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Contes pour lire au crépuscule

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LE MUR FATAL

Et vraiment quand la Mort viendra que reste-t-il ?

(Paul Verlaine, Sagesse.)

Nicole de Vercors était une délicieuse petite femme brune, toute en nerfs, fine, frêle, la peau pâle et que rendrait à merveille l’adjectif « soyeuse » s’il pouvait s’appliquer à un être.

Elle avait de grands yeux verts, pleins de lueurs, la plupart du temps foncés et distraits, noyés de rêves, mais qui savaient aussi s’éclairer subitement ; alors ils faisaient penser aux grottes des Sirènes, au jour étrange qui doit régner sous les eaux.

Les Vercors, vieille famille du Dauphiné, jetèrent de l’éclat à la Cour sous les derniers Valois. L’un d’eux, Anne-Phœbus, grand pannetier de France au temps de Henri III, fut des 35 chevaliers du Saint-Esprit, qui furent reçus d’abord le 31 décembre 1578, en l’église des Grands-Augustins. Sa femme, Nicole, eut, dit-on, quelque faveur du Roi.

On conservait précieusement un portrait d’elle, peint par Clouet, et, dans la famille, l’imagination aidant, on se flattait que, par un phénomène d’hérédité possible après tout, la Nicole d’aujourd’hui ressemblât à sa lointaine aïeule.

La fortune des Vercors changea avec la dynastie : ils passèrent au deuxième plan et y restèrent. Bien alliés, vivant à la Cour, puis à Paris, ils tinrent de tout temps « un certain état », comme l’on disait autrefois. Cet état, ils le tenaient encore quand Nicole se trouva d’âge à convoler.

En dépit d’une dot médiocre, de nombreux partis se présentèrent. L’heureux gagnant fut le comte de Porcieu, puissant homme, gros mangeur, grand chasseur, déjà âgé, qui aimait fort à vivre dans ses terres. Il était riche. Il épousa Nicole pour sa beauté.

Les familles étaient équivalentes, la fortune très supérieure du côté du mari. Ce fut ce que l’on appela « un beau mariage » pour Nicole. Seuls quelques esprits caustiques s’amusèrent à remarquer la malice du hasard qui, sur l’argenterie commune, avait uni en écussons la harpe des Vercors au pourceau de fable des Porcieu.

En apparence, tout allait bien. Monsieur concédait à Madame six mois de Paris, de février à juillet, et Madame, pour contenter Monsieur par une revanche généreuse, consentait à venir s’enfermer pendant l’automne et l’hiver à la Roche-Panse, magnifique demeure du quatorzième avec des poternes, des souterrains, des douves, des légendes sinistres à foison, des murs épais d’un mètre, entre lesquels, tant bien que mal, Nicole essaya d’implanter le confort.

Mais Nicole avait trop de nerfs et son mari, pas assez.

A Paris, tandis qu’elle, tendue comme un fil, frémissait à tous les souffles de sensibilité excessive qui traversent notre époque, lui, désœuvré, regrettait Roche-Panse, ses fermiers, ses bois, ses battues, allait au club pour tuer le temps, revenait souvent d’une humeur de dogue ; toutefois, comme presque tous les hommes, il se laissait mener en grognant, ce qui est le principal.

Nicole, soumise aux influences de la capitale, prodigieuse usine de nervosité, rêvait autre chose.

Non pas qu’elle lût beaucoup : M. Anatole France a expliqué quelque part l’embarras qu’éprouvent les femmes du monde à se procurer un livre. Mais c’est dans l’air.

Il faut jouir, jouir à tout prix, jouir à la hâte.

Du haut en bas de la société, d’un bout à l’autre de Paris, dans la rue, au Bois, au théâtre, en écoutant les tsiganes ou les vers de Mme de Noailles, on éprouve ce frisson-là :

« Combien s’en sont allés de tous les cœurs vivants
Au séjour solitaire,
Sans avoir bu le miel, ni respiré le vent
Des matins de la terre ».

Mme de Porcieu n’entendait pas s’en aller ainsi, du tout, et elle rêvait : Elle ne savait encore trop à quoi.

On a de si courtes haltes entre les goûters, les dîners, les visites, les bals, les courses, les parties de théâtre. Si l’on songe à « ce qu’il faut faire », « où il faut aller », « ce qu’il faut voir », l’on demeure positivement confondu.

Elle n’avait donc pas encore réfléchi quelle forme matérielle précise pourrait prendre son rêve jusqu’ici un peu vague. Dans les seuls instants qu’elle se connut de libres, le soir avant de dormir, le matin après s’être éveillée, surtout lorsqu’elle entendait non loin d’elle son mari souffler comme un phoque, il lui venait bien à l’idée de prendre un surnuméraire : quelqu’un de gentil, de doux, de bien élevé, qui ne lui demanderait pas trop, à qui elle accorderait moins encore, mais qui cependant lui comblerait son « vague à l’âme » les jours où elle en aurait besoin.

« J’y penserai dès que j’aurai le temps », se disait-elle. Puis, elle n’avait jamais le temps.


Ce temps vint pourtant en juillet, moment où Paris se vide.

M. de Porcieu était déjà parti, voulant donner un coup d’œil à ses récoltes de froment.

Un beau jour le Hasard, qui est parfois notre ami, mit Nicole face à face avec Pierre Le Houx.

C’était à Puteaux, île de la Seine, « bruissante de voies douces et de musiques harmonieuses », qui fait penser au royaume enchanté de Prospero. Là, comme jadis Ferdinand battu par la « Tempête », certains Parisiens privilégiés viennent, aux jours chauds de la « saison », chercher un refuge contre cet Océan agité qu’est Paris.

Ils y trouvent la fraîcheur, un repos d’après-midi, le calme pendant quelques instants. Plusieurs peut-être ont-ils parfois la chance d’y rencontrer une Miranda.

A l’ombre des grands parasols rouges, au bord de l’eau, dans les chalets vernissés, parmi les fleurs, les tennis, les pelouses — toute une nature apprêtée et cependant charmante — de jolis groupes d’hommes et de femmes à la mode prennent du thé autour des petites tables, conversent, potinent, regardent les joueurs courir en casaque vive. Il y a des allées qui serpentent, des coins perdus où parfois un couple va s’asseoir pour causer plus à l’aise. C’est un club, et cependant c’est un terrain neutre de rencontre. Beaucoup de mondes, tous élégants d’ailleurs, s’y mêlent. A un goûter, Nicole de Vercors se trouva voisine de Pierre Le Houx et dès les premiers mots pressentit l’objet de ses désirs.

C’était un long garçon d’un visage agréable, très bien mis, très doux, très poli, de ceux qui donnent envie quand on les voit de murmurer le refrain populaire :

« Joli, joli jeune homme,
Voulez-vous monter chez moi,
Joli, joli jeune homme. »

Il paraissait doué d’une âme tendre. En moins de quelques minutes elle sut tirer de lui qu’il avait été élevé par sa mère, veuve de très bonne heure, et qu’il n’avait pas fait de service militaire. Si Nicole confirmait les hypothèses de l’hérédité, Pierre semblait prendre à tâche de les démentir, car il descendait en ligne directe de ce baron Le Houx, colonel des voltigeurs de la Garde, qui, comme sergent, stupéfia Larrey, tandis qu’on lui coupait le bras, en gardant tranquillement sa chique au coin de la joue, ni plus ni moins que si on lui eût taillé les ongles. Ce rude grognard du « Tondu » devint par la suite colonel, chevalier, puis baron de l’Empire et fut proposé pour cet Ordre des Trois Toisons que Napoléon voulait donner au plus brave de chaque régiment.

Son propre petit-fils réalisait avec une perfection entière le type de ces jeunes gens accomplis qui n’ont rien fait, ne sont rien, ne veulent rien être, sinon un miroir fidèle de la Mode et un reflet impeccable de l’Opinion ; qui, par cela même, incarnent en leur personne toute une civilisation, résument d’une façon précieuse les affinements d’une époque.

Chez Pierre Le Houx tout, les souliers, les habits, les manières, les relations, la conduite, les propos et jusqu’aux idées — si l’on peut ainsi dire — étaient d’un « comme il faut » presque excessif.

C’était justement cet excès qui plaisait à Nicole. Avec lui, il n’y aurait rien à craindre, du moins, elle le pensait. Pendant plusieurs jours ils se retrouvèrent volontiers, le jour et aussi le soir, aux fêtes de nuit, où Puteaux, paré de feux de Bengale et de lanternes multicolores, semble une grande jonque de plaisir.

Pierre savait les potins, partageait les avis de Nicole, bostonnait à ravir, jouait au tennis avec grâce et cependant se laissait battre ; sa partie forte, disait-il, était le bridge et, talent particulier, il brodait d’admirables gilets.

Nicole crut avoir trouvé l’oiseau rare, et, faiblesse insigne, elle le lui dit.

De ce jour ils s’aimèrent, timidement, peu à peu, l’un ne voulant pas trop prendre, l’autre n’osant trop donner… Puis même dans ce mois de juillet où le monde laisse souffler un peu, on a encore tant à faire : le couturier, la modiste, les courses de départ, les amies qui viennent dire adieu… Ils avaient beau expédier celui-ci, faire attendre celui-là, remettre l’un, renvoyer l’autre, se voyaient-ils en tout trois heures par semaine ? Il ne faudrait pas le jurer. Puis ils n’osaient pas, de crainte de faire causer. Cependant ils s’aimaient — on pourrait dire « à la folie » si de telles têtes étaient capables de pousser jusqu’aux folies susceptibles de les décoiffer. C’était presque le seul sentiment réel, profond de leurs deux existences, toutes en superficie par ailleurs. Hélas ! il fallut bientôt se séparer. Pierre allait à Trouville. Nicole à Roche-Panse. Ils devaient se retrouver à l’automne, car Pierre, par des manœuvres savantes, se ferait inviter au Vautrait, chez les Puylaurens, des voisins.


Dans le feu des adieux ils avaient juré de s’écrire tous les jours. Promesse imprudente, difficile à remplir fidèlement de part et d’autre.

Aussi, tandis que Nicole, perdue dans d’immenses salles, sans distractions au fond de sa province d’où les voisins étaient partis aux bains de mer, tenait un journal minutieux de ses élans, de ses pensées, de ses sensations et l’envoyait à Pierre, Pierre, n’ayant fait que changer d’engrenage, quelque prodige qu’il réalisât, ne parvenait à rédiger que des mots hâtifs, sans intérêt, sans couleur et sans tendresses, qu’il griffonnait en rentrant le soir, très tard, éreinté, prenant sur son repos.

« Que faisait-il ? » se demandait-elle.

Certes, et elle le savait par expérience, la vie du monde ne laisse pas un instant de répit. Mais maintenant qu’elle était désœuvrée et sous le charme de M. Marcel Prévost, il lui apparaissait qu’elle devait passer avant le monde. Pierre n’aurait-il pu sacrifier une partie de tennis, voire même un dîner, pour lui donner des nouvelles ?

Heure par heure elle eût voulu connaître sa vie.

A présent isolée, repliée sur elle-même par la force des circonstances, elle l’aimait vraiment. Ce qu’elle ne lui avait pas donné en nature, elle le lui donnait en pensée.

L’aimait-il toujours ? Au début elle n’avait peut-être pas été assez généreuse ? D’autres femmes ne le lui prenaient-elles pas ?

« L’ingrat, soupirait-elle, s’il pouvait voir comme il me fait souffrir ! »

Elle eût voulu être malade, mourir même pour éprouver son cœur. N’ayant jamais souffert de chagrins véritables, sa peine lui semblait infinie. Un moment elle songea à se tuer après avoir écrit une lettre déchirante.

Puis elle reçut, dans ces jours-là, un merveilleux manteau, ce qui la fit réfléchir que ce bas monde contient encore quelques joies.

Elle serait si contente de se montrer jolie à Pierre quand il viendrait, à l’automne !


Tout arrive… même l’automne, et Pierre vint.

Toutefois, cela ne se passa pas sans difficultés.

Il lui fallut d’abord se faire inviter au Vautrait, simuler une passion pour la chasse qui surprit tout le monde.

Puis sa mère fut très malade : un instant on put craindre que le plan si habilement ourdi ne fût déchiré d’un seul coup.

Aucune prière ne monta vers le Ciel plus fervente que celles de Nicole de Porcieu pour le rétablissement de Mme la baronne Le Houx.

Ces prières furent exaucées, au détriment par exemple de la tranquillité de Pierre, car depuis qu’il était au Vautrait le rôle auquel il s’était astreint le condamnait à faire des kilomètres, par le soleil ou par la boue, le fusil sur l’épaule — et à paraître enchanté.

De temps en temps il avait bien, il est vrai, quelques compensations. Nicole venait en visite, mais elle ne pouvait dépasser les limites assignées par les usages.

Jamais les Puylaurens n’avaient trouvé si aimable cette petite femme d’habitude froide, réservée, hautaine. Ils lui rendaient ses visites avec exactitude, accompagnés par toute leur bande d’invités.

Et Pierre ne les trouvait point encore assez polis.

Au milieu de tous ces gens, lui et Nicole ne pouvaient guère se voir, se causer, dire ce qu’ils auraient voulu.

Et c’était ainsi à chacune des occasions de rencontre : aux déjeuners, aux dîners, aux chasses, aux battues.

Une fois, Nicole l’invita seul à déjeuner. M. de Porcieu étant parti aussitôt après faire une tournée à l’effet d’instruire ses gardes, ils eurent quelques bonnes heures ensemble. Le seul résultat fut de leur en faire désirer d’autres, mais Mme de Porcieu n’osa renouveler cette audace.

« En province, comme l’a dit spirituellement quelqu’un, la plus grande occupation est de s’occuper aux affaires des autres. » Nicole le savait et elle n’avait pas renoncé à sa réputation. Enfin un jour, « le Ciel » — comme elle le dit — vint à leur secours : les Latune donnèrent un bal.

Les Latune, richissimes banquiers, tenaient de véritables « Grands Jours » dans le pays. C’était un tribunal de « mondanités » dont les arrêts redoutables faisaient loi. Sévères dans leurs relations — d’autant plus qu’on pouvait l’être pour eux-mêmes — ils n’invitaient que des gens de marque. Pierre Le Houx fut invité, tout juste.

Nicole dut intercéder, ce qui la gêna.

Ils connurent donc pendant quelques valses la suprême douceur de s’enlacer, de mêler leurs haleines. Ils purent glisser ensemble sur le Fleuve où les violons tsiganes faisaient courir, incomparables cantilènes, les frissons de la Mort joints à ceux de l’Amour.

Ils ne voulurent cependant pas danser le cotillon ensemble. A peine s’ils échangèrent quelques phrases intimes dans la galerie, en se rendant au buffet.

Tout cela eut une fin. A deux heures, l’on se retira. Oui, déjà : la plupart avaient une longue retraite à faire.

Les Puylaurens étaient partis, oubliant Pierre dans le flot tumultueux de leurs hôtes.

Nicole, au comble de la joie, proposa à son mari « de ramener ce pauvre M. Le Houx que l’on déposerait au Vautrait, en passant ».

M. de Porcieu y consentit, non sans un regard soupçonneux.


Sur les coussins de velours gris à côtes du confortable omnibus ils se casèrent six, avec peine.

Outre M. de Porcieu, Nicole et Pierre, il y avait là les Raines, jeune ménage venu passer une quinzaine à la Roche-Panse, puis un vieux cousin, le vicomte de Boissonnas, qui tous les ans y faisait un long séjour.

Jacques de Raines était un gros garçon, très bon vivant. Chasseur fanatique, il s’entendait à merveille avec M. de Porcieu. Sa femme, gentille et incolore, véritable sac à potins qu’elle répétait sans y voir d’ailleurs le moindre mal, constituait une compagne supportable pour Nicole.

Quant à M. de Boissonnas, c’était un gentilhomme de l’ancien type, célibataire, à demi ruiné, charmant.

Malgré ses soixante ans, il voulait encore aller au bal parce qu’il trouvait cela « joli ». Il regrettait, disait-il, de ne point avoir de fille à y conduire ; sans sa maudite goutte, il aurait dansé. A la Roche-Panse, il occupait ses loisirs à la lecture.

On essaya d’abord en vain d’allumer la lampe intérieure à acétylène. Ce fut une occasion pour M. de Porcieu de lâcher son juron favori : « Bon Dieu de bois » qui déplaisait souverainement à sa femme.

Elle serra, sous la couverture, la main de Pierre Le Houx pour lui faire partager sa contrariété.

Ils avaient eu soin de s’asseoir l’un près de l’autre, ce qui, à la vérité, ne leur servait guère ; du moins pouvaient-ils échanger à la dérobée quelques-unes de ces pressions de doigts passionnées qui, dans certaines circonstances publiques, sont le langage discret des amoureux.

Ils se sentaient côte à côte. C’était déjà une douceur qu’ils auraient voulu prolonger toujours. Intérieurement Nicole s’applaudissait pour une fois d’avoir échoué près de son mari dans ses velléités d’automobile.

Les lanternes, de chaque côté du siège, envoyaient des lueurs ternes, intermittentes, déplacées par les cahots.

Dans l’ombre on entrevoyait les hommes arrondis dans leurs pelisses, et les têtes délicates des femmes sortant de leurs grands cols. Des fourrures blanches éclataient ; du satin luisait aux cassures des manteaux. Un peu partout il y avait des châles entassés et des objets de cotillon en pile.

Chacun, littéralement incrusté à sa place, ne s’en plaignait pas : on avait chaud.

Mme de Raines et son mari, las, ayant au bord des lèvres l’écœurement des fins de fête et du petit matin, fermaient les yeux. Quelques propos se croisèrent.

— Beau bal ! dit Boissonnas.

— Ah ! avec de l’argent…, répondit Porcieu d’un ton bourru.

— C’est déjà un mérite, reprit son cousin. Aujourd’hui, avec de l’argent, tant de gens ne savent faire que des choses laides.

— Autrefois, plaça Pierre, on avait du goût. La société n’était pas encombrée de parvenus.

Nicole, toute fière des connaissances de son jeune ami, affirma avec conviction :

— C’est bien vrai !

— Croyez-vous ? demanda poliment le vieux gentilhomme. Je ne saurais être tout à fait de votre avis. Au dix-huitième, par exemple, on goûtait fort la Finance, tout comme de nos jours. La société courait chez Samuel Bernard. Mlle de Jarente épousait un financier, la Raynière. Le tout-puissant banquier Laborde mariait ses filles à certains qui tenaient de hautes charges à la cour.

Le monde n’a peut-être pas tant changé qu’on pense. Le Veau d’Or y a constamment été adoré. Toutefois, je vous accorde qu’il y avait des différences dans l’emploi de l’argent. Les traitants avaient en général une prodigalité magnifique, un sens de l’art et des artistes qu’ils n’ont pas toujours à présent.

Puis les valeurs industrielles, commerciales n’existant pas ou peu, le partisan enrichi achetait une baronnie, un comté, un marquisat, se faisait enregistrer des lettres, et, dans ses terres, prenait insensiblement l’âme d’un noble. Ses enfants servaient aux armées et s’y comportaient ni plus, ni moins que nos parents. Qui donc reconnaîtrait dans le maréchal duc de Belle-Isle, admirable figure de soldat et de gentilhomme, le petit-fils de l’argentier véreux que fut Fouquet ? Aujourd’hui, quand on a de l’argent, on achète du Rio Tinto ou des Chemins de fer, ce qui n’a pas les mêmes conséquences sociales. Nous-mêmes nous perdons l’état d’esprit qui nous classait à part et au-dessus de tous. Par un phénomène inverse, ce ne sont plus les bourgeois qui deviennent nobles, mais bien les nobles qui deviennent des bourgeois.

Cependant Jacques de Raines maugréait dans son coin :

— Vieux raseur, va-t-il nous empêcher de dormir jusqu’à Roche-Panse avec ses rengaines !

De fait, tout le monde, sauf Nicole et Pierre, sentait ses paupières s’appesantir.

Bientôt l’omnibus n’emporta plus qu’une cargaison de chairs inertes, à l’exception des deux amoureux qui continuaient leurs pressions de mains infiniment nuancées.

L’omnibus roulait depuis une heure. La nuit d’automne répandait son silence sur les champs. Une brume montait de la terre, s’épaississant toujours. Les arbres n’apparaissaient plus que confusément, comme des îlots.

— Bon sort, grommela le cocher Léon, v’là l’brouillard ! Tâche d’ouvrir l’œil, petit, dit-il au valet de pied Firmin, assis à ses côtés sur le siège. Qu’on ne passe pas d’vant l’avenue du Vautrait sans la voir !

— Baste ! répondit Firmin en clignant de l’œil, è f’ra tout de même ben signe en passant.

— Et puis je m’en f…, continua le gras mentor. Et désignant avec le manche de son fouet l’intérieur de l’omnibus :

— S’y sont pas contents, y sauront ben le dire, as pas peur. Qué-qu’y font là dedans nos agneaux ? On a bien rigolé. On est bien fatigué. Madame emmène son gigolo et le patron ronfle comme un gros mufle. Vois-tu, mon fiston, faut jamais s’embêter en ce monde. Eux autres s’embêtent-ils ? Ben, nous non plus, pas vrai ? Faut couler tranquillement sa petite affaire. T’as vu l’coup l’aut’jour pour les harnais ? Si l’patron veut pas qu’on les achète, on les lui coupe. Voilà ! arrive c’qui pourra, mon bonhomme ! Et quand on les achète, c’est autant de pièces de cent sous pour bibi. T’as compris ?

— C’est tout d’même pas bien c’que vous dites là, monsieur Léon !

Firmin écoutait ces propos avec stupeur et tristesse. Né dans l’une des fermes de Roche-Panse, élevé dans le respect, dans l’amour héréditaires des maîtres, ce « gars de Paris » le clouait avec ses arguments. Il se demandait s’il aurait la force de lui résister toujours. Depuis deux mois qu’il était entré chez M. le Comte, il se sentait changer en même temps qu’il apprenait les belles manières.

— Pas bien ! reprit le cocher… Pas bien !… ah ! jeunesse !… Eh ! mais ? attention !… C’que tu vois pas une croix là-bas ?

— J’vois ren !

Un chemin tournait à droite, s’enfonçant dans le brouillard. Par ailleurs, en effet, on ne voyait rien.

— Ça doit tout d’même être par là. Dans cinq minutes on sera au Vautrait et dans une heure au pieu !

Et touchant ses chevaux, il accéléra l’allure :

— Roulez, les petits, roulez !

Ils ne roulèrent pas longtemps. Un mur se dressait avec une grille en travers de la route.

— Ah ! ça, par exemple, elle est forte ! s’écria le gros Léon en arrêtant court ses chevaux avec un haut-le-corps. En même temps on entendit la voix du comte :

— Qu’est-ce que c’est ! Bon Dieu de bois ? qu’est-ce que c’est ?… Nous ne sommes pas rendus, que diable ?

— Ah ! Bon sang ! quel pétard, nom d’un sort ! murmura Léon à l’oreille de Firmin, et, goguenardant tout bas : « Voilà ! Voilà ! monseigneur ! — Descends donc et demandes-y ce qu’y veut. »

Firmin se présenta à la portière.

— Me direz-vous ce que c’est que cette plaisanterie ? Moi, je la trouve mauvaise, vous savez !

— M’sieu le comte, Léon y dit comme ça que c’est un mur !

— Parbleu, imbécile, je le vois bien ! Mais quel mur ?

Piteusement, Firmin laissa tomber :

— J’sais-t-y, moi, m’sieu le comte ?… un mur…

Son maître, quoique pesant, bondit d’un élan sur la route et, en quelques pas, fut auprès de l’obstacle imprévu.

— Triple buse ! clama-t-il au cocher, mais c’est le mur du cimetière de Saint-Luce. Comment diable avez-vous fait votre compte ?

— Dame, m’sieu le comte, Firmin y voyait pas la croix. On a cru comme ça que c’était le premier chemin à droite !

— Bougre d’âne ! un endroit où vous êtes venu plus de dix fois ces jours-ci ! Tournez. Ensuite sur la route vous prendrez à gauche et vous filerez jusqu’au village. Puis tout droit ! à cinq cents mètres, vous tombez sur la porterie du Vautrait. Et ne recommencez pas votre farce, parce que je ne rirais pas, moi, vous savez !

Il rentra dans l’omnibus claquant la portière et criant :

— L’animal ! il nous a rallongés d’au moins une demi-lieue !

Dedans tous étaient réveillés par l’alerte.

Jacques de Raines s’esclaffait :

— Ah ! ah !… elle est bien bonne… Au cimetière !… Dites donc, il en a de gaies, votre cocher ? Quel loustic ?… c’est parce qu’il pense que nous sommes fourbus… mais par ce temps froid j’aime mieux me fourrer au lit que dans un trou… ah ! ah ! mais, riez donc, Porcieu ?

— Il n’y a que moi qui pourrais y voir une allusion, dit le vieux Boissonnas. Léon trouve probablement que je suis plutôt d’âge à aller là qu’au bal.

Et dans l’ombre, le cousin dut sourire sans amertume, finement.

Mme de Raines ne savait pas s’il fallait rire ou pleurer. Elle finit par rire — comme son mari.

Pierre ne disait rien, n’avait qu’une pensée : Dans quelques minutes on serait au Vautrait, et ce bonheur pour lequel il s’était donné tant de mal, dont il n’avait pu recueillir que des miettes furtives, serait évanoui.

Le surlendemain, il lui faudrait repartir…

Quant à Nicole, elle frémissait comme une feuille. Dans l’ombre ses yeux verts jetaient ces lueurs étranges dont ils s’éclairaient quand elle était fortement émue.

Des paroles rimées lui bourdonnaient en tête :

Déjà ta vie ardente incline vers le soir,
Respire ta jeunesse.
Le temps est court qui va de la vigne au pressoir
De l’aube au jour qui baisse !

C’était cela, la jeunesse ! Une course où l’on n’avait le temps de rien, un amour que l’on ne pouvait satisfaire… les « Autres »… beaucoup de fièvres et beaucoup de peines, beaucoup de mécomptes et beaucoup de désirs… tout cela pour arriver à quoi, mon Dieu ?… A la Grande Nuit.

Pierre descendait. Elle lui serra la main sans chaleur, avec tristesse.

Puis, quand ils furent repartis, elle voulut s’endormir. D’abord elle ne le put. Machinalement, par la vitre, elle regardait le paysage. La lune, comme une face camuse et blême, plongeait dans le brouillard. La campagne s’étendait aussi blanche qu’un suaire.

Toutes sortes d’idées qu’elle n’avait jamais lui montaient au cerveau. Elle se rappelait la robe peinte dans le portrait de son aïeule, la grande Nicole, la bien-aimée du roi. C’était une robe de deuil semée d’ossements comme les habits dont Henri III, dit-on, aimait à se revêtir.

… L’Amour… La Mort… Les violons tsiganes sonnaient encore à ses oreilles la double ritournelle, désormais inséparable dans son cœur.

Elle finit par dormir, mais elle eut un rêve de folle :

La salle de bal des Latune était là, avec tous les invités. Seulement tous n’étaient plus que des squelettes. Ils se tenaient rangés en rang, par couples, autour de la salle.

Au milieu, il y en avait deux, le sien et celui de Pierre. Ils se donnaient encore la main — la MAIN GAUCHE.

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