Contes pour lire au crépuscule
Jouvence.
Six mois après, en mai, Son Éminence s’asseyait au balcon d’un cabinet en rotonde, sa pièce favorite. On avait roulé jusqu’à la fenêtre une vaste bergère tendue de perse et le prélat l’emplissait de ses formes débordantes. A contempler ce bon vieillard goutteux, ventripotent, incapable de faire un pas sans recourir à sa canne et au bras d’un serviteur, l’on ne pouvait songer sans malice à la redevance d’une paire d’éperons que lui remettaient encore les moines de Saint-Nicolas-des-Leudes le jour Chandeleur.
Par goût, Son Éminence ne s’exposait point volontiers dehors. Mais aujourd’hui il faisait si doux ! Un temps gris sans soleil, une journée orageuse, lourde, apathique, où des brises imperceptibles charriaient, renouvelaient des aromes épars de fleurs.
Il est juste de confesser que le Cardinal venait d’engager, cédant aux sollicitations réitérées de son frère, le célèbre Mounier, ancien cuisinier du duc de Nivernais. Depuis lors le digne évêque éprouvait après dîner la nécessité véritable de prendre l’air. Il se reprochait sa gourmandise tout bas, très fort, mais, quoiqu’il fît pour dominer la chair, il ne pouvait s’empêcher de jouir d’une digestion heureuse et d’Arboise, qui s’étageait sous ses yeux, empreinte de tout le recueillement de midi.
Il devrait dans un moment y descendre, ayant convoqué pour aujourd’hui son chapitre. C’était une séance qu’il ne prévoyait jamais sans inquiétudes, ayant parfois du mal à accorder ses chanoines. Le mieux était de n’y pas penser d’avance et de réciter l’Angélus qui tintait à tous les clochers. La voix pesante du gros bourdon de la cathédrale, Saint-Gratien, donna le branle. Graves, vibrants, austères, les sons se succédèrent, se précipitèrent avec majesté et se turent. Puis ce fut le tour de Sainte-Eulalie, l’antique église romane, avec sa voix usée, touchante, faite pour remuer les vieux cœurs endurcis, exhortant avec une bonhomie de pasteur, et ses notes s’acheminant toutes ensemble, cahin-caha, rappelaient à l’évêque les fidèles quand ils se rendent aux offices en moutonnant troupeau. S’unissant à elle, toutes les églises, les chapelles, les monastères égouttèrent une pluie de sons pieux sur les toits inertes de la ville. La cloche de l’abbaye Saint-Maurin termina seule, rapide, aigrelette, s’enlevant perçante sur le fond épais de l’air. Son Éminence les reconnaissait toutes : elles aussi étaient des ouailles dont il aimait les voix. Quand il eut achevé sa prière, il se sentit les yeux pleins de larmes ; de son balcon il apercevait sa bonne ville tout entière. Il la menait avec sollicitude et elle lui rendait son affection. Non, il ne regrettait point la Cour. Il se retourna. Parmi les boiseries blanches à moulages et les panneaux de soie rouge, il n’y avait qu’un très ancien Christ d’ivoire et un seul portrait, un homme peint en pied par Van Loo :
Celui que, malgré tout, le vieil évêque appelait encore le « Bien-Aimé ».
Sur le point de mourir, l’illustre et cher défunt avait prié M. de Duras de faire venir son confesseur. Son Éminence en ressentait de la consolation.
Ses yeux se reportèrent sans hâte sur la vaste perspective des jardins.
La lourdeur du jour les accablait. Une lumière blanche se déversait, s’étalait sur leur étendue. Le réseau rectiligne, bien uni des larges allées, était désert.
Dans leurs bordures géométriques les parterres semblaient immuables. Parfois la silhouette noire d’un abbé glissait au bord des charmilles pour disparaître aussitôt parmi leur profondeur. Cette paix immense donnait comme le sentiment d’une attente ; ce calme paraissait effrayant.
Il ne semblait point ainsi au Cardinal. Ses yeux se reposaient sur les magnifiques corbeilles de pensées qui déployaient leur luxe sévère, leur coloris épiscopal sous les grands cèdres dont les branches pendaient.
D’opulents reflets chatoyaient sur le velours foncé des calices d’un violet puissant et contenu. Une senteur onctueuse s’en dégageait et venait flatter les narines du prélat. C’étaient ses préférées. Avec leur cœur de soie jaune tigré de noir, elles symbolisaient, suivant quelques théologiens, la Très-Sainte-Trinité. Son Éminence aimait à se ranger à cette opinion quoiqu’elle ne fût à vrai dire approuvée par aucun Père… Seulement ces pensées lui donnaient des embarras sans remèdes : il ne pouvait les empêcher de se flétrir. Elles manquaient d’eau en dépit des douze aides qui tout le jour montaient des « seilles » du bas de la rivière au haut de la colline. Le sable buvait tout et elles mouraient peu à peu. Le bon Cardinal soupira, car il aimait les plantes comme les êtres… Ses regards s’arrêtèrent à l’entrée d’une allée d’arbres verts où Anne de Corsen et le vidame allaient s’engager côte à côte. Il les couva d’un œil paternel.
Anne marchait lentement, s’appuyant d’un bras sur son compagnon, de l’autre sur une haute canne d’ébène à pomme d’ivoire.
Une « circassienne » en taffetas des Indes, rayée, à trois brandebourgs d’or, laissait voir ses épaules nues. Ses bras sortaient d’« engageantes » en point d’Argentan, et elle avait enlevé ses longs gants de jardin.
L’évêque admirait avec un orgueil de tuteur cette belle enfant qui serait bientôt une femme. Petite, bien faite, le développement lent et simultané de ses lignes lui avait épargné cette heure louche fatale aux jeunes filles qui grandissent. Ses formes laissaient soupçonner des rondeurs de chair lisse et lactée, qui sont le charme d’un âge plus tendre.
Sa mère lui avait légué une fierté de démarche, un port de tête, une cambrure de reins quasi-royales, mais la tristesse qui était en elle comme une mélancolique veilleuse, rayonnait douloureusement sur ses contours, y répandait une indolence, versait dans son regard et sur ses traits le reflet humble, touchant, de l’infortune. A un moment, elle se retourna à demi pour ôter la fanchon de soie jetée sur ses épaules ; elle eut une flexion si harmonieuse de la taille et du bras, sa chair parut si désirable que le saint Cardinal ferma un instant les yeux, car Dieu avertit ses serviteurs de combien le démon est habile à faire surgir la tentation au détour de nos pensées les plus pures.
Quelques années encore et il faudrait lui trouver un parti. Peut-être Son Éminence reviendrait-elle à la cour lorsqu’il faudrait y présenter Mlle de Corsen, à moins toutefois qu’elle ne préférât entrer comme chanoinesse dans un chapitre, car il faut se garder de détourner les créatures des voies du Très-Haut.
Le prélat se prit de nouveau à regarder ses fleurs. Mais en les contemplant, il ne pouvait s’empêcher de songer à sa pupille.
Comme elles, certes, elle était bien belle, et comme elles aussi, elle languissait. Faute d’une goutte d’affection maternelle, était-elle donc condamnée également à dépérir, pauvre graine tombée dans une terre trop sèche qui n’était pas faite pour elle ?
L’évêque se rappelait ces fois où on la lui amenait pour sa fête, toute petite, avec un bouquet, — digne et parée comme une Altesse, en robe de brocart et le fil de perles au cou. — Elle baisait de sa mignonne bouche grave le rubis de l’annulaire pastoral et il y avait dans son regard une interrogation profonde, ardente, inoubliable, que ne satisfaisaient pas les poupées, ni les hochets d’argent, ni les contes à estampes. Puis vint un jour où cette interrogation muette disparut.
Anne de Corsen avait cessé d’espérer de la vie une tendresse que celle-ci ne lui donnerait sans doute jamais.
L’honnête Cardinal sentait son impuissance et il était contristé jusqu’au fond de l’âme. Il voyait avec plaisir l’affection que le vidame avait pour Anne. Peut-être viendrait-il à bout d’étendre un peu de baume sur ce cœur ? Mission difficile, mais à quoi ce diable d’Hector ne réussissait-il pas ?
Maintenant, au bras l’un de l’autre, ils disparaissaient dans l’épaisseur des ramures. Le regard de Son Éminence se reposa une dernière fois confiant, sur eux, puis le prélat se leva avec effort : on venait le prévenir que sa chaise l’attendait.
Ils étaient seuls sous les sapins dont les branches se joignaient en arcade ; près d’eux, de chaque côté, dans l’allée sombre, éclataient les fleurs sanglantes de rhododendrons.
Pendant quelque temps ils marchèrent en silence, puis le vidame, considérant sa compagne, s’exclama :
— Pourquoi donc, vertubleu, ma belle nièce, cette coiffure basse et cette cornette ? Ce sont les dames de mon jeune temps qui s’attiffaient ainsi !
Anne rougit et, baissant les yeux, dit que c’était le goût de Mme Cornet, sa gouvernante.
— Si on laissait faire ce dragon, ma mignonne, il vous habillerait comme au temps où la reine Berthe filait. Vous êtes heureuse de m’avoir là pour y veiller.
M. d’Evron, qui suivait son idée, avait eu fort à combattre pour faire porter à Anne les nouvelles robes à la mode, plus courtes et plus simples, plus souples aussi qu’autrefois. Mme Cornet s’entêtait aux enseignements de sa jeunesse. Jadis, les filles de qualité portaient des soies brochées, des paniers, des robes à traînes, des corsages à busc rigides comme ceux des Infantes de Vélasquez.
— Mais la grondeuse devrait au moins souffrir les plumes.
Savez-vous, belle enfant, la dernière coiffure imaginée par Léonard ? Je vous la donne en mille. C’est la coiffure « à la mappemonde ». On y voit, assure-t-on, les cinq parties du monde avec le soleil, la lune et les étoiles. A votre place j’adopterais cette coiffure. Vous y trouveriez un double avantage : Être à la mode et apprendre votre géographie.
— Je la sais, répondit Anne d’un ton boudeur. Me prendrez-vous toujours pour une enfant ignorante ?
Elle lâcha son bras.
— Et pour qui voulez-vous donc que je vous prenne ?
Il affectait de la traiter en petite pensionnaire, mais en même temps habilement, il la laissait savoir qu’il avait jadis connu bien des femmes. Sous des prétextes variés il l’attirait dans sa chambre, où il avait soin de laisser certains tiroirs entr’ouverts. Des paquets de lettres jaunies s’y voyaient, entourés d’une faveur. Un parfum de jasmin et d’ambre s’en répandait encore. Quelques mèches de cheveux s’échappaient. Une fois, sans paraître y prendre garde, il lui fit admirer une tabatière. Elle était sertie de fines ciselures d’or. Sur l’émail une délicieuse miniature représentait une femme à sa toilette, à demi dévêtue. En exergue ces mots : « Je te bâtis un temple et prends soin de l’orner. » Toutes choses qui rendaient Anne fort pensive.
Quoi, tant de femmes s’étaient disputées cet homme ? Il avait daigné choisir parmi elles ? Il en avait aimé ? Ce regard moqueur s’était adouci pour quelques-unes ? Ce persiflage perpétuel avait pu faire place à de la tendresse ? Cette taille inflexible s’était courbée ?
Quelle victoire !
Saurait-elle, pourrait-elle en remporter une pareille ?
Comme tous les enfants solitaires elle était orgueilleuse.
Son imagination ne pouvait admettre l’idée qu’elle fût surpassée par une autre femme. Pour tous, dans ce palais, elle était une petite reine. Vis-à-vis de lui seul elle avait conscience d’une infériorité qu’il avait soin de marquer en lui infligeant des hontes de temps à autre. Cette sujétion exaspérait Anne.
Parfois, elle eût donné sa vie pour écraser la tête du vidame sous son talon. Mais dès qu’il lui témoignait une faveur, elle éclatait en délire. Si elle eût été moins naïve, elle se fût avouée qu’elle désirait l’étreindre en le mordant.
Ils étaient parvenus au bout de l’allée, à une sorte de cul-de-sac en verdure.
Un banc s’y dressait, adossé à une statue d’Hébé versant le nectar.
— Asseyons-nous, dit Anne.
Ils s’assirent.
Un bourdonnement d’insectes vibrait dans le silence. L’odeur des pins, aromatique et amère, s’exhalait comme un encens bizarre. L’atmosphère appesantissait sur eux sa chape de plomb tiède.
Quoiqu’ils eussent marché lentement, des gouttes de sueur perlaient aux tempes de Mlle de Corsen, sur la chair de ses épaules et de ses bras. Une somnolence l’envahissait et comme une caresse de printemps se répandait en elle, accompagnée d’un désir qu’elle ne se précisait pas.
Après quelques minutes, elle soupira : « Méchant ! que vous avez dû faire souffrir de femmes !
Il ne répondit pas directement, mais désignant des roses blanches qui s’inclinaient sous le poids du jour, il observa :
— Regardez-les. C’est grâce à moi qu’elles sont belles.
C’étaient des fleurs chères à Mlle de Corsen, les seules qui fussent tout à fait florissantes dans l’évêché. Le chevalier leur avait cherché partout un coin propice. Pendant le dernier hiver, tandis qu’Anne, retenue par un rhume, ne pouvait sortir, il les avait enveloppées de ses mains pour les garantir de la neige.
Tous les jours il allait les voir et lui en rapportait des nouvelles. Anne aimait ces fleurs. Souvent, dès qu’elle pouvait s’échapper seule, elle venait leur confier ses vœux, ses rêves, ses larmes. Son imagination d’enfant leur prêtait une âme comme à des êtres, et le même lien indéfinissable qui nous attache aux témoins de nos douleurs et de nos joies l’unissait à ces corolles qui, dans leur cœur fibrillé d’ambre, avaient enseveli ses secrets.
C’est pourquoi, jetant en dessous un regard tendre au vidame, elle murmura :
— C’est vrai… vous êtes bon… Je vous aime…
Ce fut si bas qu’il l’entendit à peine, mais il l’entendit tout de même.
— Eh, eh ! ricana-t-il, que feriez-vous si je vous demandais de le prouver ?
Elle devint cramoisie, puis hésitant :
— Ah ! tenez… je crois que… je vous… embrasserais…
Elle parlait avec toute sa candeur. Quel mal d’embrasser un vieil ami ? Souvent d’ailleurs, elle ressentait ce formidable besoin d’étreindre, qui gît au fond de tous les êtres. A défaut d’êtres, elle embrassait ses poupées et ses fleurs.
Mais ce baiser était le point où voulait l’amener le vieux roué. Le reste lui semblait une pente où il la ferait rouler en se jouant.
— Embrassez-moi donc, chère enfant, offrit-il, tendant les bras.
Ses mains soignées se posèrent sur le grain nu des épaules de sa compagne, puis sur le haut de ses seins découverts. Il eut des caresses savantes. Son baiser sentit céder sous lui des joues fraîches… puis des lèvres… Elle se débattait : il maîtrisa ses résistances convulsives… La passion de son enlacement était extrême. A présent toute une jeunesse d’élans contenus frémissait entre ses bras. Elle trouvait donc enfin à s’épancher avec force, avec vie, la pauvre créature !
Le vertige des sens lui faisait oublier sa pudeur.
Maintenant, les parfums étranges augmentaient, leur semblait-il, autour d’eux. Des heures sonnèrent à des cloches distantes qu’ils entendirent tinter comme en rêve. Un souffle infiniment doux, soupiré et lointain, passa à travers les ramures.
Les sapins chantaient l’ivresse de cet odieux amour.