Contes pour lire au crépuscule
Frisson d’hiver.
Des années s’étaient écoulées. La Révolution avait passé, livrant l’évêché aux flammes, jetant aux vents les cendres de l’enfeu. Les ruines se profilaient, désertes, pans de murs calcinés et sinistres, au sommet de la colline.
… 1802… Bonaparte, Consul… Le retour de l’Émigration…
Il faisait nuit, une nuit noire et venteuse de novembre, et il pleuvait un peu. La porte de « ces demoiselles » d’Artenay s’était ouverte pour livrer passage à une femme qui enfila la rue Sainte-Claire d’un pas menu et précipité de vieille. Elle rasait les murs comme si elle eût eu peur.
Ramassant ses jupes rebelles dans ses mains tremblantes, emmitouflées de « mitaines », encombrées du « ridicule » contenant son ouvrage — elle continuait à « parfiler » — tenant tant bien que mal son parapluie contre les rafales, elle trempait en traversant les flaques ses minces bottines à dessus de soie.
Anne de Corsen revenait de jouer sa partie de « nain jaune » avec ses bonnes amies. Le temps et le malheur avaient étendu leur patine sur ces chairs ravissantes qui firent pécher une dernière fois le vidame et tentèrent jusqu’au Cardinal, son frère. Les larmes avaient labouré le visage d’Anne de leurs sillons. Ses cheveux avaient grisonné. Les yeux seuls, comme préservés par les paupières plissées dans de pénibles veilles, les yeux étaient toujours aussi profonds et aussi douloureux qu’autrefois.
Cependant elle était restée belle, de cette rare et grave beauté des vieilles femmes, à laquelle les rides ajoutent une autorité de plus. C’était une âme fière et, comme l’on disait dans les faubourgs d’Arboise, « bastante », — locution charmante employée pour « battante », que les marins ont conservée en disant le pavillon « battant », ce qui exprime l’énergie, la vaillance de choses qui « battent » au vent. — Jamais le secret terrible dont elle demeurait dépositaire n’avait franchi le seuil de ses lèvres. Ce mystère avait naturellement ameuté à l’époque la curiosité de la petite ville. On en avait longtemps « cancané ». Mais personne ne l’avait pénétré jamais, sauf peut-être Germain, devenu de ce jour plus taciturne encore.
Le Cardinal s’endormit dans la paix du Seigneur quelques années avant la Révolution. Il avait près de 80 ans. Dieu lui avait accordé la dernière grâce de ne rien apercevoir et il expira, la face rayonnante, en murmurant le verset : Quid retribuam Domino pro omnibus quæ retribuit mihi ? Son seul chagrin avait été de laisser Anne non mariée. Elle le sentit au dernier regard qu’il lui jeta. Elle s’y était obstinément refusée. Héritière de grands biens après la mort du Prélat, elle entra comme dame chanoinesse au chapitre de Remiremont, où elle vécut jusqu’à ce que l’armée de Lückner l’obligeât à fuir. Chassée de ville en ville par les divisions victorieuses, elle erra dans le Palatinat, puis en Saxe, où elle attendit la fin de la tourmente.
Elle serait morte souvent de froid, de faim, de misère, sans les services de Germain. Elle l’avait emmené d’Arboise à Remiremont, et, attaché comme une ombre, il la suivit dans ses exodes. Le vieux drôle, formé à l’école de M. d’Evron, conservait plus d’un bon tour dans son sac. Tête ferme, il emporta les bijoux d’Anne, sut les négocier, assurer toujours à sa maîtresse un abri sûr et une vie relativement large. Quand il la voyait débordée par les larmes, il se bornait à lui dire :
— Le sang vous tourne en eau, Madame la comtesse ; il faut être plus forte que ça.
Il sauva même, reliques auxquelles ils tenaient tous les deux, quelques objets familiers au vidame, qui les accompagnèrent partout : l’uniforme, les épées, la tête de Christ du prieur.
Quand la France fut rendue au calme, Mlle de Corsen voulut rentrer à Arboise. Près de sa vieillesse, ses jeunes années lui paraissaient heureuses. Elle y vivait de souvenirs, seul baume des existences brisées.
Pour tous, elle était « cette pauvre Anne » qu’un malheur inconnu avait attristée pour la vie. Mais dans son petit cercle d’intimes, survivants ou émigrés revenus au port après bien des orages, qui donc ne cachait un chagrin dans son cœur ?
Les leçons de l’existence l’avaient rendue pieuse. Elle passait son temps dans les églises, qui commençaient à se rouvrir.
Immanquablement, elle faisait dire une messe le 10 mai, une autre le 25 octobre « pour une intention particulière ».
Tous les pauvres la connaissaient. Elle dépensait une partie de son petit revenu en bonnes œuvres, et le clergé la traitait avec considération.
Certains, que son mutisme sur elle-même étonnait parfois, disaient : « Elle a le cerveau un peu dérangé », et cela disait tout.
Elle venait d’arriver au bout de la rue Sainte-Claire. Le reflet rougeâtre d’une lanterne miroitait loin sur la boue.
La petite rue des Tintenelles où elle devait entrer pour trouver sa porte, montait, étroite et noire, le long du mur de l’évêché.
Par les brèches, on voyait poindre la silhouette fantastique se découpant sur la nuit.
Elle hésita… le mur côtoyait le rond-point de verdure où se dressait, restée debout par miracle, la statue d’Hébé versant le nectar. Seuls les bras étaient brisés… Anne la savait à cet endroit. Que d’émotions, de fantômes renaissaient en elle à ce souvenir !
Elle fut sur le point de retourner sur ses pas et de faire prier Germain de l’accompagner.
Mais elle savait qu’on la croyait un peu folle et ce sentiment la faisait souffrir.
Elle ne voulut point ajouter une anecdote à toutes celles qui couraient sur son compte, et, se signant, elle s’élança résolument dans la rue.
La descente des grains de pluie s’accélérait. L’eau s’écoulait des gouttières avec une plainte monotone. Un chat lança un miaulement aigu qui, pénétrant jusqu’au fond d’elle-même, lui fit un mal affreux.
Elle marchait en regardant terre, arrondissant le dos, tâchant de ne pas voir, de ne pas penser, de ne pas entendre.
Elle récitait, afin de s’absorber, des Ave Maria pour les défunts. Soudain, un souffle courut, glaça ses épaules, balaya la terre et les branches. C’était « la flûte douloureuse du vent d’Ouest qui semble l’âme des trépassés sur les toits ».
Elle était au tiers de la rue. Elle ne put s’empêcher de regarder du côté du mur. Par une fente on entrevoyait une statue : ses bras brisés offraient à Anne la tragique image de son unique amour.
Les branches des sapins frissonnaient comme elles avaient frémi quand elle s’était donnée… Ah ! c’étaient bien les mêmes rumeurs ! Seulement la bise rauque de l’Hiver les lui renvoyait plus creuses, plus sépulcrales, comme un écho lointain de la voix des Morts…
Folle, elle gravit la montée à toutes jambes, la respiration en suspens, semblant poursuivie par un spectre.
Heureusement, tout près, elle voyait sa maison. Elle se précipita sur le marteau et frappa la porte à coups redoublés.
Dedans Germain, respectueusement bourru, répondit : « J’y vais… j’y vais, Madame… Les loups-garous ne courent pas les rues. »
Plus morte que vive, elle tomba dans son salon, sur une bergère, au coin du feu. Cela lui faisait trop de mal aussi, tous ces souvenirs…
Les braises étaient roses. Dans une cage, des canaris dormaient, tranquilles. Une lampe, l’abat-jour bas, versait de grasses lueurs d’or. Des miniatures du Cardinal et du Vidame étaient suspendues aux murs, et aussi les épées de ce dernier, dépaysées dans une chambre paisible de vieille fille.
Anne de Corsen se remettait peu à peu de sa frayeur.
Quand elle eut repris ses sens, elle alla vers une armoire qu’elle ouvrit : L’uniforme des Gendarmes était là, rouge et argent, enveloppé dans du linge, embaumé de camphre.
… Elle songeait à l’Homme, à ce seul homme qu’elle avait aimé…
Une rafale fit battre ses volets. Elle tressaillit, car c’est ainsi que « les âmes en peine reviennent » vous demander des prières…
La pitié domina l’amertume et le remords.
Anne tomba à genoux devant la tête du Christ, qui avait contemplé les derniers instants du Vidame.
En vain, ses scrupules parfois le lui représentaient comme un damné. Elle les faisait taire.
Sur cette mer agitée du monde, où tant de courants secrets se disputent nos âmes dès le berceau, où tant de mobiles impénétrables nous font agir jusqu’à la tombe, Dieu seul, pensait-elle, peut nous juger.