Contes pour lire au crépuscule
PENSÉE, QUI MEURS…
« Le pire de la mort c’est d’emporter dans la tombe des idées qui ne verront jamais le jour. »
(René Vallery-Radot.)
Un jour d’hiver où je me disposais à prendre le train de Brest, le garde entra dans ma chambre et dit :
— Monsieur, je connais une bécasse.
Vous entendez bien : « il la connaissait », pour un peu il aurait ajouté : « personnellement ». Cela vous étonne peut-être qu’il la connût si bien ; c’est qu’alors vous ignorez les habitants des bois. Et par habitants je veux parler non seulement des bêtes, mais aussi des gens, des gens qui les tuent — et qui les aiment.
Cet ensemble a ses codes, ses usages, forme — si j’en crois des impressions — une société très policée.
Le vieux brave homme de garde se serait fâché tout net si, journellement, d’une manière ou d’une autre, il n’avait été avisé des hôtes, fussent-ils de passage, à qui il prenait fantaisie de goûter l’hospitalité du domaine, surtout quand ces hôtes étaient gibiers de marque comme l’est la bécasse dans mon pays.
Il avait déjà rendu visite, une visite liminaire et prudente, à cette voyageuse un peu fantasque et très fugitive qui ne s’attarde jamais longtemps dans nos boqueteaux et préfère les doux climats humides du bord de la mer.
Il me dépeignit le lieu qu’elle avait choisi et je le vis tout de suite en pensée : un taillis déjà haut sur le côté d’une grande avenue déserte, tout au bout des bois, où coule, à petit bruit, sous beaucoup de feuilles mortes, un ruisseau large d’un doigt.
C’est que les bécasses ne se posent pas au hasard. Elles ont des goûts, des manies. Il leur faut un sol marécageux, sans herbes ni bruyères, qu’elles puissent facilement fouiller pour trouver des vermisseaux, ou tout simplement qui leur permette d’enfoncer leur long bec dans la terre et de rester là, béatement, blotties sous leurs ailes, à l’abri des importuns, sous la dépouille d’automne dont elles ont presque la couleur.
Elles aiment les endroits tristes et solitaires, « où il fait bon », comme les poètes maladifs. Sérieusement, je veux croire les bécasses poètes et philosophes, malgré un mauvais jeu de mots et l’avis de Belon, vieil auteur, qui les qualifie de « moult sottes bêtes ». D’abord elles voyagent beaucoup en fuyant les rudes hivers, la neige. Elles traversent la Russie, l’Allemagne du Nord, certains même prétendent l’Islande et la Norvège, se rendent en Turquie, dans l’Archipel, au Caire. D’où arrivent-elles, où vont-elles au juste ? On ne sait pas.
… Elles voyagent, donc elles voient. Les facultés de l’œil, au dire de Buffon, sont extraordinairement développées chez les oiseaux, plus que chez tous les autres êtres ; le même savant veut que l’oiseau soit plus sentimental que le quadrupède, que le bipède[2], et, entre les oiseaux, la bécasse particulièrement tendre :
[2] Discours sur la nature des oiseaux.
« Ces oiseaux, d’un naturel solitaire et sauvage, sont aimants et tendres. Quand la femelle couve, le mâle est presque toujours couché près d’elle, et ils semblent encore jouir en reposant mutuellement le bec sur le dos l’un de l’autre. »
Cet animal tendre est misanthrope. Il en va parfois ainsi des humains. Vous verrez peut-être deux bécasses dans le même bois, mais alors, sauf dans la saison des amours, elles sont aux deux extrémités opposées.
J’aime cette solitaire mélancolique qui a voyagé — retenu, comparé, j’imagine. — J’adore me la figurer telle qu’on la dépeint, blottie dans quelque coin à l’écart, savourant pour elle seule la volupté indéfiniment suggestive des visions passées.
Elle est symbolique : C’est un oiseau du crépuscule. Elle ne quitte guère ses bois que pendant le court moment étrange qui, durant l’hiver, précède immédiatement la nuit, à l’heure où le ciel, le paysage s’emplissent de ténèbres, où la lumière se réfugie, se concentre sur les feuilles, les feuilles rouges, orangées, qui éclairent alors les bois par en dessous, comme un puissant, un mystérieux vitrail posé à terre.
C’est cette lueur, cette lueur de rêve et de mort, c’est cette lueur-là qu’elle aime. Le jour trop éclatant blesse, dit-on, ses yeux extrêmement délicats.
A ce moment donc elle part, avec une régularité d’horloge, va errer par les champs, puis revient se coucher à son gîte. On la voit passer entre les branches fuligineuses, circonflexe, semblable à un énorme papillon d’ombre, à une chimère. C’est ce que l’on appelle la « passée » bien connue des chasseurs. De l’avis de certains, c’est à ce moment qu’elle est la plus aisée à tirer. Sitôt qu’on entend son lourd battement d’ailes, on met en joue, puis on l’entrevoit arriver au sommet des baliveaux ; elle va dessiner son crochet : On fait feu.
La bécasse constitue un coup de fusil en général difficile.
On est presque toujours obligé de la tirer « au jugé », sans viser. Car, quoique puisse en penser Belon, elle est très fine.
Avec elle beaucoup de vieux chasseurs perdent leur latin (et vous avez tort de penser que ce n’est guère).
Comme les preux de jadis qui ne rendaient leur épée qu’à un chevalier, elle n’entend pas être tuée par le premier venu.
Il lui faut des spécialistes, gens et chiens qui se consacrent à elle, ne veulent chasser qu’elle. Sans quoi, elle reste tapie à deux pas de vous, riant sous cape et sous son long bec, ou bien, « piettant » sous la feuille, elle court de toute la vitesse de ses pattes et va s’envoler à deux cents mètres du chien qui croyait la tenir en arrêt. Sa chasse est, à proprement parler, un art, et ses chasseurs, comme les artistes, sont exclusifs. Tout gibier, au prix de la bécasse, leur paraît une espèce méprisable, à peine digne d’exister.
Mon garde justement est l’un de ces fins chasseurs de bécasses. Et s’il vous dit quelque jour :
« Monsieur, je vas vous faire tuer une bécasse. »
C’est que vous lui avez rendu un fier service et que vous êtes de ses amis.
Mais, au fait, je ne vous ai pas présenté mon garde :
C’est un vieux soldat d’Afrique et d’Italie, tout voûté, les jambes arquées, comme d’avoir marché trop longtemps sous le sac. Il a généralement sur la tête un bonnet fait avec une loutre qu’il a tuée l’année du Grand Hiver, et ce bonnet a été mouillé, traversé, trempé tant de fois, a reçu, comme il dit, « tant de sauces du bon Dieu », qu’aucun été, qu’aucun feu ne le sèche. Il est toujours aussi humide que quand la loutre sortait de l’eau. Le brave homme a servi à Lyon, sous le maréchal Castellane qui donnait des sous aux gamins pour les faire monter à l’assaut des pâtisseries, du temps où l’on faisait sept ans, où il y avait des compagnies d’élite et où l’on apprenait à danser au régiment.
— Oh ! monsieur, mon lieutenant-colonel, il m’a fait « roucher » plus de misère pendant mes sept ans qu’un écureuil ne « rouche » de noix pendant toute sa vie.
Mais le colonel, quel homme ! Le lieutenant-colonel et lui ne pouvaient pas se voir ayant jadis servi dans la même compagnie en Afrique, le colonel comme caporal et le lieutenant-colonel comme fourrier. Le fourrier avait fait casser le caporal, de là datait une haine dont le régiment suivait avec passion les épisodes. Au premier rapport, le colonel avait dit à son sous-ordre :
« Souviens-toi que sur ce que je dis tu n’as mot à dire. »
A Turbigo des balles qui n’étaient pas autrichiennes avaient coupé les rênes du lieutenant-colonel au ras de ses doigts. « Ce sont les dettes qui se paient », avait dit tranquillement le colonel.
Les hommes avaient juré que le lieutenant-colonel ne rentrerait pas vivant de la campagne, ce qui ne les empêcha pas de le sauver sur leurs épaules lorsqu’à Magenta il eut la poitrine traversée.
— Monsieur, si j’avais voulu rester dans l’armée, je serais peut-être aujourd’hui bien haut !
— Pourquoi donc n’y êtes-vous pas resté ?
— Ah ! monsieur, j’aimais trop la chasse !
J’ai lu des historiens qui s’étonnaient que Charles X fût en train de chasser à Rambouillet tandis que Paris se cabrait sous les Ordonnances.
Ces historiens-là n’ont donc pas connu de chasseurs, j’entends de vrais chasseurs ? Ce carnet de veneur ne leur est donc pas tombé sous les yeux : « 20 novembre 1794… Incarcéré comme suspect… 10 décembre : Relaxé. Pris un cerf. »
On naît chasseur comme on naît marin, moine, cavalier, artiste. On chasse avant tout, partout, malgré tout.
Un chasseur est emporté par la même passion, par la même folie qu’un grand musicien ou qu’un grand peintre.
Lui aussi il connaît les élans, les désespoirs, les éclairs, les entêtements et les bonheurs, les ivresses et les subtilités de l’Art.
Son royaume n’est pas celui des Hommes, mais celui plus captivant, plus divers des Bêtes et des Bois.
L’histoire naturelle a ses savants, mais elle a aussi ses poètes — poètes réalistes — les chasseurs.
Je l’avoue : j’envie sincèrement, j’admire ceux dont l’Art difficile consiste à sonder journellement, parfois à pénétrer, à connaître l’âme mystérieuse des bêtes.
Somme toute, mon vieux garde remplit auprès des animaux le même office que M. Paul Bourget auprès des Parisiennes. Il sait leurs caractères, leurs rivalités, leurs préférences secrètes, leurs passages, leurs dévotions, leurs légendes et leurs amours.
Il vous dit comment un blaireau nettoie son terrier la veille de toutes les fêtes de Vierge, vous apprend que si la chouette est un oiseau honteux c’est en punition d’avoir voulu donner sa plus vilaine plume lorsque tous les oiseaux s’accordèrent pour vêtir Notre-Seigneur mis en croix.
Il vous peint le sanglier brutal et obtus qui sait seulement foncer devant lui, le renard « moins fin qu’un vain peuple le pense », les ruses multiples et délicates du chevreuil, le lièvre enfin qui, sous son air de paysan placide, les passe tous en intelligence et en malice.
Penché sur leurs traces il disserte doctement sur leur espèce, leurs infirmités, leur âge. L’empreinte du pied d’un animal a moins de secrets pour lui que la main d’une jolie femme pour Mme de Thèbes.
Et quel œil, quelle oreille ! L’herbe froissée, la ronce écartée, la touffe de poil, la plume laissées aux épines, le cri reconnu entre mille, lui sont des indices précis et familiers.
Tout à l’heure, parlant de la passion exclusive des chasseurs, je les comparais aux Artistes, mais la comparaison doit se poursuivre : Par l’acuité de leur observation perpétuellement tendue, par la sensibilité étonnante de leur perception visuelle et auditive, les chasseurs égalent écrivains, musiciens, peintres et sculpteurs. N’est-ce point d’ailleurs M. Paul Bourget qui nous disait naguère : « La supériorité des descriptions de Tourguéniev s’explique par ses goûts de chasseur… Le bruit particulier qu’un oiseau fait avec ses ailes en s’envolant, une branche qui tombe dans une forêt, détails suggestifs d’un paysage, lui sont fournis par une sorte de mémoire physique instinctive. » Oh ! qui donc écrira un livre admirable intitulé : Du sens artiste des chasseurs ? M. René Bazin, peut-être.
« — Monsieur, je connais une bécasse. Voulez-vous la tuer ? »
Si je le voulais ? Parbleu, bien sûr !
Depuis longtemps ce désir m’obsédait avec persistance. Seulement je jouais de malheur. Au moment où les bois deviennent enchanteurs avec leurs voiles de brume bleue, leurs tapis de pourpre, leurs fines structures grises se découpant sur le ciel, au moment où l’on dit : « Les bécasses ne vont plus tarder », pour une raison ou pour une autre, il fallait toujours que je m’en aille. Et mon désir grandissait tant à cause du gibier que du décor où il tombe.
Nous nous mîmes donc en route par un vrai temps à bécasses : Petit vent de nord-est, brouillard humide flottant autour des branches dépouillées.
Parvenus à la grande allée, nous avancions prudemment, étreints par cette espèce d’angoisse du gibier qui n’est pas loin et peut se lever d’un instant à l’autre.
Le chien, un vieux routier, Nestor, qui a fini, patiemment modelé, par s’identifier avec son maître, battait sous nos fusils, le nez à terre, n’omettant ni un fossé, ni un bouquet de ronces, ni un pied d’arbre, ni un tas de bois mort.
Nous pénétrâmes dans le taillis. Le chien allait toujours, mais plus lentement, comme avec crainte, la queue frémissante, rasant le sol de ses longs poils, s’allongeant, s’attardant à sentir les mêmes endroits.
Le garde me dit :
« La voilà. Le chien « rencontre » son « fumier ».
Il voulait dire son fumet. En même temps il me montrait des grattages dans la feuille, mais des grattages réguliers, méthodiques, nullement semblables à ceux en zig-zag du merle qui sautille, puis aussi des petites plaques brunes et fraîches qui ne pouvaient laisser de doutes :
« Au respect parler, voilà sa « fienche » et à voix basse :
« Monsieur, c’t’oiseau-là faut que ce soit mangé avec sa « fienche », cuit à la chandelle, vrai comme je vous le dis. »
Puis tout d’un coup, me saisissant par le bras : — « Attention ! le chien est en arrêt ! » — Moi tout courbé sous les branches, j’épie, le souffle en suspens…, je ne vois rien… rien qu’une grande fougère magnifique que sa parure d’hiver fait ressembler à une végétation de corail.
— « Avancez, monsieur, avancez », me crie une voix qui veut être basse. Soudain un lourd claquement de plumes, rien qu’un clignement d’ailes couleur de rouille qui disparaissent par un à gauche dans les branches — et c’est fini.
— Pourquoi monsieur ne l’a-t-il pas tirée ?
— La tirer ? Mais je ne l’ai seulement pas vue.
Il paraît que ça n’est jamais plus long que ça.
Mon vieux garde murmure : « Ah ! mauvais, mauvais… maintenant va falloir la relever ! »
Pendant trois heures, trois mortelles heures, nous cherchâmes en vain, fouillant tous les coins, les recoins, les talus, les haies, les pieds de souches. Peut-être était-elle partie très loin, pour toujours, de ce coin où on lui voulait du mal ? Mais le bonhomme secouait la tête disant : « Ce n’est pas Dieu possible ! »
… Le jour tombait. Le paysage nu s’enlevait noir et net comme une gravure au platine sur l’horizon incendié. C’était le crépuscule d’hiver avec son silence, sa tristesse infinie, l’heure de la passée.
J’étais navré, découragé, rompu. Le vieil homme me prit par le bras et, me postant dans l’avenue, me dit à l’oreille comme si la bécasse pouvait l’entendre : « Il faudra tout de même bien qu’elle se décide ! » L’air s’épaississait. Je ne voyais plus le guidon de mon fusil. Tout à coup, à deux pas de nous, au bord du fossé, un lourd claquement d’ailes sous la taille surprit le chien lui-même. Elle était restée là, à se moquer de nous pendant que nous tournions tout autour.
Selon les préceptes, je mets en joue et dirige le canon en l’air vers les branches qui s’avancent sur l’allée… Une ombre passe :… « Pan »… « Pan »… Une voix triomphale s’écrie derrière moi :
— « Elle y est !… Monsieur, vous m’auriez donné vingt francs, vous ne m’auriez pas fait plus plaisir. »
Déjà Nestor la rapporte, palpitante, dans sa gueule. Et fiévreux, tout surpris moi-même de mon bonheur, je la prends dans ma main : Oh ! le joli oiseau roux, semé de hachures noires. Elle n’est pas morte : elle a seulement l’aile brisée. Elle tient sa tête droite, son bec pointé en avant, et son regard s’en va dans la direction du bec, au loin, vers les espaces où elle ne volera plus. Il y a des évocations dans ce regard, des souvenirs, mais surtout un grand calme, une sorte de stoïcisme en face de la mort et aussi du mépris pour moi : Elle ne daigne même pas me regarder, moi, qui la tiens dans ma main, qui puis la faire mourir à l’instant… Le crépuscule se mire dans ces yeux-là, se reflète par ce regard qui lui-même est un crépuscule, crépuscule mystérieux et insondable pour les humains, même pour ceux qui, comme mon vieux garde, ont une vie d’études et d’hypothèses dépensée près des animaux.
… Ce regard qui dit : « Maladroit, tu m’as tuée par hasard, mais ce que je sais, ce que j’ai vu, ce que j’ai pensé, je l’emporte. Mon trésor t’intriguera et tu l’ignoreras toujours. C’est ma revanche. » Ce regard-là je l’ai déjà vu quelque part. Où donc ?… A Saïgon, à l’hôpital. Un légionnaire, qui mourait de la dysenterie, entre un marin que j’allais visiter et un artilleur colonial, deux bons petits paysans, sachant tout juste lire.
Le regard du légionnaire me frappa, et aussi un volume très usé qu’il tenait dans la main : les Pensées de Pascal. Curieux, je liai conversation avec lui : j’avais affaire à un ancien auteur dramatique que de ténébreux malheurs avaient désespéré et qui s’était engagé dans la Légion étrangère pour y finir. C’était une belle intelligence, magnifique même, quoique le nom qu’il me dit me fût complètement inconnu. Mais ils sont tant à produire dans ce creuset d’une effroyable activité qu’est Paris ! Un nom célèbre dans un groupe est inconnu du vulgaire. La première fois que nous causâmes ce fut des Illusions perdues de l’immortel Balzac.
— Ah ! monsieur, me disait-il, quel beau livre ! Si vous écrivez jamais, méditez-le ! D’Arthez s’écriant : « La gloire s’acquiert par le travail » et Dauriat, le libraire, répondant : « La gloire s’acquiert par douze mille francs d’articles et mille écus de dîners ! »
En l’écoutant, je songeais que peut-être seulement cet or et ces relations lui avaient manqué. Il était possible après tout que j’eusse devant moi une de ces intelligences qui, soutenues par la chance autant, souvent il faut bien le dire, que par elles-mêmes, font retentir un jour leurs idées, leurs « mots » de la rampe du théâtre sur le monde entier, se répercutent sur la marche de l’Univers.
Il n’avait peut-être manqué que les circonstances favorables de d’autres à ce pauvre soldat agonisant, perdu, ignoré parmi tous ces lits semblables au sien, pour devenir l’un de ces oracles. Des « reporters » l’auraient révéré ; une foule idolâtre aurait recueilli, commenté ses moindres paroles, ses moindres goûts, ses moindres actes.
Je ne pouvais m’empêcher d’évoquer la phrase que Barrès fait prononcer à un Maître[3] : « … Soit, nous aimons le succès dûment enregistré et mentionné… Berthelot m’affirme qu’il y eut parmi les alchimistes des intelligences de premier ordre, des génies en puissance, à qui il n’a manqué pour être les véritables serviteurs de l’intelligence humaine que d’être reconnus par elle, en un mot « d’avoir du succès »… Un esprit assez grossier sera réellement un génie s’il en remplit l’office devant l’Humanité. »
[3] Huit jours chez M. Renan.
Faute de cette renommée, de cette « maîtresse fourbe d’erreurs » qu’était cette intelligence pour les deux voisines ? La sentaient-elles supérieure à la leur ? Il ne faudrait pas l’affirmer. Même les noms les plus justement célèbres percent-ils jusqu’à la masse ?
Il me conta à ce propos ce trait plaisant :
Ses deux camarades s’ennuyaient tellement qu’un jour ils le prièrent de lire à haute voix le livre auquel il semblait prêter tant d’intérêt. Il dut tout d’abord leur parler de l’auteur.
— Pascal, qué qu’c’est que c’t’oiseau-là ?
— Si qu’il est à la hauteur, pourquoi qu’on voit jamais son portrait sur les journaux ? Pourquoi qu’il est célèbre ?
Il eut un éclair et leur parla de la brouette. Mais cette invention leur parut insuffisamment justifier le culte de la postérité.
— Il ne faut point rire d’eux, ajoutait-il. Pour la plupart des hommes une intelligence n’est appréciable que par ses résultats matériels. Pourquoi considéreraient-ils comme précieuse une monnaie dont ils ne peuvent se servir ?
Mais je ne puis me ranger à son avis. Pour moi, rien n’est navrant comme une force perdue, comme une nature douée qu’un accident absurde de l’existence fait avorter misérablement pour toujours. Oui, je vous aime, aigles privés de vos ailes, infirmes amputés des deux jambes dont le visage reste magnifique.
On dit : « Rien ne se perd. » Si, beaucoup se perd et je ne sais rien de plus décourageant que cette pensée.
… Je marche en faisant craquer des feuilles…
Pourquoi y a-t-il tant de mélancolie dans ce bruit de feuilles sèches écrasées ?
Ces pauvres choses, un moment aériennes et dorées, pourrissent lamentablement, foulées sous les pas.
Décidément ce soir je remue des idées et des souvenirs moroses. Pourtant j’ai tué une bécasse. Elle m’est si chère cette petite bête que je n’ai pas voulu la lâcher. Je la tiens suspendue à mes doigts par son long bec. L’agonie la secoue…
Ai-je été puéril de rire un jour en entendant une jeune fille demander à un savant illustre si « les oiseaux pouvaient mourir de chagrin ? » Au fond, qu’en savons-nous ? Pourquoi pas ? Et je me souviens que le savant illustre ne fut pas catégorique.
Cette bête dont je tâte le cerveau, qui me transmet les frémissements suprêmes de son corps, n’en constitue pas moins pour moi un univers inaccessible, aussi énigmatique que les plus lointaines étoiles — réalité et pourtant chimère insaisissable — visions, rêves, ruses, instincts qui vont disparaître sans se transmettre aux hommes — expériences perdues pour jamais.