire la messe devant des principes plus incompréhensibles cent fois que les dogmes les plus mystérieux ! Vous adorez les vessies, vous sanctifiez les lanternes, vous encensez les girouettes, tout vous est bon pour pontifier. O Férou, comme votre athéisme me rend religieuse ! Comme j’aime Dieu, depuis que vous le niez ! Comme je deviens croyante en face de votre incrédulité savante ! »
Je comprends d’autant mieux la douairière que le spectacle de la coterie maçonnique, ou sont venues se concréter toutes les doctes âneries des ennemis du mystère, a certainement beaucoup servi à me rejeter vers les croyances catholiques.
C’est contre sa métaphysique, assez semblable, d’ailleurs, à l’habit d’Arlequin, car elle se compose de tous les rebuts philosophiques du passé, qu’il faut retourner aujourd’hui ce mot du grand ironiste du siècle dernier :
« La métaphysique, c’est lorsque ceux qui écoutent n’y entendent rien, et lorsque celui qui parle ne se comprend pas lui-même. »
Les mystères en religion correspondent à l’instinct religieux qui est dans notre nature. Nous ne voudrions pas d’un Dieu sans mystères. Le monde lui-même sans mystères nous paraîtrait bien fade et bien monotone. C’est pourquoi il n’y a rien de plus universel parmi les hommes que la croyance au surnaturel. Et l’on peut ajouter, avec M. Guizot, qu’il n’y a rien de plus naturel.