Contes pour lire au crépuscule
VESPER
« Regarde en moi le crépuscule d’un beau jour qui s’évanouit. »
(Shakespeare, Sonnet.)
« Voyez, me disait celui dont on va lire l’histoire, cette campagne qui s’endort au couchant : les clartés tombent si molles, si douces au sein des premières ombres ; ne dirait-on pas qu’elles vont s’assoupir ? Dans les vignes les pampres deviennent transparents et s’imprègnent d’or, puis l’on entend les grives et les perdrix qui commencent à chanter. Une brume de gloire noie les chemins, les maisons, la vallée. Seul, le Loir, lame d’acier où palpitent des pourpres éphémères, coule net, enclos par ses peupliers, hautes et immobiles sentinelles.
« Eh bien ! le Passé, lui aussi, offre de ces radieuses perspectives. Les époques les plus tourmentées de notre vie présentent, vues à distance, la même sérénité, la même paix, la même splendeur. Pour être heureux quand, parvenu à l’âge mûr, on regarde en arrière, le secret, croyez-moi, consiste à savoir s’applaudir. Alors les angles et les duretés s’effacent pour devenir, comme ces buissons, des formes dorées, rondes et vagues dont Cuyp a su, dans ses tableaux, « faire des reposoirs du bonheur », selon la jolie expression de Fromentin.
« Un autre jour que le nôtre touche déjà ces événements de sa lumière et l’on demeure surpris, quand on y pense, de songer qu’ils furent la réalité, c’est-à-dire une partie vivante de nous-mêmes, tandis qu’aujourd’hui ils sont presque devenus une chimère, quelque chose de flottant, d’impalpable, et à peine distinct de nos rêves. Mais ce rien qui exaspère et n’assouvit jamais le désir possède deux facultés incomparables et incompatibles avec les réalités ardentes de la vie : la sérénité et la paix. De toutes ces scènes, à jamais mortes, émane cette douceur qui rayonne par les beaux temps des pores des vieilles pierres. Regardez-les, me disait-il en indiquant la tour qui nous surplombait. Bien des hivers ont passé sur elles. La chaleur, l’humidité, le froid, les ont tour à tour éprouvées. Les pluies, les soleils, les ans, les ont brunies et dorées. Aussi, après toutes ces extrémités, voyez comme elles s’éclairent doucement ce soir. L’apaisement du Passé est descendu en elles, et, ainsi que des aïeules revenues de bien des misères et de bien des joies, elles ont l’air de méditer, dans un souriant silence, que de tous les bonheurs le plus parfait est encore le repos. »
Mon interlocuteur avait parlé avec passion. Pour le connaître beaucoup, je savais son culte des années évanouies. Il était parmi ceux à qui ce simple titre de livre : Jadis et Naguère suggère d’ineffables mirages. Il se plaisait à dire, bien qu’il eut horreur des lieux communs à la mode, qu’il avait été pétri, non du limon de la terre, mais de la cendre des morts, de « ses morts ».
Il n’avait guère souvenir de son père, et sa mère était une personne douce et triste qui se livrait peu. Son enfance s’était écoulée entre de vieilles bonnes qui avaient presque vu la Révolution et qui en parlaient sans cesse. Ses légendes et ses drames alternaient dans leurs discours avec les anecdotes sur les grands-parents, les grands-oncles, toute une société qui n’existait plus.
Aussi, dans le village, ce que le petit Paul goûtait le mieux c’était le cimetière. Pas de tombe croulante dont il ignorât l’habitant. Et quand soufflait le vent d’automne qui ramène les fantômes, il savait en démêler toutes les voix. Ses jeux préférés étaient de revêtir avec son frère les vieux habits que l’on conservait encore et de jouer « à la Cour ». Toutes ses pensées, toutes ses aspirations, tous ses rêves remontaient à ce temps irrévocablement mort. Tout ce qu’il connaissait et aimait était enfoui là. Que lui importaient un présent terne et un avenir sombre ?
Toutefois il avança « en âge et en sagesse ». Il lut beaucoup, sans guide mais aussi sans barrières ; aima Taine, et mesura un beau jour quelle distance le séparait des époques révolues. Il constata avec amertume que tout ce qu’il avait chéri était cendres, cendres que le souffle des temps nouveaux dispersait tous les jours et dont il ne resterait bientôt plus rien. Cependant il ne jeta pas l’anathème à ces formes subversives de ce qu’il avait conçu. Il disait : « Je voudrais trouver des mots neutres pour l’Histoire. » Mais la chaîne qui l’attachait au passé était scellée dans son cœur. S’en séparer, l’aurait-il dû ? D’autres, plus raisonnables, l’auraient fait peut-être, mais c’était un sentimental et il ne le put pas.
Il connut donc tout jeune la tristesse d’un avortement immense : celle d’avoir fini avant presque d’avoir commencé, et, dès sa jeunesse, ce fut un vieillard. Sa seule joie, sa volupté profonde était ce passé dont il parlait avec un grand charme. Je n’oublierai jamais les moments écoulés avec lui dans ce salon aux tapisseries usées, représentant l’Enlèvement de Proserpine, aux boiseries blanches, où deux pastels de La Tour mettaient des sourires de femmes. A la tombée du crépuscule, entre autres, ces entretiens revêtaient une indicible poésie. A sa voix, comme à un familier appel, tous les fantômes sortaient de l’ombre. Le jour, sur le point de disparaître, aidait nos imaginations en mettant un mystère autour des formes, et tout revivait : les êtres, les portraits, les soies.
En dépliant avec lui, pour les aérer, les vieilles hardes qu’il gardait avec sollicitude, il m’arrivait parfois de croire que je maniais des linceuls, car, à force de l’écouter, je voyais presque les corps qui les avaient animées jadis. Par un miracle analogue à celui de sainte Élisabeth, il transformait en roses la poussière dont ces « ajustements » demeuraient imprégnés. Je ne peux pas répéter ce qu’il disait. Il fallait l’entendre : les portraits descendaient de leurs cadres, les soies fanées s’éclairaient, les bouquets brodés retrouvaient leur grâce de naguère, puis, les bruits du temps présent se taisant peu à peu autour de nous, dans ce salon clos, qui n’enfermait que de vieilles choses, nous connaissions des heures d’autrefois impitoyablement comptées, hélas ! par le tic-tac de la pendule de Boule.
Je m’attarde à des détails, mais il faut juger l’homme. Certains le traiteraient d’égoïste condamnable, alors que son fait ne saurait relever de l’égoïsme : esprit particulier, il ne réglait pas, comme nous tous, son existence sur les vivants, mais bien sur les morts. En réalité, c’était un grand rêveur et au point de vue de la finesse, de l’acuité des sensations, peut-être un grand artiste.
De tels êtres sont mus et ne peuvent être explicables que par une imagination ardente. Sur les bancs du collège, celui-ci avait connu des fièvres de curiosité ; il s’était exalté sur les pays lointains, les grandes verdures étranges, les soleils et les parfums des jardins équatoriaux.
Il voulut d’abord être marin, puis soupçonnant certaines brutalités de carrière, il changea et choisit la diplomatie.
Ce fut un diplomate distrait et un mauvais voyageur. Le lien qui l’attachait à son pays natal était trop fort. Quand ce lien se tendit il meurtrit la chair de ce prisonnier par destinée. La substance dont il était fait se révolta. Il lui manqua, dans ces contrées nouvelles, les souvenirs incarnés dans chaque sentier, dans chaque pierre, les paysages dont toute heure du jour ou de la nuit évoque une figure, une impression, une légende. Peut-être vit-il des choses admirables, mais elles ne lui parlaient point, et, comme Hamlet, il avait son fantôme qui lui criait : « Souviens-toi ».
Il se croyait héroïque en résistant à « ses voix ». Il tint bon pendant quelques années, heureusement, car il apprit ainsi à mieux goûter son pays. Puis la mort de son frère étant survenue, tous les siens disparus, il lui devint vraiment impossible de vivre séparé de ses chères ombres. Dès lors il s’en retourna habiter parmi elles, descendant comme en rêve la pente qui mène à l’éternel repos.
Mais entre les deux phases contemplatives de son existence, son enfance et sa précoce vieillesse, en dépit des hantises natales qui le tourmentaient, cet homme avait vécu beaucoup.
C’est une banalité de dire que l’âge provient moins de la durée que de l’intensité des événements survenus pendant cette durée. Or, bien que notre héros eût à peine quarante ans, déjà les fils blancs se mêlaient aux rudes soies blondes de ses moustaches, de ses cheveux en brosse, ondulés au fer sur les côtés de la tête.
Quoiqu’il eût l’allure robuste, les dents larges et blanches, l’œil magnifique et en général ardent, certaines expressions passagères de sa physionomie, certaines attitudes indiquaient à ne s’y point tromper « le retour ». Son regard surtout avait par instants une sorte de caresse infiniment lasse ; il semblait couler entre les paupières épaisses, à demi closes. Les lèvres qui, sous la touche brutale de la moustache, avaient gardé les contours délicats d’une bouche d’enfant, se baissaient aux coins quand se glissait le regard dont je parle, et il en sortait un sourire détaché, indulgent. Ce regard disait : « Il n’importe » aux choses existantes ou qui allaient être.
Ces expressions étranges n’étaient pas habituelles ; l’expression habituelle était l’ironie ; elles passaient subitement sur sa figure et y imprimaient la tristesse soudaine, l’affaissement de teintes qui envahit la terre à la tombée du jour.
Je le connus à l’époque où le fond d’un tempérament triste avait repris l’avantage ; néanmoins les étincelles qui jaillissaient de temps à autre de sa conversation trahissaient l’esprit et l’entrain dont il avait dû briller jadis. Sans nul doute il avait été séduisant et beau. Il me plaît de croire que les femmes l’avaient aimé beaucoup ; en tout cas lui avait aimé beaucoup les femmes. Cela se voyait à la façon dont il parlait des aventures d’amour, parfois lestement, d’une manière enjouée, avec les plaisanteries les plus gauloises et les paradoxes les plus osés, les plus fous — qui sont peut-être, après tout, des vérités ; qui sait ? — d’autres fois tendrement, non sans mélancolie, comme si l’image de quelque belle revenante fût entrée visiter et attiédir son cœur de solitaire. En réalité, je crois que ce cœur qu’il cherchait à faire paraître sceptique, dur, amer, était d’une sensibilité, tranchons le mot, d’une candeur idyllique. Mais son possesseur redoutait le ridicule de passer pour « sensible ». Il n’en parlait donc point et affectait de le mépriser. Le récit qui va suivre édifiera à ce sujet.
Sur le point de commencer cette histoire, il est nécessaire d’entretenir le lecteur de l’ÊTRE qui, après le héros, y joua le plus grand rôle : je veux parler de sa demeure.
Au moment où nous parlions, assis sur la terrasse, ce vieux manoir, bâti vers la fin du seizième, nous dominait de ses deux tourelles. L’usure des siècles n’avait pas encore effacé les enjolivures qu’un maître maçon, élève de Delorme, avait ouvrées dans le tuffeau des fenêtres, mais elle avait étendu sa patine d’un charme sans rival sur toutes les parties de cet édifice, réparé bien des fois au petit bonheur, suivant le hasard des bonnes et des mauvaises années de la terre, selon le goût, le caprice changeant de neuf générations successives.
Le temps s’était chargé de recouvrir sous une même teinte égale et chaude les retouches malheureuses ou malhabiles, les grâces sacrilèges du dix-huitième et les horreurs de la Restauration, les pierres de taille et celles d’ardoises, les briques et les bavures de chaux. Puis, là, où les intempéries trop fortes avaient fait brèche, la nature, cette compatissante amie des choses anciennes, avait ménagé des berceaux de houblon, de vigne-vierge, de glycines.
Telle qu’elle nous apparaissait, toute dorée par la lueur du couchant, cette masure, dont les greniers tremblaient lors des bourrasques d’équinoxe, était bien ce que je l’ai appelée tout à l’heure : — un être, — mais un être d’espèce supérieure à nous autres, échos limités d’une période, qui n’exprimons, en définitive, que nous-mêmes ; un être dont la vie, plus étendue que la nôtre, se composait de beaucoup de vies, diverses et cependant continues. Cette synthèse de pierre était le lien qui les unissait entre elles, en proclamait la continuité jusque dans la diversité. Si l’on pouvait définir, représenter l’âme d’une race, ces murs l’auraient fait mieux que toutes les analyses et que toutes les histoires, quoiqu’ils fussent en réalité moins qu’une âme, puisqu’une âme ne meurt pas et que tout ce qui est matière est condamné à périr. A l’heure où nous les contemplions, ils vivaient ; avec un air de vieillesse, il est vrai, mais de vieillesse heureuse, contente d’avoir tant vécu, attendant avec tranquillité la mort, de vieillesse auréolée, épanouie par la sollicitude, par la lumière du soir.
Ils vivaient — et de façon si singulière que j’en fus frappé. Pour la première fois, moi, qui les avais souvent regardés, je les voyais sous un aspect nouveau : celui d’un personnage étrange, mystérieux, puissant, et qui souriait.
Une phrase familière à mon hôte s’incrustait en moi : « Les contes de ma bonne, les pierres qui m’ont entouré dès l’enfance, voilà ma formation pour la vie. » Ce n’était point là, comme je l’avais cru jusqu’alors, une boutade d’esprit cultivé et paradoxal contre l’humanité et ses œuvres, mais une vérité dont je ressentais toute la profondeur. En reportant les yeux de ces pierres retenues par des lianes au précoce vieillard qu’elles abritaient, j’étais frappé de la similitude existant entre le propriétaire et sa demeure. La même sérénité un peu lasse, pas tout à fait exempte de mélancolie, une sérénité « de raison », la même philosophie du bonheur s’exhalaient de ce visage et de cette façade. « Ceci » avait modelé « cela ». L’on ne pouvait imaginer une assimilation plus complète d’un être par les choses qui l’environnent. J’évoquais machinalement la devise gravée sur le pignon au temps de la Ligue, In Bello Pax, et, ayant encore dans l’oreille les paroles de mon hôte qui ouvrent ce récit, je songeais : « Heureux homme ; parmi les pierres ancestrales, sous leur influence, il a donc trouvé, lui aussi, la paix au milieu de la guerre. »
J’entendais par là que lorsqu’on vieillit solitaire après avoir mené une jeunesse passionnée, on a des souvenirs et, en général, des regrets. Qui donc a dit : « Le châtiment de ceux qui ont aimé les femmes est de les aimer toujours ? »
Le tumulte de ses années ardentes devait logiquement retentir dans l’âme de mon interlocuteur lorsqu’il lui arrivait de regarder en arrière. Heureuses, ne les regrettait-il pas ? Malheureuses, n’en avait-il pas conservé quelque amertume ? Par suite de quel charme inconnu aux autres pouvait-il contempler son propre passé avec ce rayonnement, cette quiétude ?
Une anecdote allait me faire comprendre pourquoi il applaudissait à la conclusion, cependant un peu triste, de sa vie.
Il reprit :
« Cette heure où la campagne s’endort au sein du soleil las participe de la qualité exquise des instants où, à demi éveillés, nous sommes cependant sur le point de dormir. Déjà notre esprit rêve et notre bouche parle encore. On dit que nous divaguons parce que nous errons dans les régions nébuleuses que nos corps, trop matériels, ne sauraient atteindre. En réalité, si notre esprit est encore plongé par la base dans les ténèbres de ce monde vulgaire, son sommet, comme celui des montagnes quand le jour va naître, commence à voir blanchir l’aube enchantée du songe.
« Eh bien ! remarquez-le, c’est la seule heure où le rêve ait une voix humaine. En tout autre temps, il est silencieux. De même, mon cher enfant, la campagne au crépuscule : tout s’anime, tout parle, tout a des voix ; les fumées, les cloches lointaines, les arbres et les appels gutturaux des gardeuses de bêtes, ont une musique. C’est l’heure où les fantômes, que n’intimident plus les clartés trop vives du jour ou le brutal contact de ceux qui vivent, se glissent furtivement hors de leurs tombes… Oui, ajouta-t-il, abaissant les paupières et comme prolongeant son regard au delà de la vie, l’heure où leurs pas légers viennent frapper mon oreille, où M. Jacques, Jambe-d’Argent et Gaullier, dit Grand-Pierre, font un tour dans ces salles comme au temps où ils venaient y chercher refuge. Ah ! je vois des choses indicibles sur ces pans de murs envahis par la nuit… »
Comme j’admirais la sensibilité qu’il avait gardée et que j’ajoutais : « C’est rare après avoir roulé longtemps dans sa pensée les mêmes impressions » ; il me répondit :
« Mon ami, ces choses-là sont de celles qu’on ne se lasse point de voir, car la lumière qui les éclaire n’est plus celle de la vie, mais une autre infiniment plus douce ; et puis — car il y a toujours dans nos sensations les plus pures un grain d’humanité qui persiste — et puis, il y a en moi, quand j’y pense, un orgueil, celui de les avoir respectées, même quand, pour cela, il a fallu, ma foi oui, marcher sur mon cœur, comme on dit dans les mélodrames. »
J’ouvris sans doute les yeux très grands, car il reprit aussitôt : « Cela vous étonne ? Eh bien, oui… il y a longtemps, bien longtemps, quinze ans environ, j’ai failli amener ici, vous entendez bien, ici, entre ces murs, sous ces portraits, une petite personne charmante, jolie, gaie… mon Dieu ! qu’elle était séduisante… mais étrangère, et étrangère, entendez-vous, non pas seulement de naissance et d’habitudes, mais de tout, de tout, séparée par un abîme et une race de ce que vous voyez et de ce que je vénère ici.
« Mon pauvre enfant, dans quelques années, tout cela sera bien mort. Moi, je m’en vais, et ma pauvre bicoque ne tiendra guère contre le premier vent d’hiver qui la secouera un peu fort. Mais puisque vous voulez bien entendre les rengaines d’un vieillard — le dernier, espérons-le, d’un monde qui n’est plus, — rendez-lui cette justice lorsqu’il dormira là-bas, dans le petit cimetière, c’est qu’il aura respecté avec scrupule jusqu’à la poussière que les ans ont mise sur les meubles de ses aïeux.
« Bien souvent, vous le pensez, dans des veillées parmi ces morts qui sont ma seule compagnie, j’ai senti passer dans ma chair un frisson attardé d’existence, un furtif quoique profond besoin d’affection et de vie, et l’humain désir — peut-être le plus humain des désirs — de me prolonger par d’autres êtres en qui demeure un peu de moi et de ceux qui m’ont précédé. Verlaine alors chante mélancoliquement dans ma mémoire :
« Paroles tentantes pour un solitaire. Mais ce n’est point à nous, n’est-ce pas, de décider qui eut raison entre l’orgueil du remords et le dédain du bonheur ? Mon scrupule paraîtra sans doute une chose folle, condamnable, à vos enfants ; mais cependant je vous jure que j’ai obéi à quelque chose, à quelque chose de fort. Il fallait que ce quelque chose fût fort puisqu’il m’a empêché de saisir le bonheur… Oui, et vous savez, ajouta-t-il d’une voix plus triste, le vertige que c’est quand le bonheur ou même son ombre passe à portée de notre main… »
Il ferma les yeux. Peut-être était-ce pour me cacher une larme. En m’affirmant, comme il l’avait fait tout à l’heure, qu’il contemplait aujourd’hui le passé avec sérénité, était-il bien sincère ? et, pour répéter une phrase de psychologue, « ne peut-on admettre qu’un regret se glisse entre la résignation qui dépend de nous-mêmes et l’oubli qui dépend du temps » ? Mais je crois plus volontiers qu’on n’est jamais bien sûr de remuer des cendres sans risquer d’y ranimer la vieille étincelle, même quand elle a couvé pendant des années. Cette étincelle avait dû être vive pour produire encore, à quinze ans de distance, un pareil choc dans un cœur maintes autres fois visité par l’amour. Ce fut positivement avec un peu d’humeur qu’après des instants de silence il ajouta :
« Pourquoi diable, m’avez-vous remis cette histoire-là en mémoire ? Vous savez bien qu’il faut qu’elle sorte quand elle revient, suivant la métaphore un peu outrée de Balzac, « frapper à la porte du souvenir », porte qui, entre parenthèses, s’ouvre toujours. »
Comme je protestais, il reprit :
« C’est juste, vous ne saviez pas. Eh bien ! vous allez savoir. Vous dînez ici ce soir, c’est entendu. Pierre vous reconduira. »
— « Julie ! Julie ! appela-t-il ; mon jeune ami dîne ici ce soir. » Et il ajouta en manière de paraphe d’un traité déjà conclu : « Vous irez chercher une bouteille de Corton de 58. »
Ce fut dans la salle à manger toute blanche, dallée noir et blanc, en face d’un buffet Louis XV où luisaient de magnifiques Sèvres au chiffre royal, que le baron d’Orves commença son histoire.
« Dans ce temps-là, mon ami Darblaing, fils d’un grand industriel du Nord, venait d’acheter un yacht et m’avait proposé de l’accompagner dans son premier voyage. Je venais d’achever mon stage au quai d’Orsay, et après trois ans passés dans les paperasses, il ne me semblait pas superflu de m’accorder quelques mois de grand air et de repos. Où allions-nous ? A l’aventure. Nous étions jeunes tous les deux. Moi, j’avais vingt-cinq ans, lui vingt-sept. Joli bateau confortable, bon cuisinier, quelques livres, un vieux routier du long cours comme capitaine ; enfin toutes les garanties suffisantes pour ne pas nous perdre en mer et y passer notre temps le plus agréablement possible. Nous allâmes d’abord à Cannes faire une petite fugue sur la Côte d’Azur ; puis, un beau jour, las de tous les coins rebattus, avides de grandes traversées, de soleil, de verdure, « quelque diable aussi nous poussant », nous voilà partis pour les Antilles. De ces îles célèbres par leur hospitalité, leurs parfums, leurs fougères géantes, leurs fleurs, leurs papillons, leurs oiseaux et leurs femmes, je ne vous dirai rien, non plus que de la société charmante qu’on y trouvait dans ce temps-là. Ce qu’on s’y amusait ! mon Dieu ! Il paraît que cela n’est plus. Ça, voyez-vous, c’est la loi de l’évolution. Les centres du plaisir se déplacent comme ceux de la civilisation et de la richesse. C’est fatal. Pourquoi le regretter ? Puisqu’en définitive le diable, c’est-à-dire nous-mêmes, n’y perd rien. Enfin, nous déplorons ce qui n’est plus, c’est encore une loi.
« J’ai là des lettres de mon grand-oncle, le chef d’escadre… Ah ! mais je m’égare ; ça sera pour une autre fois. Donc nous quittons les Antilles et nous nous résolvons à couronner notre croisière par un séjour à la Nouvelle-Orléans. La Nouvelle-Orléans, voyez-vous, c’est un paradis. Vous ne l’avez pas vue. Si vos pas vous y portent quelque jour, vous le constaterez, ou elle a bien changé.
« Toute l’aménité, la gaieté françaises, l’amour du plaisir inné aux créoles, se sont mêlés là avec les franches et libres allures américaines, avec l’activité de vie qui est la caractéristique de cette race de l’avenir : tout cela entouré d’un grand luxe que le train des affaires mené par les hommes assure à leurs femmes. Si vous allez là-bas, je vous recommande les Américaines ; d’ailleurs, elles se recommandent assez par elles-mêmes, surtout les jeunes filles qui y règnent en souveraines absolues. En France nous n’avons pas idée de ça. Nos jeunes filles, rangées au bal sous l’éventail circonspect de leurs mères, gardent, ou du moins de mon temps gardaient, avec leur danseur en particulier et le jeune homme en général, un souci de la banalité, du bon aloi, du bon ton, du bon goût que je suis loin de vouloir juger, et encore moins — vous m’entendez bien — fort loin de vouloir blâmer. Mais, suivant notre proverbe : « Qui n’a qu’une cloche n’a qu’un son », et si grand que soit le charme des cils baissés et des âmes ingénues qu’on soupçonne, le grain de sel, et même, si vous voulez, de poivre, des petites Américaines ne saurait être dédaigné. Là-bas, les jeunes filles se promènent avec vous, vous reçoivent, vous les recevez, vous invitent, vous les invitez, sans que les parents aient beaucoup à y voir. On vous présente quelquefois, pas toujours ; puis, de visu, on admet que vous êtes un monsieur respectable ; on vous laisse en des tête-à-tête qui, tout charmants qu’ils soient, ne prennent pas le tour que vous semblez leur supposer. Mais oui, je vois vos yeux qui brillent, vos lèvres qui remuent. Détrompez-vous. En Amérique, la jeune fille se fait respecter elle-même.
« Alors, de quoi cause-t-on ? De mille choses, et pendant ce temps le parfum de la femme vous pénètre, la grâce de ses gestes, de ses jolis petits mouvements vifs agit sur vous, donnant assez pour vous contenter, refusant assez pour ne pas trop vous attiser, vous comblant enfin de ces prévenances, de ces attentions qui ensorcelleraient le cœur le plus sec et le plus froid. Eh oui ! c’est comme cela. Moi qui vous parle, pendant mon stage, j’avais fait la fête, comme tout le monde. A mon retour, je trouvai cela grossier, figurez-vous. Je compris alors cette chasteté travailleuse des Américains à laquelle je n’avais pas voulu croire. Le « flirt » qui me semblait sot me parut, en quelque sorte, moral. Il nous manque à nous autres, internés dans des prisons d’écoles pendant l’adolescence, sévèrement séparés de nos jeunes filles séquestrées sous le jupon de leur maman.
« Je m’explique ainsi pourquoi tant de jeunes gens se jettent, au sortir du collège, dans les bras de la première catin venue. Eh ! parbleu, l’homme a besoin d’expansion à certaines époques de sa vie. Les Américains l’ont compris. Et, en somme, « le flirt » tel qu’il est pratiqué là-bas, c’est « l’école du mariage ».
« Vous allez me demander : « Les Américaines sont-elles naïves ? » Je vous répondrais oui, si je ne pensais au fond du cœur qu’on est toujours téméraire de risquer au feu le plus petit bout de l’ongle pour attester la naïveté d’une femme.
« Voilà bien des détours pour vous dire que je fus amoureux, amoureux comme vous le seriez à votre âge, amoureux fou, « comme on l’est à vingt ans », disaient les romances de jadis. Mon Dieu, mon Dieu ! c’est loin, tout ça… que de temps, d’espace, de morts, de rêves ! Allons, prenez donc encore un verre de corton, vous me tiendrez compagnie.
« Il faut vous dire qu’à mon insu la vie de la mer avait merveilleusement préparé cette crise.
« Les longs séjours en mer ont des facultés à eux. Durant ces périodes d’uniformité et de silence on dirait que la vie intérieure s’assoupit. Le présent est monotone et tous les jours identiques à eux-mêmes. Je me levais tard. Par le beau temps j’allais griller une cigarette sur le pont, contemplant les grandes eaux et leur tumulte éternel. Un oiseau, une frêle silhouette de navire à l’horizon, constituaient des événements pour la journée.
« Par le mauvais, je restais allongé sur un des divans de la bibliothèque, écœuré d’esprit autant que de corps, à la fois las de moi-même, du présent et de l’avenir.
« Les conversations du début avec mon compagnon s’étaient faites plus rares. Notre stock d’idées communes était épuisé et nous vivions, l’un vis-à-vis de l’autre, comme des sortes de ruminants, roulant constamment dans notre tête une pensée informe, obstinée, obtuse. Les mêmes heures de repas nous réunissaient dans la salle à manger — une petite pièce en tek verni et en cuivres que je vois encore — dont le bois craquait sans cesse au roulis. Nous mangions en silence l’excellente cuisine de notre chef, et c’est peut-être à cela, qui vous paraîtra un détail, que nous dûmes de rester tout le temps en bonne harmonie, nouvelle preuve de cet axiome des marins : « Un bon cuisinier est aussi utile en campagne qu’un bon commandant, parfois plus. » Les quelques paroles qui, par habitude, sortaient de nos lèvres finissaient par résonner d’une façon insolite, comme des mots vides de sens, et de jour en jour nous devenions différents de nous-mêmes. Le passé et l’avenir, ces deux routes indéfinies du rêve, ne nous tentaient même pas. En vain, j’ai souvent cherché à lire, à noter, à écrire. J’eus vite dévoré les quelques livres que j’avais emportés et le courage me manqua pour les rouvrir. Ma pensée aime pourtant à reparcourir les mêmes sentiers, mais j’éprouvais comme une lassitude immense de m’intéresser à quoi que ce fût et mon esprit tourna bientôt dans un cercle d’idées machinales, passives, dont il me devint impossible de sortir.
« Cet alentour bruissant et monotone avait étendu jusqu’à nos âmes sa contagion ; nous nous laissions bercer par son rythme dans une sorte de songe où se résumait notre reste de vie. Jamais je ne sentis avec plus de force cette impression : qu’ici-bas nous ne sommes après tout que des forçats, pauvres forçats stimulés par le vain mirage des apparences, limités dans un cercle immuable par les chaînes fatales des habitudes.
« Quoi que vous puissiez penser de ces réflexions pessimistes qui font si peu honneur à la liberté humaine, il n’en est pas moins vrai que dans ces instants où toute vie semble éteinte, le cœur fait provision de désirs. C’est pourquoi, du moins je le suppose, les marins éprouvent de si violentes amours.
« Vous ne sentez rien ; rien ne vous fait envie ; pourtant s’accumulent en vous, produits journaliers et inconscients de notre sensibilité, ces besoins d’aimer et d’être aimé qui sont le fonds de notre faiblesse et de nous-mêmes.
« Ce cœur qui se croyait atrophié éclate soudain devant une occasion imprévue, et le choc est si subit, si brutal, qu’il décide parfois de votre avenir. Une aventure de cette sorte faillit modifier profondément le mien.
« La rencontre eut lieu chez des amies communes, presque des Françaises, Françaises en tout cas par la grâce, les traditions et le langage. Elle aussi était à demi Française. Elle s’assit près de moi, on me présenta à elle, elle me salua distraitement, et machinalement je la regardai.
« Pourquoi l’aimai-je ? Sait-on jamais ?
« Elle avait un peu l’air d’une petite fille habillée en grande personne. Une grande plume d’autruche noire, légère, ondoyante, retombait sur sa chevelure blonde, d’un blond norwégien, dont le vent avait ébouriffé les boucles folles, et il y avait là-dessous un mignon visage chafouin, aux chairs un peu pâles, que de grands yeux noirs, cernés, prompts à pétiller d’un rire folâtre, éclairaient… mais voilà que je ne me rappelle plus bien ses traits. J’avais très vaguement entendu son nom et je cherche en vain à me souvenir des paroles que nous échangeâmes.
« Le lunch nous dégela un peu. Nous parlâmes des dernières fêtes du carnaval. Elle était évidemment très gaie — soyons franc — très en l’air, et, quand elle riait, sa bouche, une jolie petite bouche délicate, avait une façon gamine de se tordre qui m’ensorcela. A la promenade qui suivit nous étions déjà devenus amis. Comme les autres marchaient plus vite que nous, nous restâmes en arrière et nous causions comme si nous nous étions connus depuis dix ans.
« Elle me parlait de sa vie, de son « college » — elle n’avait pas fini ses études — de sa prochaine entrée dans le monde, et, à mon tour, je l’entretenais de notre traversée.
« Le temps gris qui pesait sur l’immense Mississipi immobile, sur les berges aux arbrisseaux noirs, avait une douceur, un charme triste qui inclinait aux choses intimes.
« Et tandis qu’elle parlait, j’admirais la souplesse de son corps, la vivacité de tous ses mouvements, son port de tête coquet, son babil d’oiseau. Elle me disait des choses très simples, très sottes peut-être, mais qui me paraissaient charmantes. Trois heures avaient passé depuis que nous devisions ensemble. La soirée s’avançait ; les autres nous attendaient, et nous étions très en retard. Il fallut se quitter, car nous dînions en ville. Il fut convenu que le lendemain nous irions luncher chez elle, puis nous nous séparâmes.
« En touchant la petite main qu’elle me tendit, toute chargée de menus bracelets d’argent, je m’attardai au contact de sa peau fine, et la voiture qui nous emportait l’avait laissée loin derrière nous que j’en étais encore tout rêveur.
« Vous savez, mon cher, que quand on est pincé par l’amour on a toujours une période — comment dirai-je ? — d’incubation, si vous voulez. La fièvre ne s’empare pas tout de suite de votre corps et de votre pensée. On dirait qu’elle vous tâte, qu’elle vous palpe, comme pour s’assurer que c’est bien vous qu’elle a marqué.
« C’est à ce moment-là, voyez-vous, qu’il faut rompre quand on ne veut pas souffrir. Quelques heures de lutte serrée, la fuite, et vous êtes sauvé. Mais moi, à l’époque dont je vous parle, j’étais un naïf en amour, oui, un naïf, d’autant plus naïf que je l’avais toujours blagué. Je n’y croyais pas. Octave Feuillet n’était pas mon fait, pas du tout.
« Donc, sans expérience, je laissai ma pensée vaguer autour de Mlle Ninette — elle s’appelait ainsi — et ce nom me paraissait coquet, mignon, doux à redire, convenant bien au lutin gracieux que j’avais entrevu. Vous pensez si l’imagination en fait de belles quand elle est aux trousses d’un pareil jupon. Et moi, bienheureux serin, je ne devinais aucun symptôme. Je me disais : « Charmante jeune fille », puis j’y pensais toujours. En revenant avec Darblaing, nous fîmes, comme d’habitude, le bilan de la journée : nous passâmes en revue les petites amies.
« — La plus gentille de toutes, lui dis-je, est encore Mlle X ».
« — Allons donc ! fit-il en me jetant un coup d’œil en dessous.
« — Mon vieux, tu sais, d’ailleurs pas ça dans l’aile. Tu ne me connais pas.
« Il n’insista pas, et nous prîmes le petit « steam-launch » qui nous attendait pour rentrer à bord. Cette nuit-là je ne dormis pas. Emporté dans des dialogues imaginaires avec Mlle X, que mon rêve appela bientôt Ninette tout court, mes questions à Ninette alternaient avec ses réponses, et Ninette par ci, et Ninette par là, bref, mon cher, je ne fermai pas l’œil de la nuit. Le cerveau a cela de très particulier lorsqu’il roule en lui-même une personne sur toutes ses faces, c’est qu’il se l’assimile bientôt complètement. Elle devient sa chose, sa vie, et ce n’importe qui, pour vous inconnu hier, entre de plain-pied dans votre existence dont il fait désormais partie. Un fait curieux se produit lorsque vous retrouvez cette personne avec les rapports corrects, les distances obligées des relations mondaines. Des barrières s’élèvent devant cette connaissance si prompte, intimement caressée dans le rêve. Vous êtes brutalement transplanté dans le domaine plus lent de la réalité.
« Cela m’arriva le lendemain quand, à l’heure dite, mon ami et moi nous nous présentâmes chez Ninette.
« Elle nous reçut simplement, sans embarras, toute seule et d’une façon charmante. En touchant cette petite main, je me sentis pâlir. J’étais perdu.
« Nous nous rendîmes dans le salon où se trouvaient déjà ses amies. Là nous reprîmes la conversation pétillante de la veille, toute en fusées de rires, en plaisanteries, en éclats. Darblaing me fournit l’occasion d’un mot à succès.
« Il me présentait : « Mon ami, le baron d’Orves, un homme marié, Mesdemoiselles. » (Là-bas, les jeunes filles ne flirtent pas avec les hommes mariés.)
« Je répliquai du tac au tac.
« — Marié, sans doute, autrefois… aujourd’hui veuf… à consoler. »
« Une joie de pensionnaires accueillit ma réponse. Ninette se renversa du coup dans un de ces grands fauteuils américains à ressorts qui la renvoyèrent en arrière comme une balle, nous découvrant ses jolis pieds chaussés d’escarpins et ses chevilles, fines dans leurs bas de soie. Nous continuâmes ainsi à marivauder, mais moi je m’attachai à Ninette. Très émoustillée elle me répondit. Cela dura tout l’après-midi, puis, comme il n’est si beau temps qui ne finisse, on se quitta, naturellement avec promesse de se retrouver le lendemain à dîner, chez les amies.
« — Mes compliments, mon cher, fit Darblaing en sortant.
« — Gentil flirt… Que veux-tu ? ça change… après les jeunes filles en glace, celles en vif argent…
« Déjà je me l’avouais à moi-même.
« La crise commencée, elle empira de jour en jour, d’heure en heure. Ninette était devenue mon obsession chère, indispensable et cruelle, avec laquelle toujours en rêve — c’était là mon malheur — je ne cessais de converser. Cette conversation devenait de plus en plus intime, sans tourner toutefois du côté sensuel. Je ne ressentais rien qui ressemblât à de l’excitation. C’était un sentiment, comment vous le faire comprendre ? — je ne l’analyse pas trop bien moi-même — de frôlement tendre, un besoin de cajoleries, d’épanchements qui me brûlait à mon tour, moi qui avais tant ri d’histoires pareilles.
« Je rêvais de longues causeries caressantes où peu à peu j’aurais découvert à cette enfant — car je me rendais compte de son extrême jeunesse — tous les horizons de la vie. De quoi ne rêve-t-on pas en vérité ? On n’est pas bête à moitié, allez, dans ces moments-là.
« Puis je songeai : « Pourquoi ne l’épouserai-je pas ? Mes parents sont morts ; je suis indépendant, libre de ma vie, à l’aise sinon riche. » Ce fut un rayon qui m’entra dans l’âme et m’éblouit. Je devenais fou de bonheur. C’était la nuit que me vint pour la première fois cette pensée. La couchette où je me retournais en tous sens se trouva trop étroite, trop brûlante. Je n’y pus tenir. Je me levai et montai sur le pont. L’air était glacé ; dans le ciel noir, la lune courait, livide, sur la ville immense d’où une rumeur de peuple endormi montait de l’ombre, tandis que la réverbération rouge d’une usine mettait des lueurs d’incendie sur le bas port. L’eau clapotait tristement, charriant des bois morts contre le bordage, et, dans le silence, si grand que tous ces bruits indistincts et faibles n’arrivaient pas à le remplir, quelque chose d’illimité planait.
« Comme tous les amoureux, j’étais ivre d’espace. Rien ne me semblait assez large pour contenir mon cœur dilaté à l’extrême. Je fis pendant deux heures, trois peut-être, je ne sais pas, les projets les plus fous, me promenant sur le pont à une allure insensée.
« Je me voyais successivement faisant mes aveux — l’exquise et tendre minute ! Que dirait-elle ! — D’ailleurs je ne m’y arrêtais pas. J’entrais déjà dans cette salle à manger de demain, parmi toutes ces jeunes filles, tenant la seule qui m’importât par le bras : « Mesdemoiselles, je vous présente la baronne « d’Orves » ; puis notre voyage en France, notre entrée sous ce vieux toit, la présentation de ma femme à mon frère Jacques, à Pierre, à Julie, à mes fermiers, à tous ces êtres de la terre natale parmi lesquels j’ai grandi, que j’ai tant aimés et qui restent les seuls, les vrais liens de ma vie.
« Ce fut leur pensée, mon pauvre ami, qui fit tomber mon exaltation pour la changer peu à peu en mélancolie ardente. Oh ! je sentais bien qu’un abîme me séparait de cette petite fille que j’adorais, abîme de race, de traditions, d’habitudes. Que signifieraient pour elle toutes ces vieilles choses qui sont comme la substance de mon cœur ? Il faut bien se le dire, qu’est-ce que nos fidélités, nos respects, nos orgueils, pour ceux qui n’ont pas contemplé avec attention nos formes sociales disparues ?
« Dans cette Amérique respectueuse, avide même du passé du vieux monde, je crois qu’au fond les notions qui nous rendent nos propres souvenirs si chers sont néant.
« Et c’est facile à comprendre. Je dois vous dire que, profond admirateur de la société américaine, je ne songe pas à blâmer cette différence, mais je la constate. Certes dans ce pays il y a des castes — et il y en aura de plus en plus — il y a des couleurs, mais le mécanisme, si j’ose dire, de la société américaine est tel que le millionnaire d’hier n’éprouve aucune honte à redevenir portefaix demain. Encore une fois, je ne songe point à l’en blâmer. Seulement cela me suffit pour que je me demande comment dans ce pays du « chacun pour soi », où chacun a le sentiment de valoir les autres et n’attend rien d’eux, on peut, par exemple, concevoir la force de cette expression « nos gens », les « gens de nos terres » ? ceux pour qui nous sommes l’exemple et le recours, dont nous partageons et subissons les bonnes, les mauvaises années ; aux fêtes, aux joies, aux misères desquels nous participons ? Car dans quelques fonds de province le vieux lien féodal a résisté à l’usure des âges et à l’évolution des temps. Il unit encore le paysan au seigneur, vieux lien tout-puissant, scellé dans nos entrailles, le même qui faisait rouvrir les yeux à nos durs pères de la croisade pour revoir une dernière fois les hommes de leur fief avant de mourir. Eh bien ! Ce lien-là existerait-il entre cette jeune fille et mes fermiers ? Saurait-elle les aimer d’abord, les comprendre, les visiter, les encourager ou les blâmer, panser leurs âmes et leurs corps, comme nos mères, nos femmes et nos sœurs, même les plus évaporées le font, pour ainsi dire, d’instinct ?
« Et puis bien d’autres choses encore, ces cabrioles sur des fauteuils au petit point où les fables de Florian se fanent, ces rires de « girl » ébranlant les plafonds, les greniers, les murs, chassant les ombres et les morts. N’allais-je pas commettre un sacrilège ?
« Il me semblait voir, à des lieues et des lieues de moi, mon frère Jacques. Sans doute, au premier abord, arraché à la contemplation de ce passé où, lui aussi, épuisait sa vie, il ne comprendrait pas. Il ne dirait probablement rien, et, en bon frère, avec son sourire habituel, il tendrait la main à cette nouvelle venue. Mais je sentais qu’il ne pourrait s’empêcher de jeter un regard significatif sur cette échéance d’une race arrivée à son terme.
« Enfin, toutes ces choses, ces souvenirs, cette demeure ancienne perdue dans les bois au fond de la campagne — et je ne pourrais me résoudre à vieillir ailleurs — seraient séduisantes peut-être pour un artiste, mais n’avais-je pas affaire à une enfant ?
« Je me résolus à sonder son âme dès le lendemain et à voir si elle contenait les éléments — oh ! seulement les germes — pour pouvoir me comprendre et m’aimer.
« Je l’entretiendrais du passé et je tâcherais que dans ma voix passât, ce soir-là, un peu de la poésie grisante qui m’envahit quand je le regarde.
« J’avais emporté avec moi, comme une sorte de relique suggestive, un fort joli éventail. C’était le legs d’une grand’mère, un mignon bijou ciselé où Lancret a exécuté sur le vélin une réduction de son Hiver, ce salon clair autour du feu qui flambe, ces hommes et ces femmes jouant et devisant près des tric-tracs et dont les Goncourt ont dit « qu’il semble que l’œil s’arrête sur un Décameron au repos ». Si elle semblait me comprendre le moins du monde, je le lui offrirais et ce serait le premier jalon de nos relations plus intimes.
« Ah ! combien je pensai durant la journée qui précéda ! Journée à la fois longue et courte, toute convulsée par l’angoisse ! Combien de fois fis-je et refis-je en moi-même mon petit discours toujours terminé par : « Mademoiselle, permettez-moi de vous offrir « un gage de ce passé que vous comprenez si bien. » Alors que dirait-elle ? Deviendrait-elle rose ? Baisserait-elle les paupières ? Verrais-je une larme dans cet œil où je n’avais aperçu que malice et joie ?
« Mon Dieu ! tandis que je vous le raconte, il me semble palpiter encore. Et j’en inventai de ces réponses contradictoires qui tour à tour me désespéraient ou me jetaient comme un fou à la suite de je ne sais quel songe insensé de bonheur ! Enfin, après avoir tout vibré, mon cœur, mes nerfs, las de tant d’agitations vaines, retombèrent sur eux-mêmes, épuisés.
« Le soir venu, je passai mon habit, et, appuyé sur le bras de Darblaing, je me rendis chez nos amies. Il faisait triste, gris, glacial. Arrivé à la grille de la villa, je dis à mon compagnon en lui mettant la main sur l’épaule :
« — Tu sais, je vais peut-être me marier ?
« — Avec qui ?
« — Avec la petite N…
« — Ah ! cela te regarde.
« C’était un garçon froid qui n’aimait pas se mêler aux affaires des autres. D’ailleurs, le temps manquait pour nous expliquer.
« Nous entrâmes, et, à peine débarrassés de nos manteaux, nous étions déjà parmi nos hôtes. Je m’assis tout naturellement auprès de Ninette, — notez bien que c’était la troisième fois que je la voyais, — mais j’avais tant vécu avec elle durant ces quelques jours qu’il me semblait la connaître depuis des années. Ce soir-là elle me parut plus adorable encore que tous les autres jours. Une robe rouge décolletée avivait de sa crudité la pâleur de sa peau blanche, l’ardeur de ses yeux plus noirs et plus lumineux, la clarté de ses cheveux blonds. Et toujours cette grâce souple et pétulante, ce mélange d’enfantillages et d’attentions, de la petite fille et de la femme, de gaminerie et d’éducation, qui m’avaient tant et toujours charmé. Avec celle gaieté-là sans doute seraient mortes à jamais mes nostalgies. Les exquis et cruels retours vers les temps d’autrefois auraient disparu de ma pensée pour toujours. Ah ! je l’ai bien aimée ! » soupira-t-il en baissant la tête sous le poids de souvenirs trop lourds.
Cette défaillance ne dura guère qu’un instant et il reprit presque aussitôt :
« Le dîner fut gai. Des rubans à nos couleurs étaient suspendus aux lustres ; des fleurs jonchaient la table. Je m’isolai avec ma voisine, ou plutôt je tâchai de m’isoler avec elle, de l’intéresser, de l’amuser d’abord pour lui parler plus sérieusement ensuite.
« Mais, mon cher, nous sommes souvent dans ces occasions-là des victimes du mauvais sort. Imaginez-vous que je ne trouvais plus rien à lui dire, mais rien de rien. Moi, si éloquent, si vibrant tantôt encore, je creusais en vain mon esprit déplorablement vide ; je restais là, empêtré dans l’écheveau des banalités, employant toute l’énergie, toute la force qui me restaient à maîtriser le trouble affreux de mon cœur. J’ai connu en cet instant un supplice épouvantable ! Mes yeux erraient sur ses cheveux, sur sa bouche, sur ses épaules, et je ne parvenais pas à lui faire entendre que je l’aimais. Enfin le champagne circula au milieu des rires et des plaisanteries. Le vin donna un coup de fouet à mes nerfs, et comme la pente de mes idées ne m’inclinait pas précisément vers la gaieté, ce soir-là l’alcool me lança dans la plus noire, dans la plus grisante mélancolie. On a le vin triste ou le vin gai, selon son tempérament, que voulez-vous ?
« Je l’eus triste, très triste. Une poésie morbide se mit à souffler en moi. Je lui parlai de mon pays, des miens, de ma vieille maison. La joie de son œil s’éteignait peu à peu pour faire place à une jolie rêverie. J’évoquais tout ce qui me plaît : le charme des vieilles choses à l’automne, le vent où pleure la voix des morts et qui fait résonner les greniers, la grâce dolente des feuilles qui tombent et des bois roux, nos sentiers pleins des ombres de naguère et nos demeures hantées par les fantômes. Puis pensant que tout cela était loin, très loin de moi, j’eus un instant de silence, sentant les larmes monter sous mes paupières. Ce fut l’instant qu’elle choisit pour me répondre de sa gentille voix traînante de créole où l’accent anglais mettait une si grande séduction :
« — Moi qui pensais la France si gaie… Paris, le Bois de Boulogne avec tous ces jolis gens qui passent en voiture… ma tante a été aussi à Nice et y a eu un très bon temps… tandis que tout ce que vous me dites est triste, si triste… Je n’aime pas cette France-là. On ne peut pas dormir, je pense, avec tous ces fantômes. J’y aurais très peur certainement…
« Alors, mon ami, je compris que tout désormais, tout entre nous était inutile. C’était bien simple ces paroles, bien naturel même. Elle disait vrai, je le sentais : Elle ne pourrait, non jamais, s’y faire. Le Passé était trop lourd, trop triste pour ces jolies épaules, et je ne nous voyais pas non plus, seuls, en tête à tête, dans la salle à manger où vous êtes, plus vieux qu’elle de tout un monde, silencieux, livrés à nos mutuels regrets, sous le regard implacable des ancêtres qui, du haut de leurs portraits, nous jugeraient.
« Je restai atterré, silencieux devant cette réponse, et je méditais le mot profond de Loti à la petite Mousmé : « Je pense à une foule de choses que tu ne peux pas comprendre. » Dans l’atmosphère légère de cette salle, pleine de jeunesse et de bonheur, ma tristesse devint encore plus lugubre.
« Tout mon désir me poussait encore vers elle ; mais ce qu’on appelle le possible — ce pauvre possible où se résument tous nos humains espoirs — était à jamais rompu entre nous. Darblaing invita ces demoiselles pour le lendemain à bord, puis nous nous en allâmes ; mais en mettant la main dans mon pardessus, j’y sentis la gaine de l’éventail.
« Nous avions franchi la grille quand mon ami me demanda : « Eh bien ! tu es fiancé ? » Je lui répondis d’une telle voix : « Oh ! c’est fini maintenant », que ce garçon, très froid d’ordinaire, m’ouvrit tout grands les bras. J’y tombai.
« Je lui reprochai d’avoir invité pour le lendemain ces jeunes filles et je le conjurai de trouver un prétexte pour lever l’ancre aussitôt. Il me représenta que je lui demandais là une folie, toutefois il me promit d’appareiller dès le surlendemain. J’aurais voulu y être. Tout ce qui me rappelait les heures charmantes passées dans cette ville me faisait mieux sentir l’écroulement actuel de mon bonheur.
« En rentrant à bord, à peine déshabillé, je tombai dans mon lit comme une masse et je dormis jusqu’au matin d’un sommeil lourd, de ceux qui succèdent aux cauchemars. L’homme est une singulière machine. A mon réveil, en rassemblant dans une tête endolorie mes idées éparses qui semblaient avoir été puisées dans un rêve, j’éprouvai la violence de mon amour. Toutes les forces de mon être se tendaient désespérément vers Ninette, quoi que je sentisse bien que quelque chose de plus fort et de plus vieux que moi me défendît d’obéir.
« Ma plus grande crainte était qu’elle ne vînt pas.
« — Es-tu bien sûr de l’avoir invitée ? répétais-je à Darblaing à tout propos. Il finit par me répondre en haussant les épaules : « Qui te croirait si sensible ? »
« Je me reprochais d’avoir été très sot… J’aurais dû tout d’abord lui parler de la vie de Paris, exciter sa curiosité, ce grand levier des femmes, quitte après, par un joli retour, à utiliser la pointe de sentiment qui dort toujours au fond de leur cœur. Tandis qu’avec mes histoires macabres, je l’avais effrayée, parbleu ! Qui ne l’eût été à sa place ? Alors, je la jugeais sur une bêtise ?… J’essayais ainsi de me prouver à moi-même que c’était la compagne qu’il me fallait. En dépit de tous ces beaux raisonnements, je sentais pourtant que c’était là le délire d’un cœur amoureux et d’un esprit malade. Je commettrais, à n’en pas douter, une grosse faute, à la fois pour moi et pour elle, en l’introduisant dans une vie pour laquelle elle n’était pas née.
« Mais, dans cette dernière journée, un sentiment primait, éclipsait tous les autres : la revoir. Je ne mangeai pas et j’attendis deux heures avec impatience. Elles arrivèrent, et mon cœur — qui n’en était plus à compter ses émotions — battit une fois de plus. Que dire de cette dernière entrevue, sinon qu’elle fut déchirante pour moi et très gaie pour les autres. On y but du champagne, on y sauta sur les meubles et nous fîmes fumer ces demoiselles. Darblaing déclara vers le soir qu’une dépêche le rappelait d’urgence en France, et après les quelques instants d’usages, et de tristesses convenables pour de si prompts adieux, on se jura un prochain retour. Je tâchais d’attraper Ninette dans un coin, mais la petite fûtée se dérobait toujours. J’y réussis pourtant : « Que c’est triste, lui dis-je, de vous quitter si vite ? — Vraiment, si triste que cela ? » me répondit-elle, avec un regard de désespoir feint et moqueur.
« Ainsi elle n’avait même pas soupçonné cette tourmente terrible que le moindre petit brin de femme peut déchaîner dans le cœur d’un homme, tourmente qui l’abat, le fait se tordre comme un ver aux pieds du joli petit être qui s’en moque, qui le plus souvent n’en vaut pas la peine, mais exaspère le désir par une mignonne bouche, une nuance de l’œil, des boucles folles sur une nuque tendre… par moins encore. De sorte que, vous le voyez, je n’ai même pas eu la consolation de lui inspirer un peu d’amour. Quand elles partirent, je lui demandai la permission de lui baiser la main « à la française ».
« — Non, dit-elle avec son éclat de rire d’enfant mutin, et elle sauta lestement dans le « steam-launch » qui les ramenait à terre. Je les suivis des yeux.
« Elles s’en allèrent pendant quelque temps dans une traînée de soleil qui ne permettait plus de voir leurs visages, mais seulement deux ou trois mouchoirs blancs qui s’agitaient et les taches voyantes de leurs robes et de leurs ombrelles. Elles disparurent enfin dans cette poussière radieuse, comme les reines d’un rêve… et d’un jour !
« Mais son souvenir n’a pas disparu comme elle. Il m’a poursuivi durant de longs jours, de longs mois. Je l’oubliais, puis à propos de n’importe quoi il revenait m’agiter. Parfois c’étaient des parfums que je respirais et qui m’en rappelaient d’autres, ou bien des façons dont elle parlait, dont elle riait, dont elle marchait, des riens qui me faisaient souffrir. Et plus elle s’éloignait plus je souffrais, si bien que je me demandais quand cela aurait une fin. Les jours effaçaient à mesure son image. Ma mémoire s’épuisait en efforts contre le temps. Je ne la voyais plus que comme une ombre, et ma dépense d’énergie, la véhémence de mes désirs n’aboutissaient qu’à un long désespoir.
« Tenez, il y avait surtout un air… elle nous l’avait joué quand nous étions allés chez elle… Vieille bête que je suis, pendant longtemps je n’ai pu l’entendre sans avoir envie de pleurer. Cela commençait par une marche scandée et rythmique, durant laquelle le regret m’envahissait lentement, doucement, amèrement ; puis à une certaine mesure, tournante comme un subit mouvement de valse, un flux de nostalgie me noyait, m’enivrait d’une ivresse affreuse, étrange, mais irrésistible, où mon être entier se dissolvait dans un passé cruel que j’adorais. Et je ne faisais plus qu’un avec cette onde sonore qui me dilatait ou m’oppressait à son gré, dont toutes les phases se répercutaient sur mon cœur.
« Puissances intarissables du Désir et du Rêve », a dit Maupassant…
« Ça vous étonne peut-être qu’après tant d’aventures, celle-là me soit demeurée si présente ?
« Je crois n’avoir jamais autant souffert. Maintenant, il est vrai, quand j’y repense, j’ai la conscience en paix.
« Il est vain, voyez-vous, de chercher à refaire de vieilles races et de vieilles demeures. Il est plus sage de les abandonner à leur destin et au lierre qui se chargera d’avoir pour elles — pour les maisons et pour les tombes — la sollicitude dernière à laquelle elles ont droit ici-bas.
« Après avoir beaucoup duré, il faut savoir finir, et peut-être vaut-il mieux finir comme l’on a toujours vécu.
« Je ne sais pas ce qu’est devenue Ninette qui, apparemment, ne s’est jamais souvenue de moi. Moi, de mon côté, si je me souviens d’elle, c’est pour déterminer de temps à autre un frisson de ce cœur qui, sans cela, vivant parmi les morts, risquerait de devenir glacé comme eux. J’ai gardé l’éventail ainsi qu’un ruban donné par elle. Son parfum, ce parfum particulier à chaque femme et dont elle imprègne tout ce qu’elle a touché, embaume encore ces deux pauvres souvenirs de ce qui fut pour moi une heure marquante. C’est tout ce qui me reste d’elle. Ainsi elle demeure pour moi à présent : simple et furtif arome, petite fleur amère plantée dans le souvenir… »
Ayant ainsi parlé, il se tut et ferma les yeux. Le crépuscule était entièrement tombé ; Pierre nous desservait en silence. Tout était vague dans la salle. Julie, qui vint emporter une pile de plats, ne faisait pas plus de bruit qu’une ombre sur les dalles. Par une intuition admirable qu’il fallait respecter le silence de leur maître, ces deux vieux serviteurs, fils et petits-fils de serviteurs, voulaient qu’on oubliât leur présence. Leur intimité avec Paul d’Orves permettait pourtant de supposer qu’ils connaissaient cette histoire, et de longue date, mais tant de secrets de famille demeuraient ensevelis en eux ! Ils souffraient en voyant souffrir celui qu’ils avaient vu naître. Ce fut seulement au bout de quelque temps que Pierre, après avoir toussé, risqua de rompre le silence pour demander s’il fallait une lampe.
Mon vieil ami fit signe que non.
La mansuétude de l’ombre descendait en lui. Il avait ouvert les yeux ; son regard errait dans la brume bleue du crépuscule, sur la terre de teinte neutre où montaient les silhouettes des arbres. L’angélus emplissait la vallée de paix grave, et une douceur planait sur les champs. Le regard du baron, après s’être promené un instant, s’arrêta sur le petit cimetière, tout blanc, tout paisible dans le vague, où les siens s’en étaient successivement allés, et, où son vœu suprême, après tant de regrets, de rêves, de douleurs, était de s’endormir bientôt.