Comment je suis arrivé à croire : $b confession d'un incroyant
V
L’ORGUEIL
L’homme qui regarde attentivement au fond de son âme finit toujours par reconnaître, au milieu des monstres qui y grouillent, le serpent Python de Platon, qui n’est autre que le Satan de l’Écriture, en d’autres termes, l’orgueil, l’insatiable orgueil, qui est le trait distinctif de la philosophie voltairienne et de ses disciples modernes. Ils se croient, et beaucoup en sont très naïvement convaincus, — et je ne prétends pas avoir échappé à ce travers — ils se croient de cent coudées supérieurs aux générations précédentes ; ils ont la certitude d’avoir découvert ce que celles-ci n’avaient pas même soupçonné. De même que la liberté pour certains politiciens n’a commencé qu’en 1789, la raison pour eux n’existe réellement que depuis qu’ils l’ont fait connaître au monde. Ils se figurent que, si leurs prédécesseurs avaient su ce qu’ils savent eux-mêmes, s’ils avaient connu par exemple la vapeur et l’électricité, ils auraient été également sceptiques et que leur foi religieuse a été simplement l’effet de leur ignorance.
Les plus réfléchis, tout en subissant cette influence, ont quelques retours. Pour ma part, je me suis bien souvent demandé, même avant l’âge mûr, s’il ne conviendrait pas d’être plus modeste, et dans mon for intérieur je me déclarais à moi même qu’après tout il n’était ni sage, ni équitable de considérer, sous prétexte de progrès, tant de beaux génies disparus comme des espèces d’imbéciles. Si Bossuet, Leibnitz et tant d’autres grands hommes ont cru à la divinité du Christ, c’est évidemment parce qu’ils avaient trouvé à cela, bien que privés des inventions modernes, des raisons à leurs yeux suffisantes et bien au-dessus de celles que peuvent leur opposer la physique et la chimie, et le fait seul de leur foi me paraissait mériter autre chose que le dédain. Il est clair qu’ils raisonnaient d’une autre façon que nous ; mais je n’admettais pas que leur raisonnement valût le nôtre. Songez donc à tout ce que nous avons appris depuis un siècle, à toutes les conquêtes de l’homme sur la matière, et à la légitime espérance qu’il peut concevoir de devenir le roi de la planète où Dieu l’a placé. Toutefois, il y avait là une masse imposante de convictions qui me troublait.
Ma vieille admiration pour la science moderne s’est un peu modifiée depuis ; je l’admire toujours, mais à la condition qu’elle se tienne à sa place et n’ait pas la prétention de régenter la métaphysique où elle ne peut juger que comme un sourd de musique ou un aveugle de peinture.
Je n’ai jamais trouvé bien sérieux les savants ou prétendus tels qui ont proposé l’Évolution ou le Panthéisme pour remplacer la Genèse. Quand Renan dit que le monde s’est fait tout seul, et qu’il écrit au chimiste Berthelot que « la molécule pourrait bien être, comme toute chose, le fruit du temps, le résultat d’un phénomène très prolongé, d’une agglutination continuée pendant des milliards de milliards de siècles », il est permis de penser qu’il se moquait au fond de son correspondant comme du bon public, et qu’il aurait trouvé infiniment plus d’esprit à ceux qui auraient accueilli son hypothèse par un éclat de rire, qu’à ceux qui l’auraient saluée avec respect comme un trait de génie.
Dans cette dernière catégorie, il faut évidemment ranger les membres de l’ancien conseil municipal de Paris qui ont fait placer sur le socle de la statue de Raspail des inscriptions comme celles-ci : Donnez-moi une cellule animée de sa vitalité, et je vous rendrai l’univers. A la Science ! Hors de la Science tout n’est que folie ! A la Science, unique religion de l’avenir !
Au fond du mot de Raspail, il y a bien une idée vraie, celle que Pascal avait déjà exprimée en disant que « Nous ne savons le tout de rien ». Il appartenait aux auteurs de l’inscription de le rendre grotesque par le commentaire dont ils l’ont accompagné.
Plus tard, le prestige scientifique de notre siècle baissa singulièrement à mes yeux, quand je vis que le progrès moral était loin d’accompagner le progrès matériel, et je compris qu’on pût parler de la faillite de la science.
J’ai été frappé finalement en reconnaissant que toutes les nouveautés métaphysiques, par lesquelles on prétend remplacer la religion chrétienne, sont plus ou moins contenues en germe ou explicitement dans ce qu’on appelait autrefois des hérésies, en sorte que nous ne faisons guère sur ce terrain que rebattre des chemins parcourus et rajeunir des systèmes dont la critique religieuse de nos pères, confirmée par l’expérience des temps, avait déjà fait justice.
Après avoir longtemps considéré la science et la religion comme inconciliables, je me suis demandé si leur antagonisme, dont on fait tant de bruit, est bien réel et ne consiste pas souvent en ceci qu’on fait dire à la religion ce qu’elle ne dit pas, et qu’on fait rendre à la science des arrêts dont elle n’est rien moins que sûre elle-même. Connaissez-vous un Protée pareil à la science ? Elle dément un jour ce qu’elle affirmait la veille. D’ailleurs, sur la raison des choses, elle ne peut aller que d’une hypothèse à l’autre. Plus on est savant, plus on doute. Peut-être n’y a-t-il pas lieu par conséquent de tant se préoccuper des rapports de la science et de la religion. Ce sont deux terrains parfaitement distincts. La religion n’est pas incompatible avec la science, elle la domine. Elle la laisse faire, certaine d’avoir tôt ou tard le dernier mot.