Contes pour lire au crépuscule
CHEZ SON ÉMINENCE
OU
LES PLAISIRS CHIMÉRIQUES
« L’ennui. Là est le fond du temps, le grand signe et le grand secret de cette société du dix-huitième siècle. »
(Ed. et J. de Goncourt.)
Un Vidame.
Un soir d’octobre, vers 1775, Arboise s’endormait dans le brouillard, brouillard d’automne, opaque et triste, saturé de pluie fine.
Arboise était une vieille petite ville bâtie sur un coteau. Une rivière, la Sauve, l’emprisonnait dans sa boucle grise. Des ponts en dos d’âne reliaient le faubourg des mariniers à la ville basse réservée aux commerçants et aux gens du commun. La cité, domaine soi-disant exclusif des habitants de haut parage, accrochait aux pentes ses pignons écussonnés, ses flèches d’église, ses murs de couvent et son lacis de ruelles où les carrosses tournaient avec peine aux carrefours.
On eût dit une grappe à l’envers.
L’évêque, comte et seigneur du lieu, occupait le sommet avec un palais environné de jardins. Cette vaste bâtisse irrégulière portait l’empreinte de bien des époques. Érigée par l’évêque Silvanus, au onzième siècle, Nicolas de Gouges, chapelain de Catherine de Médicis, l’avait remaniée et reconstruite, en avait élargi l’enceinte qu’il avait démolie pour la plus grande part. Son œuvre n’avait point trouvé grâce aux yeux du défunt titulaire, Gilbert Palisseau. Celui-ci, serviteur fidèle de Versailles, avait fait jeter bas les deux tiers de ces architectures qu’il appelait « gothiques » pour leur témoigner son mépris. Il y avait substitué de solennelles maçonneries dans le goût du temps, autour desquelles il avait ordonné de magnifiques jardins avec des parterres et des charmilles, des balustres et des statues. De l’ouvrage délicat du seizième, il ne restait qu’une aile, la plus humide. Cette aile, reliée au reste de l’édifice par une galerie en général déserte, était mal famée. Une tradition voulait qu’elle eût abrité l’astrologue de Nicolas de Gouges. La Chimère de l’évêque humaniste, taillée dans la pierre verdâtre des voûtes et dans la forme tournante des escaliers, y grimaçait encore, les ailes éployées, tenant entre ses griffes la devise en banderole : « Semper. » — « Toujours. »
En 1775, deux personnes seulement y logeaient, comme perdues dans la multitude et la quasi-obscurité des pièces. Cet isolement qui eût fait peur à d’autres avait, au contraire, sollicité le vidame d’Arboise et son fidèle valet, Germain. Parce qu’il était toujours attiré par le singulier, le pervers, et qu’il n’était point effrayé outre mesure par le surnaturel, Hector César de Vespéran avait élu ce domicile soi-disant hanté lorsque, six ans auparavant, à la fin d’une vie mouvementée, il fut réduit à demander asile au seul frère qui lui restât, le cardinal Charles-Florent Bénédict, jadis premier aumônier du Roi, aujourd’hui retiré de la cour et résidant dans son évêché d’Arboise.
Hector-César de Vespéran, plus connu dans sa jeunesse sous le nom du chevalier d’Evron, était le septième fils d’Antoine de Vespéran, lieutenant général, marquis d’Aquebeil, seigneur d’Arbades, baron d’Evron, vidame héréditaire d’Arboise, et de Perrine-Jacquette de Prévalet, son épouse. Tandis que les aînés entraient aux pages, dans les armées ou prenaient, faute de mieux, le petit collet, leurs parents, braves et saintes gens fort occupés de pourvoir chaque enfant d’une manière appropriée à sa naissance, furent heureux d’obtenir la croix de Malte pour le septième. A cinq ans, Hector-César, grâce à la protection de son oncle maternel, le bailli de Prévalet, fut admis dans l’ordre comme chevalier de minorité. A douze, il partit sur les galères de la Religion afin d’entreprendre ses caravanes. Il se distingua fort à la prise d’un chebec sur la côte de Barbarie et, sans nul doute, il serait parvenu promptement à une commanderie si un duel malheureux dans lequel il tua son adversaire ne l’avait obligé à quitter l’île et à se réfugier à Paris près de son frère, Charles-Florent.
Ce dernier, entré dans les ordres, avait pris ses grades en Sorbonne. A vingt ans, une thèse soutenue avec éclat lui avait valu l’attention du cardinal de Fleury. Il avait été présenté à la Cour et y avait fait un chemin rapide, qui étonnait, car il n’y avait guère de parents. D’anciennes relations de son père l’avaient servi et surtout un sens avisé, pondéré, de toutes choses. Dans ce milieu il réalisait le type du parfait honnête homme, de « l’homme sûr ». L’on se confiait à lui. Présentement il était aumônier par quartier et pourvu de bénéfices qui lui valaient cependant des envieux.
Il ouvrit à son frère sa bourse et sa maison du Marais, puis, peu après, une vacance d’enseigne à pique s’étant produite aux gardes françaises, il l’y fit nommer.
Sur ces entrefaites, un mot dit à propos vint couronner la fortune de l’abbé. Un jour que le Roi se rendait à la messe, M. de Maurepas qui se trouvait sur son passage n’eut-il pas l’audace de murmurer : « Avant la messe, le Roi écrit à Mme de Mailly ; après, il y va. » A quoi le jeune docteur en théologie ne fut point en peine de répondre que c’était déjà quelque chose d’aller à la messe.
La discussion, quoique tenue à voix basse, fut entendue et répétée à qui de droit. Mme de Mailly aimait les gens attachés à leur maître. A quelque temps de là l’on pria l’abbé de Vespéran de choisir sur la liste des évêchés celui qu’il voudrait. Il prit Arboise. Cet évêché n’était que de vingt milles livres, mais se trouvait dans son pays.
Quelque honneur qu’il ressentît à vivre près de Sa Majesté et à en recevoir les bontés, le nouvel évêque restait fort tendre pour la terre natale. Dans le secret de son cœur, il nourrissait l’espoir de finir ses jours près de son berceau, en administrant paternellement ses ouailles.
La Cour lui sut gré de sa modération et la province de ses sentiments. Nommé agent général du clergé, il se montra ferme et conciliant, fit respecter les droits de chacun et conquit l’estime de tous. Les dignités plurent sur lui. Successivement maître de l’Oratoire du Roi, premier aumônier, Sa Majesté le força d’accepter le chapeau qu’il voulait refuser, n’en étant, disait-il, point digne.
L’on voyait déjà en lui le futur grand aumônier de France quand, à la stupéfaction générale, il supplia le Roi de lui permettre le résigner ses fonctions et de se retirer à Arboise.
« Que sa Majesté voulût bien considérer qu’ayant perdu ses parents et son frère aîné, Adonis de Vespéran, tué sous Philippsbourg, il lui fallait veiller de près à l’administration des biens de ses frères, dispersés sur terre et sur mer pour le service du Roi, et répondre aux demandes d’argent qu’ils ne cessaient de lui adresser. Cela était pour le temporel. Quant au spirituel, que son maître de la terre, qu’il continuerait de servir dans son diocèse, lui permît de consacrer ses vieilles années à la pensée de son maître du ciel. » La véritable raison était que les dérèglements du Roi l’affligeaient fort.
La reconnaissance l’avait attaché à Mme de Mailly, « dont les sentiments, disait-il, sont au-dessus de la conduite ». Elle venait d’ailleurs de faire une fin chrétienne, édifiante même, sous le cilice. Cet homme de Dieu faisait la part du monde, mais il ne pouvait prendre son parti de Mme de Pompadour.
Le roi finit par se rendre à ses raisons, et le laissa aller après mille embrassements et mille caresses. Devant qu’il ne partît, il voulut lui donner le collier de ses Ordres, afin de lui marquer qu’Il lui conservait Son estime.
Son Éminence s’en fut donc, chargée d’honneurs, et, ce qui est plus rare, de regrets.
Elle disait vrai en parlant de l’administration de sa fortune. Son frère Hector, lancé dans une existence de dissipation et de galanterie, devait plus de cinquante mille écus qu’il fallait payer.
La guerre de la Succession d’Autriche éclata à propos et Son Éminence se hâta de faire donner au mauvais sujet une compagnie du Royal-Barrois, régiment que l’on recrutait en Lorraine pour M. le comte de Gisors. Le chevalier fit merveille à Charleroi et à Raucoux. A Vintimille, il entra le premier dans la place.
Ce qui fut une occasion pour le bailli de Prévalet, devenu maréchal de la langue d’Auvergne, d’écrire au Grand-Maître de l’ordre de Malte. « M. d’Evron, lui mandait-il, s’est appliqué à mériter votre pardon tant par sa vaillance que par son repentir. » A Malte, l’on prisait fort les braves. Le Grand-Maître accorda la grâce demandée, et, pour le prouver, chargea, en l’année 1748, le chevalier d’Evron d’offrir au Roi les douze oiseaux qu’il lui envoyait pour sa fauconnerie. Sa Majesté fit don au porteur d’une cornette aux Gendarmes Dauphins, tant pour reconnaître ses services personnels que pour témoigner qu’Elle ne gardait point rancune de la retraite de son frère.
Ce fut le plus beau moment de la vie de M. d’Evron. Dans ces années joyeuses du dix-huitième siècle, environné d’une auréole de bravoure et d’aventures, il ne tarda pas à captiver l’attention des femmes. Son fin profil amer, la caresse infernale de son regard lui valurent des conquêtes sur les soies à fleurs des canapés à l’écart, tandis que, spirituel, affable, aigu, il devenait, par ses satires, ses paradoxes et ses couplets, l’un des causeurs à la mode. Un cercle d’admiratrices l’écoutait dans chaque salon. Plus d’une fois il frôla la Bastille. Les maîtresses de maison se le disputaient, le redoutant encore plus qu’elles ne le recherchaient. Il fréquentait tous les mondes : la finance chez Mme de la Reynière, et la Cour à l’hôtel de Bouillon. Dans les soupers d’hommes de la maréchale de Luxembourg, il était un oracle. Il était des « petits jours » du Palais Royal, et des lundis du Temple. Puis, quand ses sens repus de bonne compagnie réclamaient une ripaille plus franche, il devenait le compagnon de Richelieu ou se rendait à cette joyeuse association de gourmets, de viveurs, d’anciens roués, composée du prince de Barsac, des abbés de Comminges et de Luré, du philosophe Héclan, du président d’Arbel. Cette existence savoureuse et folle l’emporta dans le tourbillon du jeu, des soupers, des bals, des mascarades, des duels, des ovations de salon et des victoires d’alcôve.
Il devint fermé et courtois, souple et sagace, fier à l’occasion.
C’était le type de ces incomparables diplomates que les salons de Paris formèrent à cette époque. On utilisa d’ailleurs ses talents. Il fut chargé d’une mission dans le Cercle de Basse-Saxe au cours des négociations qui précédèrent la guerre de Sept Ans.
Lorsque celle-ci survint, Hector-César de Vespéran ne put se tenir du désir d’aller au feu. Comme l’on ne parlait point d’y envoyer les gendarmes, il voulut acheter un régiment de dragons. On n’en pouvait avoir à moins de cent mille livres. Son Éminence, excédée par ses dettes, lui refusa le crédit. Il se trouvait en peine, lorsque le comte de Gisors lui offrit une place de major dans le régiment de Champagne qu’il commandait. Bien qu’une cornette aux gendarmes eut rang de lieutenant-colonel, le chevalier d’Evron ne balança pas à accepter la proposition de son ancien colonel.
A Hastenbeck, il enleva cette redoute où sept officiers et une compagnie entière de son régiment trouvèrent la mort. Il y trouva, lui, la croix de Saint-Louis. Quelque blasé qu’il fût, il la reçut avec attendrissement. Ce petit ruban couleur feu, celle croix émaillée qu’il pouvait porter jeune encore, plusieurs ne l’obtenaient qu’après trente-cinq ans de service. A la Cour ou dans le fond des provinces, elle signifiait actes héroïques ou longs dévouements obscurs. Tous l’enviaient, y compris son colonel à qui elle ne fut remise qu’après lui. Par une permission spéciale du Grand-Maître, il fut autorisé à en arborer les marques dans le même temps qu’il conserverait la croix de Malte pendue au cou.
Il continua avec son régiment la campagne pénible qui se déroula entre le Weser et l’Elbe jusqu’à ce que son ami, le duc de Richelieu, l’envoyât chez l’électeur de Cologne.
La diligence dont il fit preuve au cours de cette mission lui acquit quelque réputation parmi les diplomates et lui valut, à la paix, le poste d’ambassadeur de la Religion de Malte près de Sa Majesté Très Chrétienne. C’était un beau couronnement de carrière. Malheureusement ce sang bouillant, cette activité fiévreuse, infatigable, qui l’avaient signalé dans la guerre et dans les intrigues le précipitaient, dès qu’il était rendu à l’inaction, dans les excès.
Il vivait dans l’hôtel de son frère, au Marais, et y tenait, disait-on, la meilleure table d’Europe. La ville et la cour affluaient chez lui, bien qu’on chuchotât sur ses mœurs et plus encore sur ses dettes. A Malte, on murmurait : Ne l’avait-on point vu à ce souper chez Mme de Praslin où sept femmes de la société, peu costumées, représentaient les sept Péchés Capitaux ? Une aventure vint achever sa disgrâce. Il aimait fort la marquise du Bocage et surtout il en était fort aimé. Comme il passait pour volage, la dame voulut en avoir le cœur net. S’étant habilement grimée, elle réussit, un soir de bal d’Opéra, à l’entraîner dans une ruelle déserte où elle se démasqua. Puis, tirant une épée de dessous son domino, elle lui enjoignit d’avoir à rendre raison de son inconstance. Comme il se jetait à genoux, la suppliant de le transpercer, son action, assurait-il, méritant la mort, elle le fit mettre en garde de gré ou de force et commença à lui pousser de si furieuses bottes qu’elle en serait peut-être venue à bout, si une ronde du guet ne les eût emmenés l’un et l’autre chez le lieutenant de police.
L’affaire fit le bruit qu’on pense et la Cour s’en divertit fort. A Malte, le scandale était grand. Le Roi y fit dire assez plaisamment qu’il fallait envoyer ce chevalier-là combattre les Infidèles. Il allait partir quand Son Éminence intervint, paya les dettes, et obtint du Grand-Maître et de Sa Majesté que le chevalier se retirât à Arboise où il saurait bien l’amener à la raison. Ils restaient tous les deux seuls d’une famille nombreuse. On appela le cadet « Monsieur le vidame », parce que l’aîné était l’évêque et que les Vespéran étaient vidames héréditaires d’Arboise, c’est-à-dire lieutenants des évêques pour ce qui concernait leur temporel.
En fait, Hector-César remplit les fonctions de cette charge du moyen âge tombée en désuétude.
Ce dissipateur devint un excellent intendant.
Il était la cheville ouvrière du Palais et des domaines, avait la haute main sur la domesticité, le grenier, la cave, les fermes, décidait des redevances, des dîmes, des remises et des baux. Avec une lucidité, une entente, une économie incroyables, il gérait l’enchevêtrement de tous les canaux qui amenaient une fortune, énorme pour l’époque, de 120 mille livres de rentes.
C’était un emploi où il usait l’activité redoutable qui le travaillait sans relâche. Tempérament de fer, malgré ses soixante ans, il se levait le plus souvent à quatre heures. Après avoir donné un coup d’œil aux cuisines et mis chacun à sa tâche, il partait en tournée. Sa haute taille maigre, enveloppée d’une houppelande ventre-de-biche, se voyait de loin. Il avait une hachette dans sa poche et une canne à flûte en bois des Iles à la main. Il inspectait les tailles, marquait les arbres à abattre, ordonnait les bâtiments, les réparations, les chemins et les travaux. Avare de phrases, il parlait sec et juste. Ayant pratiqué les hommes toute sa vie, il savait comment se faire obéir d’eux. Redouté, mais assez aimé, ses encouragements rares faisaient rougir de plaisir. La guerre, la ville, le spectacle des misères humaines et de leurs contrefaçons l’avaient rendu méfiant et dur. Nul mieux que lui par exemple n’était au courant des besoins et des souffrances des gens. L’on citait des traits de sa bonté qui juraient avec son aspect. Il faisait l’aumône sans bruit, assistait les malades pauvres, faisait porter aux femmes en couches du bouillon et du vin. Les gamins se rangeaient respectueusement devant sa légendaire silhouette. Il se plaisait à les menacer de sa canne. Parfois, il leur jetait des liards ; parfois, comme le roi de Prusse qu’il admirait, du crottin roulé dans du sucre pour tromper leur gourmandise.
Aujourd’hui, il revenait d’une de ces promenades. Il avait neuf lieues dans les jambes, s’étant rendu dans la journée à Saint-Nicolas-des-Leudes dont l’abbaye dépendait de l’évêque. Il avait besoin de fatigue, pour se sentir dispos. Pour le moment, il se chauffait. La cheminée où montait, sculpté dans le tuf, un vol de chimères, était embrasée. Le reflet de ses flammes rouges palpitait sur la glace des vitrines et sur le cuir frappé des murs. Des gardes d’épées brillaient à des panoplies.
Dans un coin, une cornue et le squelette d’un quadrupède attestaient chez le vidame certaines curiosités de son siècle. Il s’adonnait par manière de passe-temps à la chimie et à la dissection. Par ailleurs, de vastes ombres emplissaient la chambre. Le luminaire de l’appartement était composé de deux lanternes, de celles qu’on voit à la poupe des galères, hautes, évasées, épaisses de cristal et grillagées de cuivre. Leur couvercle représentait un enfant joufflu soufflant de la conque. Elles éclairaient peu. Aucun jour ne venait plus par les vitraux. Ils paraissaient d’argent dépoli, sans couleur, traversés de vagues lueurs bleues. Vêtu de soie foncée, le vidame était assis, le profil ardent par réflexion des braises, la tête en arrière appuyée au dos de son fauteuil carré. Il tendait la jambe droite au feu et faisait craquer du bout du pied le maroquin de son soulier bouclé d’argent. Des guêtres en papier fort comme on en retrouve dans les gentilhommières d’il y a 150 ans, garantissaient ses bas violets d’une chaleur trop cuisante.
Dire qu’autrefois il avait été beau !
Aujourd’hui ce n’était plus guère qu’une épave. Sa peau sèche, tannée, bilieuse, semblait trop large pour l’ossature qu’elle recouvrait. Distendue, elle se plissait en rides et pendait en plaques, se creusait autour de la bouche en deux sillons indéfinissables qui accusaient le sarcasme des lèvres minces, du menton glabre. Le front et les yeux avaient survécu. Le front haut, étroit, lisse et bombé, presque sans rides, encadré des ailes poudrées du catogan, relevait la grimace de la figure, lui imprimait un cachet seigneurial, hautain, distingué, arrogant. Les yeux, indicibles, brouillés de marron, semés de paillettes vertes, pleins d’un feu contenu que l’on devinait intense à l’occasion, à la fois impérieux et doux, pénétrants comme des vrilles, à eux seuls expliquaient ses conquêtes.
Au bout d’un moment il se leva et se mit à arpenter la chambre. Il ne connaissait jamais longtemps le repos. Il vint sous les lanternes. Une bibliothèque y était placée. Écartant les rideaux de soie, il découvrit des rangées de volumes en veau, frappés du griffon d’or des Vespéran et de leur devise : « Pas à pas. » Son esprit avide n’appréciait plus dans le monde que sa diversité sans bornes, parce qu’elle est un remède à l’ennui. Ses livres traitaient de tout. Le coche, qui une fois par semaine arrivait de Paris, lui en déchargeait des ballots. Il en recevait de Hollande et d’Angleterre, de Venise et de Paris, de Francfort et de Bâle. Il y avait là depuis l’Apoticaire françois charitable, de Constant de Rebecque, jusqu’aux Journées Mogoles, opuscule décent d’un docteur chinois, suivi des Contes très Mogols par un vieillard quelquefois jeune. Les Réflexions sur les grands hommes morts en plaisantant, par le docteur Matanasius (La Haye, 1740), y avoisinaient la Tactique et Discipline militaire des Prussiens ; le Laboratoire de Flore, l’Explication physique des sens, des idées et des mouvements touchaient les Anecdotes galantes de la Cour de Vienne et le Projet de législation sur le commerce des grains, par M. Necker.
Le regard du vidame se porta vers les voyages : Voyage de milord Ceton dans les sept planètes ; Voyage de Jean Ovington à Surate et dans d’autres parties de l’Asie et de l’Afrique ; Voyage de Glantzby en Tartarie, accompagné des aventures des rois Loriman et Osmondar.
Aucun ne le tentait. Leur lecture suscitait en lui l’envie de repartir, le dégoût de sa vie présente, dans le calme mortel de cet évêché. Que n’eût-il donné pour tenter de nouveau les aventures ! M. de Choiseul, s’il fallait en croire les gazettes, recrutait des officiers pour l’armée du Grand Seigneur. Il l’avait su trop tard. L’affaire était manquée. C’était dommage, car, morbleu, il avait conservé un plaisant souvenir de la guerre ! Juste à ce moment sa main se trouva sur un État de France. Il ne put se tenir de l’ouvrir à la page de son ancien régiment, les gendarmes Dauphins :
« Leur étendard est une mer agitée sur laquelle se démènent un navire au milieu de la tempête et trois Dauphins qui semblent se jouer ; leur devise : « Pericula ludus » exprime que cette Compagnie se fait un jeu des dangers. »
Jamais devise ne lui avait paru aussi véritablement sienne. En un éclair il se revit. C’était au lendemain de la guerre de Succession d’Autriche. Il portait l’habit rouge et la veste chamois galonnés d’argent. Les hommes le craignaient, les femmes l’aimaient.
Les femmes… Voilà près de six ans qu’il n’y goûtait guère. Il s’en était cru à tout jamais guéri par les Arboisines. Il les apercevait en accompagnant Son Éminence durant les tournées de confirmation. Elles étaient en général prudes, mal habillées, et toutes sentaient leur province d’une lieue.
Il savait pourtant qu’elles le regardaient à la dérobée. Il avait encore grande mine, la taille droite, le mollet ferme, et son passé jouissait d’un merveilleux prestige.
Mais s’il daignait parfois leur pousser des pointes de page, sa curiosité n’allait pas plus loin. Son Éminence croyait l’avoir converti par le présent d’un livre : Le Militaire en solitude ou le philosophe chrétien.
Saint évêque, il n’avait point vu les vers en manger la reliure !
Les femmes… Le vidame se souvenait du bal donné par Mme de Mirepoix où vingt-quatre danseurs et vingt-quatre danseuses, vêtus à la mode chinoise, s’entrecroisaient en un quadrille monstre. Les mouches « à l’enjouée » piquaient le coin des lèvres divines… les femmes, en est-on jamais guéri quand on les a aimées ?
Pourquoi ces désirs naissaient-ils en lui ce soir ? Ses membres étaient pourtant las. Pourquoi ces flammes dans ses veines ? Pourquoi ce retour vers Cythère qu’il avait cru quitter pour toujours ?
Les femmes ? Il n’y en avait guère à l’évêché. Si, il y en avait deux, dont l’une, à vrai dire, ne comptait pas, étant une gouvernante qui aurait pu s’enrôler dans les dragons. Mais l’autre ? L’autre n’avait pas encore dix-huit ans.
Anne-Charlotte de Corsen d’Anspach était la fille de ce baron de Corsen, ambassadeur en Saxe, qui était revenu ruiné par sa charge. Sa femme était morte en couches et lui, n’ayant pu obtenir de pension du Roi, atteint d’une fièvre quarte fort maussade, n’avait point tardé à la rejoindre. Il avait rendu l’âme entre les bras de Son Éminence, lui léguant sa fille, le seul bien qu’il eût de reste.
Le cardinal, tout bon qu’il fût, ne laissa pas que d’être fort embarrassé de ce poupon. Il se promit bien tout d’abord de faire entrer la fillette à Saint-Cyr dès sept ans.
En attendant, il fallait aviser. Une vieille amie, la maréchale de Cipierre, trouva une gouvernante et une nourrice, et l’on emmena le tout dans un carrosse à Arboise.
L’âge venu, Son Éminence, sans héritiers proches, gagné du désir de se prolonger, commun aux vieillards, n’avait pu se résoudre à éloigner sa pupille. Elle avait donc continué à grandir dans l’immense palais retiré de tout, au sommet de la ville où elle ne descendait jamais. Elle était douce, soumise, silencieuse, annonçait des dispositions à être jolie. Sa mère avait été une beauté.
Accompagnée d’une gouvernante revêche et modèle, elle se promenait dans la splendeur des jardins vides, jouait peu — l’endroit n’y prêtait pas — réfléchissait beaucoup, mûrissait vite.
Elle ne voyait que des prêtres et des vieillards, des visages sévères et placides. Les murs étaient grisâtres. Sous les sapins, les cèdres, verdures tristes et symétriques, presque toutes les fleurs s’étiolaient. Mlle de Corsen subissait le sort des fleurs. Privée de chaleur, de rayonnement, de vie, une sorte de grâce dolente s’épanchait en elle. Elle était timide et sauvage, quoique, dans le délaissement de son cœur, elle rêvât.
Elle rêvait, le soir, dans l’immense lit à baldaquin où elle se sentait perdue ; elle rêvait ces nains familiers dessinés dans les estampes de ses contes, confidents, bons génies des princesses prisonnières, et qui seraient venus se blottir contre son épaule, apporter un peu de tiédeur dans sa couche.
Faute de mieux, elle aimait le vidame. Seul jadis il l’avait fait sauter sur ses genoux. Seul aujourd’hui il lui parlait du monde où il avait vécu et où elle devait vivre.
Attrait mystérieux de la femme, même enfant, pour « l’homme à femmes » ! D’où Anne soupçonnait-elle le passé de son ami ? Le Diable le sait. Ce passé occupait son imagination de fille solitaire.
Plus que les écus et les chiens de sucre de Son Éminence, elle prisait les bijoux que le vidame achetait pour elle au « Chagrin de Turquie ».
A huit jours près, il savait l’ajustement de la poupée, rue Saint-Honoré, toujours vêtue à la dernière mode, selon les décrets de Mlle Bertin. Il avait le secret des jouets ingénieux qui divertissent, telle cette négresse avec une horloge intérieure, l’heure dans l’œil droit, les minutes dans l’œil gauche. Il avait donné à Anne ces jours-ci des souliers au « Venez-y voir », garnis d’émeraudes.
Le vidame jusqu’alors s’était amusé de cette enfant. Pour la première fois, il venait d’y penser comme à une femme.
Elle était à l’âge qui pouvait plaire aux sens d’un vieux libertin, les tirer de leur sommeil. Les « figures à sentiment » n’étaient point de mise dans sa jeunesse. Aujourd’hui on semblait les goûter fort.
Devant que de partir dans l’autre monde, il lui faudrait combler cette curiosité-là.
L’avant-veille il avait vu Mlle de Corsen cueillir des fleurs dans la rosée.
Sa taille s’inclinait avec grâce. Ses bras nus, potelés, allant et venant parmi les branches, s’effarouchaient des piqûres. Un « désespoir » couleur « souci d’hanneton » était noué à son cou. M. d’Evron s’attarda à cette image et un mauvais désir l’envahit.
Jadis, sans doute, il avait été l’intime de son père, à Dresde. Qu’importait ? En matière de femmes, il ne connaissait point de barrières. Elle serait un but nouveau à poursuivre, peut-être difficile à atteindre. Dans cet évêché il s’ennuyait « à la mort ».
Cette conquête serait une proie offerte à l’ennui. Elle lui procurerait une heure — et encore ? — de satisfaction dernière.
Après ? il ne voulait pas le savoir.
Sa main tâtait les derniers rayons de la bibliothèque. Elle rencontra un tout petit livre qu’il tira : « Heures de Cythère ou la Journée d’Amour. » Le premier vers était :
Il le trouva de son goût et l’emporta pour le mieux savourer au coin du feu. A présent, tout était calme en lui et autour. Les tisons crépitaient. Dehors la nuit était close. Il lut longtemps en mûrissant des projets. Tard, Germain vint l’avertir que le Cardinal l’attendait pour souper, et comme le vidame traversait la galerie, son vieux valet l’entendit fredonner :
Qui donc avait rajeuni son maître de dix ans ?