Contes pour lire au crépuscule
COGNE-DUR
« Le Seigneur miséricordieux a fait la terre grande, afin que ceux qui souffrent puissent aller loin devant eux. »
(E.-M. de Vogué, Vanghéli.)
Le contre-torpilleur Hache, pointe d’une escadrille attendant au mouillage de Djibouti, se dirigeait sur Makallach, ville ignorée de la côte sud d’Arabie.
La mission de la Hache consistait à en examiner les ressources, à voir si Makallach était susceptible de constituer un point de relâche pour la flottille dans sa route vers l’Indo-Chine.
Le contre-torpilleur marchait à bonne allure. Parti tard la veille de la baie de Tadjoura, on « piquait » trois heures à la cloche du bord quand commencèrent à se préciser les détails de la côte ardente et désolée qu’il longeait depuis le matin sous un soleil terrible : caps rocailleux, dunes de sables incultes, roses comme de la braise, s’étalant sous des pics déchiquetés dont les formes fantastiques de chameaux, de selles, d’oreilles et de forteresses, se découpaient sur une vapeur bleue très douce dans le lointain. Parfois des bouquets de dattiers, ou des blocs blancs clairsemés, villes, villages, ruines, tombeaux de pèlerins, entre autres celui de la « Sheika Hurba », femme qui s’est laissée mourir de faim par dévotion.
La sonnerie « aux postes de mouillage » venait de retentir. Une mer plate, laiteuse, blanche à force de chaleur, avec de splendides reflets incarnats qui mettaient de la flamme jusque dans les eaux, s’ouvrait sous l’étrave de la Hache, comme un champ devant le soc d’une charrue.
Debout, véritable colosse, arc-bouté sur ses jambes semblables à des piliers pour résister aux trépidations, le commandant Lefort s’incrustait littéralement la côte dans les yeux à l’aide d’une vieille petite longue-vue d’un modèle particulier.
Il voyait depuis longtemps le sommet aplati du Djebel-Al-Kara, magnifique colline en marbre blanc qui surplombe la ville, commençait à distinguer la ravine qui la sillonne à mi-hauteur, apercevait les quatre tours mentionnées dans les « Instructions ».
— Gouverne toujours là-dessus, mon fi, dit-il au petit gabier de barre en lui désignant la montagne.
Puis se tournant vers un timonier qui s’amusait à regarder un rassemblement d’Arabes dans ses jumelles :
— F…-moi la paix avec ces bêtises-là et cherche le mât de pavillon de la maison du gouverneur.
Il se mit à le chercher, lui aussi, avec sa lorgnette, ses mains trapues formant abat-jour. Au bout d’un instant il les laissa tomber et, bousculant le petit gabier :
— La barre à droite, couillonneau ; tu vois pas que tu nous mènes droit sur la roche qui est marquée là. (Il pointait la place sur la carte avec son gros doigt.)
— Tu veux passer ton examen du long cours et t’es pas encore fichu de lire une carte. Allons, gouverne-moi sur l’avant du grand boutre, tu le vois ? peint en vert, mouillé près du quai ?… Et ce mât de pavillon ? T’es pas dessus ? Non, mais parlez-moi d’une andouille ? Tu ne le vois pas, grand idiot, là, par le montant de tente ?… Je n’ai plus d’yeux bientôt et j’y vois pourtant plus clair que toi.
Puis avec l’alidade du compas il releva le mât de pavillon au N.-N.-E. Alors il se pencha vers le porte-voix de la machine et sonnant le timbre : « 100 tours » !
Maintenant on voyait distinctement la petite ville, toute blanche, adossée à des falaises rougeâtres, perchée fière et rébarbative dans l’isolement complet, dans l’aridité du désert. Deux mosquées dominaient son mur d’enceinte crénelé. Une dizaine de « boutres », bateaux arabes à mines de caravelles, se balançaient dans le port. Une populace en haillons gesticulait sur le quai.
Lefort cria au second, M. de Raimondis, debout à son poste sur l’avant :
— Est-on paré à mouiller ?
— Oui, commandant. Combien de maillons ?
Levant l’index et le médius, Lefort fit signe pour deux, puis, saisi soudain d’un accès de fureur, il rugit :
— Mais qu’attend-on pour sonder, bon Dieu ? Il faudrait tout leur dire à ces bougres-là ! Ils vous fouteraient au sec en gardant le bec en l’air comme des carpes qui ont soif. Va-t-on sonder, quoi !
Une voix s’éleva, traînante, chantant les syllabes :
— 36… Tribord… 36… 28… Babord… 28… 17… Tribord… 17.
— Stop !… En arrière, 120 tours ! Tribord mouillez !… Stop !
L’ancre en plongeant fit rejaillir l’eau. La chaîne avec un bruit de ferraille dévala sur le chemin de fer.
Déjà Lefort, avec une agilité surprenante pour son corps pesant, descendait l’échelle à pic de la passerelle et se dirigeait vers l’arrière, appelant le deuxième enseigne :
— M. Latullère ?
M. Latullère accourut et, correct, les talons joints, la main ouverte à hauteur de la tempe :
— A vos ordres, commandant.
— Vous allez aller à terre avec la baleinière… Vous verrez un peu le négrillon qui commande par ici, les ressources, de quoi il retourne enfin, et vous viendrez m’en rendre compte. Je vous recommande l’eau… Les « Instructions » parlent d’un certain torrent, le « Bokharen », à l’ouest de la ville, vous irez jusque-là… Ah ! j’oubliais, prenez votre revolver et deux baleiniers armés avec vous… et puis ces gaillards-là ne vous avaleront pas… d’ailleurs vous verrez bien.
— Oui, commandant.
Lefort disparut dans le capot de l’escalier menant à sa chambre. Son fourrier l’y suivit, une liasse d’imprimés réglementaires à la main.
— Encore vos sacrées paperasses ! Combien de signatures ? Rien qu’une centaine ! Bon, donnez-moi ça. Vous prierez M. de Raimondis de venir me parler dès qu’il aura terminé les dispositions de rade.
Et, soupirant, accablé par la chaleur de la petite cellule de tôle surchauffée, il commença à dépouiller le tas de papiers sans cesse renouvelé où son intelligence et son activité s’usaient tous les jours. Bon enfant malgré tout, il fredonnait le vers ironique d’un commissaire de ses amis :
Au bout d’un moment assez long, la taille grêle de M. de Raimondis s’inclina sous la porte basse.
— Ah ! vous voilà… c’est pas trop tôt !
— Commandant, en arrivant au mouillage…
— Vous demande pas d’explications ; suffit… Je vous fais appeler, c’est pour le fanal de l’autre fois… Votre procès-verbal est insuffisamment circonstancié, mon ami ! « Quart de quatre heures à huit heures : Fanal brisé par un palan en hissant la baleinière. » Croyez-vous que le contrôle se contentera de cette explication-là, tudieu !
— « Commandant, c’était le soir ; le garant a cassé, et…
— Eh bien ! Il faisait nuit : donc, besoin d’un fanal. La poulie a fouetté, etc. Il faut le dire. Rien de tout cela n’est inutile. Ah !… les ordres pour aujourd’hui ! Laisser tomber les feux. L’équipage ?… F…-le au repos, allez ! Il ne l’a pas volé. La traversée a été rude par cette chaleur. Pas de malades, pas de fièvre, pas de coups de soleil ?… Non, bonne affaire… Et Jeambon, le dysentérique ?… Sac à papier ! encore une note à écrire ! Imaginez-vous que ces animaux-là refusent d’approuver notre marché pour le lait concentré, sous prétexte que les signatures ne sont pas légalisées… légalisées, et par qui, Bon Dieu ? Y a-t-il un consul français à Sonakim, oui ou non, je vous le demande ? Non, mais ces brutes-là ne s’en doutent pas ! Ah ! boutique ! tenez quand je suis entré dans la marine, je m’imaginais pas qu’un jour je laisserais la peau de mes doigts à un porte-plume ! Gueux de métier, va !
Et Lefort envoya à la table un coup de poing aussi formidable que si tous les bureaux de la rue Royale s’y étaient donnés rendez-vous.
C’était un très brave homme que ce Désiré Lefort en dépit de ses apparences brutales, bon comme le pain, adorant son métier, son bateau, ses officiers, ses hommes.
Seulement sa nature puissante s’échappait par moments en impulsions terribles, en bourrades dont il n’était pas maître.
Malheur à qui se trouvait sous sa main dans ces moments-là !
Dans sa jeunesse, comme aspirant à bord de la Favorite, une nuit de gros temps, il avait ainsi agi violemment sur la mâchoire d’un gabier qui refusait d’aller à l’« empointure », à bout de vergue. Il s’y était ensuite rendu, lui, à la place du gabier, ce qui ne lui en avait pas moins valu un mois d’arrêts de la part du commandant, et de la part de l’équipage le surnom de « Cogne-Dur ». Ce surnom l’avait marqué pour le reste de ses jours.
Ses manières frustes, son caractère peu souple, son langage, sa figure mal rasée de curé de guérilla, l’avaient éloigné des états-majors. Et, sans protecteurs, quoique excellent marin, fort instruit par ailleurs, il avait avancé lentement.
Il avait presque toujours « bourlingué » au loin, dans des campagnes dont les autres ne voulaient pas, épris surtout « des métiers de brute », comme il disait : Fusilier ou canonnier, par opposition aux métiers qui, soi-disant, exigent plus d’efforts, plus de science : torpilleur, électricien, et qui, assure-t-on, sont ceux de la marine à venir. Cependant il avait été un officier des montres renommé. Ses gros doigts se faisaient délicats et légers pour toucher ces choses précieuses et sensibles que sont les chronomètres, les instruments, les vis infinitésimales ; ils traçaient des lignes ténues, des inscriptions fines sur les registres et les cartes. Ce talent d’hydrographe avait fini par le signaler au Ministère dans une récente campagne où il s’était d’ailleurs fort abîmé les yeux à ce métier. Cela lui avait valu son commandement de lieutenant de vaisseau, cette Hache où il surmenait un peu son monde. Grand travailleur, corps de fer, il s’imaginait que tous pouvaient et voulaient travailler autant que lui.
Tous, à l’entendre, comme lui-même, auraient dû tout connaître : les fusiliers la machine et les chauffeurs, la timonerie. Il pensait que certaines circonstances obligent un homme d’une spécialité à en remplir une autre. Seulement, autour de lui, ayant moins d’expérience ou moins de zèle, on ne pensait pas de même.
Excédés par ses minuties, ses tatillonnages, ses hommes murmuraient souvent, ses officiers quelquefois. Ses saccades violentes de caractère et de langage ajoutaient à ses exigences de service.
Cependant il était bon, très bon même. Ainsi, après sa sortie, s’étant soulagé, il dit à M. de Raimondis :
— Au fait, et vous ? Voulez-vous aller à la chasse ?
M. de Raimondis, né à la campagne, élevé au milieu des bois, ne concevait pas de plus grand plaisir que la chasse. En longeant les côtes, il s’exaltait et soupirait à la pensée de tout le gibier qui pouvait se tapir dans la brousse, errer par les plaines, voleter sur les eaux. Justement les Instructions nautiques parlaient d’ânes sauvages en Arabie. A la vérité, elles ne les signalaient qu’à Masirah, île située à plus de 300 lieues à l’est. Mais l’âne sauvage jouit, comme chacun sait, d’un caractère nomade. Rien d’impossible qu’il y en eût autour de Makallach ! Raimondis en rêvait ! Il avait communiqué ses projets à l’autre enseigne, M. Latullère, quoiqu’ils ne pussent guère descendre à terre ensemble. M. Latullère, jeune homme élégant, n’était pas animé par l’ardente passion de M. de Raimondis. Il chassait pour pouvoir conter ses exploits cynégétiques au retour et aussi parce que c’est bien porté. Néanmoins docile, bien élevé, toujours dispos et plein d’entrain, il constituait un compagnon agréable pour Raimondis qui, à bord, portait le titre de « capitaine des chasses ».
A la proposition du commandant, Raimondis rougit.
Demander que les deux officiers quittassent le bord ensemble lui paraissait d’une audace inouïe. Il répondit, balbutiant :
— Mais, commandant, aujourd’hui je suis de garde, et M. Latullère semblait désirer aller à la chasse… Il y a dans les alentours, disent les Instructions, des ânes sauvages… je ne puis le priver…
Lefort haussa les épaules, puis éclatant d’un rire énorme :
— Latullère veut poursuivre des ânes sauvages… ah ! ah ! ah !… Il peut courir après avec ses belles guêtres… il n’a qu’à se fouiller. Comme ça, vous croyez aussi vous qu’il y a des ânes sauvages dans ce pays de tordus… ben, moi, j’ai pas confiance.
Possible après tout ! enfin vous êtes jeune, il faut que jeunesse s’amuse. Allez galoper après vos ânes sauvages, mes enfants, seulement vous savez, moi je vous f… dedans si vous ne m’en rapportez pas un saucisson…
— C’est que, commandant, je suis de garde.
— Eh bien ! je la ferai votre garde, et mieux que vous encore !
— Merci, commandant… Faut-il envoyer les cuisiniers à terre ?
— Non. D’ailleurs à quoi bon puisque vous nous rapportez de la bidoche. Et puis ces bougres-là se feraient ramasser par les Arbis, vous comprenez. — Une lueur grivoise brilla dans ses bons gros yeux d’ogre qui clignèrent. — Je ne veux pas de traînards, moi. Nous partons demain matin à la première heure après une bonne nuit au mouillage et avoir exécuté les ordres prescrits. On poussera les feux au branle-bas. Tiens, voilà Latullère qui vous rapporte des nouvelles. Il n’a pas été long, lui. Eh bien ! jeune héros, quels auspices en ces lieux ?
M. Latullère rendit compte de sa mission. C’était un tout jeune homme. Il venait d’être promu enseigne et accomplissait sa première campagne. Il parlait avec volubilité et complaisance, d’une façon un peu cérémonieuse. Il était tout d’abord allé porter les compliments du commandant au sultan, au « Naghib », ainsi que disaient les naturels. Celui-ci habitait un palais immense et délabré, et l’avait reçu entouré d’une garde armée de sabres magnifiques. Il lui avait offert du café et ils avaient communiqué par l’intermédiaire du majordome, ancien chauffeur à bord des paquebots.
Le « Naghib » disait n’être ni Anglais, ni Turc. Il insistait sur le fait qu’il était aussi sultan que le sultan de Constantinople. A plusieurs reprises il avait demandé si le Commandant ne lui ferait pas de visite et témoigné son étonnement qu’il ne fût pas déjà venu au lieu de lui envoyer un officier.
Cependant Latullère avait su, — il l’affirma du moins — capter sa faveur. Le sultan avait ordonné de mettre à sa disposition et à celle de ses deux baleiniers des montures superbement caparaçonnées. Ils avaient traversé la ville en cet équipage et avaient pu ainsi remplir promptement leur mission. La ville semblait présenter quelques ressources. Tous les soirs on fermait les portes. Les nombreux nomades campés autour n’avaient pas le droit d’y pénétrer. Les citernes étaient cadenassés ; les clefs chez le sultan. On ne les ouvrait qu’à des heures fixées et le sultan prélevait sur l’eau un impôt. Celle-ci était chère et les habitants paraissaient peu disposés à en vendre, n’en ayant déjà, disaient-ils, pas trop pour eux. Il y avait bien le Bokharen, mais la sécheresse l’avait réduit à un simple filet d’eau. Des rochers en rendaient l’abord difficile. La population semblait calme en général ; elle comptait, il est vrai, de nombreux marchands hindous. Chez certains Arabes, toutefois, M. Latullère avait cru remarquer quelque agitation, comme une apparence de mécontentement : peut-être s’étonnaient-ils que le commandant ne fût pas allé saluer le « naghib ». C’était aussi l’avis du majordome ancien chauffeur qui avait suivi M. Latullère en barque et, tournant autour du bord, ne cessait de crier : « Li vouloir visite… Li sultan comme Constantinople. » Aucun marchand ne venait offrir de denrées, comme d’habitude quand on arrivait dans un port. Il y avait certainement eu une consigne donnée de ne pas communiquer avec la Hache d’ici que le commandant se fût décidé à…
— Moi ! aller faire des salams à ce nègre-là ! Mais, Latullère, vous voulez vous payer ma fiole, hein ?
Protocolaire, l’enseigne se récria :
— Oh ! commandant !… comment pouvez-vous penser ?… Mais songez, c’est un prince souverain, une sorte de roi, qui…
— Et moi ? qu’est-ce que je suis alors ? Est-ce que je ne suis pas roi ici ? roi à mon bord ? De quoi ! Et puis je représente la France, vous m’entendez bien. Non, mais est-ce que nous allons nous mettre à lécher les bottes du premier gorille venu ?
S’il veut me voir, ce lapin-là, il n’a qu’à venir, heureux encore que je veuille bien recevoir ses puces.
Raimondis crut devoir intervenir.
— Cependant, commandant, si les torpilleurs relâchent ici, peut-être, pour ne pas s’aliéner la bienveillance…
— Vous, vous me faites suer : c’est compris… Je ne suis pas les torpilleurs… Le commandant supérieur fera ce qu’il voudra, je m’en bats l’œil. Quant à moi, non, non, non, trois fois non. Est-ce clair ? Me le faites pas répéter.
— Et le majordome qui attend à la coupée ?
— Foutez-lui mon pied dans le cul et ma considération par-dessus le marché. Et puis, ouste… assez causé. J’ai de l’ouvrage pour trente-six ; fichez-moi le camp à terre et que je ne vous revoie pas autrement que flanqués chacun de deux ânes sauvages !…
Cogne-Dur, joignant le geste à la parole poussait déjà les deux jeunes gens vers l’étroit couloir, sans vouloir y mettre de force, et pourtant si rudement que Latullère manqua tomber. Quand ils furent sortis, il se frotta les mains, tout content de leur joie. Il pensait aussi à l’« Arbi » qui se morfondait en l’attendant, au chauffeur devenu majordome, à la bonne farce que les ânes sauvages allaient jouer à ses officiers.
Après quelque temps, il ne put se tenir d’aller contempler le départ des chasseurs.
M. de Raimondis, petit, nerveux, un grand feutre rabattu sur le front, seul avait la mine d’un nemrod sérieux. Il examinait, fronçant le sourcil, le damas des canons de son calibre 12 que l’air de mer commençait à mordre.
Latullère, superbe, sanglé dans son « kaki » par une cartouchière neuve et jaune, les jambes enroulées de bandes achetées à Suez, tout à fait « Armée des Indes », se promenait à grands pas.
Job, le domestique des officiers, un type impossible, ancien jockey venu échouer dans la marine après toutes sortes d’histoires et un passage aux compagnies de discipline, glabre et très propre, portait la musette aux cartouches, la carabine Winchester de M. de Raimondis et le kodak de M. Latullère : « Comme ça, disait-il, on est toujours sûr de rapporter quelque chose : si c’est pas à bouffer, c’est de quoi se rincer l’œil. » Il faisait siffler à son oreille une petite badine de muscadin.
Lefort ne put tout à coup réprimer sa surprise : il venait d’apercevoir, émergeant du carré, M. Rabateau, l’officier mécanicien. Lui aussi était en tenue de chasse. Son pantalon de toile bleue, serré aux chevilles par des ficelles, laissait voir les élastiques de ses bottines. Un lorgnon noir donnait à sa physionomie un aspect farouche. Il portait avec précaution « un fusil Faucheux qui lui venait de son grand-père », l’arme dont il avait coutume de dire : « On ne fait plus que des patraques maintenant auprès de ces outils-là. » Ce fusil, soigné comme une relique, réparé bien des fois par les moyens du bord, le suivait partout depuis son grade de second maître.
Rabateau s’avança. Sa barbiche grise tremblotait :
— Commandant, pourrais-je comme ces messieurs ?…
— Et vos machines ?
Un mot de Lefort le faisait rentrer dans ses bottes. Il hasarda des paroles incohérentes :
— Le maître mécanicien… pas mis les pieds à terre depuis le départ… les ânes sauvages… les jeunes gens…
Lefort le considérait, réfléchissant : Évidemment utile de débrouiller les sous-ordres. Bon officier en somme, ce Rabateau ; toujours à bord, ses machines dans un état parfait… brave homme… père de famille… allons ! il pouvait lui causer un plaisir :
— Vous êtes donc aussi jeune que ces gamins-là ?
Rabateau ploya ses vieilles épaules pour dire oui.
— F… le camp aussi alors… et ne tuez personne !
La barbiche de Rabateau vexé trembla un peu plus. Le Commandant avait le malheur des mots qui blessaient après des bontés. Un intermède encore plus imprévu fit diversion. Rigolot, le quartier-maître distributeur, sortait de la cambuse, d’où, par le panneau entr’ouvert, montait une forte odeur de viande avancée. Il s’approcha avec un salut d’une gaucherie inimitable, le mousqueton en sautoir, et, à la ceinture, un sabre d’abordage réservé évidemment pour des corps à corps avec les fauves.
— Commandant ?…
— Ah ! ah ! ah ! regardez-moi ce Robinson Crusoë ! même le « fristi » ! Non, par exemple ! Va-t-il falloir mettre la compagnie de débarquement à l’appel tout à l’heure ?
Avisant le sabre d’abordage :
— Où as-tu déniché ça ? devrait être débarqué conformément à la dépêche ministérielle… pas porté sur l’inventaire-balance, je parierais ?… c’est pour couper les oreilles des ânes… ah ! ah ! elle est trop bonne, la farce, en vérité !… eh bien ! tâche moyen d’en rapporter, mon garçon, ça servira à t’en faire un bonnet !
Puis se tournant vers Raimondis :
— Je vous les confie… pas d’imprudences ; si vous ne me ramenez pas d’âne, ne me rapportez pas de « macchabée », ni d’estropié surtout… j’ai pas de médecin ici… Vous avez encore trois heures avant la nuit… ne vous attardez pas !
Et, comme la baleinière poussait, il cria à Latullère :
— Vous offrirez de ma part une fesse d’âne à votre moricaud avec les politesses d’usage !
Il les regarda s’éloigner avec une sollicitude un peu inquiète.
Les habitants, d’après les Instructions, étaient d’un caractère hostile et féroce. Latullère, il est vrai, disait la population calme. Bah ! s’il fallait songer à tout !
C’est égal : maintenant il regrettait de les avoir laissé partir tous. Il cédait toujours à son premier mouvement, qu’il fût de colère ou de bonté. Un tort, évidemment !
Les chasseurs débarquèrent au petit quai parmi les boutres, puis disparurent dans les ondulations roses qui, derrière la ville, commençaient le désert. La baleinière revenait.
— Qu’on les veille attentivement ! ordonna Lefort au « chef ».
Puis il descendit se replonger dans ses papiers.
Il prit d’abord celui qui le tourmentait le plus : la note relative au lait du dysentérique. Il lui en fallait du lait, à ce pauvre diable, et au plus vite ! Ah ! s’il avait pu tenir là le contrôleur, comme il lui aurait fait voir !… Seulement ce contrôleur était dans un bureau, à Paris, loin et tranquille. Il fallait lui justifier ce marché « non légalisé » d’une manière polie, administrative. Désiré Lefort s’exaspérait. Les parois de sa petite chambre rayonnaient comme une géhenne. Sa tête éclatait à chercher des formules et des raisons.
On frappa à la porte. C’était son cuisinier.
— Qu’est-ce que tu me veux ?… J’ai pas le temps.
— Commandant, je ne vais pas à terre ?
— Non, y a déjà trop de monde… fais comme les autres.
— Pour le dîner… comment ?
— C’est ton affaire… tu prendras un morceau du chevreau que j’ai acheté l’autre jour pour l’équipage.
— C’est qu’il a été enfermé dans la cambuse pendant la traversée… il sent…
— Tu t’imagineras que c’est du gibier… j’te colle huit jours de bloc si ta sauce ne m’emporte pas la gueule. Allons, f… le camp. J’ai pas le temps d’écouter tes raisons.
Lefort reprit sa plume :
« Commandant, j’ai l’honneur… — formule supprimée ! il barra d’un trait rageur… Commandant, je… je vous prie » — non plus ! ah ! m…! je…
Un timonier frappait :
— Commandant, il est l’heure d’envoyer les hommes de service embrocher la viande.
— Qu’ils aillent s’embrocher eux-mêmes ! Le timonier disparut au plus vite.
— Commandant…, j’adresse à l’autorité supérieure par votre intermédiaire la réponse à la note…
— Toc, toc.
Deux hommes étaient à la porte, deux chauffeurs barbouillés de suie, le bonnet à la main.
— Allez-vous me foutre le camp ! Qu’est-ce que vous me voulez encore ?
Ils hésitaient. Leurs « bleus de chauffe » entr’ouverts laissaient apercevoir des poitrines tatouées, ruisselantes de sueur. Le plus hardi parla enfin.
— Commandant, on a comme ça à vous dire… que la viande… elle pue…!
— Faites comme moi. Fourrez du poivre dedans. J’en ai pas d’autre à vous donner… et puis, dehors ! rondement, j’ai pas le temps de rester à vous regarder !
Baissant la tête, ils s’esquivèrent. Mais il les entendit se dire en montant l’escalier : « On veut nous empoisonner. »
Cela lui donna un coup au cœur. Ses hommes ! mais il les aimait comme des enfants. Il leur avait acheté ce chevreau de sa poche, parce que l’ordinaire n’était pas assez riche. Pour l’avoir, il avait passé une heure à discuter sur le sable, en plein midi, avec un vieux Danakil conducteur de troupeaux qui ne voulait rien entendre. Et ses hommes étaient assez bêtes pour dire… pour penser… « Il voulait les empoisonner. » Ah ! malheur ! C’est pour cela, parbleu, que cet animal de Rigolot avait filé à la chasse.
Il pressentait l’orage.
Tout à coup, Désiré Lefort crut… il rêvait… cette chaleur lui portait au cerveau… Non, il ne rêvait pas… C’était bien un chant qui s’élevait sur le pont, d’abord entonné par quelques voix, puis par beaucoup. Ils le hurlaient maintenant.
… Un chant lugubre et profond, souvent entendu dans les ports aux manifestations d’ouvriers.
Les hommes de la Hache chantaient l’Internationale.
Il se leva, puis ses jambes lui manquèrent ; il tomba comme une masse : ses hommes chantaient l’Internationale parce que leur viande était mauvaise !
… Ah ! les cochons ! D’un bond, il se redressa et fut sur le pont : l’arrière était vide. L’équipage, groupé près des plats, à l’avant, était debout. Lefort entendit des voix.
— C’est notre droit de trouver que la viande est pourrie !
Puis un mauvais petit « moko », Sainti, le patron du youyou qui ricanait en le montrant : « Regarde… L’est rouge… on dirait le soleil, qué ! »
Toutes sortes de résolutions se croisaient dans la tête de Lefort. Elle bourdonnait comme une ruche, sa malheureuse tête. Il s’avança jusqu’à la cheminée, les bras croisés, terrible. Des envies lui prenaient de les empoigner tous par le fond de la culotte et de les coller à la mer. Puis il se souvint de son histoire de la Favorite : il avait failli être mis en réforme.
Un vertige passa devant ses yeux : en réforme ? Ne plus naviguer !
Ne plus naviguer, il préférait mourir.
Quelques voix s’étaient tues en le voyant. Un seul homme se leva pour marcher à sa rencontre. C’était un fusilier, Coffic, un Breton de la rivière d’Auray, un grand gars sec, voûté, à tête de fanatique, le regard en dessous…
Arrivé à quelques pas de Lefort, il recula.
Les gradés se multipliaient : « Du silence… du silence. » Le capitaine d’armes criait : « Chacun à vos plats respectifs ! »
Le chant baissait par moments, puis reprenait par bouffées, comme les rafales d’une tempête.
Lefort les considérait tous. Haussant les épaules, il finit par lâcher : « Bande de c…! »
Puis ramassant les gradés qui s’épuisaient en efforts inutiles : « En bas, dans votre poste, à l’exception du maître de quart… laissez donc gueuler ces abrutis-là… laissez-les gueuler, n. de D. ! Je veux y laisser la peau de mes c…, si je ne les fais pas tous fusiller en arrivant à Saïgon. Ah ! les salauds ! Qui croirait, tout de même ? »
Il redescendit dans sa chambre. Sa tête de colosse s’affaissa dans ses grosses mains qui tremblaient. Des gouttes de sueur, larges comme des cachets, tombaient sur le rapport du dysentérique à qui il fallait du lait… Lui aussi, il devait chanter avec les autres !
Ah ! la marine ! Lefort lui avait tout donné. Il y avait consacré sa vie entière, sa force, son intelligence, sa santé, sa jeunesse. Il s’y était réfugié, cramponné comme le naufragé étreint la planche qui le soutient sur les flots.
Fils d’un petit propriétaire terrien, orphelin de bonne heure, il ne lui restait plus qu’une sœur, sa cadette. Il allait là autrefois, entre ses campagnes, rapportant toutes sortes de bibelots des contrées lointaines. Ses neveux jouaient sur ses épaules, et, l’adorant, l’appelaient « Tonton Taureau ».
Puis un jour on avait grondé son filleul. Lefort s’était fâché tout rouge, et, au bout d’une discussion violente, avait administré une magistrale paire de gifles à son beau-frère.
Alors, claquant les portes, il était parti pour ne plus revenir.
Il s’était lancé à corps perdu dans le service, ne voulant plus penser à rien en dehors. Sa famille, à présent, c’était ses hommes… Et voilà qu’eux aussi !…
Ça, il ne l’aurait jamais cru, jamais : même quand il en entendait d’autres dire que les marins changeaient et ne valaient pas ceux d’autrefois, il secouait la tête… Ses hommes, il avait foi en eux… maintenant…
Une âcreté violente lui meurtrissait la gorge ; il souffrait d’une espèce d’impuissance à pleurer comme dans les chagrins trop forts que les larmes ne peuvent traduire.
Il avait déjà senti ça à la mort de ses parents, mais moins dur.
Ce chant de « sans-patries » à propos d’un morceau de viande, tant d’aberration, de bêtise, d’ingratitude, dépassaient tout !
Ses hommes le lâchaient, ses yeux baissaient. Dans quelque temps, comment naviguer ? Il leva le regard vers la cloison où pendait son revolver.
A ce moment quelqu’un fit irruption dans sa chambre.
C’était Job, le domestique des officiers, sortant de l’eau, méconnaissable, les vêtements en lambeaux :
— Commandant !… Commandant… les Arabes… ces messieurs…
Lefort se redressa et, toussant, pour changer sa voix grasse de chagrin :
— Eh bien ! quoi ? Parle vite, animal ?
Alors Job, essoufflé, fit un récit rapide. En arrivant à terre ils avaient trouvé la population en effervescence. M. Latullère disait que c’était parce que le commandant n’avait pas voulu faire de visite au « Naghib » puis, en traversant le campement des nomades, M. Latullère avait voulu prendre des photographies. Alors les Arabes s’étaient fâchés. Les soldats du sultan s’étaient joints à eux. Ces messieurs s’étaient réfugiés sur un petit tombeau, derrière la Ville, où ils tenaient tant bien que mal. On entendait leurs coups de fusils, mais M. de Raimondis faisait demander du secours au plus vite.
Comment Job avait-il pu traverser les Arabes, rejoindre la Hache ? Il ne le dit pas. Sa vie précédente l’avait rendu fertile en ressources. D’ailleurs il était là. C’était le principal.
Les larges traits de Lefort demeuraient impassibles.
Il regardait Job fixement. Du sang revenait à ses joues.
Il demanda :
— A combien est-ce, ce tombeau, de la ville ?
— A cinq cents mètres, peut-être, commandant.
— Tu retrouveras bien le chemin ?
— Oui, commandant.
Lefort réfléchissait, puis :
— Le soleil est-il couché ? Fait-il nuit ?
Job le regarda avec étonnement : Parlait-il à un fou ?
— Vous voyez bien, commandant. Il y a encore pour une heure, une heure et demie de jour.
— Va dire au clairon de rappeler la compagnie de débarquement.
Et le commandant lui-même suivit Job sur le pont.
Les hommes avaient fini de chanter, voyant que c’était inutile, que personne ne faisait attention à eux. Ils allaient commencer à manger la fameuse viande, ne la trouvant pas si pourrie que quelques-uns le disaient. Désiré Lefort se planta au milieu d’eux, et, de sa voix la plus forte :
« C’est pas le tout que de penser à s’empiffrer le ventre. Y a des moments où faut savoir se le faire trouer ! »
L’histoire des officiers courait tout bas de bouche en bouche. Un grand silence se fit. Les visages étaient anxieux.
— La Compagnie de débarquement à s’armer au trot. Dans trois minutes je la mettrai à l’appel. Les autres, à vos postes de combat. La machine, parée à pousser les feux… Capitaine d’armes, faites approvisionner les pièces… Cent cartouches à chaque homme de la compagnie de débarquement. Maître de quart, armez la baleinière et le youyou… et que ça fume !
Puis il redescendit, griffonna quelques lignes sur le journal de bord, décrocha son revolver, le chargea, et, dédaignant son sabre, saisit un solide gourdin.
Sa détermination était prise. D’autres, à sa place, n’auraient pas agi comme il allait le faire. Il le savait. Un commandant ne doit jamais quitter son bord. Il pouvait être tué dans cette échauffourée où les dix hommes de l’escouade, pompeusement dénommée « compagnie de débarquement », allaient affronter une population entière. Que deviendrait la Hache alors ? Mais il ne s’arrêtait pas à ces pensées. Son instinct le poussait vers les grands coups d’audace. Son héros de prédilection était Bonaparte parce qu’il jouait le tout pour le tout.
D’avance il était sûr de réussir.
D’ailleurs, dans ce cas difficile, un officier était nécessaire pour agir selon les circonstances, guider les hommes, les enlever au besoin contre ce mur d’Arabes où, un contre cent, contre mille peut-être, coûte que coûte, il faudrait faire une trouée. Par scrupule, il appela le « chef ».
— Si je ne reviens pas, tu bombarderas la ville, puis t’appareilleras, tout de suite. Tu vois l’utilité de ce que je t’ai montré à faire souvent. Prends garde à la roche noyée qui est à l’ouest du mouillage des boutres. D’ailleurs, je t’ai écrit tout ça sur le journal, avec les routes jusqu’à Djibouti. Tu raconteras ce qui s’est passé au commandant supérieur. J’ai pas le temps de lui écrire. Pleure pas, espèce de nigaud… tu me reverras… ce que je t’en dis, c’est au cas…
— Commandant, tout ça… et puis ce qui s’est passé tout à l’heure…
— F…-moi le camp… tiens, donne-moi la main… allez ! la compagnie de débarquement à l’appel. Fais embarquer rondement !
Jamais les ordres ne s’étaient exécutés avec plus de promptitude et de silence. Lefort sentait un baume s’étendre sur son cœur. La baleinière poussa bientôt, suivie du youyou.
Une grande rougeur couvrait le ciel. Le désert envahi par une brume lilas était d’une douceur infinie.
Les Arabes des boutres crièrent quand les embarcations passèrent près d’eux. Lefort disait :
« Mes enfants, défaites-moi vos paquets de cartouches et mettez vos cartouches en vrac dans les cartouchières et dans les musettes… pour cette fois nous contreviendrons au règlement : Interdiction d’approvisionner les magasins. On tirera coup par coup, s’il y a à le faire, par salves, à mon commandement, en observant, autant que possible, de ne pas lâcher la détente au commandement de « Feu » mais seulement lorsque votre ligne de mire passera par le but… ne vous pressez pas… visez bien et bas, le tir a toujours tendance à être long… Je vous rappelle la phrase de votre manuel : « L’Européen ne doit jamais se préoccuper du nombre de ses ennemis inexpérimentés. Il a pour lui l’ascendant moral et la supériorité de son instruction militaire. Le succès lui est assuré s’il sait conserver son sang-froid, obéir à ses chefs »…
« L’objectif est de délivrer ces messieurs et de les ramener à bord… Essayez les baïonnettes au bout des canons. »
Précaution sage : Quatre durent échanger avec des voisins leurs épées-baïonnettes dont les rainures ne s’emboîtaient pas sur les tenons de leurs fusils.
— Remettez les baïonnettes.
Lefort inclina la barre. Les embarcations arrivaient au quai.
— Par deux, l’arme à la main, les culasses ouvertes… Un volontaire pour garder les embarcations ?
Coffic s’avança, la tête basse.
— Hum ! enfin tu as à réparer… prouve-moi que je peux avoir confiance en toi. Les autres, en avant, suivez-moi.
Cependant, Sainti, le patron du youyou, disait à Coffic avec son même mauvais rire de « moko » :
« Tu vois ça ?… des fois qu’il n’aurait pas confiance en toi ?… y te resterait pus qu’à te pendre. Quant à moi, si les Arbis viennent par ici, je me tire…
— Non, tu le feras pas.
— Voir un peu que je le ferai pas ?
— Tu le feras pas parce qu’avant t’auras ma baïonnette dans le coffre !
— Cul !
— Et puis j’te défends de m’appeler « cul ». Si que t’étais breveté comme moi, j’dirais pas. Mais t’es simple couillon. Gabier de grand pont, va ! C’est moi qui te commande, entends-tu ? Rouspète un peu voir si j’te fais pas ton affaire !
Les autres emboîtaient le pas derrière Lefort, guidé par Job. Ils contournèrent la ville. De temps en temps on entendait une détonation.
— Ils tiennent toujours… allongez le pas, sans courir.
Des groupes hostiles les dévisageaient, s’ouvraient pourtant sur leur passage en proférant des injures sourdes.
Ils arrivèrent au campement des nomades. Des petites tentes au ras du sol semblaient de véritables tanières. De vieilles femmes sans voiles montraient leurs visages hideux. Des chameaux levaient leurs têtes de reptiles. Au delà le désert s’ouvrait avec des buissons d’épines grises et comme des sortes de routes qui divergeaient.
Un millier d’individus noirs, entièrement nus, sauf un pagne autour des reins, le turban sur la tête, sabres, poignards et lances aux mains, gesticulaient devant un petit tombeau blanc à coupole. D’autres, armés de fusils, couverts d’oripeaux multicolores — la garde du sultan — étaient mêlés à eux.
Parfois un fanatique se précipitait. Alors un coup sec retentissait — la Winchester de M. Raimondis — l’homme tombait. Un peu de fumée montait sur le tombeau et de grands cris s’élevaient dans la horde.
— A gauche en ligne, sur un rang ! coude à coude… baïonnette au canon, pas de charge !
Lefort s’était placé devant le centre. Son gourdin à la main, il faisait des enjambées gigantesques.
Les nomades s’étaient retournés pour faire face à cette agression imprévue. Ils n’étaient pas beaux. Leurs corps, tout en muscles et en nerfs, étaient enduits d’une graisse de mouton qui empestait. On était tout près, maintenant. On voyait leurs dents sinistres. Un grand brouhaha se produisit parmi eux, un flottement, la préparation à se précipiter sur la petite troupe qui avançait rapide, toujours muette, sans tirer.
Il semblait tout de même aux hommes qu’ils faisaient là quelque chose d’un peu fou, petite poignée perdue au fond du désert d’Arabie, à des milliers de lieues de tout secours, exposés à des supplices atroces s’ils ne réussissaient pas.
Une force inouïe les reliait malgré eux à ce diable d’homme qui marchait à grandes enjambées. Derrière lui ils auraient traversé l’enfer. Se voix se fit entendre, gaillarde :
— Non, mais ils ont l’air de croire qu’ils vont nous avaler ces bougres-là !
Un nomade osa courir sur lui, le sabre haut. D’un coup de sa matraque « Cogne-Dur » lui cassa les reins sans même ralentir le pas.
— En avant, mes garçons… A la baïonnette !… hurrah !…
Dix voix répétèrent le hurrah à pleine poitrine.
C’étaient les Francs, les Francs invincibles, les vainqueurs des Mameluks, ceux dont la furie, les exploits, depuis Bouillon jusqu’à Bonaparte, se racontent dans tout l’Orient, se transmettent, s’amplifient de père en fils, de tribu en tribu, aux longues veillées du désert.
La ligne noire s’ouvrit comme un rideau : Les marins passèrent. Dix siècles de légendes, d’héroïsme, de chevauchées et de conquêtes avaient passé avant eux.
Ils étaient au pied du tombeau.
— Ah ! Commandant…!
— Pas d’effusions. En route. Colonne par deux. L’arme sur l’épaule. En ordre, pas cadencé. Et chantez !
Essoufflés, les hommes hésitaient, cherchant dans leur mémoire. Lefort entonna Sambre-et-Meuse d’une voix formidable. Ils reprirent le refrain et traversèrent une seconde fois les nomades qui les regardaient avec stupeur.
Les embarcations avaient été attaquées. Quatre cadavres gisaient aux pieds de Coffic : — Un peu de fort temps que nous avons eu aussi nous, commandant, pendant que vous étiez là-bas.
— Embarque vite… Poussez… Eh bien ! Rigolot ? Et tes oreilles d’âne, mon garçon ? Si t’avais pas eu si grand peur, je te f… dedans pour t’apprendre à enfermer la viande dans ta cambuse…
— Commandant, à la mer, où voulez-vous que je la mette ?
On accostait.
— On se débrouille. Suffit.
Tout l’équipage rangé à la bande éclatait en hurrahs :
— Vive le commandant ! Vivent les officiers ! Vive les sakhos ! Vive le commandant Lefort !
Le souffle du maître de quart tremblait en roulades en sifflant « sur le bord ». Il siffla jusqu’au dernier homme de la compagnie de débarquement, comme pour des officiers.
Lefort essuyait des larmes du revers de sa grosse main. Tant de chagrins, tant de joie, tant d’émotions et tant d’orgueil s’étaient succédé pour lui en cette soirée ! Il voulut parler, il ne trouvait pas ses mots :
— Mes enfants… c’est très bien… quand je dis : c’est très bien, je veux dire aussi : c’est très mal…, car auparavant vous vous êtes conduits comme des cochons…, comme des…, comme des…
Il cherchait ne rencontrant pas d’expression plus forte pour traduire sa pensée.
— Vous faites pleurer votre vieux commandant… comme une vieille bête qu’il est… qu’il a la bêtise d’être… Enfin, vous vous êtes bien conduits… c’est égal, ce que vous avez fait tout à l’heure, ça… ça…
Il finit par dire — « ça ne se fait pas ! » Et montrant ceux qui l’avaient accompagné : « Rigolot, f…-moi la « double » à ces saligauds-là ! Et motus ! Me faites pas attraper de blâme pour avoir, comme un étourneau, laissé trop de monde aller à terre ! »
Les hommes pensaient comme lui à présent. Plusieurs pleuraient. Des chauffeurs disaient : « Même qu’il a raison, le vieux ! »
Tout à coup un remue-ménage qui se passait dans le port détourna l’attention de tous. Des torches traversaient à la course l’air confus de la nuit commençante ; puis leurs reflets résineux et rouges s’agitèrent sur l’eau.
— Les Arabes. — Aux postes de combat !
Non, on apercevait maintenant, sortant de la pénombre, une étrange barque, toute dorée, dont la proue barbare et très haute voulait imiter un cygne ; elle s’avançait à coups d’avirons lourds, scandés par un chant, une espèce de psalmodie gutturale. Debout sur l’avant, un homme habillé en bleu et rose, avec des colliers d’ambre, glapissait en charabias :
— Sultan venir visite, sultan venir visite… sultan, grand sultan, comme Constantinople !
— Ah ! ah ! M. Latullère. Tenez, je vais vous faire plaisir : huit hommes à tribord ! Huit hommes de la compagnie de débarquement se rangèrent, poudreux, non déséquipés, formant la haie jusqu’à l’arrière.
Le « chef » improvisait des pavillons à la hâte. Job alluma deux feux Coston, l’un rouge, l’autre vert, qui entourèrent un moment la Hache d’une vapeur de féerie.
Le cygne d’or accostait. Le maître de quart lui lança un faux-bras autour du bec. Le grand sultan se leva entouré de ses gardes, de ses eunuques, de ses sorciers. C’était un métis d’Arabe et d’Hindoue. Ses lèvres épaisses avaient le sourire moitié béat, moitié cruel qu’exhalent certaines figures de Bouddha. Il portait des souliers jaunes, un mauvais pantalon rayé, une redingote fripée avec un col de velours vert. Un turban, un sabre magnifiques, des pierreries à tous les doigts réparaient cette tenue de camelot.
Il monta d’un pas mal assuré sur la Hache, précédé de son majordome, l’ancien chauffeur, qui criait toujours à tue-tête : « Ça ni Anglais, ni Turc ; ça sultan comme Abdul-Hamid ».
Lefort, tendant la main, s’adressa au majordome :
— Demande-lui si ça va bien ?
Le sultan répondit par une inclination cérémonieuse. Il faisait dire au commandant qu’il venait le voir, parce qu’il avait entendu parler de lui comme d’un homme très brave. Il voulait être ami de la France — quoique déjà nominalement il fût protégé Anglais. — L’année prochaine il entreprendrait un voyage en Europe et visiterait certainement Paris.
— Job, apporte du champagne !
Job monta trois bouteilles réservées pour les grandes occasions. On en avait déjà bu une le jour du départ.
— A ta santé, mon vieux !
Le sultan mit la main sur son cœur et porta la coupe à ses lèvres. Un cercle disparate s’était formé sur le pont étroit, tous tenant les mêmes coupes de champagne à la main : les officiers, le majordome, ancien chauffeur, les marins de la compagnie de débarquement, le capitaine des gardes habillé en policeman des Indes, Rigolot et son sabre d’abordage, les eunuques, droits, splendides, avec leurs vêtements bleus et roses, leurs plumes, leurs cimeterres damasquinés ; au centre, Lefort appuyé sur son gourdin, et le sultan : ils trinquaient.
Le sultan reposa sa coupe et fit un geste : Le capitaine des gardes, fléchissant le genou devant Lefort, présenta quatre clefs informes : les clefs des citernes et de la ville.
Puis, se tournant vers la barque dorée, le sultan montra quatre moutons et les offrit de la main.
Les gens de la Hache ne se le firent pas répéter. En un clin d’œil, les quatre moutons furent à bord et amarrés sur l’avant.
Alors Lefort fut confus. Il cherchait comment rendre ces politesses.
— Demande au sultan ce qui lui ferait plaisir ?
— Un canon.
— Ah ! non. Cela ne se pouvait pas. Du matériel de l’État, malheureux ! il lui donnerait plutôt sa tête ! Mais autre chose, à part cela, ce qu’il voudrait.
Et le commandant, tâtant ses poches, lui présenta son propre chronomètre en or, ce qu’il avait de plus précieux.
Mais le sultan refusa de la tête. A son tour, il tira une montre de Genève, et qui sonnait !
Il promenait son regard, sans embarras, sur plusieurs objets qui successivement attiraient son envie. Enfin il se pencha vers l’ancien chauffeur, lui murmurant quelques mots.
— Le sultan avait mangé quelque chose d’excellent sur un caboteur. Il croyait que ça s’appelait des « pommes de terre ». N’y en aurait-il pas à bord ?
— Parbleu, dit Lefort, des patates ! Rigolot, combien nous en reste-t-il de sacs ?
— Dix, commandant !
— Donne-lui-en quatre, autant que de moutons.
C’était bien ça. Le sultan remercia par une sorte de baiser très gracieux envoyé à la ronde.
Cependant Latullère allait chercher des cartes postales de Paris et de Toulon. On montra la France au sultan.
— Y avait-il beaucoup de bateaux aussi beaux que la Hache et beaucoup d’hommes aussi courageux ?
Du coup Lefort s’exalta : S’il y avait des bateaux et des hommes en France ? Pour sûr. Tout plein de bateaux, tout plein d’hommes, tout plein de richesses, — « comme ça » — et ses bras de géant faisaient le geste d’embrasser l’horizon. La France, ah ! la grande France !…
Le sultan hochait la tête, d’un air respectueux et attentif.
Puis, on lui remit les clefs, les cartes postales, les pommes de terre, et il s’en fut.
— Capitaine d’armes, paré à faire un salut de 21 coups !
— Envoyez… Tribord… un… bâbord… deux… tribord… trois…
Les détonations vibraient dans la petite rade, se développaient en ondes sonores, s’allongeaient en échos sans limites sur les sables. Des ombres accouraient sur le quai, sur la plage.
Nimbée dans la vapeur multicolore des Costons, crachant la foudre et les éclairs, la petite Hache s’agrandissait, semblait une pièce d’artifice gigantesque.
Le cygne d’or s’était arrêté correctement, selon l’usage.
Debout, entourant le sultan, à l’arrière, on voyait les eunuques drapés dans leurs grands plis bleus et roses. Ils faisaient penser aux gardiens des jardins d’Allah.
Brisés des émotions de leur journée, Raimondis et Latullère se demandaient de quel Châtelet fantastique ils étaient devenus les acteurs. Emballé, Latullère criait : « C’est tout de même épatant, la marine ! »
Rabateau réussit enfin à les emmener au carré prendre un peu de nourriture et de repos.
Lefort, lui, n’avait pas faim. Le sang battait ses artères à les rompre. Il vibrait alternativement d’une grande joie et d’une grande tristesse : les hommes lui avaient montré ce qu’ils valaient dans un sens et dans l’autre.
La nuit tombée apportait la fraîcheur à ses tempes.
La lune se levait sur le désert, avec son enflure de visage mort, sa lueur douce d’énorme lampe.
Oui, les hommes se reprenaient. Au fond ils étaient meilleurs que beaucoup le disaient, qu’eux-mêmes n’en avaient l’air. Seulement il fallait des occasions.
Lefort se souvenait d’un livre prêté par Latullère :
— « C’est aussi les mutins qu’on fusillait chaque jour… l’an IV, à Mantoue, les canonniers de la 33e demi-brigade réclamèrent leur solde en braquant leurs pièces sur les généraux. »
Quelques mois plus tard, songea-t-il, à Arcole et à Rivoli, ces bandits se rendaient immortels.
Fervent de Napoléon, il savait ses campagnes par cœur.
Les exemples lui revenaient en foule :
« A la Corona, le général dit à son chef d’état-major : Écrivez sur les drapeaux : la 39e et la 85e demi-brigade ne font plus partie de l’Armée d’Italie. — Général, envoie-nous à l’avant-garde, là nous te prouverons que nous sommes toujours de l’Armée d’Italie ! »
Et d’autres ! L’an Ier de la République, Bouvet, à bord de l’Aréthuse, appareillait avec un équipage indiscipliné, ignorant.
Après deux mois de mer, il livrait deux combats splendides aux Anglais.
Non, il pouvait y avoir des défaillances, des heures d’éclipse de folie, mais l’âme guerrière d’une telle race ne pouvait pas périr.
Le commandant roulait dans sa tête le vieil axiome :
« Les hommes sont ce qu’on les fait. »
A présent, groupés sur l’avant, ils chantaient encore à pleine gorge. Les instincts gaulois de leurs pères galants, guerriers, sentimentaux vibraient en eux.
ou bien :
Quelqu’un s’avançait célébrant Primauguet et sa Cordelière :
« Pour faire la chasse à l’Anglais. »
Tout le chœur reprenait, hurlant, frénétique :
« Pour faire la chasse à l’Anglais. »
Puis un couplet leste :
etc.
Sainti continuait à faire le beau parleur. Mais il avait changé son fusil d’épaule. Il déclamait à la façon des orateurs :
« Que répondit, messieurs, le général Cambronne quand les Anglais z’y demandèrent de se rendre ? »
L’auditoire cria le mot, dans un rire énorme. Une voix dit : « Ça, c’est envoyé ! »
— Vous avez mis le nez dedans, mes petits. »
Chacun récitait à son tour sa tirade ou chantait sa chanson.
Quand vint le tour de Coffic, poussé par les camarades, il fut forcé de se lever. Il restait là, debout, avec son drôle d’air honteux, ses yeux en dessous, embarrassé de ses longs bras.
— Faut chanter !
Il ne se souvenait d’aucun de ces airs à la mode que ces sacrés « mokos » disent si bien.
— Je sais rien…
— Y se connaît mieux à cogner sur les Arabes…
— Faut qu’y chante quante même !
Il n’y avait dans sa mémoire, loin, qu’une très vieille chose qu’il chantait étant gamin quand sa mère le menait aux pèlerinages de la grande Sainte-Anne :
Il chanta donc dans la langue de son pays :
Personne ne comprit sauf les Bretons qui applaudirent l’idiome natal et Lefort qui, à force de vivre avec les hommes, saisissait leurs dialectes différents.
Ainsi, pensa-t-il, les chants séculaires demeurent au fond des âmes, tandis que les lèvres murmurent des refrains passagers.
Pourtant, celui qu’il avait entendu au moment du souper ne serait pas venu aux lèvres des marins de ses jeunes années, surtout parce que leur viande était mauvaise.
Des larmes lui montaient en évoquant les belles escouades qu’il avait connues jadis sur la Couronne ou sur la Melpomène.
Des hommes comme ça en reverrait-on jamais ?
Des temps nouveaux étaient à l’horizon.
Le regard de Lefort se perdait sur la côte dont les noms mêmes : Rehmat, Ghubbet, Shahah, Aïn, Ghorab, ont des syllabes arides comme le sable, amères comme le sel.