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Comment je suis arrivé à croire : $b confession d'un incroyant

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III
NÉCESSITÉ D’UNE RELIGION ET D’UN CULTE

Après avoir reconnu Dieu, il fallut quelque temps à ma libre pensée pour comprendre que son existence impliquait la nécessité d’une religion, par quoi j’entends une façon pour l’homme de régler ses rapports avec l’idéal divin.

Je ne pouvais méconnaître aussi l’utilité sociale de la religion. Les philosophes de tous les temps l’ont reconnue, et l’expérience des siècles la confirme ; on ne connaît pas de société humaine qui n’ait eu à sa base une religion quelconque. Si l’on peut admettre que l’individu, très éclairé et très moral déjà, puisse trouver en lui assez de lumière et de force pour s’en passer, il est évident qu’elle est nécessaire à la masse ignorante et impressionnable. Son influence pénètre aux régions du cœur inaccessibles aux lois humaines. Elle crée l’ordre dans le monde moral et constitue la loi des âmes. Hors d’elle, c’est le chaos et l’anarchie. Elle est tellement dans la nécessité des sociétés humaines qu’on ne détruit jamais une religion que pour lui en substituer une autre, de même qu’en politique on ne renverse jamais un gouvernement que pour en mettre un autre à sa place. Manquer de religion, c’est manquer d’un sens ; c’est aussi manquer de justice, et Cicéron a justement dit : Pictas est justitia erga Deum.

La religion est à l’immense majorité des hommes ce que l’instinct est aux animaux. N’étant pas philosophe, heureusement pour elle, la masse a reçu, infusée dans son sang, toute la dose de métaphysique nécessaire à son existence, laquelle se résume dans le sentiment religieux, dans le besoin de croire en Dieu et de se faire une loi morale. Et ce n’est pas sans raison qu’un éminent physiologiste[3] assigne à l’homme la faculté religieuse comme son caractère distinctif, le trait qui le sépare le mieux de l’animal. Cette faculté est le fondement de la morale, car si la morale ne descend pas de Dieu, si elle n’est qu’un produit de la raison humaine, elle ne peut avoir qu’une valeur relative et reste à la merci de sa créatrice. C’est pourquoi, après avoir cru un certain temps à ce qu’on a appelé la morale indépendante, j’ai été amené avec le temps à n’y voir qu’une conception absurde, ou tout au moins d’une application extrêmement restreinte.

[3] M. de Quatrefages.

De même que la terre est liée au soleil par la force centripète, il faut que la conscience humaine soit religata à son soleil moral qui est Dieu. C’est par cette attraction divine qu’elle peut contrebalancer la force centrifuge, formée par sa mauvaise nature et par ses passions, qui la conduiraient aux abîmes sans le providentiel contrepoids de l’autre.

Les fondateurs de la nouvelle école dite positiviste veulent qu’on fasse abstraction de tout ce qui est hors de la portée de notre esprit et qu’on renonce à s’occuper de Dieu comme étant l’Inconnaissable. Donc, pas de religion. Mais l’inanité de ce raisonnement saute aux yeux. L’inconnaissable n’en reste pas moins, malgré les plus belles théories, la force attractive qui porte l’âme humaine vers un monde supérieur — comme les animaux et les plantes vers la lumière — sans parler des ténèbres, du vide et du néant qu’elle rencontre en dehors de là. Elle est donc invinciblement poussée à une religion quelconque.

Je me suis souvent demandé s’il pouvait exister une théologie capable de satisfaire à la fois une minorité raisonneuse, plus ou moins savante, amoureuse d’analyses à perte de vue, et la masse simple, croyante et synthétique.

Ne sommes-nous pas dans le monde comme les voyageurs dans une diligence, où l’un craignant le froid veut tout fermer, et l’autre craignant le chaud veut tout ouvrir ?

N’est-il pas raisonnable de faire des concessions à ceux qui paraissent en avoir le plus besoin, et n’est-ce pas à leur empressement à sacrifier leurs aises et leurs convenances à ceux du prochain, que l’on reconnaît les gens bien élevés et les meilleurs caractères ?

Puisqu’il n’y a pas de théologie qui puisse satisfaire tout le monde à la fois, n’est-ce pas aux plus intelligents, ou se croyant tels, à se mettre au niveau des autres, non pas en sacrifiant leurs opinions intimes qui ne relèvent que de leur conscience, mais en ne cherchant pas à imposer à la masse, dont l’esprit est différent du leur, leur propre manière de voir, sur des questions où, d’ailleurs, le plus savant n’en sait pas davantage que le plus ignorant.

Quelque supérieurs qu’ils puissent se croire au commun des martyrs, ils ne peuvent ignorer qu’ils sont sujets aussi à bien des erreurs, et un peu d’humilité ne serait-elle pas la plus belle preuve d’intelligence qu’ils pourraient donner ?

En même temps qu’elle munissait chaque individu de l’outil le plus nécessaire au travail de la vie, la religion apprenait aux pasteurs des peuples le seul moyen de bien garder leur troupeau. « Quand on ignore, dit Jouffroy, la destinée humaine, on ignore celle de la société, et quand on ignore la destinée de la société, on ne peut l’organiser. La solution du problème est donc une foi morale et religieuse. »

Et le plus radical des radicaux de notre temps ne disait-il pas récemment que la question sociale n’existerait pas si le christianisme était pratiqué ?

Je comprenais donc en principe la nécessité d’une religion, et j’admirais son action sociale. Mais je voulais qu’on s’en tînt à la religion naturelle. J’admettais, comme les protestants libéraux de nos jours, le Dieu intérieur, mais je rejetais comme pratiques superstitieuses, indignes d’un esprit libre, tout culte extérieur et public, et ce n’est que bien longtemps après, surtout après m’être rendu compte de l’attachement obstiné des masses populaires à un culte public, que je compris les profondes racines qu’il avait dans la nature humaine. Vouloir empêcher, en effet, le sentiment religieux de se manifester extérieurement et publiquement, n’est-ce pas comme si on défendait à la pensée de s’exprimer en paroles ou par écrit ?

Les intellectuels qui prétendent que le christianisme a fait son temps, ont-ils bien songé à ce qui arriverait s’il venait, en effet, à disparaître, si « la vieille chanson » cessait un moment de bercer les misères humaines ? Accordons-leur qu’ils soient plus intelligents que les autres. Ils ne nieront pas, en tous cas, que leur état, à ce point de vue, n’est pas celui du plus grand nombre. Pour un homme instruit, un esprit cultivé, combien d’ignorants ! Et même parmi les gens instruits et cultivés, que de lacunes, que de défaillances, que d’incroyables erreurs de jugement et même de sens commun !

C’est étonnant, dit un personnage de comédie, combien les gens d’esprit sont bêtes ! — Et encore, lui répond son interlocuteur, c’est qu’ils ne veulent pas le croire !

Et parmi ce qu’on est convenu d’appeler l’élite d’un pays, combien ont le goût des choses métaphysiques et le temps d’en escalader les sommets ! Et quand ils le font, n’est-ce pas la tour de Babel, qui en est peut-être l’histoire légendaire ?

Est-ce pour cette infime minorité, d’ailleurs impossible à satisfaire, que le grand législateur devait légiférer sans souci de la masse immense qui pense et surtout sent autrement qu’eux ?

En dehors, en effet, des philosophes ou simples lettrés, de ceux qui savent penser et en ont le temps, il y a des foules immenses de pauvres diables en lutte avec les nécessités de la vie, qui ont à peine le temps et la force de gagner leur pain quotidien. Primo vivere, deinde philosophare. N’est-ce pas un crime de les faire philosopher tandis que leur existence n’est pas assurée ?

« La religion, disait fort justement l’auteur d’un petit opuscule publié vers 1840, la religion est le canal nécessaire par lequel les idées d’ordre, de devoir, d’humanité, de justice, coulent dans toutes les classes des citoyens. Peu d’hommes ont les moyens et le temps d’acquérir la science mais avec la religion on peut être instruit sans être savant. C’est elle, et elle seule, qui enseigne, qui révèle toutes les vérités utiles et nécessaires aux hommes de toutes les conditions[4]. »

[4] Allignol, De l’état actuel du clergé en France.

M. Barthélemy Saint-Hilaire a résumé d’un trait la même idée en disant que « la religion est la philosophie du peuple ». Et c’est une philosophie bien supérieure à celle des philosophes, à laquelle aboutit, pratiquement d’ailleurs, toute philosophie vraiment digne de ce nom. Toutes les religions ont enseigné aux hommes la vertu, le travail et la justice ; la religion chrétienne a couronné ces enseignements en leur apprenant la résignation et le sacrifice. N’ont-elles pas ainsi mieux fait pour les classes déshéritées que ceux qui les poussent à la révolte contre des états de choses qui ne sont souvent que les résultats inéluctables des lois de la nature ?

La religion a fait tout le travail philosophique nécessaire pour ceux qui en étaient incapables : elle leur a donné la substance de la vérité ; elle leur a épargné un temps infini et des erreurs sans nombre. Elle leur a mis en mains un manuel de la vie pratique, qui n’empêche en rien ceux qui ne le trouvent pas suffisant de chercher ailleurs des lumières plus complètes, s’il en existe, mais ne leur donne pas le droit d’exiger que la religion soit faite exclusivement à leur mesure.

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